Fabulations lectorales : inclusion et exclusion du lecteur dans la littérature franco-canadienne Ariane Brun del Re Thèse soumise dans le cadre des exigences du programme de doctorat en lettres françaises Département de français Faculté des arts Université d’Ottawa © Ariane Brun del Re, Ottawa, Canada, 2019 ii RÉSUMÉ Cette thèse s’appuie sur les poétiques de la lecture pour étudier le lecteur tel qu’il s’inscrit dans la littérature franco-canadienne (de l’Acadie, de l’Ontario français et de l’Ouest francophone). Comme toutes les littératures minoritaires, celle-ci se caractérise par un public lecteur réduit. Dans les circonstances, à qui les œuvres franco-canadiennes s’adressent-elles? Quelles stratégies d’écriture déploient-elles pour rejoindre leur cible? Ces stratégies servent-elles à interpeller ou à repousser les lecteurs? S’il est vrai que les littératures minoritaires ont accès à un petit nombre de lecteurs, elles ont cependant conscience d’avoir à leur disposition un grand nombre de lectorats, auxquels elles ne cessent de songer. Dans leur ensemble, les quatre chapitres proposent une typologie des différents lectorats auxquels s’adresse la littérature franco-canadienne tout en analysant les stratégies d’écriture mises au point pour en inclure ou en exclure. Ils montrent combien la question du lecteur, pourtant abordée sporadiquement par les chercheurs jusqu’à maintenant, occupe une place centrale dans cette littérature. En effet, le lecteur oriente sans cesse la construction des textes littéraires. Le premier chapitre examine deux œuvres qui ciblent le lecteur endogène (qui provient de la communauté de l’auteur) : la pièce Moé j’viens du Nord, ’stie d’André Paiement et de la Troupe universitaire de l’Université Laurentienne ainsi que le roman Bloupe de Jean Babineau. Dans le chapitre suivant, il est question du lecteur exogène (qui provient d’une autre communauté que celle de l’auteur, le plus souvent du Québec), auxquels s’adressent le paratexte des nombreuses éditions de La Sagouine, monologues d’Antonine Maillet, ainsi que le texte des Trois exils de Christian E., pièce de Philippe Soldevila et de Christian Essiambre. Le troisième chapitre s’appuie sur les romans Pour sûr de France Daigle et La belle ordure de Simone Chaput pour montrer que certaines œuvres minoritaires refusent de trancher entre les publics endogène et exogène. Elles travaillent plutôt à les rejoindre simultanément, en les plaçant sur un pied d’égalité. Deux cas de figure supplémentaires occupent le dernier chapitre. Il porte d’abord sur le lecteur du roman Frog Moon de Lola Lemire Tostevin, qui se situe à la frontière de deux communautés linguistiques. Il s’attarde ensuite aux difficultés que pose le recueil de poésie Péristaltisme. Clystère poétique d’Éric Charlebois, qui propose une lecture indigeste à partir d’une thématique pourtant universelle, la digestion. Le recours aux poétiques de la lecture pour examiner le corpus franco-canadien contribue à résoudre une importante aporie du discours critique sur les petites littératures, qui tend à privilégier les analyses thématiques. Or tenir compte à la fois de la représentation et de l’énonciation des œuvres – c’est-à-dire de ce qu’elles disent, mais aussi de comment et à qui elles le disent – permet de faire véritablement ressortir toutes les possibilités à la disposition des écrivains minoritaires de même que la richesse de leur travail. iii REMERCIEMENTS Je souhaite d’abord et avant tout remercier ma formidable directrice, Lucie Hotte. Je tiens à souligner sa confiance et son enthousiasme constants envers ce projet de recherche, ainsi que sa grande humanité. Je lui suis également reconnaissante de m’avoir initiée à tous les aspects de la vie universitaire. Je garderai d’excellents souvenirs de nos longues discussions littéraires et théoriques. Je remercie Pénélope Cormier et Nicole Nolette pour leur solidarité toute franco-canadienne. Nos échanges réguliers ont grandement allégé le sentiment d’isolement qui accompagne invariablement la rédaction d’une thèse de doctorat. Je tiens à exprimer ma gratitude envers Véronique Arseneau, Marie Hélène Eddie, Camylle Gauthier-Trépanier, Isabelle Kirouac Massicotte, Martine Noël, Maryse Sullivan, Karine Turner et Catherine Voyer-Léger qui m’ont accompagnée dans mes moments d’angoisse et d’euphorie. J’ai une pensée spéciale pour Mylène Damphousse, dont la persévérance a été une source d’inspiration; Annik Plourde, pour avoir cheminé à mes côtés malgré la distance; et Catherine Welsh qui a tant de fois trouvé les mots justes pour m’encourager. Merci à Brigitte et Claudio Brun del Re, qui ont sans cesse trouvé de nouvelles façons de m’appuyer. Je leur dois aussi ma passion pour la lecture; grâce à eux, j’ai grandi entourée de livres. Enfin, je souhaite remercier Marc-André Roy, qui m’a encouragée à vivre cette aventure. Il est le seul de nous deux à y avoir cru du début à la fin. Je ne serais arrivée à bon port sans son amour, sa patience et son soutien sans bornes. Cette thèse est aussi un peu la sienne. La