Anatomie D'un Chef-D'œuvre : Germinal

Anatomie D'un Chef-D'œuvre : Germinal

ANATOMIE D'UN CHEF-D'ŒUVRE « GERMINAL » DU MÊME AUTEUR ERNEST PSICHARI, MON FRÈRE. Plon. RENAN D'APRÈS LUI-MÊME. Plon. DEVANT DIEU, MENTIR... (roman). Corrêa. USINES 42 (roman). Albin Michel. RENAN ET LA GUERRE DE 70. Albin Michel. LA PRIÈRE SUR L'ACROPOLE ET SES MYSTÈRES. C. N. R. S. ANATOLE FRANCE, PAGES CHOISIES. Éd. sociales. DES JOURS ET DES HOMMES. Grasset. ŒUVRES COMPLÈTES D'ERNEST RENAN (éd. définitive en 10 vol.). Calmann-Lévy. Sous presse : TRENTE ANS DE VIE SOCIALE, textes d'Anatole France, tomes III et IV en collaboration avec Claude Aveline. Émile-Paul. LES IDÉES BOURGEOISES (roman). Calmann-Lévy. HENRIETTE PSICHARI Anatomie d'un chef-d'œuvre " Germinal " MERCVRE DE FRANCE MCMLXIV © MERCVRE DE FRANCE, 1964 INTRODUCTION 1864, les Contes à Ninon, premier volume d'Émile Zola. A cette date, les aventures irréelles ne plaisaient plus. Les contrebandiers d'opéra- comique de Mérimée, les villageois faussement heureux de George Sand lassaient ou agaçaient le lecteur. Les écrivains, d'ailleurs, avaient réagi : l'étalage de mots techniques et l'érudition de Sa- lammbô avaient appris au public que le fait histo- riquement exact ne diminue en rien la valeur d'un roman. On voulut du vrai, du réel ou du moins, il fallait que le roman en eût l'apparence. De cette tendance nouvelle est venu pour une bonne part le triomphe de Zola. Le romancier qui peut nommer les centaines d'espèces de fleurs du Paradou 1 qui 1. La Faute de l'abbé Mouret. fait pénétrer le lecteur dans le maquis des transac- tions boursières ou qui consacre vingt pages à décrire une exposition de blanc sans confondre la cretonne avec le plumetis , éblouit par sa science. A-t-il donc chez lui toute une bibliothèque ou bien lance-t-il chaque jour une escouade d'enquêteurs à la recherche de telle ou telle technique? Ni l'un ni l'autre. Nous savons maintenant comment Zola travaillait et qu'il se renseignait lui-même « sur le tas » pourrait-on dire. Et vite. Le meilleur exemple de la minutieuse prospection à laquelle Zola se livre est fourni par Germinal. Ce roman colossal — non par le nombre de pages mais par le sujet traité — repose sur une enquête de deux semaines aux mines d'Anzin. De même, Lourdes est né d'un voyage-éclair au pays des apparitions et une semaine passée à Sedan en avril 1891 a suffi à Zola pour établir la stratégie de La Débâcle. Ce n'est pas tout, il est vrai. Il y a les livres consultés. Pour Germinal, on en a dénombré une dizaine; il y a aussi une masse de détails concer- nant les grèves qui ont été piqués dans la Gazette des Tribunaux des années 70 à 80. Rien dans tout 1. L'Argent. 2. Au Bonheur des dames. cela qui ressemble à des statistiques démographiques, à des courbes de production, à des textes de lois, tous ouvrages qui n'existaient en cette fin du XIX que sous forme de rapports enfouis dans les archives des compagnies minières, inconsultables. Comment Zola s'est-il débrouillé pour faire œuvre « scientifique », ce à quoi il tenait par- dessus tout? Quelle est dans ses romans la part du vrai et du faux ? A quel moment de la confection d'un livre la transposition se fait-elle chez lui entre la froideur des faits et la chaleur du cœur? Enfin, l'exagération — qui va quelquefois jusqu'à l'invrai- semblance — a-t-elle une part voulue dans le déve- loppement d'une thèse? Il n'est pas nécessaire pour répondre à ces ques- tions — fort imbriquées l'une dans l'autre — d'embrasser l'œuvre entière de Zola car il a peu changé ses méthodes de travail et l'accumulation des exemples aboutirait à des redites. Un seul volume : Germinal et dans ce volume quelques per- sonnages-types suffiront à notre analyse. Occupons-nous d'abord des réactions du lecteur si tenté que l'on puisse être de mettre sous le nom passe- partout de « lecteur » une telle variété d'individus aux intellects divers. Les uns, lisant un roman qui fourmille d'idées neuves, disent : Il exagère... ou : C'est invraisemblable, une histoire comme ça... ou encore : Ça n'a aucun rapport avec la réalité... Au contraire, le lecteur avide d'apprendre prend au pied de la lettre l'histoire la plus incroyable parce que l'auteur «a l'air documenté»; ce même lecteur, si facile à éblouir, restera sceptique si on lui démontre que ce roman est un mélange d'exacti- tude et de fantaisie. Les écrivains se soucient peu de ces nuances, ils écrivent comme ils pensent et ne vont pas s'embar- rasser de mettre