«La tragédie de l’Espagne n’a pas de limites» Nous ne prétendons pas, dans les pages qui suivent, donner des réponses définitives aux nombreuses questions que le passé nous a léguées. Si nous pouvions, déjà, relancer la discussion autour de certaines d’entre elles, nous penserions avoir fait œuvre utile. «La tragédie de l’Espagne n’a pas de limites» (Hacia una nueva revolución, brochure des Amis de Durruti). Pour contrer le coup d’État franquiste, les prolétaires durent s’emparer des armes dans les casernes et les arsenaux. Ils se défendirent à Barcelone, à Madrid, dans le nord de l’Espagne en Aragon, dans le Levant, en Estrémadure et en Andalousie et conquirent ainsi le pouvoir de leurs propres mains, le gouvernement de la République les ayant trahis et ayant refusé de leur fournir les armes. Une fois victorieux, les travailleurs se trouvèrent aux côtés de la CNT, organisation dans laquelle ils militaient depuis de très nombreuses années. Que firent-ils de la victoire ? «Lorsqu’une organisation a passé toute sa vie à lutter pour la révolution, elle a l’obligation de la faire quand précisément se présente cette conjoncture. Et en juillet, il fallait saisir l’occasion. La CNT devait se charger de la direction du pays (…). De cette façon nous aurions gagné la guerre et sauvé la révolution. Mais [la CNT] procéda autrement. Elle a collaboré avec la bourgeoisie dans les sphères d’État précisément au moment où l’État se fissurait des quatre côtés.» (Idem.) Le 20 juillet 1936, Companys, président de la Generalitat (gouvernement de la Catalogne) demanda à recevoir une délégation de la CNT et de la FAI. Il reçut le 20 juillet 1936 au soir le groupe Nosotros. «Avec Companys, l’échange fut très clair. C’est surtout García Oliver qui mena la discussion. Je n’ai pas souvenir que Durruti et moi ayons dit grand-chose» (d’après Diego Abad de Santillán). Garcia Oliver refusa le pouvoir que lui remettait Companys, le représentant de la bourgeoisie. Ainsi, le 20 juillet, les représentants du Comité des milices antifascistes abandonnèrent le pouvoir à Companys qui voulait le leur donner, cet événement se retrouva dans de nombreux endroits en Espagne. «Quand nous n’avons plus d’ennemis en face, ils remettent de nouveau le pouvoir à Companys, l’ordre public au gouvernement réactionnaire de 1 Valence, et le Conseil de la Défense au général Pozas1. La trahison est formidable» (Manifeste des Amis de Durruti, 8 mai 1937). Mais la plupart des militants ignorent encore que les instances dirigeantes de la CNT et de l’AIT justifièrent leur collaboration avec la bourgeoisie antifranquiste dans un document de congrès. «Le rapport de Rüdiger [de 1937] prône ouvertement l’abandon de la révolution sociale au nom de l’unité antifasciste ; il défend de façon passionnée la collaboration de la CNT avec l’État et l’existence de ministres anarchistes dans le gouvernement de la République espagnole, et les présente comme des phénomènes inévitables ; il justifie la militarisation des milices populaires, afin d’améliorer l’efficacité de l’action militaire, et la centralisation des troupes sous un commandement unique ; il tonne contre les anarchistes révolutionnaires et dissidents de l’Agrupación de los Amigos de Durruti qualifiés de “marxistes” infiltrés dans la CNT ; il défend la professionnalisation des militants anarchosyndicalistes et la centralisation de la CNT, c’est-à-dire, sa bureaucratisation, le renoncement à l’autonomie des différents syndicats et la fin de toute velléité fédérale.» (Introduction d’Agustín Guillamón, p. 7 de ce livre.) Ainsi, d’abandon des principes en abandon des principes, en raison de la collaboration avec la bourgeoisie républicaine et antifasciste, le destin du soulèvement des travailleurs espagnols était scellé et connu d’avance. Bien évidemment, une fois le pouvoir prolétarien affaibli et vidé de son caractère, la domination de la bourgeoisie républicaine ne pouvait qu’aboutir mathématiquement à la défaite militaire totale. Le bilan des événements de 1936 reste encore très largement à effectuer. C’est pourquoi nous apportons notre pierre à la question en publiant d’importants extraits du rapport d’Helmut Rüdiger, membre du secrétariat de Barcelone de l’AIT, traduit de l’espagnol pour le congrès de l’AIT, réuni à Paris le 7 décembre 1937. Il est présenté dans l’état où il fut modifié en 1938 par le Comité national de la CNT, le responsable de la publication 1. Sebastián Pozas (1876–1946) «fut nommé chef de toutes les forces armées de la Catalogne et du front de l’Aragon. Il purgea les armées des “incontrôlables” de la CNT et du POUM avec efficacité, en s’arrangeant pour que des divisions entières soient anéanties lorsqu’elles étaient envoyées au feu sans artillerie et sans protection aérienne. Le “camarade” Pozas, qui faisait de la figuration au plénum du Comité central du PSUC, était de toute évidence l’homme qu’il fallait pour tenir le front de l’Aragon contre Franco... Il est maintenant en prison à Barcelone, accusé – et l’histoire militaire n’est que trop claire – d’avoir livré le front de l’Aragon à Franco.» (extrait de Révolution et contre-révolution en Espagne, 1936-1938 de Felix Morrow, Les bons caractères, 2015). Il meurt à Mexico en 1946. 