Zineb El Rhazoui « L’ÉTAT N’A PAS À S’ADAPTER À L’ » › propos recueillis par Valérie Toranian

Zineb El Rhazoui, journaliste et chroniqueuse, ancienne de , est aujourd’hui l’une des personnalités les plus protégées de en raison des menaces de mort et diverses fatwas délivrées à son encontre par les islamistes. Adversaire acharnée de l’islam politique, porte-voix des athées de culture musulmane, elle a rencontré le président Macron pour lui faire part de ses inquiétudes au sujet du projet d’organisation de l’islam de France. L’auteure de Détruire le fascisme islamique pense que la République ne doit pas cautionner de projet politico-religieux. Surtout quand nombre des représentants autoproclamés de cet islam français se révèlent être proches de la mouvance des Frères musulmans.

Revue des Deux Mondes – Sur votre compte figure une vidéo appelant à interpeller les élus locaux sur la gra- vité de la situation concernant le projet de restructuration « de l’islam de France. La situation est-elle si grave ? Zineb El Rhazoui Il faut prendre conscience de ce que signifie ce projet : une violation de l’article 2 de la loi de 1905, qui dit que le culte est libre de pratique et ne nécessite l’intervention de l’État que lorsqu’il constitue un trouble à l’ordre public. Avec l’organisation de l’islam, l’État va bel et bien se mêler d’affaires religieuses.

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Le contre-argument que l’on entend souvent est le suivant : il y a bien un consistoire pour les juifs, pourquoi pas l’équivalent pour les musulmans ? Mais le consistoire, mis en place par Napoléon, avait pour objectif de faire de tous les juifs des Français ; or, aujourd’hui, avec ce projet que l’exécutif nous prépare, c’est l’inverse : on est en train de transfor- mer des Français en musulmans. Comme Zineb El Rhazoui est journaliste. si les musulmans de France avaient besoin Dernier ouvrage publié : Détruire le d’une « représentation » de plus que leurs fascisme islamique (Ring, 2016). concitoyens ; en démocratie, les seuls repré- › Twitter@ZinebElRhazoui sentants légitimes du peuple sont les élus ; avec ce projet, on nous sort d’un chapeau des musulmans non élus et on leur confère une sorte de légitimité républicaine en disant qu’ils « représentent » le culte musul- man en France. S’il s’agit d’une association qui se réunit pour parler de chapelets, d’ablutions et de génuflexions, je ne vois pas ce que l’État a à voir là-dedans ; si c’est une association qui va représenter les Français de confession musulmane, alors il faut souligner le caractère anticonsti- tutionnel, antidémocratique d’une telle structure, puisqu’il est hors de question qu’il y ait des intermédiaires communautaires non élus entre le citoyen et l’État. C’est une violation de la démocratie.

Revue des Deux Mondes – Il existe des interlocuteurs pour les chré- tiens, les juifs et les protestants. Un groupe religieux n’a-t-il pas le droit de se constituer en interlocuteur auprès des pouvoirs publics ? Car, comme disait Christophe Castaner, « avec 2 500 mosquées, j’ai- merais bien n’avoir qu’un interlocuteur »…

Zineb El Rhazoui Les musulmans, comme tous les autres, ont le droit de se constituer en associations pour discuter des affaires qui les intéressent. Là n’est pas la question : ce qui est inquiétant, ce sont les développements économiques, sociaux et politiques sous-jacents à ce projet. S’il s’agit de mettre en place une représentation particulière et privilégiée pour les Français de confession musulmane, on peut se

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poser la question de ce que l’État demande en contrepartie à ceux qui déposent ces projets. Se sont-ils prononcés par exemple sur cer- taines questions fondamentales comme l’apostasie ? Les Français ayant renoncé à la confession musulmane, c’est mon cas, sont une commu- nauté aujourd’hui très vulnérable dont les membres militants vivent sous la menace et en semi-clandestinité. Je bénéficie d’ailleurs d’une protection policière. Est-il possible pour l’État d’accepter que cet « islam de France » condamne toujours les apostats à la peine de mort ?

