
L’inépuisable p. 5 The Inexhaustible p. 15 Index p. 24 Photo : Philippe Gonthier / Editions Salabert. Pascal Dusapin Pascal Français Menu d’imitations (ce seraient plutôt des dérives). Les L’Inépuisable Allemands parlent de Wirkungsgeschichte (un tel (sur Hinterland et OpenTime de Pascal Dusapin) concept n’existe pas en français) : essentiellement, l’histoire de l’impact et de l’influence d’une œuvre En 2009, paraissait un coffret de deux sur des œuvres ultérieures. De telles histoires, disques sur lesquels figurent, interprétés par pour ainsi dire au futur antérieur (une manière le Quatuor Arditti, les Quatuors à cordes I à V d’OpenTime, en un sens), animent l’inventivité et le trio Musique fugitive de Pascal Dusapin musicale de Dusapin et en font un singulier forum (AECD 0983). Le présent enregistrement (une « solitude peuplée », dirait Deleuze). continue cette aventure et ce sont, cette fois, les Quatuors VI – Hinterland (hapax Première tentative d’épuisement pour quatuor à cordes et orchestre) – et VII – OpenTime (21 variations pour quatuor à Ainsi, un point de rencontre entre Beckett, Deleuze cordes) – qui sont gravés. Ces deux quatuors, et Dusapin a lieu dans le Quatuor VI, « Hinterland ». composés l’un à la suite de l’autre, ont été Dans la partition, au-dessus des portées du quatuor, terminés en 2009, soit l’année où paraissait sont énumérées quatre « tentatives d’épuisement ». le coffret des cinq précédents. C’est dire que, Le mot « épuisement » est à entendre, ici, au sens depuis 1982, le quatuor à cordes comme fil où Deleuze l’emploie dans son essai sur Beckett, rouge du catalogue de Dusapin, de même L’Épuisé. En somme, il s’agit moins de fatigue que de que la relation privilégiée avec le Quatuor complètement du possible à l’intérieur de certaines Arditti qui l’accompagne, poursuivent leur coordonnées. D’où des moments de contractions chemin. menant à l’impasse, ou des bonds vers d’autres ailleurs, de nouveaux devenirs, d’autres lignes Pascal Dusapin a souvent évoqué Samuel Beckett de fuite. Mais la fuite, chez Dusapin comme chez comme interlocuteur imaginaire majeur dans son Deleuze, ne relève pas de l’évitement et du refuge. travail de composition. On en trouve des traces La fuite est un « faire ». Fuir, « c’est aussi bien faire dans plusieurs titres de ses œuvres, ainsi que dans fuir » (Deleuze). Du reste, Hinterland – mot emprunté quelques citations littéraires (réelles ou fictives) en à l’allemand – signifie « arrière-pays ». Quel est ce marges des portées de certaines de ses partitions, Dehors ? Le couple dialectique dedans / dehors dont les deuxième et cinquième quatuors. Une est, précisément, un angle particulièrement porteur dynamique similaire, et au moins autant cruciale, pour approcher le travail de Dusapin (voir, par a lieu avec le philosophe Gilles Deleuze. Quelque exemple, In & Out pour contrebasse, ou encore, chose d’eux – un « effet Beckett », un « effet plus récemment, Outscape pour violoncelle et Deleuze » – passe et s’imprègne dans la musique orchestre). Ainsi, chez Dusapin, la métaphore de Dusapin, sans qu’il s’agisse pour autant est toujours, avant tout, littérale, de sorte qu’il 5 n’y a chez lui de sortie de la musique que par la auditeurs. De fait, les investigateurs de paysages musique elle-même (dans son abécédaire réalisé sonores, à l’instar de R. Murray Schafer ou avec Claire Parnet, Deleuze parle d’une « sortie de d’Hildergard Westerkamp, nous ont bien montré la philosophie par la philosophie »). Il ne faut pas combien l’ouïe est un sens particulièrement se laisser trop dérouter par cette apparente aporie, approprié pour se faire envelopper, puisque nous car chez Dusapin, tout fonctionne toujours par série percevons le son de partout et non seulement de paradoxes et synthèses disjonctives. Impossible de face (ceci même quand il s’agit de musiciens d’identifier quoi que ce soit dans sa musique sans devant). Mais cet arrière-pays a encore un que l’avers de cette chose n’apparaisse aussitôt autre sens strictement musical. En effet, on est comme étant tout autant opératoire. Cet arrière- toujours l’arrière-pays de quelqu’un, et c’est le pays, donc, nous dit Dusapin, n’est en fait pas si cas également dans Hinterland, où deux entités éloigné : c’est le lieu, dans la cartographie de son cohabitent et sont l’arrière-pays l’une de l’autre : catalogue, où se trouvent les quatuors à cordes soit un quatuor à cordes et un orchestre. C’est (un lieu apparemment inépuisable, propice aux là qu’intervient, en sous-titre, le mot « hapax », qui éternels retours). Nul endroit sur cette carte qui signifie, selon le Larousse : « Fait de langue (mot, ne soit interconnecté à cet arrière-pays : il y a des expression, construction) dont il n’existe qu’une canaux, routes maritimes