Montrez-Moi La Chine ! Raymond Klein

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woxx | 17 04 2015 | Nr 1315 REGARDS 11 KULTUR Les profs défilent devant leurs élèves. Assemblée d’autocritique pendant la Révolution culturelle. BANDE DESSINÉE Montrez-moi la Chine ! Raymond Klein Li Kunwu est un dessinateur chinois les journaux disent que des enfants Pendant quatre ans, ce sera la qui bave, et parfois comme tracés qui publie dans le « Quotidien du plus jeunes, âgés de six mois seule- « Grande famine », avec plusieurs d’une main tremblante. Dans cer- Yunnan » et… chez Dargaud. Il nous ment, y parviennent. Mais le petit Li dizaines de millions de morts. Le taines scènes les aplats noirs - nuit fait voir la société, la politique et échoue dès la première syllabe : au père de Li Kunwu, un communiste ou ombres - dominent les vignettes, l‘istoire à travers les yeux d’un lieu d’énoncer un « Mao zhuxi », il convaincu qui a fait la guerre civile, et les effets de texture pour simuler Chinois. ne bredouille que des « ma » et des est désormais « chef de bureau ». Il a des dégradés de gris ont un carac- « pa » confus. Et le père de conclure : tout vu venir, il désespère de la folie tère menaçant, comme une poussière Scène de rue dans le vieux centre « J’ai bien peur que ce ne soit pas politique, mais il doit continuer à faire maléfique qui envahit la vie des per- de Kunming, un joueur de viole une lumière. » « son travail ». Le récit de ces événe- sonnages. Cela rappelle le style des chinoise sous la pleine lune, voya- ments tragiques alterne moments de grands lithographes. « Li ne dessi- geurs entassés dans une grande Noir et blanc et noir tendresse et événements choquants. nait pas comme ça. Avant ‘Une vie salle d’attente, Fête du nouvel an Ainsi, l’enfant Li révèle son talent chinoise’, son trait était lisse, rapide, avec échasses et masques… C’est en Une fameuse citation du réforma- en dessinant Chang’e, la déesse de aérien, pudique, à peine sa plume contemplant les dessins grand format teur Deng Xiaoping dit que le bilan la lune, et son lapin de jade, d’après touchait-elle le papier », lit-on dans de Li Kunwu lors d’une exposition au de Mao Zedong est « 70 pour cent po- l’histoire que lui a contée sa nounou. la préface du troisième tome. Et il est musée Cernuschi à Paris que, émer- sitif et 30 pour cent négatif ». Dans Le père se fâche - la Chine rouge est vrai que le nouveau style, plus tor- veillé, j’ai décidé de lui dédier un ar- le premier tome, intitulé « Le temps justement en campagne contre les tra- du, plus personnel, convient parfai- ticle. La tendresse avec laquelle il dé- du père », Li donne toute leur place ditions, les « Vieux féodaux ». Mais tement aux pages les plus sombres peint les gens simples, leurs plaisirs aux 30 pour cent. Cela commence ensuite on le voit feuilleter avec son du sujet. Quant aux moments plus traditionnels, leur énergie au quo- dès 1958 avec le « Grand Bond en fils des « lianhuanhua », ces bandes lumineux, c’est à travers les visages tidien, leurs défauts sympathiques, avant » : au fil des vignettes, on suit dessinées politiques censées expli- qui s’ouvrent, les corps qui s’élan- font vibrer une corde en toute per- la procession des familles qui amè- quer la différence entre les bons et cent, les espaces qui se déplient que sonne qui a connu cette Chine-là. nent leurs objets métalliques pour les les méchants aux masses populaires. le sentiment de soulagement devient Li Kunwu, artiste établi dans sa faire fondre dans des fours au char- Et qui représentent la première ins- palpable. province natale du Yunnan, est connu bon artisanaux. L’objectif étant que piration du futur auteur de bédé Li. en Occident pour sa bédé « Une vie la production d’acier « dépasse l’an- Quelques pages plus loin, c’est l’af- J’ai été fou chinoise » en trois tomes. Il s’agit glaise et rattrape l’américaine » - en freuse histoire de l’oncle Liuba, resté d’un récit autobiographique à tra- se fixant sur les chiffres et non pas à la campagne, où la famine est en- Quand Li a onze ans débute la vers lequel l’histoire de la Chine de- sur la qualité. Plus fatalement, en ma- core pire. La faim l’a rendu fou et il se Révolution culturelle. Cela passe puis les années 1950 jusqu’en 2010 se tière de politique agricole, l’enthou- retrouve interné - ce qui donne lieu à par une intensification du culte de déroule sous nos yeux. Dès les pre- siasme aveugle se substitue à la rai- quelques vignettes terrifiantes. la personne de Mao. A l’école, il y a mières pages, le ton est donné : face son. Annonces de dépassement des Contrairement aux œuvres expo- un concours de connaissance sur le