Jacques Chaban-Delmas À Paris, Après Une Semaine De Vacances Passées Sur La Côte Basque

Jacques Chaban-Delmas À Paris, Après Une Semaine De Vacances Passées Sur La Côte Basque

© EDIPA 1974 27, rue de Dunkerque, PARIS 75010 Tous droits réservés JACQUES CHABAN-DELMAS Guy CLAISSE EDITIONS EDIPA - Collection " Close U P " Directeur : Jacques PERRIER Le coup du 4 avril I Mardi 2 avril 1974, dix heures du soir. A la verticale de Poitiers, un violent orage secoue l'avion qui ramène Jacques Chaban-Delmas à Paris, après une semaine de vacances passées sur la Côte Basque. Le député de Bordeaux bavarde tranquillement avec sa femme, Micheline. La radio du bord grésille, inaudible. Coupé du monde extérieur, l'équipage n'entend pas le bref commu- niqué que diffusent à cet instant précis l'O.R.T.F et les stations privées. « Le Président Pompidou est mort... » Pour la seconde fois Président de la République par intérim, Alain Poher n'a été prévenu que dix minutes plus tôt. Toute la France se doutait que Georges Pompidou n'allait pas bien, mais peu de gens savaient que le dénouement était si proche. Le Premier Ministre, Pierre Messmer, a appris la veille qu'il n'y avait plus d'espoir. Le conseiller politique du Président, Pierre Juillet, a passé la soirée du lundi, jusqu'à deux heures du matin, au chevet du mourant, dans l'appartement du Quai de Béthune devenu depuis quinze jours une sorte d'annexe de l'Elysée. Il a mis dans la confidence l'autre éminence grise de la Présidence, Marie- France Garaud, et le ministre de l'Intérieur Jac- ques Chirac. Chaban-Delmas, lui, n'est au courant de rien. Il ignore que la maladie s'est brusquement aggravée en une semaine. Eloigné du pouvoir, depuis 21 mois, il est d'autant plus tenu à l'écart des secrets de l'Etat que l'entourage du Président supporte mal la popularité dont il jouit au sein de l'U.D.R. : on le soupçonne de préparer avec les «barons » du Gaullisme, Michel Debré, Roger Frey, Olivier Guichard, le plan qui lui permettra de s'emparer de l'Elysée quand la succession de M. Pompidou sera ouverte. Pour le moment, Chaban-Delmas ne songe qu'à la rentrée parle- mentaire qui vient d'avoir lieu le jour même et sera marquée, dans quarante-huit heures, par un discours de Messmer, peut-être un vote de con- fiance sur la politique du gouvernement. La rou- tine... C'est Pierre Chancogne, le chef de son secréta- riat particulier, qui lui apprend la nouvelle à sa descente d'avion, vers 22 h 30. « J'ai été comme assommé, incapable, sur le coup de penser, de réagir... » Il rentre directement chez lui, rue du Docteur-Blanche, dans le 16e arrondissement, téléphone à Messmer : — Vous n'avez pas besoin de moi ? — Non. — Il faut tout de même que je vous voie. — Venez à Matignon demain matin, à 10 heures. Nul besoin de se poser des questions. Depuis le 5 juillet 1972, jour où Pompidou lui a demandé sa démission de Premier Ministre, Jacques Chaban- Delmas se prépare à être le troisième Président de la V République. Il a une équipe, un plan de campagne initialement prévu pour 1976, échéance normale du mandat présidentiel — mais il peut s'appliquer immédiatement. Enfin, un pro- gramme, la poursuite de la « Nouvelle Société » remise à jour. L'heure sonne un peu plus tôt que prévu, voilà tout. Il sera, il est candidat. C'est à ses yeux la chose la plus naturelle, la plus évidente du monde. Cela ne souffre aucune discussion. Il le dit sans ambages, presque brutalement, le lendemain à Pierre Messmer, après être entré à Matignon par une petite porte de derrière qui donne sur la rue de Babylone — car ce fonceur n'a pas perdu, depuis les années de Résistance, le goût du secret. — Je suis candidat. C'est une décision irrévoca- ble. Je le serai envers et contre tous. Le Premier Ministre essaie d'ironiser : — Envers et contre tout? Comme Soustelle, alors ? « Envers et contre tout » c'est le titre d'un livre écrit naguère par Jacques Soustelle à la gloire des partisans de l'Algérie Française. — J'ai dit « tous » avec un « s », réplique sèche- ment Chaban-Delmas. — Même contre moi ? — Même contre vous ! Votre candidature serait une absurdité... Regardez les sondages, votre cote de popularité est au plus bas... Vous feriez élire Mitterrand! Tandis que moi je le battrai. Je suis même le seul à pouvoir le faire. Il y a des évidences devant lesquelles il faut s'incliner. Chaban-Delmas se doute déjà qu'une offensive est déclenchée contre lui. Elle s'est dessinée le soir-même de la mort de Georges Pompidou, à l'hôtel Matignon. Il y avait là, autour de Mess- mer, une pléiade de ministres : Jacques Chirac, Jean Taittinger (Justice), Robert Galley, (Armées), Alain Peyrefitte (Affaires culturelles), Jean-Phi- lippe Lecat (Information), Hubert Germain (Rela- tions