rédaction de cette thèse n’aurait été possible sans l’appui financier du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada et du Régime de bourses d'études supérieures de l'Ontario. Je remercie également le Centre de recherche en civilisation canadienne-française, le Centre interdisciplinaire de recherche sur la citoyenneté et les minorités et le Collège des chaires sur la francophonie canadienne de l’Université d’Ottawa; le Conseil de la vie française en Amérique et la Chaire pour le développement de la recherche sur la culture d’expression française en Amérique du Nord de l’Université Laval; et la succession Françoise-et-Yvan- Lepage pour leurs bourses généreuses. iv LISTE DES SIGLES1 B BABINEAU, Jean. Bloupe, Moncton, Perce-Neige, 1993, 198 p. BO CHAPUT, Simone. La belle ordure, Saint-Boniface, Éditions du Blé, 2010, 202 p. FM TOSTEVIN, Lola Lemire. Frog Moon, Dunvegan (Ontario), Cormorant Books, 1994, 217 p. K TOSTEVIN, Lola Lemire. Kaki, traduit de l’anglais par Robert Dickson, Sudbury, Prise de parole, 1997, 247 p. MJN PAIEMENT, André. « Moé j’viens du Nord, ’stie », dans Les partitions d’une époque : les pièces d’André Paiement et du Théâtre du Nouvel-Ontario (1971-1976), vol. I, préface de Joël Beddows, Sudbury, Prise de parole, coll. « Bibliothèque canadienne-française », 2004, p. 27-74. P CHARLEBOIS, Éric. Péristaltisme. Clystère poétique, Ottawa, Éditions David, coll. « Voix intérieures », 2004, 111 p. PS DAIGLE, France. Pour sûr, Montréal, Boréal, 2011, 746 p. S1 MAILLET, Antonine. La Sagouine : pièce pour une femme seule, Montréal, Éditions Leméac, avec la coll. du Centre d’essai des auteurs dramatiques, coll. « Répertoire acadien », 1971, 105 p. S2 MAILLET, Antonine. La Sagouine : pièce pour une femme seule, notes et hommages de Léonard Forest, Michel Tétu, Marcel Dubé, Alain Pontaut, Claudette Maillet, André Belleau et Martial Dassylva, Montréal, Éditions Leméac, avec la coll. du Centre d’essai des auteurs dramatiques, coll. « Répertoire acadien », 1973 [1971], 154 p. S3 MAILLET, Antonine. La Sagouine : pièce pour une femme seule, nouvelle édition revue et considérablement augmentée, notes et hommages de Léonard Forest, Michel Tétu, Marcel Dubé, Alain Pontaut, Claudette Maillet, André Belleau et Martial Dassylva, Montréal, Éditions Leméac, coll. « Théâtre acadien », 1974 [1971], 218 p. S4 MAILLET, Antonine. La Sagouine : pièce pour une femme seule, préface de Jacques Cellard, Paris, Grasset, 1976 [1971], 188 p. 1 Pour les différentes éditions de La Sagouine, le sigle sera également employé pour désigner tous les éléments du péritexte, incluant les préfaces. Ce sont ces « seuils » qui feront l’objet d’analyses et non le texte littéraire lui-même. v S5 MAILLET, Antonine. La Sagouine : pièce pour une femme seule, nouvelle édition revue et considérablement augmentée, notes et hommages de Léonard Forest, Michel Tétu, Marcel Dubé, Alain Pontaut, Claudette Maillet, André Belleau, Martial Dassylva, Montréal, Éditions Leméac, coll. « Poche Québec », 1986 [1971], 218 p. S6 MAILLET, Antonine. La Sagouine : pièce pour une femme seule, introduction de Alain Pontaut, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1990 [1971], 192 p. S7 MAILLET, Antonine. La Sagouine : pièce pour une femme seule, Montréal, Leméac Éditeur, coll. « Théâtre », 1990 [1971], 151 p. S8 MAILLET, Antonine. La Sagouine, Montréal, Fides, coll. « Nénuphar », 1992 [1971], 174 p. S9 MAILLET, Antonine. La Sagouine : pièce pour une femme seule, édition revue et corrigée, Montréal, Leméac Éditeur, coll. « Théâtre », 1994 [1971], 163 p. TE SOLDEVILA, Philippe et Christian ESSIAMBRE. Les trois exils de Christian E., Montréal, Dramaturges Éditeurs, 2013, 82 p. vi À Simon, mon petit lecteur endogène 1 INTRODUCTION Je me souviens, quand j’étais à l’école, d’avoir été bien agacée lorsque mes enseignants exigeaient que nous identifiions d’abord le destinataire de nos compositions. Ne pouvions-nous pas écrire, tout simplement? Lirait ensuite qui voudrait. Dans ma hâte de créer mon propre univers, je négligeais mes expériences de lectrice, à titre de jeune boulimique qui empruntait souvent des livres aux étalages de la bibliothèque destinés à un autre groupe d’âge, mais aussi de francophone ayant grandi en milieu minoritaire. Plusieurs fois, j’ai eu la bizarre impression de tenir entre les mains un livre qui ne s’adressait pas tout à fait à moi, comme s’il avait espéré une autre lectrice. Ces expériences auraient dû m’apprendre un principe commun à toute forme d’écriture : « [an author] cannot begin to fill up a blank page Without making assumptions about the readers’ beliefs, knoWledge, and familiarity With conventions2 ». D’où l’intérêt de l’exercice préliminaire proposé par mes enseignants : pour bien susciter (et maintenir!) l’attention de notre lecteur, encore fallait-il se faire une quelconque idée de lui – de ses connaissances, de ses valeurs et de ses expériences. Car des traces de lui, ce lecteur imaginé, allaient inévitablement s’inscrire sur la page.
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