La société de cour à Hautefontaine à la fin de l'Ancien Régime Michelle SAPORI Si les cours de Compiègne et Villers-Cotterêts sous l'Ancien régime ne sont plus à présenter, il en est une plus méconnue, située à mi-distance, qui n'était pas tenue par le roi ou un prince du sang mais par des représentants de la haute noblesse. Hautefontaine accueillait à la veille de la Révolution de «très hauts et très puissants seigneurs», appartenant au sommet de la pyramide nobi- liaire française, et son château était une villégiature pour un cénacle s'ingéniant à reproduire les modes de vie de Versailles. L'engouement pour ce séjour champêtre tenait d'ailleurs à la mode du retour à la campagne, affichée par une noblesse domestiquée et nostalgique de l'époque féodale où elle était toute puissante en ses fiefs ruraux (1). Dans cet Ancien Régime finissant, Hautefontaine aristocratique illustre par ailleurs une société de Cour, soumise à l'obligation constante de tenir son rang social et de dépenser sans limite, pour être en accord avec son état, jusque dans ses seigneuries de province (2). Tant qu'elle appartint à la épousé Lucie-Catherine Cary de Les châtelains famille de Brion, la seigneurie de Falkland. Leurs familles apparte- Hautefontaine offrit l'image tra- naient à cette nébuleuse aristo- Grands seigneurs à Paris ditionnelle de la vie des gentil- cratique anglaise et irlandaise et courtisans à Versailles, les pro- hommes ruraux de l'ancienne ayant accompagné le dernier roi priétaires du château de France. Grands rassembleurs de Stuart Jacques II, exilé en France Hautefontaine étaient entourés terres, ces représentants de la après la «Glorious Révolution» d'une grand nombre de proches moyenne noblesse de robe atta- de 1689, et dont maintes person- et de pairs, qu'ils attirèrent dans chée aux vertus du travail (3), nalités devaient être les hôtes de leur campagne soissonnaise. menaient une existence mondai- Hautefontaine. Le comte de Rothe lui-même ne limitée avec un train de vie Grâce notamment aux témoi- n'eut guère le temps de profiter modéré (4). gnages de deux célèbres femmes de son acquisition, puisqu'il Tout change 1766, en 1764 : les mémorialistes du XVIII0 siècle mourut deux ans après en acquéreurs de la seigneurie de appartenant à leurs familles, la laissant fille et unique héri- Hautefontaine une ont été mariés à comtesse de Boigne (5) et la mar- tière, Lucie-Thérèse de Rothe. Sa Versailles avec l'agrément et quise de la Tour du Pin de dont tout le monde s'ac- présence en veuve, de Louis XV, accompa- Gouvernet (6), et en nous corde à reconnaitre le caractère gné de toute la famille dès royale : appuyant aussi sur des fonds altier et despotique, prit lors avec eux le faste et le luxe s'ins- d'archives locales (7), nous pou- en charge le patrimoine familial tallent au château. Charles bien reconstituer le compte de fille mineu- Edouard vons assez ce pour sa comte de Rothe, lieute- que fut la vie de cour à re de dix ans. La comtesse de nant général des armées du roi, Hautefontaine pendant les der- Rothe aurait pris amant inspecteur pour son de l'infanterie et colo- nières décennies de l'Ancien propre oncle, l'archevêque nel d'un régiment irlandais, avait Régime. Arthur-Richard Dillon (8), sous la protection duquel se déroulait La comtesse Dillon, fort jolie à Hautefontaine ; les Sheldon (la la vie du château. Ce noble pré- femme, ressemblait physique- mère de l'archevêque Dillon était lat avait eu une ascension rapide : ment à sa mère, qui avait été née Sheldon) furent à demeure, abbé d'Elan et de Saint-Jean-des- assez belle, mais avait, à sa dif- depuis l'achat du château jusqu'à il à Il Vignes, fut nommé tour tour férence, un caractère d'une dou- la Révolution. y décédèrent - évêque d'Evreux, archevêque de ceur angélique. Très à la mode, François Raphael Sheldon, briga- Toulouse puis de Narbonne, avec elle plut à Marie-Antoinette, qui dier des armées du roi, fut ainsi le titre de «Président né des Etats la fit entrer dans sa Maison enterré dans la crypte de l'église du Languedoc». Délaissant son comme dame du Palais. Ecrasée de Hautefontaine en 1765, ou y lointain diocèse, il ne se rendait par sa mère, la comtesse Dillon naquirent : le 13 mars 1786 et le en cette province que quelques n'eut pas le courage de revendi- 6 mars 1787, des bébés Sheldon semaines par an en novembre et quer auprès d'elle l'autorité qui furent tenus sur les fonts baptis- décembre, pour présider aux lui revenait sur la seigneurie de maux que l'on peut encore Etats de Montpellier. L'homme Hautefontaine, mais elle s'en aujourd'hui admirer dans l'église n'était pourtant pas dénué de ouvrit à la reine, qui l'encouragea paroissiale. On rencontrait aussi compétences et déployait de