Une passion nommée Marseille JEAN-CLAUDE GAUDIN Une passion nommée MARSEILLE Albin Michel A mes parents © Éditions Albin Michel, S.A., 1983 22, rue Huyghens, 75014 Paris ISBN 2-226-01682-1 PREMIÈRE PARTIE UNE PASSION QUI VIENT DE LOIN Chapitre premier Marseille, qu'as-tu fait de ton âme ? Calanque de Sormiou, les cigales infatigables, l'ombre d'un pin que l'incendie m'a laissé, il y a trois ans, après avoir dévoré toute la végétation du côté de la colline, s'arrêtant juste à la limite du cabanon. J'ai tiré une table dehors pour travailler. Les quelques vacances que j'ai réussi à prendre enfin en m'arrachant au tourbillon de la vie politique, sont encore des vacances de travail. J'ai résolu d'écrire, de raconter les vingt ans de combat que j'ai déjà derrière moi. De m'adresser à mes compatriotes et plus particulièrement aux Marseillais, car je suis l'un d'eux, pour faire le point en quelque sorte, au moment de briguer la mairie de Marseille. Le cabanon, loué par mon père il y a de nombreuses années, était autrefois la « maison de l'ânier », du temps pas si lointain où pour arriver jusqu'ici on faisait appel aux doux animaux à longues oreilles. On en voyait encore dans mon enfance, ce n'est pas si vieux : je n'ai guère dépassé la quarantaine, je suis né un mois après le début de la Seconde Guerre mondiale. C'est dire que je n'ai pas l'âge de rédiger mes mémoires. Si j'évoque d'abord dans ces pages mes jeunes années, c'est parce que ma vocation politique est inséparable du fait que je suis marseillais, né à Mazargues, que depuis toujours j'ai entendu battre le cœur de la vieille cité, vécu à son unisson. C'est pour cette raison que je rêve pour elle d'un avenir meilleur. En arrivant à Sormiou, si l'on détourne la tête avant de descendre dans la calanque, on découvre de la ville le plus beau panorama qui soit; au premier plan ma circonscription, jusqu'après le Grand Pavois et Notre-Dame-de-la-Garde. L'endroit est donc magnifiquement choisi pour prendre un peu de recul sans s'éloigner du sujet. Mon plus ancien souvenir contraste avec la paix et la douceur de Sormiou. Je le date facilement car il correspond à un fait historique : le bombardement de Marseille par les Américains le 27 mai 1944. Mes parents m'avaient emmené au château de Bonneveine, aujourd'hui transformé en clinique, pour voir les goumiers. Nous dûmes écourter la promenade devant les vagues de forteresses volantes qui chargeaient le ciel. Je me souviens que mon père, artisan maçon, nous fit placer aux quatre angles de la maison, points forts de la construction. Puis l'orage de feu se déchaîna, avec un tel fracas que nous pensions que c'était au-dessus de nos têtes. Il y avait pourtant environ huit kilomètres du centre de Mazargues aux quartiers qui furent touchés. On devait dénombrer dans les quatre mille morts à la gare Saint-Charles et dans le tunnel du Boulevard National. A l'école des Frères maristes, rue Villeneuve, des enseignants furent projetés du premier étage. Heureusement, je garde de mon enfance des images plus riantes. Les cultures maraîchères entouraient alors Mazar- gues, les « campagnes » régnaient sur la colline Périer. Au lendemain de la guerre, pour aller de l'Obélisque à Castel- lane, le tramway traversait des zones champêtres. Lorsque nous dépassions le rond-point de Mazargues, nous disions que nous « descendions en ville ». La « Cité radieuse » de Le Corbusier, qui a tant fait parler, n'existait pas, pas plus que les immeubles de la COFIMEG ou de la SOGIMA. La « ville » vivait intensément, de la Préfecture au Boule- vard des Dames. Malgré la destruction des vieux quartiers par les Allemands, le Panier restait le fief des navigateurs. La cathédrale, qui n'était pas fermée comme aujourd'hui, bruissait, le dimanche de « Pâques fleuries », de ces « rameaux » chargés de friandises que les enfants rappor- taient chez eux en riant. Après les années noires de la guerre, les Marseillais retrouvaient la joie de vivre, la ville se tournait vers l'avenir, les grands paquebots « Ville d'Alger », « Sidi Ferruch » et autres traçaient dans la rade des sillages ininterrompus. L'œuvre du temps embellit toujours les souvenirs, mais il me semble que ce fut la grande époque de Marseille. Avant la Noël, nous « descendions » pour aller rêver devant les grands magasins du centre, avec leurs prairies de carton- pâte où cow-boys et indiens de plomb ou — suprême nouveauté — de plastique, s'affrontaient dans des chevau- chées que notre imagination voyait fantastiques. Marseille, c'était aussi la foule bon enfant qui envahissait le stade Vélodrome en mangeant des cacahuètes. Que de