L'OR DU DIABLE DU MÊME AUTEUR Les Ames brûlantes (Olivier Orban, 1983) Les Cités barbares (Olivier Orban, 1984) Programme MZ (Jean-Claude Lattès, 1985) Le Bal des Banquiers (Robert Laffont, 1988) A paraître : Psiwar (Olivier Orban) Jean-Michel THIBAUX L'OR DU DIABLE roman Olivier Orban Le présent ouvrage réunit deux titres parus aux Editions Olivier Orban : Les Tentations de l'Abbé Saunière (1986) L'Or du Diable (1987) ©Olivier Orban, 1988, pour cette nouvelle édition. ISBN 2-85565. 429.4 A Henri Noulet et Serge Solier, Marie de Saint-Gély, Jean Robin, Irène Merle, Franck Marie, Gérard de Sède, Otto von Hôt- zendorf, Jean-Luc de Cabrières, Naguib Shawwad, Louis des Rochettes, Henri Sorgue, Patrick Ress- mann, Jacques Rivière, Pierre Jarnac, Richard Duval, Yolande de Chatelet, Yves Lignon, Irène Cazeneuve, Moïse Zera-A, André Malacan, Michèle et Frantz Lazès Dekramer, Claire Corbu, Véronique Assouline, Antoine Captier, Eric Woden, Sandrine Capelet, Jacques Bonomo, Guy Rachet, Pierre Bou- lin, Gérard Bavoux, Jean-Paul Maleck, Hélène Renard, Christian Baciotti, James Calmy, André Galaup, William Torray, Olympe de Gand, Robert Bracoli, Elie Ben-Jid, Cyril Patton, Esther Haut- man, Jean-Christophe Meyer, Solange de Maren- ches. I Couiza, 1 juin 1885 Par une matinée de printemps fraîche et ensoleillée, le prêtre avait reçu la lettre de l'évêché : Mgr Billard le mutait à Rennes-le- Château. Et le prêtre avait rassemblé ses hardes, prêché une dernière fois devant ses éleveurs de moutons, fait le tour du village de Clat et était parti sans regret. Comme toujours, les femmes avaient caché leurs visages effarouchés derrière les battoirs lorsqu'il passa la rivière, et la plus vieille chanta : Salimonde, Salimonde Porte la hache et la conque Qu'ici il y a quelque chose à deux têtes. Jeanne Rasigonde Porte le couteau Et aussi la conque nous ferons du sang. Il n'avait jamais compris pourquoi il inspirait tant de peur à ces noiraudes, mi-sarrazines mi-espagnoles. Qu'avait-il apporté à ces sau- vages ? Et eux, que lui avaient-ils donné ? Pen- dant trois ans, à leur contact, il a appris à chasser, à pêcher et à pécher. Trois ans !... Mille quatre- vingt quinze jours à côtoyer ces mauvais chré- tiens, ces sorciers, ces idiots, ces républicains chers à Ferry et à Gambetta qui préfèrent Marianne à Marie. Il serait devenu aussi stupide qu'eux si l 'évêché n'avait pas pris cette sage décision ; avec le temps, il aurait peut-être approuvé les initiatives de l'État laïque. « Que le diable les emporte avec leur maudite république ! » pense-t-il en chassant les images de ses persécuteurs, les Ferry, Waldeck-Rousseau, Buisson, Zévort, Sée et autres ennemis de l'Église. Le prêtre marche comme un automate dans la rue principale de Couiza, portant sans peine ses deux grands sacs de voyage rafistolés avec de la peau de mouton et des ficelles. Ceux qui le voient passer le comparent à un lutteur de foire. Les hommes devinent sa puissante musculature sous la soutane et les jeunes filles le trouvent si beau, si volontaire, ses yeux sont si noirs qu'elles se mordent la langue pour ne pas prononcer : « Étoile, belle étoile, fais-moi rêver à celui qui passe. » Mais le prêtre les ignore, il cherche son chemin entre les maisons aux couloirs et aux remises pleins d'ombres équivoques, de chuchote- ments et de petits rires. On l'observe, on en parle, on fait peser sur lui des soupçons, puis on le regarde disparaître dans un silence enrobé de préméditation. Ils ne savent pas qu'il va rejoindre sa nouvelle paroisse, là-haut sur la colline, sa nouvelle prison. Le vague souvenir d'un sentier muletier qu'il empruntait autrefois lui revient en mémoire. Souvenir heureux, enfance heureuse. Il était le chef de bande et menait les têtes brûlées de Montazel à l'assaut de la montagne de Rennes où, dans la garrigue, cachés derrière les genêts et allongés sous les cytises, les enfants du village ennemi les attendaient pour la bataille. Que de coups reçus et donnés ! Que d'heures passées à mettre au point des plans d'attaque ! Que de pièges déjoués ! Il était fait pour l'armée, la gloire et les femmes. Et ses parents l'avaient dirigé vers l'Église. Soldat de Dieu enrôlé dans les troupes de Léon XIII, voilà ce qu'il est devenu à son grand désespoir. Pourtant il aime le Christ, les saints et il pleure de ne pouvoir les servir comme il le devrait. Comme il aurait dû. « Je n'ai jamais eu la vocation », se dit-il une fois de plus. Il revoit toute son adolescence, sa mère priant, les