LE CINÉMA De Shakespeare à Racine : Roméo et Juliette — Phèdre — l'affaire Thomas Crown — Ho ! Si l'on traçait le profil du cinéma français ou international — dans l'automne de cette année 1968 qui ne fut tout de même pas, à bien des égards, une année comme les autres, on serait frappé par le manque de nouveauté qu'il présente. Parmi les films actuellement en cours de réalisation aussi bien que dans les pro• jets de nos cinéastes, nous trouvons le contingent de routine de « policiers », de comédies, de drames, de théâtre bourgeois ou engagé, d'entreprises relevant strictement de la pornographie (en forte hausse, celui-là), avec aussi la petite once de science-fiction et de fleur bleue piquée dans les longues chevelurs romantiques. On fait toujours appels aux valeurs sûres : Robert Bresson s'ins• pire de Dostoïewsky, Georges Lautner tourne Michel Strogoff, et trois metteurs en scène se disputent La Condition humaine. Les romans modernes se présentent aussi en rang serrés : on a tour• né L'Astragale, La Chamade, on prépare Le Bœuf clandestin de Marcel Aymé, La Modification de Michel Butor, Fin de Journée de Roger Vrigny, Un jeune couple de Jean-Louis Curtis, Barbara d'Anna Langfus... ; quant aux adaptations de pièces, elles s'annon• cent nombreuses elles aussi avec toutefois plus de diversité peut- être, puisque nous allons d'Arabal à Shakespeare, de Marcel Mi- thois à Ben Johnson. Shakespeare ! On y revient toujours, et avec raison, car il est le plus grand auteur cinématographique de tous les dramaturges. Nous l'avons retrouvé en ce début d'automne avec Roméo et Ju• liette, tragédie qu'il écrivit à vingt-huit ans, avant toutes ses pièces royales. Près de quatre siècles après sa naissance, l'œuvre garde toute sa fraîcheur, toute sa violence, sa vie intense, vertus essen• tiellement cinématographiques et essentiellement shakespearien• nes. Les réalisateurs de films ne s'y trompent d'ailleurs pas et ils tourneraient sans doute beaucoup plus de pièces du grand homme si, premièrement, ils osaient s'attaquer à d'aussi imposants monu• ments, deuxièmement, si les films en question n'exigeaient des budgets considérables (on peut d'ailleurs supposer que c'est cette deuxième raison qui les retient plutôt, l'humilité n'étant pas la vertu dominante des cinéastes...). Quoi qu'il en soit, il n'y a guère, depuis un quart de siècle, que trois grands traducteurs de Sha• kespeare au cinéma : Laurence Olivier, Orson Wellcs et Franco LE CINEMA 405 Zeffirelli. Ils ont chacun une manière très personnelle de trans• poser en films les œuvres de Shakespeare. Le premier reste dans la ligne pure et classique de Stratford-sur-Avon, c'est-à-dire qu'il sert pieusement une religion et un culte ; le deuxième retrouve le meilleur de lui-même dans le lyrisme un peu sauvage et dans la poésie passionnée de Shakespeare ; le troisième enfin, plus dif• ficile à situer, d'abord parce qu'il n'a tourné que deux pièces, une comédie (La Mégère apprivoisée) et une tragédie (Roméo et Ju• liette) mais surtout parce qu'à travers ce deuxième film il ne sem• ble pas avoir « saisi » l'âme de Shakespeare comme il l'avait fait, merveilleusement dans La Mégère... Bien entendu, la bonne foi de Franco Zeffirelli, la qualité de son esprit et de son talent sont insoupçonnables ; il demeure évident que Laurence Olivier, Orson Welles et lui sont trois grands artistes, que la passion fervente de Shakespeare vit en eux ; mais peut-être y a-t-il chez les deux pre• miers (Laurence Olivier surtout) plus d'effacement devant l'au• teur, plus de fidélité profonde à son génie. Quoiquül en soit, Roméo et Juliette nous apparaît, dans sa version cinématographique 1968, comme une œuvre extrêmement soignée, où éclate généreusement le soleil de Vérone, la turbu• lence de la rue avec son agitation populaire haute en couleur et en pittoresque, mais une œuvre d'où l'âme même de l'amour est absente. Dans sa Dramaturgie, Lessing a écrit : « Je ne connais qu'une tragédie à laquelle l'amour même ait mis la main : c'est Roméo et Juliette. » Jugement excessif, certes, mais qui ne saurait étonner de la part du grand critique allemand admirateur incon• ditionnel de Shakespeare et qui d'ailleurs, en écrivant cela, ne vi• sait qu'à attaquer Voltaire et tout le théâtre français ; quoi qu'il en soit, il n'est pas contestable que « l'amour même ait mis la main » à Roméo et Juliette. Or, je n'ai pas retrouvé la trace de cette main dans le film de Franco Zeffirelli. A l'écran, l'œuvre semble vidée de sa substance même, de ce qui la rend sublime et immortelle. Il reste une belle illustration, privée du feu inté• rieur des chefs-d'œuvre et de leurs prolongements. Le Roméo et Juliette de Castellani, tourné il y a quinze ans (dans d'admirables décors et costumes de Léonor Fini) était à cet égard plus près de la lumière