Introduction ”Singulièrement pluriel” Joël July To cite this version: Joël July. Introduction ”Singulièrement pluriel”. Joël July. CHANSON. Du collectif à l’intime, PUP, pp.5-24, 2016, 9791032000717. hal-01449380 HAL Id: hal-01449380 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01449380 Submitted on 30 Jan 2017 HAL is a multi-disciplinary open access L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est archive for the deposit and dissemination of sci- destinée au dépôt et à la diffusion de documents entific research documents, whether they are pub- scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, lished or not. The documents may come from émanant des établissements d’enseignement et de teaching and research institutions in France or recherche français ou étrangers, des laboratoires abroad, or from public or private research centers. publics ou privés. Joël July Introduction Singulièrement pluriel A ) ix 5 -M 3 a 2 rs 4 ei (EA lle U M niversité, CIELA Chants Sons.indb 5 31/05/2016 15:49:29 Chants Sons.indb 6 31/05/2016 15:49:30 Introduction 7 uand Renaud chante en 1977 « Je suis Tout est affaire de décor Qune bande de jeunes à moi tout seul 1 », nous Changer de lit changer de corps pourrions a priori penser qu’il cherche à nous À quoi bon puisque c’est encore faire comprendre la répartition stratégique Moi qui moi-même me trahis Moi qui me traîne et m’éparpille entre le général et le particulier. Son cas Et mon ombre se déshabille individuel de banlieusard parisien se fondrait Dans les bras semblables des filles dans la masse juvénile de sa génération. Cette Où j’ai cru trouver un pays. […] opposition mais surtout ce glissement du Est-ce ainsi que les hommes vivent particulier au général est le fondement du texte Et leurs baisers au loin les suivent ? à thèse et il prouverait ici le fonctionnement Le refrain, sous la forme d’une interrogation persuasif d’une chanson de type argumentatif, complexe, produit un message général en comme tout autre texte qui élargit le spectre prenant appui sur l’étape préliminaire du d’une strophe à l’autre, d’un couplet à l’autre, et particulier. Plus loin, les couplets évoquent la notamment certaines chansons de rap revendi- vie sauvage de la prostituée Lola et toujours catrices. On citerait avantageusement comme le refrain ponctue pour tous les hommes prototype de la chanson à thèse la célèbre cette existence déshumanisée. À l’identique, composition de Léo Ferré Est-ce ainsi que les pour le domaine contemporain, C’est du lourd hommes vivent ? 2 : d’Abd Al Malik. Dans la première strophe : Je m’souviens, maman qui nous a élevés toute seule, nous réveillait pour l’école quand on était gamins, 1 Renaud, Je suis une bande de jeunes, album Place de elle écoutait la radio en beurrant notre pain, ma mob, Polydor, 1977. et puis après elle allait au travail dans le froid, la 2 Léo Ferré, Est-ce ainsi que les hommes vivent ?, album Les Chansons d’Aragon, Barclay, 1961. Cette nuit, chanson a été interprétée par Catherine Sauvage, ça c’est du lourd. Monique Morelli, Marc Ogeret, Bernard Lavilliers, Yves Montand, Philippe Léotard, Sapho ou encore Manu Cette confidence personnelle qui entame Lann Huel… Nous n’ignorons pas que le refrain-titre le slam est à comparer avec les propos plus reprend un distique d’un poème du Roman inachevé de généralisants qui terminent la chanson, Louis Aragon, « Bierstube Magie allemande », publié même s’ils s’adressent théoriquement à en 1956 [Poésie / Gallimard, Paris, 1980, p. 72-75]. À partir de ce distique, Ferré fabrique un refrain qui un destinataire unique, justement très délimitera des couplets en sizains. Il entre justement dans notre démonstration de constater que la chanson se comporte comme la poésie quand elle adopte des général, alors que la problématique de l’intime et du déplacements classiques du je particulier au nous collectif se complexifie dans le cadre chansonnier. Chants Sons.indb 7 31/05/2016 15:49:30 8 Joël July représentatif du groupe désigné par on, dans pas sa fonction exemplaire mais revendique lequel le locuteur est aussi impliqué : au contraire son unicité, sa spécificité, son La France elle est belle, tu le sais en vrai, idiosyncrasie. Lorsque le singulier s’affiche la France on l’aime, y a qu’à voir quand on retourne comme original, marginal ou refoulé social, il au bled, se met en antinomie avec le clan indifférencié. la France elle est belle, regarde tous ces beaux C’est ce mode que choisit justement la visages qui s’entremêlent. chanson Je suis une bande de jeunes de Renaud, Et quand t’insultes ce pays, quand t’insultes ton malgré son titre ambigu. Dans cette pochade