avec le Parlement). Plus Michel Debré, l'inlassable frère prêcheur du gaullisme militant, et le récent secrétaire général de l'U.D.R., Alexandre Sanguinetti, dialecticien au visage de baroudeur, toujours à l'avant-garde dans les batailles politiques. L'anti-Chaban, c'est Chirac. Ce brillant énar- que de 42 ans a fait une carrière fulgurante depuis qu'aux élections législatives de 1967 il s'est emparé du bastion radical d'Ussel, en Corrèze, ouvrant ainsi la voie aux jeunes loups pompido- liens lancés à l'assaut du Sud-Ouest obstinément rebelle à la V République. Confident favori de Marie-France Garaud, Pompidou le considérait d'un œil un peu paternel, comme son élève le plus doué. Aiguillonné par Pierre Juillet qui menaçait de démissionner si Chaban-Delmas restait Pre- mier Ministre, il a largement contribué au prin- temps 1972, à la disgrâce de ce dernier. Pour le trio Juillet-Garaud-Chirac l'impératif est désor- mais : tout faire pour barrer la route de l'Elysée à Chaban. Parce qu'ils le jugent peu sérieux, et redoutent de voir remonter l'odeur des scandales qui ont empoisonné les derniers mois de son gouvernement. Pour l'heure, Chirac a d'autres arguments. Il faut, a-t-il expliqué, préserver à tout prix l'unité de la majorité. Or, il est certain que Valéry Giscard d'Estaing brûle du désir d'être candidat à la Prési- dence. Lui aussi s'y prépare, depuis plus longtemps encore que Chaban-Delmas. Il n'y a qu'un moyen de le dissuader : que Messmer se présente. Ministre des Finances, il n'osera pas jouer contre son pre- mier ministre. Il ne voudra pas non plus apparaître comme le briseur de la solidarité majoritaire. Et Chaban sera bien obligé de s'incliner, pour les mêmes raisons. Mais il faut faire vite... Ce raisonnement impeccable en théorie se heurte à trois obstacles. Il ne serait pas convena- ble d'annoncer une candidature, même celle du Premier Ministre, si vite après la mort de Georges Pompidou. Un délai de décence est nécessaire, si possible jusqu'à la fin des Cérémonies officielles des funérailles. Ensuite, Pierre Messmer lui-même n'est pas enthousiaste. Homme de devoir, il ne nourrit pas de véritable ambition personnelle. Si on lui démontre qu'il doit y aller, il ira... Mais est-on bien sûr qu'il est suffisamment armé, qu'il jouit du crédit nécessaire dans le pays pour triom- pher de Mitterrand? Sincèrement, il en doute. Enfin, Debré et Sanguinetti ne dissimulent guère, en quelques paroles évasives, leur désaccord avec la proposition de Chirac. Rien, donc, n'a été décidé le mardi soir. Rien n'est joué. Le mercredi matin, vers 10 h 15, au moment même où Chaban-Delmas sort du bureau de Messmer, Chirac tente encore de persuader les proches du Premier Ministre de la nécessité d'agir sans plus tarder. Sans succès. Mais dès lors, tout s'accélère. L'après-midi, Chirac et Taittinger font les cou- loirs du Palais-Bourbon. Un par un, ils entraîne- ront les députés U.D.R. dans les coins. «Ne vous laissez pas avoir par Chaban. Messmer est le seul... tous les ministres sont pour lui. Debré et Sanguinetti aussi... La candidature du Premier Ministre est pratiquement chose faite. » Soudain le ministre de l'Intérieur entend sonner à ses oreilles la voix un peu grinçante de Chaban- Delmas. Alerté par ses amis, celui-ci développe sa contre-offensive. Il ironise sur les mines et les déclarations publiques affligées de Chirac : « Alors, pas trop effondré? A ce que je vois, vous avez surmonté votre peine, puisque vous voici déjà en campagne électorale... Haut les cœurs!» Bataille. Sanguinetti et Debré ont choisi Cha- ban. C'est un atout de poids. Les deux hommes tiennent les fédérations U.D.R. de province, qu'exaspèrent depuis un an les manœuvres des sergents recruteurs giscardiens. On leur a signalé en divers départements des tentatives de débau- chage menées par deux des plus fidèles lieute- nants du Ministre des Finances, Michel d'Ornano, député-maire de Deauville, et Roger Chinaud, député de Paris. Si Chirac est l'anti-Chaban, Debré et Sanguinetti sont les chefs de file du clan anti-Giscard. Admirent-ils Chaban-Delmas sans réserves ? Pas sûr. Eux aussi ont eu tendance, en 1972, à lui reprocher ses complaisances, un cer- tain laisser-aller. Mais ils n'ont pas le choix. Le maire de Bordeaux est le seul candidat gaulliste qui ait une audience dans l'opinion publique, le seul capable, s'il devient Président, de sauvegarder ce qui est à leurs yeux l'essentiel : la politique d'indépendance nationale. « Close-Up » : nouvelle collection d'EDIPA offre chaque mois à ses lecteurs une étude sur un homme politique français. Les auteurs : des journalistes dont la profession est de suivre, jour après jour, l'actualité.

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