LE PASSANT DU MATIN © 1989, éditions Jean-Claude Lattès JEAN-LUC GENDRY LE PASSANT DU MATIN CHAPITRE 1 Le lieutenant lui avait dit : « Si votre moto ne peut pas sui- vre, on ne pourra pas vous attendre. Le peloton n'a plus les moyens de traîner. » Depuis deux jours, il traînait en queue de peloton, avec des ratés interminables, des soubresauts, des reprises inattendues qui lui donnaient un fol espoir. Les autres rigolaient sous leurs lunettes et leurs casques. Cette amitié née sous les bombes des stukas et les balles traçantes des mitrail- leuses, cette fraternité des vingt-six hommes au combat, dans la poussière des routes, l'odeur chaude des champs de blé, la fraîcheur des nuits à la belle étoile se dissolvaient bêtement sous l'ironie facile de ceux dont les machines tournaient rond. Il n'y a rien à faire avec les Français, la rigolade leur tient lieu d'habillage. Ils font les mariolles. La plus grande déroute de leur histoire. La plus fantastique défaite jamais subie par une armée, donnée encore un mois plus tôt pour la première du monde. Et ils rient encore. Pour la première fois depuis un an, il les détesta et se détesta de les critiquer. Son moteur ne mar- chait plus que sur trois pattes. L'écart sur les derniers s'agran- dissait à vue d'œil. Ils lui avaient dit : « Tu nous rejoindras au prochain cantonnement. Direction Saumur, Bordeaux, Saint- Jean-de-Luz. » Ils auraient aussi bien dit : Périgueux, Cahors et Montauban. Qu'est-ce qu'ils en savaient ? Il n'y avait plus d'ordres. Depuis la Somme, on naviguait au jugé. On avait couru d'abord après le chef d'escadron. Puis après la brigade. Et l'état- major de la division. Mais personne n'y croyait plus : c'était des mots. Des rêves fous, du temps de paix. Quand il y avait encore des supérieurs qui dominaient d'un air souverain et mystérieux des plans complexes capables de dérouter l'ennemi. Des voitu- res avec fanion. Des képis étoilés. Des garde-à-vous. Et des saluts solennels. On se les donnait maintenant soi-même, les ordres. Et on filait au sud sans barguigner. Parce que vingt-six vivants de moins, ou vingt-six prisonniers de plus, ce n'était pas ça qui aurait changé le sort de la guerre. Il n'y avait que ceux qui n'avaient pas encore vu les chasseurs allemands, en piqué, leur sirène affolante, la précision de leurs tirs pour raconter des salades. Et croire qu'avec trois charrues en travers de la route on allait gêner les Panzers. Il y avait de quoi rire. A quoi jouait-on ? A la petite guerre, au jeu de pistes ? Ceux qui avaient vu la première Panzer de Guderian entre Abbeville et Charle- ville, la progression coordonnée des chars et des fantassins autoportés, la couverture aérienne du fleuve d'acier, la rapi- dité des retournements de fronts, la sûreté des transmissions de l'armée en marche, ceux-là savaient que le courage désarmé n'avait plus que la valeur d'un suicide. Il essaya de relancer les gaz. Mais il ne faisait qu'encras- ser l'engin. Tout à coup, le moteur s'éteignit doucement. Et dans un grand silence la machine en roue libre ralentit progressive- ment et s'arrêta. Il poussa l'engin vers le talus, puis se mit sur pied. Ses jambes engourdies et lourdes, le calme tranquille de la campagne lui donnèrent le sentiment d'un nouveau monde. A l'horizon, le nuage du peloton s'éloignait. On n'entendait déjà plus le bruit des moteurs. La paix du coin le surprit. Pas une voiture, pas une charrette en vue. A Amboise, les camarades avaient choisi d'emprunter une route parallèle au fleuve. Les flots de réfugiés encombraient les axes. Mais sur les transver- sales on eût pu se croire encore pendant les vacances d'autre- fois. Au pied de la levée, la Loire glissait, sereine et pure : à peine troublée parfois d'un remous, ou du saut d'un poisson gobant une mouche, la surface de l'eau renvoyait la lumière du ciel, la course des nuages et l'ombre projetée de la rive d'en face. Nicolas ôta ses gants, son casque, ouvrit sa vareuse, par- courut des yeux la ligne des collines, le ciel radieux et éprouva un sentiment d'intense libération. Depuis près d'un an qu'il vivait sous les ordres, c'était la première fois qu'il devait choi- sir sa route et décider. Il se sentit désemparé, mais heureux de l'être. Il aperçut alors en contrebas un pêcheur qui ajustait sa ligne. Il le héla : — Oh ! A combien le prochain village ? L'autre le considéra avec méfiance, souleva son chapeau de paille, se gratta la tête, et grommela, avec un accent rocailleux : — P't'être bien une demi-lieue... P't'être un peu moins. — Y