CORE Metadata, citation and similar papers at core.ac.uk Provided by Institutional Research Information System University of Turin L’Aquitaine des premiers troubadours. Géographie et histoire des origines troubadouresques Le titre de mon exposé est peut-être un peu ambitieux, puisqu’il fait référence à un problème tant discuté comme celui des origines de la poésie des troubadours. Cependant, j’évoquerai à peine le problème véritable des origines pour insister davantage sur les rapports qui relient les lieux et les temps des deux premières générations des troubadours, à savoir depuis le début du XII e siècle, quand le prétendu « premier troubadour », Guillaume d’Aquitaine, vraisemblablement commence son activité poétique, à 1126, date de sa mort (mais il est peut-être mieux d’avancer le terme jusqu’à celle de son fils, en 1137), puis à la moitié du même siècle environ, lorsque les carrières d’autres remarquables troubadours comme Jaufre Rudel, Cercamon et Marcabru s’interrompent 1. On insistera sur ces rapports en tenant compte des temps et des lieux qui sont concernés par l’activité et surtout la réception de ces poètes. Il me semble qu’une considération combinée des facteurs chronologiques et géographiques peut nous révéler quelques indices et nous donner quelques suggestions de plus qu’une simple disposition historique des auteurs. L’Aquitaine des premiers troubadours est donc bien celle de Guillaume le Jeune , VII comte de Poitiers et IX duc d’Aquitaine 2, qui aurait commencé à « trouver », ou bien à divulguer ses compositions, après son retour de croisade en 1102, selon ce que les chroniqueurs Guillaume de Malmesbury et Orderic Vital nous disent, peu après sa mort 3. Le témoignage de l’ancienne vida , bien qu’en le nommant simplement Coms de Peitieus (comme, d’une façon presque constante, les rubriques des chansonniers qui nous ont transmis ses poèmes) vient à confirmer, par les données familiales qu’elle contient, que ce « comte de Poitiers » est bien Guillaume VII 4. Si nous examinons la production poétique dans la première limite de notre lecture chronotopique, à l’année de la mort de Guillaume, nous trouvons toutefois deux poètes : le comte-duc lui-même et Ebles de Ventadorn, vicomte et vassal de Guillaume, probablement un peu plus jeune que son seigneur. Nous sommes documentés sur Ebles (le deuxième de ce nom parmi les vicomtes de Ventadour) de 1090 à 1147, mais nous n’avons pas des poèmes de lui, bien que – comme il se passe pour Guillaume – le chroniqueur Geoffroy de Vigeois lui attribue le surnom de cantator et un intérêt pour la poésie qui dura toute sa vie ; en plus, 1 Je reprends ici le cadre des données et de l’interprétation – avec toutefois quelques éclaircissements et quelques ajouts – de mon étude « L’Aquitania trobadorica », dans P. Boitani, M. Mancini et A. Varvaro (dir.), Lo spazio letterario del Medioevo. 2. Il Medioevo volgare , I. La produzione del testo , Roma, Salerno, 2001, II, p. 201-251, où l’on peut trouver des notices historiques et des références bibliographiques que nous ne répétons pas ici. 2 Guillaume est appelé junior depuis son avènement au pouvoir après la mort de son père, à l’âge de quinze ans, et ce surnom lui restera pendant toute sa vie (A. Richard, Histoire des Comtes de Poitou. 778- 1204 , Paris, Picard, 1903, t. I, p. 384). Une mise à point sur Guillaume a été faite tout récemment par R. A. Taylor, « Guilhem de Peitieus. An assessment of what we know and don’t know about the ‘first troubadour’ », dans « Contez me tout ». Mélanges de langue et de littérature médiévales offerts à Herman Braet , Leuven, Peeters, 2006, p. 875-893. 3 C. Chabaneau, Les biographies des troubadours en langue provençale , Toulouse, Privat, 1885, p. 6-7 ; The Poetry of William VII, Count of Poitiers, IX Duke of Aquitaine , ed. and transl. by G. Bond, New York/London, Garland, 1982, p. L (Guillaume de Malmesbury écrit vers 1135 et Orderic Vital avant 1143). 4 J. Boutière - A. H. Schutz, Biographies des troubadours. Textes provençaux des XIII e et XIV e siècles , Paris, Nizet, 1964, n° I. trois poètes nous parlent plus tard de Ebles comme troubadour, connu par son propre style et animateur d’un cercle poétique (l’ escola n’Eblo rappelée par Bernart de Ventadorn)5. Ainsi, bien qu’aucun texte d’Ebles ne nous soit parvenu, nous sommes autorisés à le considérer comme un troubadour assez actif et d’une certaine renommée. Quelles sont donc les aires de production et de diffusion de la poésie troubadouresque vers la fin du premier quart du XII e siècle ? Nous pouvons les déterminer d’après les lieux de résidence habituelle des deux poètes et les lieux qui se trouvent cités dans les poèmes qui nous ont été transmis. La