et zones d’influences seule occurrence dans un corpus donné ». C’est communiquant entre ces quatuors et les autres parce qu’il est le seul des quatuors de Dusapin régions du corpus (concertos, opéras, musique impliquant un orchestre que Hinterland est sous- symphonique, par exemple). C’est ainsi que dans titré ainsi (peut-être pourrait-on postuler que cet la note de programme de Hinterland, Dusapin hapax concerne aussi l’affect, d’emblée plus léger confie : « le quatuor à cordes représente pour moi et ludique dans ce sixième quatuor que dans tous la possibilité de dévier – à la manière d’un rayon les autres de Dusapin). L’orchestre symphonique lumineux qui passe d’un milieu à un autre – la a été, d’ailleurs, adapté à la circonstance : pour matière intégrale de mon travail ». À noter que le des raisons d’équilibre, il n’y a ni trompettes, mot « land » apparaît, frontalement ou obliquement, ni trombones, ni percussion. Sont présents les ailleurs chez Dusapin (il y a Hinterland, mais aussi bois et les cors (tous par deux), les cordes, ainsi Morning in Long Island, ou encore Outscape, qui qu’une harpe. Le quatuor, lui, est devant. Tout au évoque « landscape »). De quoi s’agit-il ? Est-ce la long de l’œuvre, ces deux entités s’approchent et capture, musicale et virtuelle, d’un paysage ? Peut- s’éloignent musicalement l’une de l’autre, dans un être est-ce l’envers de ce que fait Christo (dans pas de deux le plus souvent (mais pas toujours) Wrapped Coast, par exemple) : non pas l’artiste endiablé. Parfois, l’une des deux entités chemine qui enveloppe un paysage, mais l’artiste qui se seule, sans l’autre – comme, par exemple, lors de fait envelopper par un paysage. Ou peut-être : la « première tentative d’épuisement » (mesure 115), l’artiste inventant un paysage qui enveloppera des où le quatuor joue une première cadenza (s’il est 6 encore possible d’utiliser le langage des concertos). correspondant à différents « fuseaux horaires ». Parfois, les deux entités sont en surimpressions OpenTime, pour sa part, est constitué de 21 quasi indiscernables – comme, par exemple, lors variations. Mais qu’est-ce qu’un « temps ouvert » ? de la « troisième tentative d’épuisement » (mesure Ici, c’est peut-être, entre autres, la temporalité non 318), où le quatuor soliste rencontre son double par quantifiée de l’anacrouse : la « petite note », cette le truchement d’un autre quatuor, dans l’orchestre. distribution nomade qui, bien que notée, échappe Souvent, les deux entités sont en interconnexions au quadrillé de la métrique. L’anacrouse relève d’un rhizomatiques et foisonnantes, en un spectaculaire « temps flottant », pour utiliser cette expression de « chaosmos », pour emprunter à Joyce ce mot-valise Deleuze. Et c’est là tout ce qui sert de « thème » – en que chérissaient Deleuze et Guattari. Puis, alors fait, il s’agit plutôt d’un geste – à ces 21 variations. que l’on pourrait croire que l’œuvre rebondira à C’est l’alto qui joue ce geste : une anacrouse sur nouveau vers un autre ailleurs, elle s’arrête. Avec le un sol menant à un do haussé de trois quarts de Quatuor VII, déjà, l’hapax est achevé et l’on revient à ton, qui glisse légèrement jusqu’au même do la nomenclature habituelle, sans orchestre. mais haussé maintenant d’un seul quart de ton, et il est spécifié que la sonorité doit être « rauque et Deuxième tentative d’épuisement féroce ». Immédiatement, la micro-tonalité s’impose Ce septième quatuor aussi a un titre et un sous- telle qu’elle est chez Dusapin : ni tempéraments titre : OpenTime, 21 variations pour quatuor à égaux à échelles variables, ni intonation naturelle cordes. Sur la page-titre de la partition, sont ou transposition de modèles acoustiques, mais indiquées les dates exactes de composition : « 4 expression viscérale et écoute de « la vie nue » mars – 27 mai 2009 ». En page d’introduction, sont (pour évoquer Agamben), en-dehors des grilles inscrites les dates où ont été terminées chacune préfabriquées. C’est de ce petit geste très contracté des variations : 4 mars 2009 pour la première, 17 – à la fois presque rien (moins d’une mesure) mars pour la seconde, et ainsi de suite, jusqu’à la et presque tout (c’est tout de même le principe fin de l’œuvre, qui fut terminée le 27 mai à 1h50. d’anacrouse-accent-désinence, ou d’arsis et de Suit un fac-similé du manuscrit de la partition (d’une thesis, au cœur de toute musique ou presque) – que qualité calligraphique excessivement soignée, dérive, se déploie et dévie en directions multiples comme toujours chez Dusapin). Puis, page 1, et devenirs tous azimut ces presque quarante au-dessus du titre, on lit cette dédicace : « pour minutes de musique. Bien que ces 21 variations Anton, né le 29 juin 2009 à 0h31 ».
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