Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée Les Zwawa (Igawawen) d'Algérie centrale (essai onomastique et ethnographique) Jacques Lanfry Résumé L'article présente successivement : — les Zwawa, le nom, son contenu ethnographique selon Ibn Khaldun et son histoire jusqu'au XIXe siècle — un autre nom : les Igawawen — un essai de définition ethnologique — des recherches étymologiques sur ces deux noms et leur dépendance mutuelle. Il est suivi d'un commentaire de Salem Chaker. Abstract This paper presents the ethnographic content of the designation Zwawa in the light of Ibn Khaldun and History up to the nineteenth century, and the ethnographie content of Igawawen (a further designation) according to sociologists and contemporary writers and what the people themselves have to say, followed by a tentative ethnological definition and an etymological research on these two designations and their interrelation. Citer ce document / Cite this document : Lanfry Jacques. Les Zwawa (Igawawen) d'Algérie centrale (essai onomastique et ethnographique). In: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n°26, 1978. pp. 75-101; doi : https://doi.org/10.3406/remmm.1978.1825 https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1978_num_26_1_1825 Fichier pdf généré le 09/01/2019 Les ZWAWA (IGAWAWEN) d'ALGERIE centrale. Essai onomastique et ethnographique par Jacques LANFRY Summary, This paper presents the ethnographic content of the designation Zwawa in the light of Ibn Khaldun and History up to the nineteenth century, and the ethnographie content of Igawawen (a further designation) according to sociologists and contemporary writers and what the people themselves have to say, followed by a tentative ethnological definition and an etymological research on these two designations and their interrelation. Resume L'article présente successivement : — les Zwawa, le nom, son contenu ethnographique selon Ibn Khaldun et son histoire jusqu'au XIXe siècle — un autre nom : les Igawawen — un essai de définition ethnologique — des recherches étymologiques sur ces deux noms et leur dépendance mutuelle. Il est suivi d'un commentaire de Salem Chaker. De longues années vécues au contact des populations du Massif montagneux du Djurdjura (Algérie centrale) m'ont incité à pousser patiemment une recherche à la fois linguistique et ethnographique sur le ou les noms par lesquels ce peuple a été désigné dans le passé, et par lesquels il se désigne lui-même et se définit (1). L'usage qui s'est imposé, en arabe, en français, n'a pas respecté le nom originel qui vit toujours pourtant mais qui est peu connu ; il tend même à être mal connu sinon ignoré des intéressés. On verra que le problème est assez complexe, parfois confus. On a essayé de le clarifier en analysant les données linguistiques et historiques, en recueillant surtout les réponses et les réflexions des Kabyles de cette région. Mais bien des questions restent sans solution jusqu'à présent. I - Les ZWAWA Le nom : morphologie. Son contenu ethnographique et sémantique, selon les données d'Ibn Khaldoun et de l'Histoire jusqu'au XIXe s. 76 J. LANFRY 1 . Les Dictionnaires Zwâwa est, chez les auteurs arabes, et selon les arabophones contemporains, un nom masculin pluriel : "Sj^lf* \ masculin sg. : zwàwly {crj'Jj/Jtt fém. sg. : zwâwiya ( \>J/yJ ; substantif et adjectif : de la tribu des Zouaoua Al-Zwâwiz &>!>/*!)/ nom propre masc. Cette définition sommaire, empruntée au Dictionnaire arabe dialectal-français de Beaussier, concerne le nom dans sa forme actuelle dialectale, telle qu'utilisée par les arabophones d'Algérie. Les écrivains arabes, géographes, historiens ou chroniqueurs anciens, écrivent le nom Zwâwa sans précision vocalique, ou bien Zuwâwa (Ibn Hawqal, 378/988) ou Zawawa (Ibn Khalikân, 672/127 '4). L'historien Brunschvig a adopté cette dernière orthographe, qui est aussi la plus courante. ( <rjljr~ ) C'est un nom propre, désignant une ethnie non-arabe, berbère. Nous verrons que le mot, de forme arabe, dans ses flexions en particulier, est considéré comme arabe par les Berbères qu'il désigne, et qu'il n'est pas employé par eux dans leur langue. Cette réflexion indique déjà suffisamment qu'à ce trop sec énoncé du sens du mot Zwawa, il y a lieu d'ajouter des éléments d'information fournis par le passé et par le présent qui éclaireront notre recherche. 