HENRY CHARTIER NINO FERRER UN HOMME LIBRE LE MOT ET LE RESTE HENRY CHARTIER NINO FERRER un homme libre le mot et le reste 2018 « Viva la Musica, l’Arte e la Libertà! » Nino Ferrer, « O mangi questa minestra, o salti dalla finestra » NINO FERRER, ON DIT C’EST LE DESTIN « Faut-il faire dans la vie que ce que l’on a envie de faire ? – Je pense qu’il ne faut faire que ça, alors vraiment si on en a la possibilité, il faut vraiment ne faire que ça. » Nino Ferrer répondant à une question d’un journaliste en 1972 1. Nino Ferrer a passé une grande partie de sa vie d’artiste dans l’angoisse de voir sa carrière réduite à quelques chansons, lui qui aspirait à être reconnu pour toute son œuvre. Il se navrait que le public ne connaisse que ses tubes qu’il avait fini par prendre en grippe. Après avoir cherché le succès comme il a cherché « Mirza », avec rage et obstination, il a pesté contre ce chien désormais constamment pendu à ses basques. Il se plaignait que le public ne parvienne pas à décrocher du « Téléfon » (qu’on lui réclamait, bien évidemment, toujours en rappel quand il ne la jouait pas spontané- ment) ou de « Oh ! Hé ! Hein ! Bon ! » et fulminait contre les médias qui ne l’ont invité que pour les réinterpréter. Il gardait rancune à l’indus trie du disque de lui demander à cor et à cri d’autres « Sud » ou d’autres « Cornichons » et de sous-promotionner ses albums, lui qui se voulait avant tout, justement, un homme d’albums. La musique a été pour Nino une chose sérieuse et être réduit au statut d’amuseur public ne l’intéressait plus à la fin de la décennie 1. Inter actualité de 13 heures, 16 mars 1972, journal présenté par Yves Mourousi. NIno FERRER, on DIT C’EST LE DESTIN 5 soixante. Ce personnage de grand blond avant l’heure, amusant et gaffeur, avec sa silhouette élancée, ses rouflaquettes et son costume cravate, il l’a abandonné à l’entrée des années soixante- dix pour apparaître sous son véritable jour et sa véritable épais- seur : un artiste aussi ténébreux qu’il pouvait être joyeux, aussi passionné qu’ombrageux, habité par une révolte et une mélan- colie profonde. Aristocrate de la musique, tête couronnée des hit-parades, roi Midas transformant en or tout ce qu’il touchait, il est devenu en une décennie prince sans rires en exil dans son causse du Sud où il se donnera la mort après bien des avanies. Sur le point d’être oubliés voilà que ses albums maudits sortent de leur purgatoire. Les anthologies ou autres guides musicaux font désormais une place de plus en plus importante à son œuvre. Nino est enfin reconnu comme un acteur majeur de l’histoire musicale française. Ainsi, Métronomie a progressivement été redécouvert et est devenu pour la critique, un album incontournable au même titre que Histoire de Melody Nelson ou que La mort d’Orion. Même chose pour son opus de 1966 Enregistrement public qui obtient le statut de classique 1. Au plébiscite du public pour les tubes de Nino Ferrer, se joint à présent l’approbation des critiques rock. La redécouverte de l’œuvre et la réhabilitation de l’artiste ont commencé. Ce phénomène est, d’ailleurs, loin de se limiter à la France où les reprises et hommages se multiplient 2. Un juste 1. Ainsi, Rock français. De Johnny à B.B. Brunes, édité en 2010, qui se présente comme une sélection de 123 albums essentiels, inclut l’album Enregistrement public. La Discothèque parfaite de la chanson française, paru l’année suivante, qui propose 200 albums d’hier et d’aujourd’hui, en plus de ce disque y ajoute Métronomie. Choix identique effectué par le magazine Rolling Stone pour ses 100 disques essentiels du rock français plaçant le premier à la 26e place et le second à la 54e. C’est ce même Métronomie qui est retenu à la 27e place par Les Inrockuptibles dans Les 100 meilleurs albums français, dans son hors-série n° 86 du 25 août 2017. 2. Depuis 2015, l’Italie se ré-intéresse à l’enfant du pays. Le monde anglo- saxon s’ouvre également lentement à lui en partant à l’ascension de l’Everest Ferrer, par sa face obscure. Ainsi la jeune génération américano-britannique 6 NINO FERRER, UN HOMME LIBRE retour des choses pour ce chanteur qui a été aussi de son vivant, un artiste européen à la renommée mondiale faisant le bonheur des hit-parades allemands, autrichiens, belges, canadiens, espagnols, italiens, luxembourgeois, néerlandais, suisses, vénézuéliens… Mais qu’est-il arrivé à Nino Ferrer et à son œuvre ? Pourquoi celui qui a illuminé les années soixante en recréant un rhythm’n’blues à la française, puis qui s’est lancé dans les années soixante-dix, entre deux classiques imparables, dans une musique ambitieuse mélangeant et alternant rock progressif et débridé, guitares plombées et acoustiques a-t-il insensiblement disparu de la scène