A la une / Reportage Trois jours dans les hameaux de Médéa La paix du haut d’une guérite Médéa, Draâ Semmar, Tibhirine, Ouezra, Benchicao, Berrouaghia, Rebaïa, Souaghi, Beni-Slimane, Aïn Diss, Aïn Boucif, Kef Lakhdar, Chelalet Laâdhaoura, Seghouane, Ksar El-Boukhari, Tamesguida… 1 500 kilomètres à sillonner cette immense wilaya aux 64 communes. 1 500 km de beauté et de misère. Un microcosme explosif où se retrouvent tous les acteurs, tous les ingrédients, de la “tragédie nationale”. Les traumatismes sont là. Crus. Nus. Les séquelles de la “guerre” palpables. Palpitantes. Que pensent les uns et les autres de la “moussalaha” ? Parole à ceux qui ont souffert… Tamesguida. 12 km à l’ouest de Médéa. Paysage féerique. Fraîcheur. Temps climatisé. Prémices d’un autonome précoce. Froid. Sur la route, des maisons isolées. Des hameaux oubliés. Signe frappant : sur chaque maison, une guérite. Un poste d’observation en matériaux de fortune, rehaussé du drapeau national. Le drapeau. Laâlam. Un symbole fort. On s’accroche au blanc-vert-rouge comme à un mât de secours totémique. Pas de sentinelles à ces postes. Simples vestiges de vigies qui résument, ramassent, toute une époque. Une époque que la population souhaite révolue. À jamais ! 13h10 de ce samedi 10 septembre, jour de rentrée scolaire. Tamesguida est ville morte. Ville fantôme. Quelques grappes de potaches essaient, en vain, de la réanimer. 7 000 habitants. 7 000 otages du néant. Tamesguida. Un nom qui, il y a quelques années, faisait peur. Bourgade enclavée au fond d’une plaine et ceinturée de montagnes. Les crêtes qui moutonnent à perte de vue annoncent un maquis inextricable. Au loin, les légendaires monts de Chréa. Repaire des activistes du GIA. Aujourd’hui, on nous assure qu’il n’y a plus d’ombres maléfiques là-haut. Ou si peu. Quelques desperados en cavale crapahutant par monts et par vaux, de Chréa au Zaccar, et du Zaccar à nulle part. Où que se porte le regard se réveille un épisode de la chronique de ces lieux tortueux. Torturés. Des événements qui ponctuent la mémoire topographique de ces territoires comme autant de cicatrices purulentes. Tamesguida, aujourd’hui, est comme beaucoup d’autres bourgades du Titteri : un no man’s land où l’on ne vit que pour mourir. Mourir à petit feu. Mourir d’ennui, de malvie et de chômage. “Cela fait vingt jours que nous sommes sans eau. Nous avons passé un été sec. Pourtant, elle est juste là, l’eau, dans la terre. Tamesguida est entourée de deux oueds au moins. Il suffit d’un rien pour la puiser. Mais nos responsables font tout de travers !” peste un habitant. “Les fellahs n’ont toujours pas rejoint leurs terres faute de moyens. L’argent ne va pas là où il faut. Le chômage bat son plein. Les jeunes n’ont aucune perspective”, poursuit-il. Une litanie qui reviendra dans toutes les bouches. Certes, la paix est revenue. La sécurité est rétablie. C’est un fait. Mais, le reste, tout le reste, ne suit pas. Il n’y a pas que la sécurité dans la vie, semblent dire ces laissés-pour-compte. Des maisons délabrées aux murs décrépis, surplombées d’un bataillon militaire qui veille sur la ville. Une ligne de chemin de fer rouillée traverse toute la vallée. Autre vestige d’une époque lointaine qui accentue le caractère pittoresque, irréel des lieux. Quelque chose d’antédiluvien. D’antidaté. On se croirait à l’époque coloniale, avec toutes ces fermes d’un autre âge. Le mulet est encore le moyen de transport privilégié. Une bête de somme à tout faire. Les baudets sont chargés de jerricans, conduits par des enfants. Ou des femmes en foulard. Partant “traire” des fontaines taries. Des scènes dignes d’un roman pastoral. Cela rappelle volontiers Jours de Kabylie de Mouloud Feraoun. Des bottes de foin sont entassées ça et là. Des bergers mènent des troupeaux vers des fourrages incertains. Les pacages se font rares. Les arbres fruitiers exhalent des effluves enivrants. Des pommiers. Des poiriers. Des mûriers. Des figuiers. Des cerisiers. Le Paradis, quoi ! Un paradis lugubre et triste. Des vignobles reviennent majestueusement à la vie. Des ruches d’abeilles renseignent sur un début d’apiculture. Un paradis lugubre et triste. Lugubre et triste. Pardi ! La triple tragédie de la famille Salem Salah. Un sucre d’orge, ce garçon. Salah Salem a 27 ans et il est TS en informatique. Il travaille à l’école pour handicapés de Tamesguida, un établissement de renommée nationale. Bouillant et pétillant, Salah cache habilement sa douleur. Pourtant, il concentre en lui tout le tragique de la “décennie rouge”. Nous sommes le 15 janvier 2000. Il est près de huit heures du soir lorsqu’un groupe armé fait