Document généré le 28 sept. 2021 15:14 Québec français Du Bateau ivre au steamer Ducharme lecteur de Rimbaud Gilles Lapointe Réjean Ducharme Numéro 163, automne 2011 URI : https://id.erudit.org/iderudit/65413ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Les Publications Québec français ISSN 0316-2052 (imprimé) 1923-5119 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Lapointe, G. (2011). Du Bateau ivre au steamer : Ducharme lecteur de Rimbaud. Québec français, (163), 36–40. Tous droits réservés © Les Publications Québec français, 2011 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ LITTÉRATURE / EN PAYS DUCHARMIEN Il faut laisser aux choses, surtout aux plus amères, le temps de signifier tout ce qu’elles ont à signifier. [Réjean Ducharme, L’océantume.] DU BATEAU IVRE AU STEAMER Ducharme lecteur de Rimbaud PAR GILLES LAPOINTE ide, la Marquise de Sévigné, Lautréamont, à partir de quelques extraits de L’océantume2. Car à De Musset, Verne, Poe, Bossuet, Crémazie, l’instar de Lautréamont et de Saint-Denys Garneau, GMarie de l’Incarnation, le frère Marie- mais contrairement à d’autres figures d’écrivains mieux Victorin : la liste des écrivains qui composent ce étudiées par la critique, celle de Rimbaud reste encore cortège insolite en route vers le royaume des Muses « savamment voilée3 ». Crypte littéraire et poétique, ducharmiennes pourrait s’allonger indéfiniment. Dans l’œuvre de Rimbaud représente un lieu de réflexion l’œuvre de Réjean Ducharme, aucune de ces figures privilégié à partir duquel Ducharme pense l’écriture littéraires n’agit pourtant à titre de modèle premier et et, de façon plus large, son rapport à la littérature. Tout ne supplante les autres. S’y exhibe plutôt « le désordre comme Rimbaud avant lui, Ducharme écrit contre la d’une bibliothèque bouleversée où se trouve pêle-mêle langue et ses convenances, contre le canon littéraire. Or, dans la surenchère des noms, des pastiches, parodies si écrire n’a pu justement le conduire qu’à désirer, selon et échos divers, une vaste culture littéraire1 ». Célèbres l’expression heureuse de Marie-Andrée Beaudet, une ou parfois méconnus, ces auteurs n’ont certes pas tous « forme qui échappe au désir des belles formes4 », c’est exercé sur Ducharme le même pouvoir d’attraction. mon hypothèse qu’en écrivant obliquement à partir de Dans le cadre de cette brève étude, je m’intéresserai Rimbaud, il était inévitable que Ducharme en passe à aux enjeux qui relient l’œuvre de Rimbaud à Ducharme son tour par une réflexion approfondie sur la beauté. 36 Québec français 163 | AUTOMNE 2011 La beauté classique en procès cas, par exemple, dès les premières lignes du récit, de la Dans L’océantume, le lecteur est mis en présence maîtresse d’école qui, telle une sphinge rugissante, avec d’une curieuse famille, les Ssouvie. Ces personnages « des dents en or plein la bouche » (O, p. 9), débite en habitent un steamer désaffecté, à moitié enterré, dos au classe une leçon académique trop bien apprise. Comme fleuve Saint-Laurent. Dès la première page du roman, c’est la pratique courante chez Ducharme, le discours, il est précisé que la famille royale des Ssouvie est origi- mû par une force invisible, se retourne férocement naire de la Crète. Ce lieu géographique et mytholo- contre celle qui le profère. Tandis qu’à l’écoute du gique n’est pas le fait du hasard et fournit au récit une sermon de la maîtresse le lecteur prend acte des effets de ses clefs de lecture essentielles, « la Crète évoqu[ant] comiquement cruels déjà opérés sur elle par cet autre les champs marins au large de cette île, la mer Égée où proverbe bien connu – « Menteur comme un arracheur se situe la naissance fabuleuse d’Aphrodite5 ». À l’ori- de dent » –, c’est l’héritage scolaire, la culture savante gine de L’océantume se trouvent en effet convoquées, et, par ricochet, la littérature qui se trouvent d’emblée parmi les références suggérées par la figure d’Aphro- entachés de suspicion et associés à la tromperie et à la dite, la Naissance de Vénus, immortalisée par Botti- mystification. Par ce discours vociférant, les dents en celli, et son pendant plus sombre, le contre-blason or de la maîtresse agissent ici comme la métonymie de féroce de Rimbaud, la Vénus Anadyomène, qui en est tout le texte, exposant à la fois, sous leur beauté radieuse une transposition volontairement avilie. Par l’entre- et artificielle, la formidable capacité de régénération mise de la Vénus Anadyomène, Ducharme convie à son de la littérature et son aptitude équivoque de monstra- tour le lecteur au procès