LYONNAIS LYONNAIS PRÉSENTATION de PIERRE ANTOINE PERROD PHOTOGRAPHIES de CHARLES BACQUET et DANIEL LETELLIER NOTICES GÉOGRAPHIQUES HISTORIQUES ET ARCHÉOLOGIQUES de OLIVIER BEIGBEDER "Les Albums des Guides Bleus LIBRAIRIE HACHETTE e r962, Librairie Hacbette. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays JE senterNE POSSÈDE le Lyonnais. qu'un Né titre dans pour la capi-pré- tale de la soie, entre Rhône et Saône, j'ai, en déduisant les mois de nourrice, un demi-siècle bon poids de piétinement dans ma ville et ses environs; aujourd'hui, me voilà amené à écrire, les yeux tournés vers mon passé que je déplie feuillet par feuillet. On court dans sa vie comme à travers un tunnel, et puis les souvenirs s'agrègent peu à peu. En se retournant, on aperçoit les images accrochées au mur, qui se sont photographiées inconsciemment. Je suis donc un de ces Lyonnais comme les autres, pas meilleur ni pire, un de ceux qui, nombreux j'espère, rêveront sur cet album à la gloire de notre région. Est-ce que j'aime Lyon?... Pourquoi cette question? Est-ce qu'on se demande si on aime son père, sa mère ? La réponse est donnée lorsqu'ils ne sont plus là, quand brusquement on commence à se bous- culer aux premières places avant le grand départ. On vit alors dans ses parents, dont le souvenir est mêlé au plus intime de soi-même, et dont les corps dissipés ne laissent plus flotter que leurs âmes impondérables. Lyon représente pour moi la même ambiance immatérielle; quand je quitte ma ville, je ne me sens plus chez moi, avec moi, abandonné un peu comme un orphelin aux mains vides et au cœur gros. Mon premier souvenir de Lyon, c'est la Croix-Rousse, pour les Lyon- nais, le Plateau..., ne dit-on pas couramment « descendre en ville » pour aller à Lyon et on y remonte, si on veut se dégourdir les jambes et éco- nomiser la « Ficelle » — diminutif charmant pour dire le funiculaire —, par la montée Saint-Sébastien, la Grand'Côte, la montée des Carmélites, ou encore par le boulevard des Chartreux, que couronne le dôme de Saint-Bruno et, d'où l'on peut admirer un des plus beaux paysages de la Saône, de Fourvière à Vaise. Si vous voulez vraiment connaître la Croix-Rousse, il faut l'aborder par la Grand'Côte. Oubliez un instant les habitants insolites qui occupent aujourd'hui les flancs du coteau, et ne pensez qu'aux canuts d'hier, « les ouvriers en soie ». Il y a eu des canuts au Gourguillon, en montant vers Saint-Just, à Saint-Georges, mais c'était à la Croix-Rousse leur véritable fief. Vous partez ainsi de la rue des Capucins, vous montez par la Grand' Côte où la pente est si raide que vous ne rencontrez ni voiture, ni même un cycliste. De vieilles maisons bordent les trottoirs; elles suintent la misère par des allées, des arrière-cours sordides. Mais l'horizon se dégage vite et, arrivé au sommet, vous découvrirez jusqu'aux monts du Lyonnais, et à certains jours, jusqu'à la cime bleutée du Pilat. Vous voilà à la Croix- Rousse, près du Gros-Caillou, et ce sont pour ma part ces images aux contours estompés, qui forment le tréfonds de mes impressions d'enfant. Des canuts, il en existait encore au début du siècle. On les rencontrait qui se « lentibardanaient » le dimanche sur la place, autour de la statue de Jacquard semblant aussi sur son socle marcher à pas lents, pensif et sévère, dans le mouvement de son grand manteau, ou qui allaient respirer l'air pur vers Cuire et Caluire, quand les maraîchers n'abusaient pas de l'épandage. Je les revois avec leurs figures de braves gens. Je me souviens des longues parties de boules auxquelles j'assistais de la fenêtre où je restais des heures, silencieux, tout au jeu; on les entendait rire, s'amu- ser de grosses plaisanteries en lançant leurs boules avec des gestes sérieux et précis, s'arrêtant pendant de courts moments pour boire des pots de beaujolais qui s'alignaient en rangs serrés, recevant le renfort de quelques unités à chaque partie. De temps en temps, une réflexion fusait, dite sur un ton nasillard qui donnait au mot « une accentuation narquoise, intra- duisible, profondément comique ». Le Croix-Roussien est le type même du Lyonnais avec son esprit particulariste, son individualisme, son besoin d'ordre et de liberté. Il fallait les regarder vivre. Voulant rester indépendants et libres, demeurer des artisans avec des âmes d'artistes, ils ruinaient leur santé au travail, « liardant » sou par sou dans un esprit d'économie frisant l'avarice, car la Fabrique les payait mal. Il n'était pas rare de rencontrer des canuts aux jambes « en manches de veste », parce qu'en pleine croissance, ils avaient passé des heures sous le métier à tisser, pour démêler les fils et éviter les « crapauds » dans l'étoffe. Les leçons s'apprenaient dans cette position peu confortable, et les devoirs s'écrivaient, le cahier posé sur le sol inégal. Le savoir s'acquérait ainsi lentement, malgré le bruit, dans une solitude volontaire; on devait dérober des heures de lecture secrètement aux tâches quotidiennes, et les enfances laborieuses grandissaient dans l'atmosphère du Petit Chose, ou de La Gerbe d'or. On vivait dans l'atelier, où battaient deux ou trois métiers, depuis les premières heures du matin, jusque tard dans la nuit. Pour ne pas perdre de place, la cuisine et la chambre à coucher étaient réduites au minimum, dissimulées pendant la journée par un rideau ou de grandes portes d'alcôve. Les compagnons dormaient sur la soupente et le patron avec sa femme, dessous, ce qui faisait dire à une canuse amoureuse : Quand dessus ta suspente Je t'entends « soupiré », Je maudis la charpente Qui nous a « séparé ». L'atelier n'avait qu'un luxe : ses hautes fenêtres. On cherchait à profiter largement du jour pour économiser l'huile des « chelus », que l'on allumait le soir. Qu'elle était belle la Croix-Rousse dans la nuit, lorsque tous ses carreaux brillaient sans éclat, éclairant les veilles d'un peuple de gagne- petit penché sur les pièces à finir ! Quand on remontait la Grand'Côte, ces lampes dont un chapeau rabattait soigneusement une lumière fumeuse, donnaient aux vitres, que le brouillard rendait opaques, une pâle clarté et les maisons, sous le ciel sombre qui pesait de tout son poids sur la colline encore au travail, semblaient souffrir un mystérieux et douloureux enfan- tement au rythme mécanique des métiers. A présent, on n'entend presque plus leur cantique : les uns après les autres, les ateliers se sont fermés. La Croix-Rousse a perdu sa chanson, mais ses vieilles maisons demeurent imprégnées de cette musique qui a bercé la peine des hommes pendant tant d'années : « bistenclaque, pan!..., bistenclaque, pan!... », refrain à la résonance monotone qui accompagne les fantômes lointains de mes années croix-roussiennes. A L'OCCASION des fêtes du jour de l'An ou de quelque anniversaire, nous partions sur nos jeunes jambes, pour Lyon. On descendait par la « Ficelle » ou, si on allait aux Brotteaux, on passait par la montée Bonnafous ou des Fantasques. C'était, quand on se rendait « en ville », la longue série des rues lyonnaises. On traversait tout d'abord la place des Terreaux avec sa fontaine et ses pigeons familiers. Nous regardions sans beaucoup les admirer, le palais Saint-Pierre, ancien couvent des Bénédictines, devenu le musée de la ville, et l'hôtel de ville. Après les avoir vus tant de fois, je me suis mis un jour à remarquer combien ils sont beaux, nobles, sans affectation. Lorsqu'un Lyonnais aspire à un moment d'évasion, il peut se réfugier dans le cloître du palais Saint-Pierre, dont le jardin répand un parfum de quiétude apaisante, les bruits de la rue s'évanouissant dès sa porte dans un murmure à peine perceptible. Rien n'y manque : le saule avec ses feuilles vertes qui pleurent, la source et ses jets d'eau, les pelouses, les fleurs, et sous les arcades qui l'encadrent, dans une ceinture d'ombre, des statues anonymes, des pierres tombales de sépultures romaines, peuplent d'un monde disparu les voûtes de ses galeries. « L'homme qui marche » de Rodin, corps sans tête aux jambes et au buste tendus par l'effort, vient nous arracher à la douceur de nos rêveries pour nous rappeler la dure réalité des luttes nécessaires où nous croyons vouloir ce que la vie nous impose. Du jardin au musée qui occupe les vastes salles de l'ancien couvent, il n'y a que quelques pas à faire. Lyon est riche de chefs-d'œuvre en peinture et en sculpture. Nous le devons beaucoup au cardinal Fesch, qui fut l'oncle de Napoléon Ier. Un beau musée, dans une ville, est une réserve d'enchan- tement. Une toile de maître entrouvre des horizons sur tout le monde de la création idéale. Avez-vous froid, êtes-vous triste, désillusionné, votre esprit n'arrive-t-il plus à l'équilibre des réflexions sages ?... Le musée Saint-Pierre vous apportera le réconfort de ses hôtes silencieux. Choisissez parmi eux quelques amis : ils vous aideront à vous recueillir, vous reposer. Sur votre chemin, des peintres de génie ont jeté des brassées de fleurs, fait surgir de leurs palettes des paysages qui chantent le soleil et l'eau, de l'aube au crépuscule, brûlant de lumière ou en demi-teinte dans les nuages. Plusieurs siècles vous accueillent de salle en salle. Des productions de toutes les écoles vous attendent, accrochées aux murs pour vous répondre dans la communion d'un regard.
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