production de ces derniers semble bien se placer dans une région qui comprend le Poitou, avec sa capitale Poitiers, et le Limousin, où nous trouvons Ventadour, proche déjà de l’Auvergne de par sa position. Faute de poèmes d’Ebles, c’est à ceux du seul Guillaume que nous devons nous référer pour y retrouver mentionnés ces lieux, avec d’autres qui nous intéressent ici. Dans les dix vers d’attribution sûre de Guillaume les références sont nombreuses : Peitau ‘Poitou’, Peitieus ‘Poitiers’ et Lemozi ‘Limousin’ sont bien placés en évidence dans le « vers de l’adieu au monde » (BdT 183.10) 6 et ils y indiquent les régions et la ville où le puissant comte-duc exerce ses fonctions de grand feudataire. Le Limousin et l’Auvergne sont encore cités au début du célèbre vers du chat roux (BdT 183.12) 7 : c’est dans cette dernière région que se déploient les exploits sexuels de Guillaume avec deux dames, identifiées par leur noms ainsi que leur maris (dans la version du seul chansonnier C), que nous sommes autorisés à considérer comme des vassaux ou des petits seigneurs dépendants de Guillaume, exhibés dans la plaisanterie grivoise de la pièce. Finalement, dans l’un (BdT 183.3) des trois vers adressés à ses suivants armés, ses companhos , Guillaume nous donne un réseau très précis de certains lieux où son pouvoir s’exerce – et où les femmes citées dans le poème sont présentées comme résidant ou bien originaires 8 : il s’agit encore du Poitou et du Limousin, où les trois villages nommés dans le poème (Cofolen , Gimel , Niol ) se trouvent 9. 5 C. Chabaneau, Les biographies des troubadours , op. cit. , p. 8 (Geoffroy de Vigeois écrit vers les années 1182-1183). Les poètes qui nous parlent d’Ebles sont Marcabru ( Marcabru. A Critical Edition , by S. Gaunt, R. Harvey and L. Paterson, Cambridge, Brewer, 2000, n° XXXI, v. 74 [troba n’Eblo ]), Bernart de Ventadorn (Bernart von Ventadorn, Seine Lieder , hgb von C. Appel, Halle a.S., Niemeyer, 1915, n° 30, v. 23 [escola n’Eblo ]) et le seigneur et poète catalan Guerau III (ou IV) de Cabreira (F. Pirot, Recherches sur les connaissances littéraires des troubadours occitans et catalans des XII e et XIII e siècles , Barcelona, Real Academia de Buenas Letras, 1972, p. 541, v. 25-30, qui date l’ ensenhamen de Guerau au 1145-59, tandis que S. Cingolani, « The sirventes-ensenhamen of Guerau de Cabrera: a proposal for a new interpretation », Journal of Hispanic Research , 1, 1992-93, p. 191-200 le date au 1196-98). 6 Guglielmo IX, Poesie , Edizione critica a cura di N. Pasero, Modena, Mucchi, 1974, n° XI, v. 4, 10. 7 Ibid ., n° V, v. 13-14. 8 Ibid ., n° I, v. 16, 25-26. Les vv. 25-26 se trouvent dans la dernière strophe, présente seulement dans le second des deux chansonniers ( CE ) qui nous ont transmis le poème, mais il est tout à fait invraisemblable que cette strophe soit un ajout apocryphe (voir M. G. Capusso, « Guglielmo IX e i suoi editori: osservazioni e proposte », Studi mediolatini e volgari , 33, 1987, p. 135-256, à p. 194). 9 Il s’agira de Confolens (Charente), entre Poitiers et Angoulême ; Gimel (Corrèze), à une trentaine de kilomètres du château de Ventadour ; Nieul (Haute-Vienne), très voisin de Limoges, ou Nieuil (Charente), près de Confolens, ou bien Nieuil-sur-Autise (Vendée). Les identifications ont été proposées par The Poetry of William VII , éd. cit., p. 58-59 ; R. Goddard, « The Ladies Agnes and Arsen and William IX’s “Companho, farai un vers [qu’er] covinen” », Forum for Modern Language Studies , 24, 1988, p. 156-162 ; M. Wolterbeek, « “De Gimel... Per Niol”: Geographic Space and Placenames in Song One of William of Aquitaine », Tenso , 14, 1999, p. 39-52 (voir déjà A. Richard, Histoire des Comtes de Poitou , op. cit. , I, p. 503 note 3), qui ont bien su retracer des faits d’histoire locale qui touchent ces lieux par rapport à Guillaume. Dans cette perspective on peut bien se passer des interprétations « étymologisantes » 2 Cependant, le public de Guillaume, l’aire de réception de ses poèmes ne touche pas seulement la cour de Poitiers et l’ensemble de ses vassaux et amis poitevins, limousins et auvergnats, parmi lesquels on trouve aussi son confrère en poésie Ebles de Ventadorn et on peut même en supposer d’autres parmi ceux qui se livrent à des vantardises d’amour évoqués à la fin du vers BdT 183.1 10 . Les deux tornadas d’un poème très engagé sur l’amour et la civilisation de la cour (BdT 183.11) l’envoient à Narbonne (la première) et chez un personnage appelé Esteve (la seconde) 11 ; dans les mêmes envois Guillaume ajoute la demande d’une confirmation de la bonne qualité du vers , déclarée dans la dernière strophe du poème.
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