Revue des Deux Mondes – Quelles sont, en somme, les garanties que l’État serait en droit d’exiger auprès de ces associations si elles demandent à se constituer dans un cadre républicain ?

Zineb El Rhazoui Il me semble que, pour l’instant, pas grand- chose n’est demandé en contrepartie. C’est vraiment dommage, car ces notables du culte musulman, notamment ceux du Conseil fran- çais du culte musulman (CFCM), se livrent aujourd’hui à une com- pétition et c’était l’occasion pour l’État d’obtenir des avancées. On nous parle d’islam de France, ce qui m’horripile, car c’est le premier culte à être qualifié comme tel, puisqu’il n’y a ni christianisme, ni judaïsme « de France ». Pour moi, il y a un islam en France, mais il n’y a en aucun cas un islam « de France », et s’il devait y avoir un islam « de France », tous ceux qui en sont potentiellement les interlocuteurs dans le projet actuel de l’exécutif en sont indignes car aucun d’entre eux ne s’est prononcé sur des questions comme l’homosexualité, l’égalité hommes-femmes, l’antisémitisme, la tolé- rance, le salut en islam, autant de questions auxquelles le dogme n’a jamais répondu. Le concept d’islam « de France » est un concept militant, qui a pour objectif de statuer sur l’exception d’un islam en France qui serait répu- blicain et constitutionnel. Or, je continue à dire que l’islam tel qu’il est prêché et propagé aujourd’hui en France, et partout ailleurs, conti- nue à être incompatible avec la démocratie et les droits de l’homme.

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Revue des Deux Mondes – Vous dites que l’Association musulmane pour l’islam de France (Amif), dont le projet semble avoir les faveurs de l’exécutif, est liée aux Frères musulmans. Pourquoi ?

Zineb El Rhazoui On y retrouve par exemple Tareq Oubrou, qui a servi l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), branche française des Frères musulmans, pendant plus de trente ans et ne les a quittés que sur le plan formel en mai 2018, probablement pour se pré- parer à briguer ses nouvelles responsabilités au sein de l’Amif (entre- temps, l’UOIF s’est rebaptisée Musulmans de France…). D’ailleurs, il n’a jamais désavoué publiquement les Frères musulmans.

Revue des Deux Mondes – Tareq Oubrou dit pourtant avoir évolué. Dans son dernier livre, Appel à la réconciliation ! (1), il exhorte les musulmans à s’intégrer aux mœurs républicaines…

Zineb El Rhazoui Tareq Oubrou n’a jamais été autre chose qu’un frère musulman. Je dirais même qu’il en est le produit le plus sophis- tiqué. Ce vernis, ce discours républicain, peut duper les politiques mais ne me dupe pas, et ne dupe pas ceux qui connaissent l’histoire de la confrérie. Les Frères musulmans n’ont pas la même temporalité politique que nos élus qui ne regardent pas plus loin que la prochaine échéance électorale : en Égypte, ils ont travaillé la société en profon- deur et fait profil bas lorsqu’il l’a fallu. Tareq Oubrou s’est réclamé de la pensée de Hassan Al-Banna, qui a fondé les Frères musulmans à la fin des années vingt ; Hassan Al-Banna était un grand admirateur de Hitler, et la structure politique et sociale qu’il a imaginée est de type fasciste : elle s’infiltre dans les moindres recoins de la société et du quotidien, et ne laisse aucun espace sécularisé. Tareq Oubrou prône aujourd’hui « l’islam du juste milieu », un concept développé par Yusuf Al-Qaradawi, grand idéologue des Frères musulmans, dans un champ de recherche intitulé « La charia des minorités musulmanes en Occident ». Dans sa littérature politico-reli- gieuse destinée aux musulmans en Occident, il dit la chose suivante :