pèlerinages, les processions et cette façon qu'avaient ses proches de le désigner comme « leur salut dans l'autre monde ». Il a encore en mémoire les punitions que ses supérieurs du grand séminaire de Carcassonne lui infligeaient et les horribles nuits passées à se mortifier lorsqu'il fut nommé prêtre à Alet. Une vie de raté, les années à venir lui semblent déjà insipides. — Hue ! Hue ! crient des rouliers qui remon- tent vers le pays haut pour aller chercher de la glace. — Attention, l'abbé ! hurle l'un d'eux en faisant claquer son fouet aux oreilles du prêtre. On veut déjà aller au paradis ! s'exclame-t-il en passant près de lui. — Ça ferait un fainéant de moins ! lâche un autre. Les rouliers rient. Le prêtre se blottit contre le parapet du pont qui franchit l'Aude. Les chevaux harassés, puis les roues des grands chariots bâchés le frôlent, et les hommes hirsutes rient de plus belle en le voyant empêtré avec ses sacs, la soutane relevée sur ses galoches trouées couvertes de poussière. — Sauvages ! leur jette-t-il. Aussitôt l'un d'eux, un ventru à la bouche qui s'ouvre telle une meurtrissure saignante au mi- lieu d'un visage carré et noirci, saute de son attelage et se rue vers lui. — Attention, curé ! lui crache-t-il au visage. Faudrait pas qu't'oublies que nous sommes en République. T'as plus d'roi pour te protéger. — Je n'oublie rien et tu ouvres inutilement ta gueule de communard au vent, mon fils. — Aquel a la malvais uèlh l1 Je vais le lui fermer, ricane-t-il en mettant son poing sous le nez du prêtre. Le prêtre laisse tomber ses sacs. Il ne s'est jamais senti aussi bien ni aussi calme, à l'aise dans son corps d'athlète. Sa main va à la rencontre du poing. Ses lèvres se retroussent au moment où il la resserre. Sans se départir de son calme, il exerce une forte pression sur les jointures et les phalanges de son adversaire qui pâlit et essaie de porter un coup bas avec son genou. — Décidément tu as tous les vices, mon fils, il va falloir demander pardon et miséricorde à Notre-Seigneur. — Plutôt crever ! — Amen. Amen ? Que veut dire le prêtre ? L'homme des montagnes écarquille les yeux et avant qu'il ait pu pousser un cri, il se sent soulevé par le col. Le 1. « Celui-là a le mauvais œil. » prêtre ne semble pas forcer. Tenant son fardeau humain, il bondit sur le parapet. Les camarades du roulier veulent intervenir mais le prêtre les arrête : — Si vous faites un pas de plus, je le lâche. Il y a de grandes chances pour qu'il se brise les jambes ou le cou... Alors, mon fils, ce pardon ? L'homme est paralysé par la peur. Il jette un regard fou en direction de ses compagnons. Ceux-ci reculent. Le prêtre le tient à bout de bras au-dessus du torrent et sourit. Il y a tant de détermination dans son regard que l'homme est sûr qu'il va mettre son projet à exécution. — Je demande pardon à Notre-Seigneur, dé- glutit-il. — J'ai changé d'avis, tu vas prier la Vierge. — Je ne sais pas. — Ce n'est pas plus difficile qu'un chant révolutionnaire. Je suis certain que tu as fait ton catéchisme. — Je ne me rappelle pas ! — Mon bras s'engourdit, il te reste peu de temps avant de faire connaissance avec l'eau glacée de l'Aude, réfléchis vite ! — Je vous salue, Marie... pleine... pleine de charme... — Pleine de grâce ! — Pleine de grâce... Et l'homme se souvient soudain de toute la prière, puis de l'acte de contrition que le prêtre lui fait réciter trois fois, et même du De profondis qu'il doit chanter avant d'être relâché sur la terre ferme. A cet instant, les rouliers en colère se précipi- tent vers eux avec l'envie manifeste de venger leur compagnon. — Il ne faut pas, intime calmement le prêtre en mettant ses mains sur ses hanches, sans montrer le plus petit soupçon de peur. Il ne faut pas, fils de la montagne. On ne m'attaque pas impunément, Dieu est de mon côté. Les hommes s'immobilisent. Il y a quelque chose derrière les mots qui laisse supposer qu'ils n'ont pas été prononcés en l'air. Ce prêtre est peut-être trop hardi, trop confiant en sa force, mais il leur a ôté le désir de l'affronter. Le nom de Dieu s'inscrit en lettres de feu dans leurs crânes épais. Leur compagnon les rejoint en titubant et ils se retirent en silence. Là-bas sur la route qui mène à Quillan, leurs chevaux de trait continuent seuls. Les rouliers se hâtent de les rattraper car la loi interdit de laisser les chevaux sans guide. — Bon voyage, mes fils et que Dieu vous protège ! leur lance le prêtre en ramassant ses bagages.
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