LES AUTORITÉS DU PASSÉ Mémoires (in)disciplinées du camp de Breendonk, 1944-2010 - Bruno Benvindo - Modeste bourgade de la province d’Anvers, Breendonk devient, à partir de 1944, le cœur de la mémoire belge de la Seconde Guerre mondiale. Mais loin de se transformer en paisible lieu d’hommage, l’ancien camp nazi qui y avait été installé sous l’Occupation est l’enjeu d’un âpre combat pour le souvenir. Qui a le droit d’y parler de la guerre ? La question, qui éclate à la Libération, reste controversée jusqu’aujourd’hui. À travers une approche centrée sur les acteurs de la commémoration, cette contribution explore la manière dont les victimes, les pouvoirs publics et les citoyens ordinaires tentent chacun de faire valoir leurs droits sur le passé. En analysant le basculement d’une mémoire patriotique vers une mémoire placée sous le signe des droits de l’homme, on s’interrogera notamment : les nouveaux idéaux démocratiques vantés au mémorial national de Breendonk à partir des années 1990 sont-ils pour autant porteurs d’une nouvelle “démocratie du souvenir” ? À l’instar des anciennes doctrines patriotiques, la rhétorique des droits de l’homme n’exige-t-elle pas, elle aussi, pour se faire entendre que d’autres voix soient réduites au silence ? 49 Mémoires (in)disciplinées du camp de Breendonk I. Introduction quable exception. Enceinte militaire trans- formée en Auffanglager (littéralement “camp La mémoire de la Seconde Guerre mondiale d’accueil”) sous l’Occupation, le lieu fait s’est, en Belgique comme pour bien d’autres après la Seconde Guerre mondiale son pays d’Europe occidentale, avant tout inscrite apparition dans le paysage commémoratif dans les cadres et lieux du conflit 1914-1918. belge. Contrairement à la tour de l’Yser ou au Que l’on songe aux innombrables monuments Soldat inconnu, aucune communauté mémo- aux morts de la Première Guerre mondiale rielle organisée n’est préalablement établie qui, dans les villes et villages, se voient après dans ce “nouveau” lieu de mémoire. En 1944 simplement complétés par le nom des conséquence, un virulent débat peut éclater victimes du conflit qui vient de s’achever. dans les années qui suivent la Libération : Un tel processus de “retraditionnalisation” qui a le droit d’y parler de la guerre ? En ce de la guerre 1940-1944 s’opère également lieu qui ne peut s’appuyer sur une longue dans les monuments d’ampleur nationale. tradition commémorative, la question n’a rien À la tour de l’Yser dressée sur la plaine de d’évident. Dans un premier temps, elle met Dixmude comme au Soldat inconnu érigé au aux prises une mémoire dite populaire et une cœur de Bruxelles, deux lieux de mémoire mémoire supposée plus honorable, portée par antagonistes nés au lendemain de la Première des anciens prisonniers politiques du camp. Guerre mondiale, le conflit 1940-1944 est Résolus à faire valoir leurs droits sur “leur” lieu simplement replacé dans un récit plus large. de souffrance, ces rescapés mènent campagne La seconde occupation ne modifie qu’à jusqu’au Parlement. Ils trouvent bientôt dans peine le sens des commémorations qui s’y les pouvoirs publics un allié de poids, qui tiennent depuis plusieurs décennies : le cadre en 1947 décrète Breendonk mémorial natio­­ de référence y reste la nation belge, que ce nal. Dans un paysage commémoratif éclaté, soit pour la contester ou la glorifier. Cette où la mémoire se fait d’autant plus polypho - continuité ne se marque, de surcroît, pas nique que les autorités politiques s’avèrent seulement dans les formes et les discours. remarquablement absentes du débat sur le Après 1944, les “milieux de mémoire” passé de guerre, Breendonk est dès lors, plus issus du conflit 1914-1918 – en particulier que jamais, un cas à part : il est l’unique site les associations d’anciens combattants et d’ampleur nationale, soutenu et financé par leurs sympathisants – conservent la haute l’État, où est commémoré le conflit 1940- main sur les commémorations1. Tant sur le 1944. plan symbolique qu’au niveau matériel ou organisationnel, la mémoire de la Deuxième La création du mémorial national ne signi- Guerre mondiale “invente” finalement peu. fie pourtant pas qu’un consensus s’impose autour du souvenir que doit porter Breen- Breendonk, qui sera au centre de cette con- donk. Comme nous le verrons, envisagé tribution, constitue à cet égard une remar- sur la période qui court de la Libération à 1. BRUNO BENVINDO & EVERT PEETERS, Les décombres de la guerre. Mémoires belges en conflit, 1945-2010, Bruxelles, 2012. Mémoires (in)disciplinées du camp de Breendonk 50 aujourd’hui, le combat pour la mémoire de l’Occupation. Les notions de résistance, de l’ancien Auffanglager peut être divisé en trois collaboration ou de “répression” y ont, jusqu’à séquences chronologiques. À la première aujourd’hui, une charge émotionnelle qui phase qui voit entre 1944 et 1947 se heurter divise bien plus qu’elle unit2. Prospérant sur des appropriations “populaires” du lieu à la des clivages remontant à la Première Guerre mémoire des rescapés, succède une deuxième mondiale, ces mémoires antagonistes se phase, tout aussi troublée, de concurrence sont ancrées dès la Libération dans l’espace mémorielle. De 1948 au milieu des années public. Des communautés mémorielles con- 1990, une lutte presque permanente oppose currentes se sont (ré)appropriées des lieux l’institution à divers groupements politiques de mémoire spécifiques, donnant naissance entendant défendre “leur” propre histoire de à un paysage commémoratif éclaté. À travers la Seconde Guerre mondiale. Enfin, avec la le cas de Breendonk, cet article montrera reprise en main du mémorial par le ministère que la cristallisation des mémoires belges de la Défense nationale à partir des années en un paysage physiquement morcelé n’a 2000, s’ouvre la troisième et dernière phase rien d’un processus naturel. À l’Auffang- de l’histoire de Breendonk comme lieu lager comme ailleurs, la fusion d’un lieu avec de mémoire. L’heure n’est toujours pas à une communauté mémorielle spécifique – l’apaisement : ce sont désormais les autorités caractéristique du patchwork commémoratif publiques et la nouvelle société civile de la belge – est le fruit d’une négociation mémoire qui entrent en concurrence frontale permanente, et reste toujours en équilibre avec des “anciens” qui redoutent de perdre instable. Si presque toutes les “positions” leur monopole sur le souvenir. à l’égard du passé de guerre trouvent une place dans le paysage commémoratif, il Les trois séquences chronologiques qui n’est pas pour autant question de pluralité sont ici distinguées correspondent, on le ou de démocratie du souvenir autour de voit, à trois configurations de la relation qui ces monuments. Paradoxalement, la concur- lie rescapés, citoyens ordinaires et auto- rence externe entre les lieux de mémoire rités étatiques à Breendonk. En se centrant nourrit en effet un combat interne pour de cette manière sur les acteurs de la com- l’homogénéité. La lutte pour le souvenir, mémoration, plutôt que sur les seules repré- autrement dit, prend avant tout place au sein sentations auxquelles se limitent trop souvent de chaque monument. L’histoire de ces lieux les études sur la mémoire collective, cette de mémoire, comme l’indiquera ici un regard contribution interrogera la formation du sur plus d’un demi-siècle de commémorations patchwork mémoriel belge. On le sait, en à Breendonk, peut dès lors être lue comme Belgique moins encore que dans les autres autant de tentatives de réduire au silence les pays d’Europe occidentale, un consensus voix discordantes, et de mettre en cage le n’a jamais émergé autour du souvenir de passé. 2. JOSÉ GOTOVITCH & CHANTAL KESTELOOT (dir.), Collaboration, répression : un passé qui résiste, Bruxelles, 2002. 51 Mémoires (in)disciplinées du camp de Breendonk II. 1944-1947 : une kermesse seconder leurs homologues allemands. Au mémorielle ? final, des 3.500 détenus qui transitent par le camp de Breendonk, la moitié à peine survit à Avant la Seconde Guerre mondiale, le la Seconde Guerre mondiale4. village de Breendonk ne doit sa très modeste renommée qu’au fort qui y a été construit Le régime particulièrement sévère régnant au début du XXe siècle. Pièce de la ceinture à Breendonk fait de ce camp, déjà sous érigée autour du “réduit national” d’Anvers l’Occupation, un enjeu de propagande. Les dans l’espoir de préserver la neutralité du photographies prises par l’Allemand Otto pays, ce fort est bombardé en octobre 1914 Kropf témoignent de l’intensité de ce premier par les troupes allemandes et tombe aux combat pour la mémoire. Correspondant de mains de l’occupant neuf jours plus tard. guerre en Belgique pour la Propaganda-Staffel, Mais c’est une autre occupation, la seconde Kropf réalise en juin 1941 un reportage sur en moins d’une génération, qui fait entrer son l’Auffanglager5. Ses clichés transforment ce nom de Breendonk dans le “roman national”. lieu en un camp propre et ordonné, où des SS De septembre 1940 à août 1944, l’occupant impeccables dans leur uniforme tranchent avec utilise les infrastructures de ce complexe des détenus enlaidis. Parmi ces prisonniers, militaire pour y enfermer les “suspects”. À seuls les Juifs non belges sont photographiés, l’Auffanglager Breendonk, les détenus sont et les gros plans se concentrent sur ceux qui internés pour une durée indéterminée, avant paraissent correspondre au stéréotype nazi du d’être transférés ou déportés. Dans un premier Juif “dégénéré”. Les endroits les plus cruels temps, ces prisonniers sont pour partie des du camp – les cellules, la chambre de torture, Belges, la plupart arrêtés en raison de leurs la potence ou la morgue – semblent ne pas opinions hostiles à l’Allemagne nazie, et exister.
Details
-
File Typepdf
-
Upload Time-
-
Content LanguagesEnglish
-
Upload UserAnonymous/Not logged-in
-
File Pages30 Page
-
File Size-