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« Vous avez une charia qui est différente de la charia appliquée en terre d’islam ; lorsque vous êtes en situation de minorité politique, ne vous braquez pas sur des détails comme le voile ou le halal, qui peuvent attendre. » C’est d’ailleurs la grande différence entre les Frères musulmans et les salafistes : l’objectif de société et le dogme sont exactement les mêmes, mais la confrérie en veut aux salafistes d’afficher en plein jour leur projet politique et de créer des tensions. Al-Qaradawi avait fait cette prédiction : « L’islam va retourner en Europe, comme un conquérant et un vainqueur, après en avoir été expulsé à deux reprises. [...] Cette fois-ci, la conquête ne se fera pas par l’épée, mais par le prosélytisme et l’idéologie. » Dans une autre de ses déclarations, il jugeait haram (« illicite ») de donner son vote à toute personne qui entrave les intérêts des musulmans ou qui tient des discours antimusulmans. Cet « islam du juste milieu » exhorte à infiltrer la société et à former des élites au service du pro- jet : dans la police, l’administration, la magistrature, le sport, l’art… Il s’agit de travailler les mentalités en profondeur, de faire un hold- up communautaire sur les musulmans et d’en devenir l’ossature, la représentation politique. Le jour où nous serons en position de force, pense Al-Qaradawi, nous serons alors en mesure d’imposer notre point de vue. Tareq Oubrou, comme tous les Frères musulmans, nie la finalité de ce projet. Il se prétend modéré. Pour moi, un imam réellement modéré affirmerait que l’on a le droit de quitter l’islam. Or aucun imam de France ne l’a fait, car il serait à ce moment en contradiction avec le texte coranique qu’il enseigne. Par exemple, dans cette polé- mique répétée du burkini, aucun imam ne s’est montré à la télévision pour affirmer que l’on pouvait très bien être musulmane sans por- ter cet attirail. Ils ont tous crié à l’islamophobie. Autre exemple, on dit que tel imam est modéré puisqu’il a condamné tel attentat : mais condamner un crime de masse déjà condamné par toutes les juridic- tions du monde est inutile. On a en revanche besoin que ces imams condamnent les textes qui appellent à ces attentats. Or, ils enseignent que le djihad est un devoir !

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Au-delà de la supposée modération de cet islam, ce que je conteste formellement, l’État n’est pas censé, en France, donner un strapontin à un quelconque projet politico-religieux.

Revue des Deux Mondes – Tareq Oubrou demande explicitement aux musulmans d’être « discrets »...

Zineb El Rhazoui Cette injonction de discrétion pose problème, puisqu’il ne s’agit pas de changer ce que l’on pense, mais de faire profil bas pour ne pas se faire remarquer et duper l’adversaire potentiel : il n’y a aucune injonction à se séculariser et à se démocratiser, aucune injonc- tion à la tolérance. Le sous-texte est le suivant : « Faites ce que vous avez à faire, mais faites-le discrètement. » En arabe, et selon la charia, cette discrétion a un nom : la taqîya. La taqîya est un concept théologique qui a été pratiqué par le Prophète lui-même, et qui consiste à dire que, lorsque les musulmans sont en situation de faiblesse, il convient d’opter pour la discrétion jusqu’à se trouver en position de force. Lorsque M. Oubrou et ses associés nous disent qu’ils sont répu- blicains, j’ai du mal à les croire, car je ne connais aucun pays où l’is- lam au pouvoir ait été une démocratie. On nous dit régulièrement en parlant des islamistes que ce n’est pas le vrai islam. Mais où est- il, alors ? En Turquie ? En Arabie saoudite ? En Iran ? En Algérie ? Au Yémen ? Pourquoi des gens qui pratiquent ici, en France, les mêmes dogmes islamiques que partout ailleurs seraient-ils des démocrates ? N’y croient que ceux qui veulent bien se laisser berner. On ne peut pas parler d’un islam républicain, sécularisé, démocratique, avant une profonde révision du dogme, et cette révision n’a été mentionnée ni par Oubrou, ni par les membres du CFCM, ni par aucun de ceux que l’État a ou est en train d’adouber.

Revue des Deux Mondes – Vous avez rencontré Emmanuel Macron. Il semblerait qu’il ait abandonné le projet de toucher à la loi de 1905, et il a par ailleurs affirmé en janvier 2019 que le problème n’était pas la laïcité française mais l’islam politique. N’est-ce pas déjà une victoire ?