qu’il intente non seulement tion et de dissimulation. Ainsi, à un niveau de lecture à la beauté classique mais aussi à la modernité. Cette plus profond, le texte de Ducharme met aussi en repré- fois, chez Ducharme, malgré la fascination évidente sentation les contradictions auxquelles la littérature est qu’exerce sur lui « l’introuvable6 » qu’est Rimbaud, confrontée en régime de modernité. et tout poète « maudit » qu’il soit, le texte rimbal- L’idée d’élévation est abordée dès les premières dien n’est pas épargné. De façon délibérée, Ducharme lignes de L’océantume : « Mouche-toi donc ! Ne laisse centre en effet son récit autour du naufrage de cette pas couler cela comme cela ! Tu n’as donc pas de mère figure aujourd’hui célébrée de la littérature française, pour t’élever ? » (O, p. 9), crie la maîtresse d’école à Iode Le bateau ivre, échoué sur les rives du Saint-Laurent, Ssouvie. Dès l’amorce du roman se met en place cette et dont le steamer désaffecté et cimenté représente la donnée essentielle, soit l’opposition classique à l’inté- version dégradée. De nouveau, comme dans Le Cid rieur du récit d’une projection de lignes horizontales maghané et plusieurs autres textes canoniques que et verticales. Cette tension entre haut et bas structure Ducharme revisite durant les années 1960, la « grande » le récit et instaure une division entre la longue coulée littérature, à travers l’un de ses emblèmes les plus puis- de mots associés au dégoût (ce qui flue, fuit, s’échappe, sants, est mise à mal et parodiée. s’engloutit, descend) et tous les mots recherchés, étran- gers, expressions latines, formules savantes et parfois La duplicité de la fiction pompeuses, qui, au contraire, rampent, progressent, Dans L’océantume, l’ascendance des Ssouvie ne cherchent à se dresser, à se hisser piteusement et non protège nullement le clan royal contre la déchéance. sans ironie, à un niveau de langue élevé. Miné en effet de l’intérieur par le célèbre paradoxe On reconnaîtra, derrière cette idée d’élévation, un d’Épiménide – « Tous les Crétois sont des menteurs » –, des poncifs du discours poétique de la fin du XIXe siècle, le texte, tel un tissu usé par le temps, exhibe son propre emploi qu’il faut aussi mettre en rapport avec les débuts artifice. Tous les membres de cette famille d’origine de Rimbaud en littérature. L’élan ascensionnel du poète, Pour sortir du labyrinthe textuel moderne que représente L’océantume, le lecteur doit se laisser guider par un fil narratif complexe où se croisent, entre autres sources, les mythologies grecque et romaine, et l’exemple rimbaldien. élevée présentent d’ailleurs des tares physiques qui qui cherche à rejoindre la demeure des Muses par le mettent en relief leur déchéance : le père Van der Laine truchement de la poésie, constitue en effet un des traits est bossu, la mère est une ivrognesse notoire, le fils Ino caractéristiques du Parnasse. Déjà dans sa lettre du 24 est associé à une larve rampante aux « os plus mous mai 1870, le jeune poète se confie dans ces termes au que bave » (O, p. 149) et la narratrice Iode est couverte poète Théodore Banville : « […] c’est que j’aime tous les de poux. La décrépitude ou la disgrâce, qui est le lot poètes, tous les bons Parnassiens, – puisque le poète est commun au sein de cet univers déshérité, n’épargnent un Parnassien – épris de la beauté idéale. […] Anch’io, guère plusieurs autres personnages du roman. C’est le messieurs du journal, je serai Parnassien ! – Je ne sais ce AUTOMNE 2011 | Québec français 163 37 que j’ai là… qui veut monter… – Je jure, cher maître, destinée infortunée d’Ina Ssouvie qui a perdu sa fille d’adorer toujours les deux déesses, Muse et Liberté7 ». est en effet étroitement reliée à la fable mythologique de (Je souligne.) Déméter et Perséphone ou sa version romaine, Cérès C’est toutefois dans son long poème dédié précisé- et Proserpina, et représente une des clefs de lecture ment à la figure d’Aphrodite,Soleil et chair, poème qu’il essentielles du récit. joint à sa lettre à Banville, que Rimbaud marque le mieux Dans le roman de Ducharme, Ina Ssouvie (son son attachement véritable au Parnasse : « Et tout croît, et nom reste pour toujours soudé à l’idée de colère ou tout monte ! / – Ô Vénus, ô Déesse ! » (OC, p. 37). Cette de vengeance) est en quelque sorte forcée, par une fata- adhésion est toutefois bien passagère puisqu’un an plus lité implacable, de revivre le drame antique vécu par tard, lors de l’envoi à Banville du poème Ce qu’on dit Déméter et Perséphone.
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