irruption dans une salle de jeux, unique espace de distraction des jeunes du village, niché dans un ensemble appelé “Al mouthalath” (le Triangle). Les terroristes tirent dans le tas. Bilan de la fusillade : 5 morts. Parmi les victimes, un jeune de 16 ans : Salem Hamza. Cousin germain de Salah. C’est la deuxième victime d’une famille de sept membres. En 1995, Salem Moussa, le père de Hamza, soit l’oncle de Salah, un fellah âgé de 50 ans, fut enlevé et aucune nouvelle de lui à ce jour. “Des militaires sont venus et l’ont cueilli chez lui. C’était un pauvre paysan sans histoires”, raconte Salah. “Sa femme est quasiment sans ressources. Elle vit avec ses quatre enfants dans une seule pièce. Pourtant, elle est fille de chahid”, poursuit le jeune informaticien. Le drame de la famille Salem ne s’arrête pas là. “En 1995 toujours, mon frère aîné Mohamed a été enlevé par les services de sécurité. Une R4 l’a cueilli en plein centre-ville de Médéa, en plein jour. Il n’avait aucun lien avec le FIS. C’était un cadre du sport. Il était fonctionnaire à la DJS de Médéa.” Salah parle sans amertume. Néanmoins, la rage sourd de ses paroles. Il s’interdit la résignation. Il ne comprend pas. Il veut comprendre. Comprendre pourquoi ils ont pris son frère et son oncle. “Ils”. La grande question. “Nous avons écrit partout. Nous avons écrit à Zeroual à l’époque. Nous avons écrit récemment à Me Ksentini. J’ai écrit personnellement il y a tout juste un mois au procureur de la République. Aucune réponse. Rana sabrine oukhlass !” soupire-t-il. Salem se dit pour le projet que propose Bouteflika. “Nous sommes pour la réconciliation. Nous ne voulons pas être un facteur de division de notre peuple. C’est la seule chose qui nous motive à voter oui, autrement…”. Pour autant, il n’est pas près de mettre une croix sur l’enlèvement de son frère. Pour lui, oublier, c’est tuer Mohamed deux fois. “Fahmouna bark aâlah eddaoueh !” lâche-t-il. “Nous voulons juste qu’ils nous expliquent pourquoi ils l’ont pris ! S’il a marché avec les terroristes, qu’on nous le dise ! Nous avons des tribunaux, des cours de justice, des services de sécurité, des instances officielles. Qu’ils nous disent où ils l’ont mis. Qu’ils nous disent qu’ils l’ont pendu. Qu’ils nous rendent ses restes ! C’était tout de même un cadre ! On ne jette pas un cadre de l’Etat comme ça, dans la nature ! Il y va de la dignité de mon frère !” Dignité. Le mot est lourd de sens. “Accepteriez-vous une réparation matérielle comme c’est stipulé dans la charte ?” interrogeons-nous. “Jamais ! Nous ne prendrons pas cet argent. Nous ne voulons pas d’argent même si nous sommes dans le besoin. Nous voulons seulement la vérité, c’est tout !” “Baladiyate houna tentahi el hayate” Rebaïa. 45 km au sud-est de Berrouaghia, sur la route de Béni-Slimane. Là aussi nous entrons dans une commune fantôme. Vidée de ses habitants. Ambiance glauque. Décor sinistre. Un café. Une mairie. Une mosquée. Un centre culturel fermé. Un bureau de tabac. Et nous avons fait le tour du propriétaire. Y a pas de champ. Il n’y a que des champs de ruine. Des champs de rien. Seule consolation : on capte El-Bahdja. La joie de vivre en moins. Le bonheur n’est pas dans le pré et n’est pas près de pointer sous l’abribus de l’espoir ! Des jeunes se prélassent au bord de la route. Au bord de la dépression. Un journal – une édition d’El Khabar – circule de main en main. La presse n’arrive pas ici. “Il te faut 100 DA pour acheter le journal”, lance l’un d’eux. Travail : zéro. Chômage : 100%. Quand nous essayons de sonder leur opinion à propos du “wiam plus” qui se profile, ils sourient. C’est quoi encore cet ovni, disent leurs yeux rieurs et déjà désabusés. Pas concernés. Not concerned. “Nous, on n’existe pas. Il n’y a ni usine, ni agriculture ni entreprise, ni rien par ici. Nous n’avons bénéficié d’aucun dénier de l’État. Oualou !” mitraille un mort-vivant. “H’na, hatta echômage bel mâarifa”, ironise un garnement d’un air malicieux. “Nous restons comme vous nous voyez ainsi, du matin jusqu’au soir. Nous nous levons. Nous dormons. Entre les deux, rana gaâdine.” Teneurs de murs. Teneurs de route. Ils ne régulent même pas le trafic. Il n’y a pas de trafic. Pas d’horizon. Rien. Oui. Ici, même pour être chômeur, il te faut des relations. L’eau est salée. Des sebkha recouvrent les lits d’oueds asséchés. “Rebaïa a été créée en 1948. Elle est restée en l’état”, dit une voix, avant de lancer, avec humour, seule bouée de sauvetage, l’humour : “Ils devraient baptiser cette commune : Baladiyate houna tentahi el hayate.” Commune “Fin-du-monde”.
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