2 étant Horacio Prieto, ancien secrétaire national de la CNT, puis ministre du gouvernement républicain. Nous commençons donc la publication du rapport d’Helmut Rüdiger par le chapitre : «La situation de l’anarcho-syndicalisme espagnol» dont le premier point porte sur «Les particularités du mouvement libertaire en Espagne». Destiné à justifier «l’anarchisme d’État», le rapport Rüdiger le rend, en réalité, encore plus détestable car il critique les éléments «révolutionnaristes» de la CNT, c’est-à-dire sa meilleure fraction, sa base, et les ouvriers espagnols eux-mêmes, ceux qui ont fait la révolution. Ces derniers éléments avaient tout à fait raison : il n’est pas possible de gouverner en commun avec la bourgeoisie, puis de faire la révolution. Compromis dans la collaboration avec la fraction républicaine de la bourgeoisie, les chefs de la CNT ont d’abord désorienté les ouvriers avant de les envoyer à l’abattoir au nom de l’unité du front antifasciste. A l’opposé, la base de la CNT dénonçait les «tendances organisatrices de l’anarcho-syndicalisme» qui «apparaissaient déjà comme un pur social- démocratisme et réformisme politique duquel le mouvement ne voulait absolument rien savoir» (citation extraite du rapport Rüdiger). C’est précisément la position que défend l’auteur de ce document ! La base de la CNT et les Amis de Durruti, plus révolutionnaires que les chefs «anarchistes d’État», ont sauvé l’honneur de l’anarchisme tout en n’ayant pas la force d’aller au-delà de leurs critiques et de se passer de leurs chefs, comme de tous les chefs. «Ni Dieu, ni César, ni tribun. Travailleurs, sauvons-nous nous-mêmes !» Ces paroles de L’Internationale résonnent encore de façon tellement juste ! Comme l’écrit Agustín Guillamón : «Les marxistes révolutionnaires doivent dénoncer les crimes du capitalisme d’État, ceux des régimes non soviétiques qui s’en réclamaient, et dénoncer les horreurs staliniennes. Ils doivent critiquer et remettre en question la thèse léniniste sur l’autodé- termination des peuples, l’organisation hiérarchique des révolutionnaires professionnels ainsi que le dogme du parti unique, s’ils veulent jouer un rôle dans la révolution. De même, les révolutionnaires anarchistes de demain devront haïr l’anarchisme d’État et reprendre les critiques et les positions défendues par des groupes minoritaires qui, durant les années 1936-1939, ont été écrasés alors qu’ils tentaient de faire face aux abandons de leurs dirigeants. Les révolutionnaires de demain, s’ils veulent être féconds et efficaces, doivent rompre avec les pires aberrations historiques auxquelles ont abouti la pensée marxiste et la pensée anarchiste. L’un des enseignements incontournables de la Révolution espagnole de 1936 est le besoin impérieux de détruire l’État et de réprimer de façon totalitaire les contre-révolutionnaires, moment préalable et inéluctable du début d’une véritable révolution prolétarienne.» 3 Octobre 1917 en Russie, Espagne 1936-39 ; beaucoup de textes ont été écrits à propos des similitudes et différences entre ces deux situations historiques. À environ deux décennies d’intervalle, des problèmes fondamentaux comparables se sont posés en Russie et en Espagne. On peut schémati- quement les classer en trois grandes catégories : économiques, politiques et militaires. En Russie, l’État bourgeois a été détruit et la dictature du prolétariat s’est mise en place. Puis, la révolution a été battue par l’échec de la vague révolutionnaire des années 20 au niveau mondial et ensuite par les mesures politiques et économiques prises par les bolcheviks eux-mêmes, ce qui a rendu détestable le socialisme pour beaucoup de travailleurs. La révolution russe a suscité beaucoup d’espoirs mais les régimes dits de «l’Est» ont conduit à l’exploitation esclavagiste, l’oppression policière et le Goulag et enfin à la ruine économique, à la famine et à la misère. En Espagne, le pouvoir de la bourgeoisie n’a jamais été détruit, une phase de double pouvoir s’est instaurée pendant quelques semaines après le 19 juillet 1936. Parallèlement, des mesures politiques et économiques hardies ont été imposées par les masses prolétariennes elles-mêmes, comme la collectivisation des terres agricoles ou le contrôle des entreprises en Catalogne notamment. Mais l’échec de la révolution était aussi au bout du chemin : d’une part, l’État bourgeois n’ayant pas été détruit, la bourgeoisie républicaine et antifasciste a pu progressivement reprendre le terrain perdu, amener le mouvement insurrectionnel à sa perte ; d’autre part, la révolution étant isolée au niveau mondial, les combats entre franquistes et républicains se sont transformés en prémices de la Deuxième Guerre impérialiste mondiale.
Details
-
File Typepdf
-
Upload Time-
-
Content LanguagesEnglish
-
Upload UserAnonymous/Not logged-in
-
File Pages184 Page
-
File Size-