2. Un historien-sociologue du XIVe s. : Ibn Khaldoun (808/1406). Ses listes tribales concernant les Zwawa. Grâce à Ibn Khaldoun et à son Histoire, nous disposons, en un bon texte arabe, d'une définition développée de la population Zwâwa. Son contemporain, le grand voyageur Ibn Battuta (757/1356) n'a fait que traverser le pays occupé par les Zwa*wa ; il les nomme et passe. Ibn Khaldoun les situe géographiquement avec précision. Il a vécu lui- même plusieurs années à Bijaya (Beggayet, Bougie) qui fut centre et pivot à plusieurs reprises des événements de cette période du Moyen-Age au Maghreb. Parmi ses sources d'information, il cite, avec une particulière estime, Ibn Hazm (456/1064) pour la qualité de sa critique des traditions généalogiques berbères. Les données essentielles que nous devons à Ibn Khaldoun sur les Zwawa sont les suivantes : "Les Zouaoua (Zawâwa) grande tribu berbère, habitent, comme on le sait, les montagnes et les collines escarpées qui s'étendent depuis les alentours de Bougie jusqu'à Tedellis. Ils se partagent en plusieurs branches et occupent un territoire qui avoisine celui des Ketama. La véritable origine des Zouaoua n'est connue que d'un petit nombre de personnes. les généalogistes les plus exacts tels que Ibn Hazm, les comptent au nombre des peuples ketamiens" (2). Il avait écrit plus haut (3) : "La proximité du territoire des Zouaoua à celui des Ketama ainsi que leur coopération avec cette tribu dans le but de soutenir la cause d'Obeid Allah (le fondateur de la dynastie fatimide) sont un fort témoignage en faveur de cette opinion". LES ZWAWA 77 Rattachés aux Ketama, ils sont, par conséquent, selon la grande classification retenue par Ibn Khaldoun, de la descendance de Bernés (4). Avant de poursuivre notre lecture d'Ibn Khaldoun, il est bon d'ajouter ici une précision géographique : "Le territoire qui va de Bougie à Tedellis", nous dit-il. C'est la dimension Est-Ouest. La dimension Nord-Sud est donnée par la chaîne du Djurdjura qui enferme au sud cet ensemble ethnique : ce qu'on a appelé depuis, en français, selon une terminologie qui n'est pas des plus heureuses à cause de son imprécision : la Grande Kabylie. Nous verrons qu'il faudrait parfois distinguer, dans ce qu'il est convenu d'appeler la Grande Kabylie, une Haute Kabylie et une Basse Kabylie. Ibn Khaldoun fournit une précieuse et double liste des tribus qui appartiennent au grand groupe des Zwâwa : il présente l'apport des traditions anciennes dans une première liste. Il donne ensuite une seconde liste des tribus qui sont connues de son temps, dont il a sans doute entendu l'énumération de la part de Zwâwa rencontrés à Bougie. Je répète cette enumeration, soulignant d'un trait les ethniques dont on connaît aujourd'hui encore et le nom et la situation. De Slane signale dans sa traduction que "il est probable que la plupart de ces noms sont altérés". La transcription en arabe d'abord, puis leur lecture par un arabisant non-berbérisant comme était de Slane, ne rendent pas aisée la restitution correcte des noms des tribus. Il paraît aussi, pour ce que nous savons, que Ibn Khaldoun (comme le fera Carette, au milieu du XIXe s.) n'a pu ou su distinguer tribus et confédérations de tribus. Mais le plus important reste que ces vieux noms soient mis en place dès la fin du XIVe s., avec une précision suffisante. "Selon les généalogistes berbères, les Zouaoua se partagent en plusieurs branches telles que les Medjesta, les Melîkich, les Béni Koufi, les Mecheddala, les Béni Zerîcof, les Béni Gouzît, les Keresfina, les Ouzeldja, les Moudja, les Zeglaoua et les Béni Merana. Quelques personnes disent, et peut-être avec raison, que les Melikich appartiennent à la race des Sanhadja" (5). "De nos jours, les tribus zouaviennes les plus marquantes sont les Béni Idjer, les Béni Manguellat, les Béni Betroun (nom restitué), les Béni Yenni, les Béni Bou-Gherdan, les Béni Itouragh, les Béni Bou-Youcof, les Béni (bou) Châïb, les Béni Eici, les Sadca ; les Béni Ghobri, et les Béni Guechtoula". On ne sait pourquoi Ibn Khaldoun n'insère pas dans cette liste les noms de deux tribus bien connues qu'il cite aussitôt après, dans les lignes suivantes : les Béni Fraoucen et les Béni Iraten. Il convient de relever que, dans cette enumeration, aucun groupement n'a gardé le nom même de Zwâwa. C'est surprenant ; on reviendra plus loin sur cette observation. Il faut, en outre, noter que Ibn Khaldoun n'a pas défini plus précisément la situation sur le terrain de cet ensemble de tribus. Si nous pointons sur une carte actuelle les noms de tribus qu'il énumère, nous nous apercevons que seul le massif montagneux du Djurdjura est englobé ; aucune tribu de la Kabylie côtière, de la mer, sur la rive droite du Sebaou n'est mentionnée. A diverses reprises, dans le développement de son Histoire, Ibn Khaldoun nomme le pays des Zwâwa et sa population. Il mentionne souvent les villes de Bougie et de Tedellis (Dellys), toutes deux ports et citadelles, Bougie surtout, capitale dont la posi- 78 J. LANFRY tion privilégiée est l'objet des convoitises des dynasties qui tentent de dominer tour à tour le Maghreb Central. Mais il ne dit â peu près rien de la vie des populations Zwâwa qui occupent la montagne. On se rend compte que, tout au long des siècles, la population Zwâwa a défendu son autonomie dans le bastion naturel constitué par le massif montagneux qu'on ne traverse pas impunément : il faut être muni d'un sauf-conduit ou mieux, de la protection d'honneur d'un membre de telle tribu ou du village qu'on veut atteindre.
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