QUELS ROMANTIQUES SOMMES-NOUS ? SUBLIME AU GROTESQUE Victor Hugo, Dieu et les tables tournantes . ROBERT KOPP Victor Hugo n'est pas un voyant des choses de Dieu, mais de l'ombre de l'absence de Dieu. Paul Claudel e domaine par excellence du sublime, n'est-ce pas la religion ? Nous la concevons couramment en termes d'élévation, donc L de sublime. Toutefois, les pratiques quotidiennes intègrent souvent des éléments venus d'horizons bien différents : foi et superstition ont partie liée, et ceci depuis toujours (1). Souvent, leur cohabitation ne pose guère de problème, comme à certaines époques du Moyen Âge ; mais elle semble être particulièrement conflictuelle aux époques d'incertitude et de doute, lorsque l'arma- ture intellectuelle et morale qui avait prévalu pendant des généra- tions se fissure et que la recherche effrénée de valeurs nouvelles obsède les esprits. C'est bien le cas de nos jours : le succès des sectes les plus grotesques et des croyances les plus ridicules le prouve. Que d'agitateurs de grelots qui envahissent jusqu'à l'espace public ! Ce fut aussi le cas dans la France du XIXe siècle, empêtrée QUELS ROMANTIQUES SOMMES-NOUS? Du sublime au grotesque Victor Hugo, Dieu et les tables tournantes dans les séquelles d'une Révolution qui ne finissait pas de finir et dont l'ombre portée plane encore sur les clivages politiques d'au- jourd'hui. Jamais les régimes ne se sont chassés à un rythme aussi rapide ; jamais les partisans de l'ordre et ceux du mouvement ne se sont combattus avec autant de violence. Or, ce n'est pas la poli- tique qui domine le siècle - ou en apparence seulement - c'est la religion, et ceci au dire même des historiens des idées politiques, tel Michel Winock, qui a raison d'écrire : « La question religieuse est, en ce XIXe siècle, au centre de tous les conflits, au cœur de toutes les interrogations philosophiques et politiques. Siècle de la mort de Dieu et siècle de la Science, le XIXe est aussi celui de la nostalgie inassouvie de la divinité, quand s'épuisent, à peine nées, les espérances de la raison. /.../Aucune époque, peut-être, n'a été aussi profuse en projets religieux : nouveau christianisme de Saint- Simon, religion de l'humanité de Leroux ou de Comte, néo-chris- tianisme de Sand, néo-catholicisme de Lamartine, religiosité pré- gnante des premiers socialismes (jusqu'à l'antithéiste Proudhon hanté par la figure de Jésus), sans parler de la diffusion sans voile de l'occultisme, auquel un Victor Hugo s'adonne tout en fustigeant le parti prêtre (2). » Ces lignes résument parfaitement l'une des problématiques majeures du XIXe siècle (3), à savoir celle, non pas de la religion, mais des religions nouvelles, susceptibles de prendre la suite ou la place d'un christianisme largement démonétisé dès avant la fin de l'Ancien Régime et qui ne se remettra jamais des coups que lui.a portés la Révolution. « Quelle sera la religion qui remplacera le christianisme ? » demande Chateaubriand, dès 1797, à la fin de son Essai sur les révolutions, car il est entendu, pour lui, qu'une société, quelle qu'elle soit, n'est viable et quelque peu solide qu'à condi- tion de reposer sur un fondement religieux (4). On connaît la réponse que Chateaubriand donnera lui-même, cinq ans plus tard, à sa question : le christianisme se remplacera lui-même, puisque l'on n'a pas trouvé de religion plus poétique, c'est-à-dire mieux à même de satisfaire l'imagination des hommes. L'imagination et les sens, faudrait-il dire : car la supériorité du christianisme s'exprime surtout à travers la musique, l'architecture, la peinture, la littérature, bref, tout ce qui ne s'adresse pas à la raison, mais qui soulève ce 11431 Du sublime au grotesque Victor Hugo, Dieu et les tables tournantes que Mme de Staël appelle P« enthousiasme ». Chateaubriand a ainsi tranché la vieille querelle du merveilleux en faveur du merveilleux chrétien (.5). La référence ne sera plus seulement Homère, mais Homère et la Bible, les deux sources d'inspiration que Victor Hugo ne cessera d'invoquer conjointement à son tour. Le Génie du chris- tianisme, dont on a un peu oublié de fêter le bicentenaire en cette année 2002 dévolue trop exclusivement à Hugo, à Dumas et à Zola (6), a été l'un des best-sellers tout au long du XIXe siècle ; il a été constamment réédité ; il est devenu un des livres de prix par excellence et l'on ne compte pas les versions abrégées. La première édition avait paru peu avant le Concordat ; la deuxième était tout naturellement dédiée au Premier consul, l'artisan de la politique de réconciliation. Toutefois, même si ce renouveau catholique, auquel participent, à l'époque, nombre d'auteurs comme Lamennais, Barbey