Tag Gallagher Les Aventures de Roberto Rossellini essai biographique Aucune figure de l’histoire du cinéma n’a été à la fois vilipendée et adulée comme Roberto Rossellini (1906- 1977). Fondateur du néoréalisme avec Rome ville ouverte, inventeur du cinéma moderne avec Paisà, précurseur de la Nouvelle Vague avec Voyage en Italie, pionnier d’une télévision utopique avec La Prise de pouvoir par Louis XIV, il a été le héros d’un cinéma né de la sensibilité et de l’intelligence de l’individu, indépendant des clichés et de l’industrie. Cette biographie, la première du cinéaste, fait découvrir un homme de passions, charmeur irrésistible, intellectuel cosmopolite, homme de la Renaissance et du XXe siècle, maître à penser, aventurier romain, qui a le premier affirmé que le cinéma était affaire de morale. Tag Gallagher a passé quinze ans à enquêter sur la réalisation et la réception – tumultueuses toutes deux – des films de Rossellini, parlant à tous ceux qui l’ont connu. Sa recherche dissipe bien des mythes de l’histoire du cinéma. Rossellini a vécu intensément dans le présent ; sa vie et ses films sont inséparables. Vittorio Mussolini, Anna Magnani, Federico Fellini, Ingrid Bergman, François Truffaut, Jean Rouch et bien d’autres sont parmi les personnages qui croisent son chemin. Auteur de l’étude critique John Ford, The Man and His Films, saluée comme le meilleur livre sur Ford, Tag Gallagher publie en France dans les revues Trafic et Cinéma. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Pierre Coursodon. Couverture : Roberto Rossellini, tournage de Rome ville ouverte. Collection Rod Geiger. EAN numérique : 978-2-7561-0773-8978-2-7561-0774-5 EAN livre papier : 9782756100173 www.leoscheer.com www.centrenationaldulivre.fr LES AVENTURES DE ROBERTO ROSSELLINI Roberto Rossellini dirige Sandra Milo et Laurent Terzieff dans Vanina Vanini. Tag Gallagher LES AVENTURES DE ROBERTO ROSSELLINI Essai biographique Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Pierre Coursodon Cinéma Éditions Léo Scheer Ouvrage publié avec le concours du Centre national du Livre. Édition coordonnée par Bernard Eisenschitz. Collection dirigée par Érik Bullot et Bernard Eisenschitz. © Tag Gallagher, 1998. et pour l’édition en langue française © Éditions Léo Scheer, 2006. Il aurait pu être ministre, cardinal, banquier… Sergio Amidei Et ainsi mon frère Roberto partit pour une grande aventure… Renzo Rossellini Ce livre est pour Phoebe Ann Erb. Préface En 1974, passant quelque temps chez un ami à Los Gatos, Californie, et presque sans un sou en poche, j’appris que Pacific Film Archives à Berkeley présentait The Age of the Medici de Rossellini en trois soirées. J’allai à pied jusqu’à l’autoroute et fis du stop. Mon conduc- teur était un Chicano au volant d’une voiture déglinguée. Il me montra une barre de fer qu’il gardait sous le siège pour les passagers indiscipli- nés. Afin d’éviter les encombrements il faisait du cent vingt sur le bas- côté de la route. En me déposant, il mentionna qu’il allait se faire inter- ner dans un hôpital psychiatrique. La première section de The Medici se termina à minuit. J’étais à soixante-dix kilomètres de mon lit sans aucun moyen de l’atteindre. J’essayai de dormir en face dans un salon de la résidence universitaire, mais un gardien m’éjecta. Je trouvai un buisson, et il se mit à pleuvoir. Le lendemain il plut à torrent toute la journée. Je passai le temps dans un petit musée, vis la deuxième partie de The Medici le soir, me fis tremper après le film, et pour deux dollars trouvai un espace avec quelques autres vagabonds sur le plancher d’un appartement où une lumière de projecteurs et une assourdissante musique rock occupèrent ce qui restait de la nuit, jusqu’à ce qu’on nous mette dehors à sept heures. Il ne pleuvait plus. J’attendis pendant quatorze heures et vis la troisième partie de The Medici. Je ne saurais imaginer meilleur contexte pour un film de Rossellini : confusion, chaos, prise de risque, obsession. Et le film : ordre, mais quelque chose de plus : providence, grâce étonnante. Jamais la lumière revenant dans une salle de cinéma ne m’a aussi brutalement précipité d’un monde dans l’autre. C’était dévastateur. Pourquoi? Plus tard, j’ai appris que la vraie vie de Rossellini, en dehors de la «réalité nouvelle» qu’il créait dans ses films, connaissait une agitation perpétuelle, et non pas à son corps défendant. Pourtant l’homme lui- même faisait preuve d’un calme, d’une confiance, d’un charme et d’un 9 pouvoir de fascination qu’ont remarqués tous ceux qui l’ont connu et qui devraient être présents – mais ne le sont pas – dans chaque page de ce livre, car ils expliquent pourquoi tant de gens ont voulu l’aimer, le servir