pays, en fait tu t’insultes toi-même, comique, l’engagement de Renaud est, pour […] parce que si on est arrivé, si on est arrivé à faire l’occasion, modestement réduit à la pirouette front avec nos différences, singulière d’un canteur schizophrénique, qui sous une seule bannière, comme un seul peuple, comme un seul homme, prend le contrepied du cliché communautaire, ils diront quoi tous ? traditionnellement attaché aux groupes C’est du lourd, du lourd, un truc de malade 3… de jeunes : Par le truchement d’un singulier qui se Mes copains sont tous en cabane, transforme en pluriel, le cas individuel prend ou à l’armée ou à l’usine. Y se sont rangés des bécanes une valeur illustrative ; il devient le meilleur Y a plus d’ jeunesse tiens ça m’déprime. exemplaire dont on profite pour donner à Alors pour mettre un peu d’ambiance l’expérience unique des allures collectives. Ici dans mon quartier de vieux débris, le souvenir d’enfance du canteur 4 est qualifié j’ai groupé toutes mes connaissances par le même refrain que le constat euphorique intellectuelles, et c’est depuis d’une immigration réussie et volontariste en fin que j’suis une bande de jeunes de chanson : « C’est du lourd ». En quelque sorte, à moi tout seul. le singulier devient pluriel pour les besoins Je suis une bande de jeunes, de la cause, naturellement, par implication ; j’me fends la gueule. l’un et le multiple se servent l’un et l’autre Je suis le chef et le sous-chef, et ne se mettent pas en conflit d’intérêt, ils je suis Fernand le rigolo, cohabitent, conspirent et se confortent. Il en je suis le p’tit gros à lunettes, va différemment quand le singulier n’assume je suis Robert le grand costaud. Y a plus d’problème de hiérarchie 3 Abd Al Malik, C’est du lourd, album Dante, 2008. car c’est toujours moi qui commande, 4 Personnage qui dit je dans un texte de chanson : c’est toujours moi qui obéis, Stéphane Hirschi, 2008, p. 20. faut d’la discipline dans une bande. Chants Sons.indb 8 31/05/2016 15:49:30 Introduction 9 La solidarité banlieusarde, l’idéal communautaire Et ses yeux font le reste disparaissent ironiquement devant l’éparpil- Elle s’arrange pour mettre du feu lement social ou les rêves petit-bourgeois. Dans chacun de ses gestes Obligé de jouer plusieurs rôles pour remplacer Après c’est une histoire classique Quelle que soit la fumée ses camarades « rangés des bécanes », le canteur Quelle que soit la musique est acculé à se démultiplier de façon loufoque Elle relève ses cheveux, et naïve pour se donner l’illusion d’appartenir Elle espère qu’il devine à un groupe d’individus, marchant d’un Dans ses yeux de figurine même front, en bande. Le pluriel collectif Il s’installe, il regarde partout, de la banlieue n’a pas plus d’amplitude ici, Il prépare ses phrases comiquement, qu’un singulier réduit au seul Comme elle s’est avancée un peu, Renaud et à son personnage habituel de loser 5, D’un coup leurs regards se croisent à l’ambitus et à la carrure étriqués. Là où Après c’est une histoire normale Le verre qu’elle accepte, et les sourires qu’il étale nous attendions et où nous nous attendions En s’approchant un peu, à des représentations sociétales cherchant le Il voit les ombres fines réalisme, qu’on aurait pu juger, à la réception, Dans ses yeux de figurine caricaturales ou exemplaires, nous sommes Pas la peine que je précise face à un portrait singulier, que le grotesque D’où ils viennent et ce qu’ils se disent met à distance et nous rend étranger. C’est une histoire d’enfant Ce principe d’étrangeté fait apparaître à côté Une histoire ordinaire du particulier et du général un deuxième couple On est tout simplement, simplement sémantique, celui-ci antithétique. À l’originalité Un samedi soir sur la terre singulière du personnage de Renaud s’opposent Un travail stylistique mettrait en lumière des en tout et pour tout les portraits stéréotypés, présents de l’indicatif qui sont autant des qu’une chanson célèbre de Francis Cabrel, présents d’énonciation que des présents de Samedi soir sur la terre 6, cherche à sublimer : répétition, qui lorgnent vers une représen- Il arrive, elle le voit, elle le veut tation habituelle des actions chronologiques. Attachés à décrire le comportement prévisible d’individus exemplaires, ils prennent une valeur 5 Qu’on se rappelle Laisse béton, titre plus célèbre, sur le gnomique, que confirme dans le refrain-titre même album de Renaud Séchan (1977). l’élargissement spatial à la terre entière. La 6 Francis Cabrel, Samedi soir sur la terre, album Samedi musique lente, la voix narratoriale très posée soir sur la terre, Columbia, 1994.
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