d'Aurevilly, Veuillot ou Lacordaire, est sans doute le courant le plus important dans ce renouveau religieux général, il existe toute une série de religions concurrentes. Et, chose remarquable : leurs fondateurs sont le plus souvent des poètes et des écrivains. Ce sont eux, ces mages romantiques, ces prophètes des temps à venir, qui se croient investis de ce pouvoir spirituel laïque que nous connais- sons bien désormais, grâce aux excellents travaux de Paul Bénichou (7). Ce pouvoir spirituel laïque, Quinet et Michelet et Victor Hugo l'ont explicitement revendiqué, et beaucoup d'autres, tout au long du XIXe siècle. Voici ce qu'écrit Victor Hugo dans un carnet qui date de mai 1853, donc de l'époque de Jersey qui nous intéresse tout particulièrement ici : « II y a dans ma fonction quelque chose de sacerdotal. Je remplace la magistrature et le cler- gé. Je juge, ce que n'ont pas fait les juges ; j'excommunie, ce que n'ont pas fait les prêtres (8). » Ce genre de remarque, on en trouve tout au long de la carrière de Victor Hugo, de ses premiers recueils de vers jusqu'à ses préfaces testamentaires. Elles désignent parfaitement l'idée qu'il se faisait de son métier. C'est donc dans un certain contexte qu'il faut placer ces réflexions sur « Victor Hugo, Dieu et les tables tournantes » (ou parlantes, ou mouvantes, comme on disait aussi à l'époque). Dieu et les tables tournantes. La conjonction trahit une petite arrière-pensée : à savoir qu'il s'agit ] 144 QUELS ROMANTIQUES SOMMES-NOUS? Du sublime au grotesque Victor Hugo, Dieu et les tables tournantes des deux faces d'une même médaille, de deux aspects, indisso- ciables, de ce phénomène complexe qu'est la religion de Victor Hugo et qui comporte, tout comme ses romans ou ses drames, un curieux mélange de grotesque et de sublime. Une religion de bric et de broc Une des grandes sources du romantisme européen - et par- tant du romantisme français - a été l'occultisme sous toutes ses formes : magnétisme, spiritisme, théosophisme, magie (9). Blake et Novalis, Balzac et Nerval, et beaucoup d'autres, ont puisé à pleines mains dans les œuvres de Swedenborg, de Saint-Martin, de Mesmer, de l'abbé Constant (Éliphas Lévi). Rien d'étonnant que Victor Hugo se soit abreuvé aux mêmes sources (10). Plus près de nous, les surréalistes y ont puisé à leur tour. Et aujourd'hui, c'est un peu à travers les expériences de ces derniers que nous lisons les proto- coles des tables. Mais avant de s'intéresser à l'occultisme, Victor Hugo n'a-t-il pas participé, en bon poète catholique, au renouveau religieux de la Restauration ? La crise mystique, dont parlent tous ses biographes, ne semble pas antérieure à la fin des années 1840 et l'impact qu'elle a eu sur sa création poétique n'est pas facile à déterminer (11). En effet, le jeune Victor Hugo a d'abord été un romantique de droite, royaliste et catholique, à l'instar de Chateaubriand. « La littérature présente - écrit-il dans la préface des Nouvelles Odes parues en mars 1824 -, telle que l'ont créée les Chateaubriand, les Staël, les La Mennais, n'appartient donc en rien à la révolution. De même que les écrits sophistiques et déréglés des Voltaire, des Diderot et des Helvétius ont été d'avance l'expression des innova- tions sociales écloses dans la décrépitude du dernier siècle, la litté- rature actuelle, que l'on attaque avec tant d'instinct d'un côté, et si peu de sagacité de l'autre, est l'expression anticipée de la société religieuse et monarchique qui sortira sans doute du milieu de tant d'anciens débris, de tant de ruines récentes. Il faut le dire et le redire, ce n'est pas un besoin de nouveauté qui tourmente les esprits, c'est un besoin de vérité ; et il est immense (12). » 145 Du sublime au grotesque Victor Hugo, Dieu et les tables tournantes On sait que quelques années plus tard, Victor Hugo s'est émancipé de ce royalisme catholique pour rejoindre le camp des libéraux, puis des partisans de la révolution de Juillet et des béné- ficiaires de celle-ci, comme député et comme pair de France. Il aurait donc laissé loin derrière lui son enfance et sa jeunesse, mar- quées - comme il le prétendra plus tard - par la « sombre domina- tion cléricale ». Or, il y a une grande part de légende dans cette façon de présenter les choses. Il n'y a jamais eu de « sombre domination cléricale ». Le catholicisme de Victor Hugo était un catholicisme purement littéraire. Victor Hugo - contrairement à Chateaubriand ou à Lamartine - n'a point eu une enfance religieuse. Il n'a pas même été baptisé (13). Pourquoi l'aurait-il été ? Ses parents ne s'étaient point mariés à l'église.
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