Document generated on 09/26/2021 2:35 p.m. Études françaises L’écrivain romand et le problème de l’expression Gilbert Guisan Volume 3, Number 1, février 1967 URI: https://id.erudit.org/iderudit/036253ar DOI: https://doi.org/10.7202/036253ar See table of contents Publisher(s) Les Presses de l'Université de Montréal ISSN 0014-2085 (print) 1492-1405 (digital) Explore this journal Cite this article Guisan, G. (1967). L’écrivain romand et le problème de l’expression. Études françaises, 3(1), 35–51. https://doi.org/10.7202/036253ar Tous droits réservés © Les Presses de l'Université de Montréal, 1967 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/ L'ÉCRIVAIN ROMAND ET LE PROBLÈME DE L'EXPRESSION Le problème de l'expression ne s'est guère posé pour l'écrivain de Suisse romande que du jour où, fort de son indépendance spirituelle à l'égard de la France, il a aspiré à une égale indépendance littéraire, c'est-à-dire au début de ce siècle. Jusque-là en effet, de Vinet à Toeppfer, d'Amiel à Rod, si le sentiment d'une originalité de sensi- bilité et de pensée n'est pas mis en doute, ne Test pas davantage la nécessité de s'en tenir, pour la manifester, aux seules ressources de la langue dont les classiques fran- çais ont donné le modèle, langue considérée sans discussion comme la «langue maternelle». Ressources dont l'acqui- sition et la pleine possession étaient jugées, d'un commun accord également, plus laborieuses toutefois pour l'infor- tuné qui est né et vit à Genève, à Lausanne ou à Neuchâtel que pour le Français de France : « Le français est pour nous, jusqu'à un certain point, une langue étrangère », déclarait Vinet en préface à sa Chrestomathie, qui expli- quait les difficultés propres à ses compatriotes par leur éloignement des « lieux où cette langue est intimement sentie et parlée dans toute sa pureté ». Aussi demandait-il qu'elle fût apprise « à fond » et renvoyait-il pour ce faire aux classiques: « C'est dans les classiques qu'il faut aller la cueillir, la respirer, s'en pénétrer; c'est là qu'on la trouvera vivante. »1 De là, tout au long du xixe siècle, chez le romancier comme chez le poète, chez l'essayiste comme chez le critique, un style des plus académiques, dont le principe sera confirmé avec une autorité également im- périeuse par les deux historiens qui, aux approches de 1900, dressent le bilan de la littérature de Suisse française, Philippe Godet pour qui «un livre mal écrit n'est jamais 1. A. Vinet, Chrestomathie française, Bale, J. G. Neukirch, 1844, p. vi. 36 ÉTUDES FRANÇAISES III, I un bon livre ... apprenons à écrire en bon français »2, et Virgile Rossel qui renchérit: « Soyons d'excellents Suisses, mais fanatiques du meilleur français.»3 C'est contre ce purisme nécessairement vétilleux, entretenu par d'innom- brables ouvrages du genre « Dites ... ne dites pas » dont un Vinet, si orthodoxe fût-il, dénonçait déjà la paralysante censure — « encore un ou deux essais dans le genre, di- sait-il, et nous ne saurons bientôt plus où poser le pied »4 —, que va devoir lutter un Ramuz, et avec lui toute une génération d'écrivains désireuse avant tout d'authenticité, d'un juste accord entre la parole et l'expérience qu'elle est chargée de transmettre. Dès ses débuts, Ramuz s'interroge sur les libertés qu'il devra prendre avec les traditions syntaxique et prosodi- que, s'il veut rendre avec exactitude la vision des choses qui lui est propre et qui se caractérise alors par la discon- tinuité statique. Une page de son Journal, datée du 8 mai 1901, expose avec une précision toute technique les consé- quences stylistiques d'une expression fidèle: Les transitions, le plus souvent, sont supprimées et le mal ne serait pas grand; mais les phrases elles-mêmes se débandent aisément; elles ne sont guère coordon- nées; au lecteur d'établir les rapports peut-être pas toujours très faciles à saisir. Ensuite, le verbe est très souvent absent. L'impression, l'état seul subsistent, donc l'immuabilité; le verbe qui marque l'action, n'est en effet plus nécessaire; il tuerait même la vivacité de l'impression en rendant en quelque sorte les choses agissantes, en les douant d'une vie extérieure, d'une volonté propre, en les prolongeant en quelque mesure, hors de la minute présente, dans le passé et dans le futur. La syntaxe se ressent de l'absence du verbe; elle flotte, kaléidoscope de mots et de métaphores, réunis par hasard pour un instant. Mais, d'autre part, c'est là ma nature; il ne faut pas aller contre sa 2. Ph. Godet, Histoire littéraire de la Suisse française, Neu- châtel, Delachaux et Niestlé, 1895, p. 619. 