réel- à défendre ses intérêts et à les Dillon-Osmond, parents de la les capacités administratives, demander des comptes, ce qui comtesse de Boigne, nouvelle- mais une fois la session terminée, mit la comtesse de Rothe dans ment mariés, et dont l'arche- il s'empressait de rejoindre ses une grande colère et la brouilla vêque s'était fait l'actif protec- devait résidences de Paris et de définitivement avec sa fille (10). teur - leur fille raconter Hautefontaine. Il était en fait plus tard leurs souvenirs. davantage intéressé par les affai- La parenté Dans l'état-civil du village, res nationales : d'une stature aux noms bien soissonnais se imposante, excellent orateur, il se Il y avait table ouverte mêlent des consonnances faisait remarquer par ses discours chez les Rothe et les Dillon pour d'outre-Manche, personnages de aux assemblées générales du la diaspora irlandaise et anglaise. la noblesse militaire gradés dans Clergé de France. L'archevêque L'archevêque tenait en effet sa les armées du roi ; le ministre de Narbonne et la comtesse de «Maison» au sens large de plénipotentiaire de Sa Majesté Rothe, qui avaient fait de l'époque, c'est à dire sa maison- auprès de l'électeur Palatin, Hautefontaine leur résidence née ou son lignage, et pas seule- Jacques Bernard 0' Dunne, le accoutumée, séjournaient le reste ment la famille étroite, suivant chevalier Edouard Swinburn, le du temps à Paris dans «l'hôtel de l'acception contemporaine. major 0' Flannagan, le colonel Rothe», immeuble particulier Parmi les proches omnipré- Georges Yelverton Kendall, le situé rue du Bac et plus tard rue sents, le cousin de l'archevêque brigadier Thomas de Betagh, Saint-Dominique. Edouard Dillon, dit «le beau milord comte de Roscommon, les Dans la famille, Dillon» (11), qui épousa 1777 Lee-Lichfield on se en ... mariait entre parents, pour éviter mademoiselle Françoise Harland la dispersion du patrimoine. Lorsque Lucie-Thérèse de Rothe, véritable propriétaire de la sei- gneurie, eut atteint ses 17 ans en 1769, on lui fit épouser le neveu de l'archevêque, aussi prénommé Arthur. Peu importait à la mère que sa fille, devenue comtesse de Dillon, portât plus une affection fraternelle que de l'amour conju- gal à un mari, qui était son cousin germain et avait été élevé avec elle (9). Le comte Arthur Dillon avait pour seul bien le régiment irlandais portant son nom et dont il était le jeune colonel. Essentiellement préoccupé d'af- faires militaires, ce La Fayette altifontain quitta vite son épouse pour participer à la guerre d'Indépendancedes Etats-Unis. Jacques Mermet, dans son article «L'enfant au Bois rêvait» (*), a donné une description très "romancée" mais attachante de la vie de cour à Hautefontaine. Il est à noter que la date mention- née par l'auteur est fantaisiste, aucun mariage n'y ayant été célébré le 18 mai 1783. Toutefois, cette même année, deux domestiques de l'archevêque Dillon se sont mariés : le 7 janvier, Jérémie Osselin avec Marie-Elisabeth Defournaux, cuisinière ; et le 21 juillet, Jean Fleury avec Thérèse Marin, fille du berger du village. D'autre part, le curé Marie-Joseph Véron, qui selon J. Mermet célébra ce mariage, était en fait mort depuis quatre ans, le 19 avril 1779, à l'âge de 87 ans ! "En cette jolie vallée où l'Aisne coule coquette et mutine, c'était jour de fête. Les cloches de Hautefontaine sonnaient un carillon joyeux, pendant que, dans les herbes de la forêt, s'agitaient les mignonnes clochettes des muguets parfumés. Par les routes illuminées du clair soleil de mai, par les sentes où chantaient les nids dans les buissons fleuris, les paysans, en leurs beaux habits de dimanche, se hâtaient vers le château. Parfois, ils devaient s'écarterpour laisser place à quelques carrosses armoriés secouant lourdement aux cahots des chemins son chargement de nobles dames en somptueux atours. C'était, en ce 18 mai 1783, la célébration des noces d'un valet de chambre du château de Hautefontaine avec une camériste de la comtesse de Rothe. Et, pour cet humble mariage de serviteurs, accouraient toute la noblesse et tous les ruraux de la contrée. Ainsi l'avait voulu le maître du lieu, M. l'Archevêque de Narbonne; ainsi le voulaient aussi les idées philosophiques du temps. Grandes dames qui se vantaient d'avoir lu Rousseau, fiers gentilshommes qui savaient redire un vers de Voltaire, tenaient à se donner le régal d'une fête champêtre. Pendant que Sa Majesté la Reinejouait à la bergère en ses Trianons, marquis et duchesses allaient passer une journée campagnarde à Hautefontaine avec de vrais laboureurs. Les habits de velours et les robes de damas se frotteraient, pour un instant, à la rude bure des cottes villageoises.
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