– Vous pensez qu’on est condamnés à gâcher la moindre chose un peu belle en parlant des pires trucs de débiles ? demande Minh Tuan. – Malheureusement, ouais, répond Chloé. On est des personnes mauvaises. – Pas moi, tente Gaspard. – T’es le pire d’entre nous, tête de cul, lui apprend Minh Tuan. – Allez, arrêtez de parler ! Et toi, pédale, pédale, ordonne Chloé. – Quoi ? demande Gaspard. – “Pédale”, l’impératif du verbe “pédaler”, “pédale”, l’insulte. – Ha. – L’insulte homophobe, corrige Minh Tuan. – Vos gueules. On avance, là ! Pour Minh Tuan, Chloé et Gaspard, l’avenir se résume à la journée d’après. Les cours séchés, les joints partagés, les mangas lus dans la chambre de l’un, les jeux vidéo terminés dans la chambre de l’autre… Ils partagent tout, de leur désespoir tranquille à leur désin- térêt absolu pour leur scolarité. Mais lorsque Tina, une jeune migrante bien plus sérieuse qu’eux, entre dans l’équation, soudain, la possibilité de décrocher leur bac va devenir tangible pour ces trois branleurs autoproclamés. Mais en restant fidèles à leurs prin- cipes : le diplôme, ils ne l’auront pas en révisant… À partir de 15 ans. Couverture © Charles Berberian LES DERNIERS DES BRANLEURS www.actes-sud-junior.fr Éditeur : François Martin assisté de Noémie Seux-Sorek Directeur de création : Kamy Pakdel Conception graphique : Christelle Grossin Maquette : Marie-Thérèse Mejean © Actes Sud, 2020 ISBN 978-2-330-13791-5978-2-330-13696-3 Loi 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. LES DERNIERS DES BRANLEURS VINCENT MONDIOT ACTES SUD junior Cette histoire a été écrite avant la pandémie de COVID-19 et toutes les conséquences qu’elle a eues. De fait, l’année 2020 décrite dans ce roman ne correspond pas à celle que nous avons vécue. L’auteur et ses éditeurs ont cependant décidé de ne pas modifier le présent livre. Les Derniers des Branleurs sont donc, involon tairement, ce qui aurait pu être, voire ce qui aurait dû être, plutôt que ce qui a été. Un peu comme n’importe quel roman de fiction, finalement. À Aurélien, Josian, Yann, et à tous les autres élèves de la terminale ES du lycée Jean-Vilar, Plaisir, 78370, année 2001-2002. FÉVRIER “La race humaine me dégoûte, J’allume gros pilon au chalumeau, Nique ta fondation de merde, J’préfère sauver les animaux.” Booba, 92i Veyron. C’est quoi, déjà, ce coup-ci ? Dans les rues autour de la gare Saint-Lazare, des CRS casqués courent derrière des manifes- tants avec des foulards devant le visage. Sur le parvis, une grenade lacrymogène explose. Deux manifestants tombent sur le bitume noir et humide. Une dizaine de CRS se met- tent à leur taper dessus. Une arcade sourci- lière s’ou vre dans un bref hurlement et une impres sionnante gerbe de sang. D’autres mani- festants se rapprochent et lancent des pro- jectiles sur les forces de l’ordre. Celles-ci répliquent par une nouvelle grenade lacry- mogène. Un peu plus loin, abandonnée près d’une poubelle verte destinée aux détri- tus recyclables, une banderole dit : “CHOI- SIR ENTRE LA TERRE ET LE CIMETIÈRE, C’EST MAINTE NANT !” 8 Ouais, c’est ça, effectivement, ce soir : un Réchauffement climatique : aboutira rassemblement contre le réchauffement clima- potentiellement, d’ici la tique. Minh Tuan trouve bizarre de défendre fin du XXIe siècle, à la quasi-extinction de notre une telle cause en hiver. espèce. Assise face à lui à l’étage du Burger King situé En 2020, une partie non négligeable de la à l’intérieur de la gare, Chloé colle son télé- population commence à phone à la vitre, essayant de filmer les affron- en prendre conscience, mais une partie encore tements comme elle peut. Gaspard, lui, casse moins négligeable des ampoules de Phénergan dans son gobelet continue à s’en moquer. Minh Tuan, Chloé et de Sprite. Gaspard appartiennent aux deux groupes à la – T’arrives à filmer, avec la nuit ? interroge fois. Minh Tuan. – Ouais, répond Chloé en jouant avec les Phénergan : sirop réglages de son téléphone. En zoomant bien, codéiné contre l’urticaire. Uniquement disponible je peux même, genre, avoir les détails des bles- sur ordonnance ou à la sures et tout ! sauvette dans certains quartiers de Paris. C’est – Tu vas le foutre sur Insta ? demande Gas- ce canal qui a les faveurs pard en mélangeant sa boisson codéinée avec de Gaspard. sa paille. – Peut-être en story, oui… – Fous-leur un filtre pour qu’ils aient tous des oreilles de chien ou un truc comme ça ! Les trois lycéens éclatent de rire, tandis que Chloé met en ligne sa vidéo. #ViolencesPolicières #AttentionChiensMéchants #LaBonneAmbi 9 Gaspard termine la confection de son