3. V. Rossel, Histoire littéraire de la Suisse romande, Neuchâtel, F. Zahn, 1903, p. 712. 4. A. Vinet, « Le dialecte neuchâtelois », Littérature et histoire suisses, Lausanne, Payot, 1932, p. 17-18. L'ÉCRIVAIN ROMAND 37 nature; ce serait faire du mauvais ouvrage, si c'était seulement possible.5 Et le jeune artiste va s'essayer aux verbes neutres et aux rythmes brisés avec les poèmes du Petit Village (1903) : C9est un petit pays qui se cache parmi ses bois et ses collines; il est paisible, il va sa vie sans se presser sous ses noyers; il a de beaux vergers et de beaux champs de blé, des champs de trèfle et de luzerne, roses et jaunes dans les prés, par grands carrés mal arrangés; il monte vers les bois, il s'abandonne aux pentes vers les vallons étroits où coulent des ruisseaux et, la nuit, leurs musiques d'eau semblent agrandir encore le silence? Sans se laisser déconcerter par la critique romande qui lui reproche de « se payer ... la tête du lecteur ... en coupant ses phrases ... et en intitulant ce hachis: vers »7 et qui lui conseillera, après la publication de son premier récit Aline (1905), d'estomper la naïveté concertée de son style, — avec patience mais avec prudence, Ramuz va s'acheminer vers cet affranchissement que lui impose la recherche d'un con- tact immédiat avec les choses et les êtres de son pays et dont il proclame la nécessité dans ce manifeste en faveur d'une rhétorique romande qu'est Raison d'être (1914) : A quoi peuvent bien me servir ces « qualités » données pour telles dans les manuels ..., comme une certaine élégance ..., la légèreté, la rapidité, si telle ligne de colline, devant moi, met tant de lenteur à atteindre son faîte, si telle masse à pans abrupts n'a de beauté que par sa lourdeur, si, à cette élégance vantée, s'op- pose l'aspect peiné d'un geste, le plissement d'un front où l'expression ne sourd que peu à peu ? Que m'im- porte l'aisance, si j'ai à rendre la maladresse, que m'importe un certain ordre, si je veux donner l'im- 5. C-F. Ramuz, Œuvres complètes, Lausanne, Mermod, 1940, t. I, p. 272-273. 6. C-F. Ramuz, le Petit Village, dans Œuvres complètes, t. I, p. 37. 7. Ph. Godet, « Chronique suisse : Vers en prose : Le petit village », Bibliothèque universelle, Lausanne, Ed. de la Bibliothèque universelle, déc. 1903, p. 662. 38 ÉTUDES FRANÇAISES III, I pression du désordre, que faire du trop aéré quand je suis en présence du compact et de l'encombré ?8 Le parti de l'académisme représenté par un Philippe Godet et la Bibliothèque universelle proteste avec véhé- mence, allant jusqu'à refuser d'une manière générale à l'écrivain romand toute possibilité de contribuer à ce ra- jeunissement de la langue qui est «l'office de l'art litté- raire » français, sous prétexte qu'il ne pourrait distinguer « d'instinct » entre ce qui est « hardiesse légitime » et « corruption ou faute de goût » ; bien davantage, allant jusqu'à le subordonner entièrement, corps et âme, au res- pect des traditions puristes: «La langue française n'est pas à nous, c'est nous qui sommes à elle et qui sommes obligés de façonner sur ses exigences notre pensée, nos sentiments, notre vision. »9 Mais alors Ramuz n'est plus seul: si son œuvre roma- nesque, quoique déjà importante, ne connaît encore auprès du public qu'une audience limitée, elle suscite l'admiration et reçoit l'adhésion de nombreux écrivains qui, s'associant par la publication d'une revue commune, les Cahiers vau- dois, vont soutenir son effort de libération et le prolonger par leurs propres écrits. Dès le second cahier, un Edmond Gilliard répond aux zoïles de Raison d'être en termes lapi- daires : ... je proteste ! Le voilà bien, le « crime » scolaire et universitaire, le crime contre notre langue. Le fran- çais accepté comme langue étrangère ; le français subi, le français enseigné comme langue d'ailleurs ! Fran- çais de professeur, français de cours de vacances ! ... — Je prétends au français par droit de pays.10 Et il reviendra ultérieurement sur cette notion de « droit d'auteur », alléguant que le français a toujours été la « langue du peuple, [le] parler de race » de la Suisse 8. C-F. Ramuz, Baison d'être, dans Œuvres complètes, t. VII, p.
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