médiatique ? Pourquoi celui qui a livré tant de succès s’est-il lente- ment effacé ? Nino Ferrer est sans équivalent dans l’univers musical français. Un paradoxe à lui tout seul, car rares sont les artistes à avoir bénéficié tout au long de leur carrière d’une telle notoriété tout en ayant connu une aussi longue traversée du désert. Un cas d’école car peu de musiciens de ce calibre ont choisi de bâtir leur carrière en coupant tous les ponts avec le show-business, en s’exonérant de la charge qui incombe à un artiste populaire. À partir du milieu des années soixante-dix, après dix ans d’une carrière couronnée de succès, en homme libre et révolté qu’il est, il s’est imposé une trajectoire en périphérie du système. À l’acmé de sa popularité où « Mirza » l’a conduit jusqu’au « Sud », consta- tant qu’il lui est impossible de changer le show-biz de l’inté rieur, il choisit d’agir à la marge. S’affranchissant des maisons de disques, il devient son propre producteur, conservant la mainmise sur l’inté- gralité du processus de création, enregistrant chez lui des chan- sons qu’il a écrites, composées, interprétées, arrangées, enregistrées et mixées, se chargeant même de l’aspect visuel. Il ne laisse à sa maison de disques que la portion congrue : celle de distribuer ses œuvres. Une démarche indépendante, sans concession, ni soumis- sion à l’ordre économique qui préfigure autant qu’elle annonce les mouvements indie rock ou rock alternatif. Cette indépendance, s’intéresse non pas à ses tubes mais à des titres méconnus (E. White & Flo ont repris « Looking For You » et The Young Fresh Fellows « NF In Trouble »). NIno FERRER, on DIT C’EST LE DESTIN 7 Nino la paiera au prix fort : une perte substantielle d’audience se soldant le plus souvent par un marasme financier. Sa production des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix est souvent vite expédiée voire ignorée, considérant que les huit albums de Blanat à Concert chez Harry – représentant rien moins que la moitié de sa discographie sur une période couvrant presque deux tiers de sa carrière – ne méritent tout au plus qu’une mention polie 1. C’est pourtant, par bien des d’aspects, sa période la plus intéressante. Certes, elle ne comporte ni tube ni succès, mais elle est constituée de disques hors norme. Une production rebutante qui a de quoi tenir à l’écart le public, désappointer les plus fidèles du cénacle. Pourtant ces disques doivent être regardés pour ce qu’ils sont : les stigmates d’une lutte d’indépendance jusqu’au-boutiste contre les modes et les diktats de l’ordre pop. Si le rock c’est l’authenticité et la marginalité assumée, alors ces albums en sont l’expression la plus pure, donc la plus imparfaite : de la musique rauque’n’roll à l’authenticité brute voire brutale, une production poil à gratter qui irrite plus souvent qu’elle ne charme. Cette écla- tante manifestation de liberté aurait dû, au moins, à défaut de charmer les foules, s’attirer la sympathie des médias indépendants. Il n’en a rien été. Au contraire, ces disques hétérodoxes lui ont été reprochés, à l’instar de son départ pour le Quercy pris trop souvent pour un exil. De ce fait, il est devenu le chanteur “très province”, préten- dant enregistrer en dehors des studios et des musiciens de la capi- tale. Une bête curieuse à une époque où cela ne se faisait pas. Sur le plan de sa carrière, cette prise de recul a été délétère car ses disques et ses concerts ont été accueillis avec circonspection quand ce n’est pas avec condescendance. Lui qui ne voyait dans les chansons de ses débuts que des tubes a écrit des standards qu’il a légués à l’histoire de la chanson et 1. Voir sur ce point la notice qui lui est consacrée dans Le dictionnaire du rock paru aux éditions Robert Laffont sous la direction de Michka Assayas. Voir également l’article publié dans Le dictionnaire Larousse de la chanson mondiale depuis 1945, v° Ferrer, Nino. 8 NINO FERRER, UN HOMME LIBRE qui sont ancrés dans la mémoire collective. Mais il laisse aussi et surtout derrière lui une œuvre riche et complexe, parfois surpre- nante toujours intéressante. Ses chansons interpellent par leur actualité, leur étonnante fraîcheur, leurs trouvailles mélodiques ou la hardiesse de leurs arrangements. Tour à tour contrebassiste de jazz, chanteur comique, importa- teur d’un rhythm’n’blues à la française qui n’a pas à rougir de la comparaison avec ses modèles américains, créateur de tubes et de standards repris désormais à l’envi, musicien continental lancé à l’assaut du rock progressif puis du rock anglo-saxon, anima- teur facétieux et populaire d’émissions de télévision du samedi soir en Italie, éleveur de chevaux, peintre, acteur etc.
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