et être reconnus par lui. Tôt ou tard, inévitablement, ils s’estimaient tra- his. La lumière revenait dans la salle. Longtemps avant, Rossellini était parti pour de nouvelles conquêtes, refusant de regarder en arrière, «allant à la rencontre de l’avenir», comme il disait. Une partie de lui-même ne vous quittait jamais; on ne cessait pas de l’aimer. Pourquoi Rossellini faisait-il un effet ravageur sur les gens? Je l’ai rencontré une fois, pour un entretien de deux heures. Il me paya une bière et me dit qu’il était facile d’emprunter tout l’argent dont j’avais besoin pour n’importe quoi. «Les gens n’essayent pas», expliqua- t-il. Je compris ce que les gens voulaient dire quand ils parlaient de lui. «Ces choses sont à moi, » me dirent sa sœur et sa femme Marcella quand je leur posai des questions, comme si dans l’acte même de parler elles m’abandonnaient une partie d’elles-mêmes. J’avais envie de répondre qu’il était «à moi» aussi. Mon expérience, toutefois, était d’un ordre différent. Le Rossellini que je connaissais était une conscience artistique, presque aussi inconnue d’elles que le souple être humain l’était de moi. Pourtant, pour elles comme pour moi, ce que nous savions était mystère. Le néoréalisme fut un effort, né dans la souffrance et la confusion pendant la guerre et la Résistance, pour faire le point sur ce que les Italiens avaient enduré, pour examiner un mystère, pour élucider. Il se fondait sur la grisante hypothèse que notre vie n’est pas nécessairement gouvernée par la fortune ou le mal, que, si nous voulons bien être intel- ligents, nous sommes capables d’imposer notre imagination à l’Histoire, de changer notre conception de l’univers et de créer une «nouvelle réa- lité». Tel était le message de Rome ville ouverte, Paisà et des autres films néoréalistes. C’était aussi le message de la Renaissance italienne dépeinte dans The Age of the Medici. En dépit de la confusion, privée et publique, des décennies qui séparent ces films – les années 1940, 1950 et 1960 – Rossellini resta fidèle à la volonté de la Résistance de créer une culture nouvelle. C’était la grande aventure vers l’avenir, le «nouveau». Gerald Mast m’avait dit quand j’ai commencé ce livre, il y a vingt ans, que la biographie est de la fiction. Je ne le croyais pas alors, je le crois aujourd’hui. Tout ici est fondé soit sur ma propre expérience des films, soit sur ce qu’on m’a dit dans une centaine d’interviews. Les sources écrites ne sont pas plus fiables, souvent moins. Les propres déclarations de Rossellini sont les moins fiables de toutes, même, ou particulièrement, dans les choses les plus simples : en fait, le défendre suppose souvent qu’on attaque ses propos. Les documents officiels étaient rarement dis- 10 Préface ponibles, et ils sont notoirement peu fiables dans un pays qui jusqu’à récemment pratiquait la fictionnalisation des faits comme un des beaux- arts. Je ne pouvais au mieux que suivre l’avis de Croce : essayer de m’in- sinuer dans le cœur et l’esprit des personnes réelles qui sont devenues mes « personnages », et espérer qu’à tout le moins elles tomberont d’accord que nous avons vu le même film. Les scènes de la vie privée sont relatées dans les termes mêmes des protagonistes. * Cette édition française m’a donné l’occasion de faire mille additions et corrections – pour lesquelles je suis reconnaissant à l’aide toujours vigilante de Jean-Pierre Coursodon et Piero Tortolina. Elettra et les enfants Marcella, Renzo, Roberto en 1910 (L’illustrazione italiana). Angiolo Giuseppe Rossellini, le père. 1. Fantaisie À une heure moins dix de l’après-midi, le mercredi 8 mai 1906, Roberto Gastone Zeffiro Rossellini commençait une vie d’aventures, fort à propos, dans une des familles les plus riches de Rome. Les Rossellini n’étaient pas seulement débonnaires, gais et dans le vent, mais aussi bohèmes, chimériques, outranciers, et toujours prodigues. C’est à une unique personne que leur fortune était due : le curieusement nommé Zeffiro («zéphyr») qui, n’ayant pas d’enfants, avait accueilli son neveu chez lui et dans son commerce, l’avait marié à la ravissante nièce de sa maî- tresse, et avait adopté le titre de nonno («grand-père») pour leurs enfants. Comme il se doit, on donna son nom au premier-né. Zeffiro Rossellini était parti de rien. Né en 1848 d’une famille de pay- sans et orphelin encore jeune, il éleva ses frères Luigi et Ferdinando en tra- vaillant comme maçon près de Pise dans sa Toscane natale. Vers 1870, il alla s’établir à Rome. La ville était encore petite, comptant à peine 200000 habitants, et elle puait la misère, avec des gens vivant à dix dans une pièce dans certains quartiers.
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