a-t-il un garagiste ? Je suis en panne. — L'est p't'être bien parti, lui aussi, marmonna le paysan. Nicolas se mit en marche. « Je les rattraperai, pensait-il, sur la route de Saumur, puisque l'escadron se regroupe là-bas. A l'entrée d'un bourg, ils feront le plein. Ils casseront la croûte et la vie reprendra comme avant. » Mais plus il s'efforçait de croire qu'il retrouverait dans quelques heures le peloton, moins son désir d'y parvenir s'affirmait clairement. Aux premières maisons du village, il s'arrêta, observa la rue vide, les fenêtres fermées. Il voyait aux vitres des rideaux de dentelle dans leurs embrasses ; des pots de géraniums sur les balustres. Il avança prudemment, comme s'il commettait une inconvenance. D'une ruelle qui descendait au fleuve, un chien sortit qui ne prêta nullement attention à lui, traversa la route, longea les maisons. On eût dit qu'il cherchait lui aussi son chemin. Nicolas avança encore, aperçut un chat en maraude qui le regarda effrayé. Jusqu'à la place de l'église, il ne ren- contra pas âme qui vive. Le pays semblait abandonné, et pour- tant rien n'indiquait que les habitants l'eussent quitté. La pompe à essence n'était pas fermée. Des brouettes chargées demeuraient devant les portes. La balayeuse municipale dor- mait devant le monument aux morts. Tout à coup, un vrombissement assourdissant au ras des toits le rendit à la réalité. En rase-mottes, des avions descen- daient le cours du fleuve. Nicolas courut jusqu'au milieu de la place pour tenter de les apercevoir. Un grondement qui gran- dissait rapidement en annonçait d'autres. Brusquement, sur- gissant au-dessus des maisons, trois nouveaux avions à croix noire avalèrent l'espace et la lumière en hurlant. L'ombre des ailes le recouvrit une seconde. Il n'eut pas le temps de crier ni de se jeter au sol. Le fracas des moteurs entra en lui, le paralysa. Sottement il pensa : « Je ne suis pas mort », puis : « La guerre continue. » Et enfin seulement : « Il ne faut pas rester là, il faut se mettre à l'abri. » Il courut vers le premier porche venu, poussa le vantail qu'il referma précipitamment derrière lui, se retourna et alors seulement aperçut au bout d'une lon- gue pelouse bordée de roses la demeure que protégeaient ces murs. C'était un majestueux manoir Louis XVI entouré de grands arbres qui, au gré de la brise, promenaient leurs feuil- les sur la façade de pierre blanche. Par les hautes portes- fenêtres, largement ouvertes, il apercevait, de l'autre côté de la propriété, des terrasses qui descendaient vers la Loire. Nulle voix, nul bruit. La demeure, elle aussi, paraissait abandonnée mais vivante et heureuse. L'alerte avait peut-être conduit ses habitants dans les caves ? Il s'approcha, puis se décida à entrer. Dans le grand hall en dalles noires et blanches, le soleil péné- trait largement. Des chapeaux de paille ornés de rubans repo- saient sur un guéridon. Des foulards et des gants sur une chaise. Une cravache et des bottes dans un coin. Un escalier solennel montait à droite vers les étages et à gauche le hall ouvrait sur une enfilade de salons, d'où l'on découvrait le fleuve. Nicolas y entra avec hésitation. Il appela. Personne ne répondit. Alors il s'enhardit et pénétra dans un grand salon blanc et or écla- tant de fraîcheur, qui donnait sur une terrasse bordée de vases de pierre, débordant de pivoines. La lumière éclatante du val faisait chanter la soie rose des murs et des rideaux, les dessins du tapis des Gobelins, des canapés et des médaillons à la reine, les dorures des glaces et des cadres. Nicolas regarda son uni- forme sale et poussiéreux, ses leggings maculés de cambouis. Que faisait-il là ? Il gagna la terrasse, découvrit le parc qui, après trois larges degrés garnis de fleurs, s'ouvrait sur une pelouse descendant jusqu'au fleuve. La splendeur tranquille de ce décor d'eau et de verdure s'accordait à la majesté du silence troublé par les piaillements d'hirondelles haut dans le ciel. Il eût fallu suspendre cet instant exceptionnel de calme et d'har- monie. Nicolas hésita. Les avions allaient-ils revenir ? Allaient- ils détruire les ponts de Tours ? Il observa la rive sud du fleuve. Très loin en aval, autour d'une voiture couverte de matelas et de valises, quelques personnes s'agitaient, ajustaient les ten- deurs et les sangles. Il voyait aussi passer quelques bicyclet- tes lourdement chargées. Mais cela ne sentait ni la hâte ni la fuite. Le paysage entier semblait hors des drames du temps.
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