CHAPITRE 1 - Lors de la Printanière consacrée à Hugo, vous avez à plusieurs reprises évoqué la grande comédienne qu'était Mary Marquet, surnommée "la grande prêtresse de la poésie". Pouvez-vous nous en parler un peu ? Jean-Laurent Cochet : Mary Marquet a été une immense aventure dans ma vie parce qu'elle était elle-même un personnage immense; et pas seulement parce qu'elle mesurait 1m81, mais parce qu'elle était complètement démesurée, en 1 bien comme en mal. Elle était très difficile à vivre mais passionnante et stupéfiante. Elle était une immense tragédienne, qui avait fait toute sa carrière à la Comédie Française, et la première à proposer des soirées poétiques avec Madame Dussane. C'était en effet la grande prêtresse de la poésie française. Elle avait eu une vie étonnante : maîtresse d'Edmond Rostand, elle avait épousé Victor Francen et c'est avec Vincent Gémier qu’elle a eu son fils, le merveilleux François, qui est mort pendant la guerre. 2 Elle m'avait un peu adopté et, en me parlant de François, elle disait "Ton frère dans le ciel ". Après la guerre, elle a été incriminée, comme Guitry, pour collaboration et elle a fait de la prison pour finir en non-lieu. Cela a donné lieu à des livres extraordinaires : des livres de poésie, car elle était un grand poète, et dans "Cellule 209" dans lequel elle raconte son emprisonnement, toujours avec humour. A la fin de la guerre, j'avais 11 ans, elle a recommencé à faire, dans la petite salle 3 Chopin Pleyel, ses récitals de poésie. Nous y étions toujours fourré. Et, comme elle avait des moyens extraordinaires, elle pouvait passer de "Le vent" de Verhaeren, où elle faisait trembler la salle, à "La chanson du petit hypertrophique" de Jules Laforgue. C'était génial ! De temps en temps, à la fin du récital, j'allais la voir, avec une cinquantaine d'autres personnes, pour faire signer sa photo qu'elle signait sans regarder, d'une écriture immense, elle alignait 3 lignes par page. C'était notre idole. Le temps a passé et je suis 4 entré au Français. Elle y venait, en tant que spectatrice, et j'ai su qu'elle avait tenu des propos gentils à mon égard. Et puis, un jour, alors que je répétais à la Madeleine, où je faisais des saisons de classiques, on vient me chercher en me disant que c'était Mary Marquet au bout du fil qui me demandait. J'ai cru à une blague mais c'était bien elle me disant: "Allo, c'est Cochet ?" "Oui, madame !" "Ne m'appelle pas madame, appelle-moi Maniouche et tutoie-moi, comme ça on ne va plus se quitter ! Es-tu cette espèce de 5 marchand de lacets dont j'ai retrouvé, il y a quelques mois, une lettre que tu m'as écris à l'âge de 20 ans et où tu me disais les choses les plus belles qu'on ne m'ait jamais dites et est-ce que ce marchand de lacets est le même que celui qui, en ce moment, monte Marivaux comme Karajan ?" Je réponds : "Oui, c'est moi, même si je n'ai pas la prétention de ressembler à Karajan." "Oui, c'est donc bien toi ! Tu es mon fils, je t'adopte, on prend rendez- vous!" Et on ne s'est plus quittés. Henri Tisot 6 était de la partie et nous passions des nuits extraordinaires chez elle, mais exténuantes, car elle était insomniaque ! Il fallait dîner, le plus tard possible, ensuite on la ramenait chez elle où elle se couchait et elle commençait un récital poétique qui durait jusqu'à 5 heures du matin. Ce trio a duré longtemps mais je suis parti le premier, car à un moment, je me suis rendu compte que, si cela continuait, je finirais par la haïr. Elle faisait des scènes épouvantables à ma pauvre petite maman en l'engueulant au 7 téléphone. Un jour, maman reçoit un coup de fil de Maniouche en pleurs demandant de mes nouvelles. Maman, affolée, pense qu'il m'est arrivé quelque chose de grave alors que Maniouche répond : "C'est Gauthier qui l'accroche dans sa critique !". Et maman de répondre que je devais m'en foutre, ne lisant pas les critiques. Quand j'ai raconté cet épisode au grand auteur qu'était Jean Sarment, dont Maniouche avait créé "Madame 15", il a eu ce mot merveilleux : "Elle n'aime pas les émotions perdues !". Et c'est la définition de tout le 8 personnage ! Quand elle a été quittée par Victor Francen, elle l'agonisait d'injures à haute voix dans les couloirs du Français, toujours avec une classe folle, et une fois dans sa loge elle dit : "Ce salaud ! Il me quitte le jour où je joue Athalie, le seul rôle du répertoire où il n'y a pas besoin de sensibilité !". Tous ses sentiments étaient vrais