aux errances tragiques de la Chine de objectifs, photos d’enfants « nageant sées au Cernuschi, le style du dessin « Yu Lu », l’inventaire des citations de son enfance, l’auteur pratique l’auto- dans le blé » - tandis que l’approvi- d’« Une vie chinoise » n’est pas très Mao, ce qu’on appelle en Occident le dérision subversive. Ainsi, ses parents sionnement se fait attendre à Kun- avenant. Li travaille en noir et blanc, « Petit Livre rouge ». Tout doit se faire voudraient lui faire réciter « Lon- ming, la capitale du Yunnan où les Li sans nuances de gris. Les traits sont en suivant l’exemple du Président, en gue vie au président Mao », puisque habitent. souvent épais, avec un effet d’encre se mettant « au service du peuple » - 12 REGARDS woxx | 17 04 2015 | Nr 1315 gâts furent considérables », constate bédé. Lié d’amitié avec Li, Ôtié a su amèrement l’auteur. Nouveau flash- convaincre un éditeur et s’est chargé forward : Li rencontre Qibao, le cama- d’écrire les dialogues originaux. Dé- rade de lycée qui avait dénoncé les Li sormais, après l’édition française et en tant qu’ex-famille de propriétaires plusieurs traductions, le livre est paru terriens. Comme l’auteur, Qibao ne se en chinois. La collaboration franco- souvient plus des détails des horreurs chinoise a sans doute permis à Li de qu’ils avaient infligées, notamment dépasser le style de dessin journalis- contre la hiérarchie des enseignants. tique qu’il pratiquait au « Quotidien Ainsi, un jour, le nom du père du Yunnan » et de présenter sa bio- se retrouve sur un dazibao ; le len- graphie sous une forme qui convient demain soir, il revient tard, emballe aussi aux publics occidentaux. quelques affaires et est embarqué pour une destination inconnue. Pen- Tout pour le parti, dant que la Révolution culturelle tout pour l’argent culmine dans une sorte de guerre ci- vile entre bandes rouges, la famille L’amélioration du cadre politique apprend que le père est dans un chinois explique que l’intensité émo- centre de rééducation pour cadres à tionnelle du premier tome ne se re- la campagne. Paradoxalement, c’est trouve pas dans les deux autres. Leur le dévouement absolu à Mao qui per- intérêt est ailleurs. Ainsi, le second met de mettre fin au chaos. Fin 1968, s’intitule « Le temps du parti » et celui-ci, appuyé par l’armée, déclare tourne autour des tentatives du jeune terminée la Révolution culturelle et Li de rejoindre le parti malgré le pas- envoie les gardes rouges à la cam- sé de sa famille. L’enchaînement des pagne. Cependant, pendant des an- événements l’amène à dénoncer son nées encore le père reste emprisonné, meilleur ami parce que ce dernier a Li et sa sœur subissent la dure vie de tenu des propos scabreux. Il est vrai soldat respectivement de garde rouge que son père, désormais entière- en exil, tandis que la mère, restée ment réhabilité, lui avait enjoint de seule, doit travailler jusqu’à l’épuise- faire passer le parti avant la famille ment dans un atelier de couture. et l’amitié . Et effectivement, dans un Les débuts malheureux du jeune artiste : dessiner des personnages de contes traditionnels Quand, à la fin du premier tome, flashforward, Li assure à son propre ne se faisait pas à l’époque, surtout quand on était fils de cadre. la mort de Mao est annoncée, Li, fils qu’il n’éprouve aucun regret. De comme toute sa génération, est toute façon, son admission au parti consterné. Il ne se rend pas compte assurée par ce moyen est prompte- que cela représente le début d’une ment annulée, suite à une dénoncia- tout et n’importe quoi. Les « gardes biens, précieux entre tous, finissaient ère nouvelle, plus heureuse, pour sa tion venue d’autres « camarades ». rouges », étudiants et lycéens fana- là en suspension, éparpillés dans famille aussi bien que pour la Chine Décidément, Li Kunwu ne lésine pas tisés venus des métropoles arrivent l’atmosphère, dans les fumées et les tout entière. Le rassemblement des sur les moyens - s’exhiber comme sa- à Kunming pour « défendre la révo- cendres dont nous emplissions nos soldats, leur effarement, la foule laud et arroseur arrosé - afin de nous lution contre ses adversaires ». Les jeunes poumons. » C’est l’occasion place Tiananmen lors de l’enterre- faire comprendre les errances de sa écoliers s’y mettent aussi : Li et ses d’un premier flashforward, signa- ment, le dessinateur les raconte en génération. camarades libèrent tour à tour un res- lé par un style de dessin « pastel » : dessinant des horizons vides… donc Le récit de la vie de Li avance dou- taurant, un photographe, un coutu- Nous voyons le vieux Li d’aujourd’hui ouverts.

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