La Vie Musicale

La Vie Musicale

MIHAI DE BRANCOVAN LA VIE MUSICALE Wozzeck, d'Alban Berg, au Palais Garnier Superbe représentation que le nouveau Wozzeck que vient de nous offrir l'Opéra de Paris. La cinéaste Liliana Cavani n'ayant pu, « pour des raisons indépendantes de sa volonté », venir présenter, comme il était initialement prévu, sa produc• tion du Maggio musicale fiorentino, c'est à une autre femme que fut confiée la mise en scène : Ruth Berghaus, la veuve du compo• siteur allemand Paul Dessau. Entourée de ses collaborateurs habi• tuels — Hans Dieter Schaal pour les décors et Marie Luise Strandt pour les costumes —, elle a réalisé un spectacle d'une force extraordinaire, qui ne laisse pas un seul instant de répit au public, aucun entracte ne venant couper cette marche inéluc• table vers la catastrophe finale. Une heure et demie durant, on est soumis à une tension sans cesse croissante, à des images de plus en plus angoissantes, de sorte que l'on quitte l'Opéra boule• versé, épuisé. La nature est bannie de cette production qui semble situer l'action dans ce qui reste d'une ville le lendemain du bombar• dement. Pas de campagne, pas d'étang, pas de roseaux, mais du béton, rien que du béton. Au lever du rideau, nous sommes devant un immense mur à mi-hauteur duquel s'ouvre, minuscule, la chambre où Wozzeck est en train de raser le capitaine. Tandis que, pendant la scène avec le docteur, qui l'observe à travers des jumelles, Wozzeck monte et descend l'escalier occupant le milieu du mur, celui-ci se fend en deux parties qui s'écartent peu à peu, laissant progressivement apparaître des blocs de béton jetés les uns par-dessus les autres, cassés, pointant vers l'extérieur des tiges de fer tordues. C'est dans cet univers sans âme, concentration• naire, que se déroule le reste du drame. Deux personnages ont réussi à garder quelque chose d'humain dans ce monde de fous : LA VIE MUSICALE 485 Wozzeck et Marie. Les autres — le capitaine, le docteur, le Tambour-Major — ne sont plus que de sinistres automates, des carcasses vides. Tout est gris dans cette sorte de prison, à l'excep• tion de la robe blanche de Marie, des costumes de la scène de l'auberge, où l'on assiste à une danse parfaitement grotesque, et des quelques couleurs introduites par les éclairages, le rouge surtout, accompagnant les fréquentes apparitions dans le texte du mot Blut (sang). Particulièrement émouvante est la mort de Wozzeck, qui n'a rien de réaliste : il disparaît lentement par une trappe, entre les bras ondoyants de soldats étendus à même le sol, figurant les roseaux de l'étang où il est censé se noyer en cherchant le couteau avec lequel il a tué Marie. L'interprétation musicale se situe au même niveau, grâce autant à la direction intense, dramatique, très fouillée de Chris- toph von Dohnanyi, lequel galvanise de bout en bout un orches• tre qui n'a jamais été meilleur, qu'à une excellente distribution, dominée sans peine par la merveilleuse Anja Silja, Marie à la présence envoûtante, à la silhouette toujours aussi fine et élancée, à la voix toujours aussi jeune et naturelle. Elle a en Peter Gottlieb, Wozzeck d'une force tout intérieure, au timbre sombre, à la dic• tion claire, un partenaire digne d'elle. Ragnar Ulfung (le capitaine) et Gùnther Missenhardt (le docteur) sont remarquables, de même que Allen Cathcart (le Tambour-Major), James Hoback (Andres), Fernand Dumont et Jean-Philippe Marlières (les deux apprentis), John Fryatt (le fou), Anna Ringart (Margret), et le petit Nicolas Carpentier (l'enfant de Marie). Avec Macbeth, l'un des meilleurs spectacles que l'Opéra nous ait présentés depuis le début de la saison. Hippolyte et Aride, à l'Opéra-Comique l Incontestablement, l'un des plus beaux spectacles lyriques que l'on ait pu voir ces derniers temps à Paris. Il s'agit d'une reprise de la production aixoise de 1983, qui m'avait laissé un merveilleux souvenir. Les interprètes sont tous nouveaux, la scène est plus étroite, mais le miracle se renouvelle : on est aussi comblé qu'il y a deux ans. Visuellement d'abord, grâce essentiellement au génie de Pier Luigi Pizzi, qui a signé à la fois la mise en scène, les décors et les costumes. On pourrait remplir des pages entières à décrire les somptueuses images que nous prodigue cet artiste incomparable, qui aurait parfaitement pu vivre dans l'Italie de la Renaissance 486 LA VIE MUSICALE ou de l'âge baroque. Je n'en évoquerai que quelques-unes : ces colonnes de porphyre que des esclaves noirs descellent de leur chapiteau d'or ; l'apparition de Diane, montée sur un magnifique cerf argent et or ; ou encore ce voile violet qui, agité rythmique- ment, figure à merveille les vagues déchaînées de la mer en fureur : elles montent de