mais complètement multipliés quand il s'agissait du théâtre. Quand on pense qu'elle a épousé Maurice Escande ! Celui-ci répondait, quand on s'étonnait de cette 9 union : "Oui, c'était pour faire plaisir à maman! Nous sommes restés ensemble 9 mois, le temps de ne pas faire d'enfant !". Ces gens avaient de l'intelligence, de l'érudition, de la drôlerie, de la passion et de la curiosité ! Une autre anecdote : elle adorait les peluches et Henri Tisot et moi lui avions offert deux ours en peluche. Elle avait surnommé celui aux yeux langoureux, Coco, et celui qui était plus marrant, Titi, et se promenait partout avec ces deux ours. Et, si nous ne l'appelions pas à l'heure dite, 10 elle nous appelait pour nous dire qu'elle avait foutu l'ours par la fenêtre ! Un jour, Coco a été défenestré et a atterri sur le toit d'un autobus, perdu à jamais. Un autre jour, nous lui avons offert un énorme lapin en peluche d'1m50, assis sur ses pattes de derrière, que nous avions installé dans le salon face à son lit qui était dans la pièce adjacente en alcôve. Et le lendemain, elle m'appelle en disant : "J'espère que vous ne m'en voudrez pas mes enfants chéris mais je n'ai pas dormi de la nuit ; c'était impossible de dormir 11 car il n'a pas cessé de me fusiller du regard toute la nuit ! Je lui ai dit qu'il ne serait pas le plus fort et je l'ai fait rapporter au Nain Bleu où je l'ai échangé !" Rien n'était simple avec elle ! Pour nous, c'était une aventure folle car, à travers elle, je peux dire que j'ai vu jouer Sarah Bernhardt et Mounet-Sully avec lesquels elle avait joué car elle les imitait parfaitement. Elle a été la dernière, avec Marie Bell, à avoir ces moyens fabuleux avec l'inflexion, l'intonation, d'une justesse incroyable. 12 Avec l'âge, elle était devenue, non pas acariâtre, mais injuste, exigeante, il fallait lui sacrifier sa vie, ce qu'on faisait. Mais un jour, je suis parti et je lui ai dit : "C'est comme les monuments, quand un jour on sait qu'on ne va plus les aimer, il faut les quitter". Ce que j'ai fait. Et après, alors qu'elle était totalement désargentée, j'ai loué la salle Pleyel pour lui permettre de faire quelques récitals. Donc Mary Marquet fut une rencontre fantastique : adorer quelqu'un à 11 ans, ne pas oser l'approcher puis, ensuite, avoir 13 cette relation extraordinaire, avec une personne hors du commun. Elle le reconnaissait d'ailleurs, en disant que c'était parce qu'elle était à la fois un homme et une femme. Elle racontait qu'elle avait un jumeau utérin et qu'elle était née seule parce qu'elle l'avait bouffé ! On se serait cru chez Fellini à la manière dont elle racontait cela et pourtant tout était vrai. Grégoire reposa le journal : - Comme il a raison c’est-ce genre de comédiens qui nous manque aujourd’hui. 14 La sonnerie aux artistes retentit. Grégoire d’Aslain était entré avec toute une série de premier prix issu du Conservatoire quand celui-ci était encore le conservatoire et qu’on y apprenait quelque chose directement à la Comédie Française comme pensionnaire. Il continuait comme tout bon comédien qui se respecte de prendre des cours en l’occurrence chez Jean Laurent Cochet l’un des grands de ce métier. A bientôt cinquante cinq ans, qu’il diminuait de dix quand on lui demandait son âge, il 15 était toujours aussi fringant et n’arrêtait pas de jouer avec le même enthousiasme même si cette maison avait beaucoup changé du temps de Charon ou de Robert Hirsch. Alors qu’il avait revêtu le costume d’Eraste dans les Fâcheux : - Sous quel astre, bon Dieu, faut-il que je sois né, Pour être de fâcheux toujours assassiné ! Il semble que partout le sort me les adresse, Et j’en vois chaque jour quelque nouvelle 16 espèce ; Mais il n’est rien d’égal au fâcheux d’aujourd’hui ; - Toujours à répéter Grégoire Michel de Saint Martin grand sociétaire de la Comédie Française interrompait la concentration de notre ami Grégoire : - Ah Michel comment vas-tu ? - Tu répètes encore et toujours - Hé oui - Depuis combien de fois as-tu joué ce rôle ? - Des centaines et des centaines de fois 17 - Alors pourquoi répéter ton texte, moi je ne le répète jamais - Comme disait une grande sociétaire, ça vient avec le talent Grégoire tourna les talons laissant ce pauvre Michel de Saint Martin complètement abasourdi par ce mot qu’il lui avait lancé en plein visage.
Details
-
File Typepdf
-
Upload Time-
-
Content LanguagesEnglish
-
Upload UserAnonymous/Not logged-in
-
File Pages101 Page
-
File Size-