fois j'ai accompagné mon père aux matchs où, avec tous les Marseillais, je clamais ma fierté d' « avoir » la meilleure équipe de France ! Un peu plus tard, Marseille c'était aussi l'agitation du dimanche après-midi sur la Canebière, pour aller voir au cinéma Les Dix Commandements où attendre les premiers flirts devant le magasin Muriel. Mais si l'adoles- cence pointait, l'enfant fréquentait encore avec ravissement le patronage de Mazargues qui, le jeudi après-midi, ne suffisait pas à contenir tous ceux qui se passionnaient pour Les Aventures de Robin des Bois ou Les Tuniques rouges. S'il est important de rappeler ces souvenirs, c'est pour savoir d'où l'on vient et mieux discerner ce que doit être l'avenir vers lequel on se dirige. La vie, au fil des jours, a bien changé. Le Phocéac a été remplacé par Baze, un énorme parking a surgi au cours d'Estienne-d'Orves, le port est tombé malade. Mais ce qui s'est surtout transformé, c'est la périphérie. Les anciens villages, les quartiers tradition- nels comme la Rose, le Cabot, Saint-Loup ou Sainte-Marthe ont éclaté sous la pression urbaine. Les grandes cités déshumanisées ont surgi dans les champs de culture maraî- chère, les supermarchés ont fait disparaître les petits com- merces où, enfant, ma mère m'envoyait chercher un litre de lait ou un hecto de beurre. La télévision a assigné les Marseillais à résidence ; il n'y a plus guère que les vieux qui se parlent, en prenant le soleil, l'après-midi. Comment ne pas éprouver aujourd'hui de la tristesse en se promenant dans ce centre ville qui se meurt ? Comment pouvons-nous être fiers de notre ville en arrivant à la Porte d'Aix ? Comment ne pas frémir en traversant Frais-Vallon ou la Campagne Lévêque ; seuls les noms chantent encore, témoins du passé. Non, dans le Marseille d'aujourd'hui je ne retrouve pas grand-chose de celui d'hier et, du fond de mon cœur, comme tous mes concitoyens, je souhaite autre chose. Il faut rendre à notre ville son rayonnement de grande métropole méditerranéenne. Il faut détruire sa mauvaise réputation, en faire un grand centre attractif aussi bien pour les investisseurs que pour les touristes. Notre tâche est toute tracée : faire que Marseille renoue, à travers le temps, avec ses racines et, par là même, retrouve son âme. Chaque jour le mal qui ronge notre ville s'étend. Chaque jour les remèdes deviennent un peu moins efficaces. Déjà elle a perdu son identité. Au nord de la Canebière s'éten- dent les forêts d'HLM où vit une population rêvant d'échap- per à cet univers d'où la dimension humaine est bannie. Au sud, un peu comme dans une forteresse retranchée, dès la tombée de la nuit, chacun se barricade, redoutant, à juste titre hélas ! la montée de la violence. Marseille que je vois ce matin, du petit col menant à Sormiou, flotter dans une brume violette, souffre de plu- sieurs maladies : l'insécurité, la saleté des rues, le pourcen- tage excessif d'immigrés, le chômage, la circulation, la baisse des activités économiques. Pouvons-nous accepter ce déclin? A Sormiou, plus encore qu'ailleurs, l'idée en paraît insupportable. A deux pas des Goudes, où l'abbé Marius Ganay affirme que se fit la première implantation phocéenne ! C'est là qu'ils abritèrent leurs bateaux et construisirent une ville sur le promontoire des Croisettes. Le familier historien va même jusqu'à dire que c'est là que les habitants des Gaules burent pour la première fois du vin, le bon vin grec enfermé dans les flancs des pithécantères, et que l'on fit la première bouillabaisse, grâce à l'huile d'olive apportée par les navigateurs. Si l'on suit le même auteur, on y dansa aussi la première farandole, la danse de Thésée que le héros athénien, ayant tué le minotaure, exécuta devant ses compagnons pour imiter « les tours et les détours, les retours et les contours de ce redoutable labyrinthe aux quinze cents chambres dont personne avant lui n'était sorti vivant ». En cet été radieux, dans ma calanque, je dis que l'on peut rendre aux Marseillais ce goût de vivre, cette gaieté qui était la leur, et que tous nos efforts doivent y tendre. Chapitre 2 L'adolescence d'un libéral Ce jour-là — j'avais seize ans — il se passa quelque chose de remarquable place Robespierre à Mazargues, lieu que l'on appelle plus communément place du Marché et c'est sans doute mieux ainsi. Avec quelques camarades, je shootais dans un ballon, occupation qui, à dire vrai, ne réussissait pas à tromper notre désœuvrement en cette fin d'après- midi. Un assez grand nombre de gens s'étaient rassemblés sans que nous y prenions trop garde.
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