breu- vage, tandis que Minh Tuan ouvre le sac en papier posé au centre de la table. Il trouve son menu parmi la dizaine de hamburgers ache- tés par Gaspard. C’est toujours son rituel, à ce crétin, qu’ils aillent au Burger King, au McDo ou n’importe où ailleurs : il achète le truc le moins cher, en une quantité stupide qu’il ne finit jamais. De son sac à dos, il sort des tranches de fromage industriel à un euro quatre-vingt-neuf le paquet et commence à consciencieusement transformer ses hambur- gers en cheeseburgers. – C’est pathétique. Genre, méga pathéti- que, commente Chloé avec un froncement de narines. – C’est une astuce pour combattre le sys- tème, répond doctement Gaspard en suçotant Illuminati : prétendue société secrète qui la paille de son gobelet. regrouperait industriels, – Ah ouais non mais de ouf, se moque Minh politiques et artistes autour du projet de Tuan en roulant des yeux. C’est clair qu’en fai- dominer le monde. Aucun des adolescents sant ça, tu niques grave les Illuminati vendeurs n’en fait partie. de fromage. Lean : boisson narcotique – Exactement, confirme Gaspard sans sai- mélangeant soda et sir l’ironie. Un geste après l’autre, j’échappe à médicament codéiné. Ses effets sont relaxants et leur contrôle. anesthésiants. Le nombre – File-moi la lean, pauvre connard, soupire de décès liés à son usage est incertain. Chloé en lui volant sa boisson. 10 Minh Tuan sourit, adossé à la vitre du fast- food. De l’autre côté de celle-ci, les CRS conti- nuent à casser les gueules des manifestants. Voilà ce qu’on gagne, à vouloir sauver cette pla- nète de merde… Entre les tables, un SDF pro- mène sa mauvaise odeur et sa main tendue de client en client, pour la troisième fois depuis que Minh Tuan et les autres sont là. Pour la troisième fois également, l’adolescent sort une pièce d’un euro de la poche de sa veste et la pose sur le coin de la table, la désignant d’un mouvement du menton lorsque l’homme vient chercher son tribut. Tout en reprenant sa lean, Gaspard le regarde s’éloigner avant de se tour- ner vers Chloé et Minh Tuan. – Vous pourriez être clochards pendant un an, si après on vous filait un salaire de deux mille euros tous les mois pendant le reste de votre vie ? – Qui c’est qui le filerait ? demande Chloé. – Je sais pas. L’État. – Ce serait grave chelou, non, que l’État orga- nise des trucs comme ça ? – C’est juste une hypothèse. Pour savoir. – Une hypothèse de merde, wesh ! – Franchement je sais pas si je le ferais, coupe Minh Tuan. Deux mille euros, c’est pas si ouf comme salaire. 11 – Ouais, mais c’est toute ta vie, alors que t’as juste à être clochard un an ! – Un an c’est long, quand t’es à la rue. – Genre, t’en sais quelque chose ! ironise Chloé. Tes parents sont méga blindés, t’as aucune idée de ce que c’est qu’être à la rue ! File la lean, Gaspard. – Parce que toi, si ?! Chloé Vaguaire, experte internationale de la misère et de la survie en terrain hostile ! – Je connais toujours ça mieux que toi ! – N’importe quoi ! T’habites un pavillon et ta mère est une putain de dentiste ! – Ton père est diplomate, tocard ! – Le mien est responsable du rayon jardin à Auchan, intervient Gaspard d’une voix pen- sive. Je suis le plus proche d’être SDF. – Et donc, tu le ferais, alors, toi, ton pari de merde ? demande Chloé. Tu serais clochard pendant un an ? – Je crois, oui… Toi ? – Non, répond la jeune femme d’une voix traînante, alourdie par la codéine. La rue ça craint, pour une meuf. Je me ferais grave vio- ler dans tous les sens et tout. – Tu pourrais te prostituer, propose Gaspard. – Parce que, genre, les putes se font pas vio- ler, peut-être ?! 12 – Si, mais t’aurais un mac pour te protéger. – Ça se trouve, je gagnerais plus de deux mille euros par mois, si je me prostituais. Minh Tuan se détourne de la conversation pour regarder une nouvelle fois par-dessus son épaule, vers le parvis de la gare. Même si les cris continuent, ils se sont éloignés. Il ne reste plus devant Saint-Lazare que quelques petits groupes de CRS et une grosse flaque brillante. Elle semble rouge. Elle est rouge. Probablement du sang. Certainement du sang. Par le truche- ment du reflet dans la vitre, Minh Tuan aper- çoit le SDF, de retour pour un quatrième euro. – Venez, on se casse, propose-t-il en soupi- rant. J’en ai marre d’être ici. – On passe acheter un ‘sky dans une épice- rie, avant ? demande Gaspard. On est samedi. Faut boire. On n’a pas bu. – On est en train de boire de la lean, genre, là maintenant tout de suite, espèce de mon- gol ! s’agace Chloé.
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