plus en plus haut, et finissent par engloutir Hip- polyte, entraîné par un monstre à trois têtes. Pizzi n'est cepen• dant pas le seul responsable de l'aspect scénique de ce spectacle : il faut citer également le chorégraphe François Raffinot et la compagnie Ris et Danceries, lesquels sont arrivés, à force de recherches, à reconstituer les danses de l'époque de Rameau, à leur donner une nouvelle jeunesse. Vocalement, ensuite : moins éblouissante qu'à Aix, où l'on avait réuni des vedettes comme Jessye Norman, José Van Dam et Jules Bastin, la distribution est, en revanche, plus homogène. Phèdre et Thésée n'écrasant plus les autres personnages, l'équi• libre est rétabli en faveur d'Hippolyte et Aricie, interprétés avec une profonde musicalité par Ian Honeyman et Danielle Borst. Sans prétendre effacer le souvenir laissé par l'immense Jessye Norman, Anne Howells est, dans la rage comme dans la douleur, une très belle Phèdre, humaine et émouvante. Ludwig Baumann incarne un Thésée vigoureux, dont le grave manque cependant de volume, Véronique Dietschy une Diane exquise, mais à la voix un peu mince. On remarquait également Stephen Dupont, assez impressionnant dans les rôles de Pluton, Jupiter et Neptune, Agnès Mellon, excellente dans celui de l'Amour, Brigitte Lafon (Œnone), ainsi que la jeune Valérie Chevalier, qui chante les interventions de la Grande Prêtresse et de la Chasseresse avec beaucoup de conviction et un plaisir manifeste. Américain, mais français d'adoption, claveciniste, chef d'or• chestre, musicologue, professeur au Conservatoire de Paris, connaissant mieux que personne la musique française des XVII* et xviir3 siècles, William Christie dirige avec autant de sens dra• matique que d'attention au phrasé, aux ornements, aux nuances un ensemble baroque de quarante-six musiciens jouant sur des instruments d'époque ou copies d'époque (c'est la première fois qu'un orchestre autre que celui de l'Opéra est dans la fosse). L'unité stylistique qu'il a réussi à donner à cette exécution est d'autant plus remarquable que plusieurs des chanteurs n'étaient nullement familiarisés auparavant avec cette musique. On imagine sans peine le travail de préparation qu'il a fallu pour atteindre à cette homogénéité. Rameau ne pouvait être mieux servi. LA VIE MUSICALE 487 Ariodante, de Haendel, au Théâtre des Champs-Elysées Pour fêter le trois centième anniversaire de la naissance de Haendel, le Théâtre des Champs-Elysées a présenté, en copro• duction avec l'Opéra de Paris, Y Ariodante que Pier Luigi Pizzi a monté à la Scala de Milan, et que l'on a déjà pu voir en 1983 à Nancy. Même metteur en scène que pour Hippolyte et Aride, et même époque : l'ouvrage de Haendel fut, en effet, écrit en 1734, soit un an seulement après la création de celui de Rameau. On n'a cependant aucunement l'impression d'entendre ou de voir deux fois la même chose : les partitions diffèrent considérable• ment, tout comme les équivalences visuelles que leur a trouvées Pizzi. Certes, Haendel introduit des ballets dans son opéra, mais leur importance est négligeable par rapport à celle que leur donne Rameau. Agacé par les récitatifs, mais n'osant toutefois pas les supprimer purement et simplement, Haendel les réduit au strict minimum, enchaînant presque sans transition des airs souvent magnifiques, très développés, faisant une large place aux orne• ments et à la virtuosité : une musique plus brillante, plus exté• rieure que celle de Rameau, avec laquelle il est impossible de la confondre. A côté d'elle, si riche, si « baroque », si émouvante par moments, l'action, tirée de YOrlando furioso de l'Arioste, ne compte guère. Le prince Ariodante aime la fille du roi d'Ecosse, Ginevra, qu'il doit épouser. Egalement amoureux d'elle, Poli- nesso, duc d'Albany, réussit à faire croire, par un subterfuge, que son sentiment est payé de retour. Fou de douleur, Ariodante tente de se noyer, tandis que le roi refuse de revoir sa fille avant qu'elle ait trouvé un chevalier pour défendre son honneur. Celui-ci se présente : ce n'est autre qu'Ariodante, à qui l'amour de la vie a donné la force de s'arracher aux flots avant qu'il ne soit trop tard. Il tue Polinesso, épouse Ginevra, et l'opéra s'achève, comme il se doit, dans la liesse générale. A la base du travail de Pizzi, il y a précisément cette idée que, ayant la primauté sur l'action, c'est la musique qu'il faut mettre en scène. Rien de réaliste donc dans cette présentation où l'on voit des mimes vêtus de gris et masqués manœuvrer comme s'ils étaient des marionnettes les différents personnages, dont les 488 LA VIE MUSICALE mouvements démultipliés dessinent un ballet aussi harmonieux qu'étrange, irréel.

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