shakespearienne, et la scène du bal, notamment, complètement manquee par Zeffirelli, avait une beauté incompa• rable ; on sentait fondre sur ces deux adolescents désarmés toutes les foudres d'une fatalité terrible alors que chez Zeffirelli le poids d'un destin tragique ne pèse jamais sur les frêles épaules de ces jeunes gens. Il ne faudrait pas croire, toutefois, que le film d'aujourd'hui soit médiocre. Il est même brillant dans certaines de ses parties 406 LE CINEMA et auprès des scènes manquées (le bal, le balcon, les adieux déchi• rants des deux amants avec l'alouette et le rossignol) d'autres sont particulièrement belles et réussies : celle des tombeaux, notam• ment, ainsi que la mort de Mercutio où l'on retrouve le grand souffle de la tragédie. Il est juste de dire que l'excellent acteur anglais John McEnery est un superbe Mercutio. Quant aux deux rôles principaux, ils sont tenus par de très jeunes comédiens in• connus en France : Léonard Whiting, dix-sept ans, et Olivia Hus- sey, quinze ans. Celle-ci n'est pas physiquement une Juliette idéale ; jolie, certes elle l'est, mais avec un petit visage ovale d'indienne (elle est sud-américaine) qui la fait ressembler à une Dolorès del Rio jeune plus qu'à la fille des Capulet. En revanche, Roméo est plus près de son personnage et il est en outre très bon comédien. Mais il est difficile de se prononcer sur le talent de ces deux jeunes interprètes qui, inexpérimentés, s'en sont remis absolument à l'expérience de leur glorieux metteur en scène. C'est celui-ci, finalement, qui est le seul responsable des qualités et des défauts du film : des admirables photographies, un peu poudreuses, des places véronaises et de la campagne de Vénétie, de la vie intense qui anime chaque scène ; responsable aussi, hélas ! des gags inop• portuns qui jalonnent le bal, le duo du balcon et donnent à ces moments dramatiques une couleur comique privant le spectateur de toute émotion. Responsable enfin d'avoir osé nous montrer nus dans un lit Roméo et Juliette, comme s'il s'agissait de quelcon• ques amants suédois pour films de Mme Mai Zetterling. Il y a là, outre l'indécence, une facilité, une complaisance impardonnables à l'égard de la mode qui sévit actuellement dans le cinéma. Si nous montrons quelque humeur à propos de ce Roméo et Juliette — et peut-être sévère à l'excès envers lui — c'est parce que nous attendions beaucoup de celui qui avait si bien traduit Shakespeare au cinéma, et puis aussi parce qu'il y a des sujets que l'on n'a pas le droit d'altérer. On peut aujourd'hui se deman• der si Franco Zeffirelli n'est pas l'homme de La Mégère apprivoisée et non celui de Roméo et Juliette, car il est assez frappant de constater que ce sont les qualités mêmes de La Mégère qui, répé• tées ici, gâtent Roméo : à savoir une certaine truculence populaire, un mouvement de kermesse, des gags plus ou moins en situation qui, là, portaient, ici gênent. Ce grand souffle poétique qui, depuis 1592 s'est levé sur Vérone, nous ne l'avons pas senti passer sur nos épaules. C'est cela que l'on pardonne mal à Zeffirelli. Après Shakespeare, le hasard des programmes a voulu que le nom de Racine apparaît aussi aux frontons des cinémas parisiens. LE CINEMA 407 Ainsi, les deux plus grands poètes dramatiques que le monde ait connus (les Grecs exceptés) se trouvent curieusement rassemblés au sein d'un art que le xvr siècle anglais et le xvne siècle français étaient bien incapables de prévoir ! L'entreprise tentée par M. Pierre Jourdan qui vient de réaliser Phèdre est entièrement différente du but poursuivi par Franco Zeffirelli avec Roméo et Juliette. Le metteur en scène français, décidé à filmer la tragédie intégrale de Racine « dans ses meu• bles », c'est-à-dire dans le décor du palais de Thésée, avec quel• ques échappées sur la campagne et le ciel du Péloponnèse afin qu'apparaisse « cet azur immobile et dormant », résolu à faire dire aux acteurs les alexandrins et les faire sonner à leur plus haut timbre poétique, Pierre Jourdan, donc, entendait ne pas don• ner d'air à la pièce, la maintenir dans l'unité de lieu, respecter toutes les lois d'Aristote : résolution dangereuse (et courageuse) que Michaël Cacoyannis lui-même n'avait pas osé prendre pour Electre. Nous étions donc loyalement prévenus que, dans ces con• ditions, nous n'allions pas voir un film, au sens traditionnel du mot, mais un spectacle où le théâtre, la poésie et le cinéma s'as• semblent pour former un art assez indéfinissable que les puristes de la poésie, du théâtre et du cinéma condamnent, mais qui, tout étant délimité et toute distance étant prise, a bien le droit d'exis• ter et de se manifester comme le dessin animé, l'actualité ou la comédie brulesque, formes variées d'un ensemble qui s'appelle le cinématographe.
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