des notes au bas des pages d'un roman pour les lecteurs peu renseignés. Cette atti- tude indifférente (et un peu méprisante) n'a jamais été celle de Zola, même en dehors du roman. Quand il a livré bataille pour la peinture impressionniste contre la peinture officielle dans ces Salons que l'on a enfin publiés intégralement 1 il l'a fait avec véhémence comme s'il prenait le lecteur à partie per- sonnellement. Son but est de bagarrer avec lui jus- qu'à ce qu'il soit convaincu. Ce désir de convaincre, on le retrouve jusque dans ses trucs littéraires, par exemple dans les répétitions de mots dont ses phrases sont parsemées. Dans Germinal, chaque personnage a pour ainsi dire un leitmotiv attaché 1. F. W. J. Hemmings et Robert J. Niess, Émile Zola. Salons, Paris-Genève, 1959. à sa personne. Ainsi la première fois qu'on voit apparaître la Maheude, elle a dans ses bras sa petite dernière-née, Estelle, qui a trois mois. Elle hurle jusqu'à ce que sa mère lui donne le sein. Ensuite, que ce soit dans une fête des mineurs, ou lorsqu'on est dans la nuit faute de lumière, ou quand la Maheude va prendre le café chez une voi- sine, Estelle hurle. Au moment de la scène tragique où la troupe tire sur les grévistes, la Maheude a toujours Estelle dans ses bras; l'enfant va avoir deux ans, elle hurle toujours. Ce procédé a l'avantage de planter les person- nages comme si on était au théâtre où chaque acteur apparaît sur la scène toujours avec les mêmes ori- peaux. Ainsi, au temps du théâtre grec, on ne pou- vait pas, grâce aux masques, confondre le bouffon avec l'amant ou avec le traître. En dehors du procédé des répétitions, Zola se permet toutes les audaces — et il a raison. Un romancier est un artiste, qu'on ne le poursuive pas sur son manque d'exactitude. Pas plus qu'on ne poursuit Manet si, en regardant Le Balcon, on trouve un détail de toilette dans le costume des dames ou du monsieur qui ne soit pas conforme aux modes de l'époque. Peu importe puisque c'est dans l'attitude, dans le regard, dans les gestes que Manet a voulu montrer la vanité, ou la coquetterie ou l'instinct de possession de ces trois personnages. De même quand Zola répète à satiété qu'Estelle hurle, cela veut dire que ce septième enfant épuise la mère, que la misère est encore plus forte dans la famille à cause de l'enfant et que le souci primordial de la ménagère est de nourrir tout son monde avec un salaire insuffisant. Pour Zola cependant — et en particulier pour Germinal — les choses ne se présentent pas de la même façon que pour un romancier qui situe une histoire d'amour dans un décor de ville ou de pays (par exemple Le Lys rouge) ou celui qui raconte des événements historiques d'une époque assez loin- taine pour que rien ne distingue le vrai du faux (par exemple Les Trois Mousquetaires). Zola ne répond ni à l'une ni à l'autre de ces catégories, il aime le vrai, le précis, les mots techniques; il a l'esprit minutieux, un peu tatillon. Les Notes 1 qu'il a entassées pour Germinal contiennent des centaines de détails qu'il laissera tomber dans son roman. Ainsi, au cours de son voyage à Anzin, il voit des « trieuses », ce sont des femmes qui, sur le carreau des mines, examinent le charbon à l'aide 1. Publiées par Ph. Van Tieghem dans Germinal (Cours de la Sorbonne). de rateaux et en enlèvent les pierres : « Elles mettent les pierres dans de petits paniers cubés, observe Zola, et on les paie à tant le panier. Vête- ments pauvres, ordinaires, jupes et caracos. Béguin bleu, bonnet noir et une autre pièce de laine sur la tête pour protéger les cheveux. » Pas une fois dans Germinal on n'entend parler de ces trieuses. Si l'écrivain s'était servi de toutes les notes qu'il a prises, Germinal aurait trois volumes. Mais elles ont été indispensables pour donner au roman sa couleur, c'est ce qui fait que le lecteur se sent baigné de vérité et même parfois secoué par trop de vérité. A quoi bon, au reste, avoir fondé l'école naturaliste si l'on fût revenu au temps des Travailleurs de la mer? Si le naturalisme avait pour but la copie exacte de la vie, il serait facile à un écrivain sans talent d'écrire des romans dignes de l'encyclopédie Roret. Qu'est-ce donc que Zola a ajouté à toute cette tech- nicité pour que ses romans soient des chefs-d'œuvre? Beaucoup de choses : l'imagination, la passion, la fiction, le drame, la rêverie, les visions d'avenir, la fantaisie, l'exagération et souvent l'impossible.

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