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Zineb El Rhazoui Je suis heureuse que le président fasse aussi ce constat. Mais on ne saurait affirmer que l’islam politique est un danger pour la France tout en érigeant ceux qui s’en réclament en interlocuteurs. Comment l’exécutif peut-il accepter que ses inter- locuteurs refusent de désavouer la pensée de Hassan Al-Banna, le fondateur de la confrérie ? Accepter qu’ils s’inspirent de la doctrine d’Al-Qaradâwî ? Rappelons ce que ce sinistre personnage avait dit sur Al-Jazeera en 2009 : « Tout au long de l’histoire, Allah a imposé [aux juifs] des personnes qui les puniraient de leur corruption. Le dernier châtiment a été administré par Hitler. [...] C’était un châti- ment divin. Si Allah veut, la prochaine fois, ce sera par la main des musulmans. »

Revue des Deux Mondes – Le président veut-il encore une fois tout concilier au risque de la confusion ?

Zineb El Rhazoui Au début de son mandat, lorsque le projet de modification de la loi de 1905 a été annoncé, on nous a dit qu’il s’agis- sait de « s’adapter » à cette nouvelle variable qu’est l’islam. Mais pour- quoi ne serait-ce pas à la minorité musulmane de s’adapter à la majo- rité des Français ? Le président ne soupçonnait pas la levée de boucliers qu’allait susciter ce projet de réforme de la loi de 1905, une loi à valeur constitutionnelle que les Français n’avaient jamais défendue jusque- là puisqu’elle leur était aussi naturelle que l’air qu’ils respirent. Il a cependant rapidement compris que toucher à cette loi, c’était ouvrir la boîte de Pandore, et qu’il risquait de rester dans l’histoire comme celui qui aurait détruit ce précieux legs des Lumières et de l’universalisme. Il a donc clos ce chantier. Je regrette que ce projet d’organisation de « l’islam de France » n’ait pas été clos en même temps… Nicolas Sar- kozy avait déjà organisé l’islam à travers le CFCM, qui n’avait rien apporté hormis des querelles de paroisse entre chapelles islamiques, qui de toute façon ne s’entendront jamais. Avoir un seul interlocuteur pour 2 500 mosquées, comme le souhaite Christophe Castaner, est une chimère. Cela ne peut exister que dans les pays islamiques comme

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le Maroc, où le prêche du vendredi est écrit au ministère des Affaires religieuses et distribué dans toutes les mosquées. Quel aveuglement de croire que, dans un contexte de diversité religieuse comme le nôtre, aggravé par chaque vague d’immigration, l’on pourrait réconcilier Saoudiens et Qataris, Marocains et Algériens, Turcs et Arabes, chiites et sunnites…

Revue des Deux Mondes – Organiser l’islam en France a aussi comme objectif de le financer en créant un prélèvement sur le halal, sur l’or- ganisation des pèlerinages, etc.

Zineb El Rhazoui L’Amif, qui postule pour être l’association repré- sentative des musulmans de France, se compose de deux associations : d’une part l’Amif, association loi de 1905, présidée par Tareq Oubrou, avec son vice-président, Mohamed Bajrafil, partisan du voile pour les petites filles, membre des Musulmans de France, ex-UOIF, branche française des Frères musulmans. Au-delà de MM. Oubrou et Bajrafil, nous avons dénombré une dizaine de membres, d’ex-membres et de proches de l’ex-UOIF au sein de l’Amif. Une dizaine, je trouve que ça fait beaucoup. Comme s’il n’y avait pas de musulmans en France qui ne soient pas proches des Frères musulmans ! D’autre part l’Amif, association loi de 1901, présidée par Hakim El Karoui, qui s’est entouré de spécialistes des finances islamiques, de personnalités formées à la communication et au numérique. Leur pro- jet est de développer le halal pour faire de l’islam un business lucratif finançant le culte en France ; il y a aussi le marché tout aussi juteux du pèlerinage à La Mecque, considéré comme du « tourisme » impliquant des ressortissants français, et pour lequel on envisagerait de donner le monopole à une agence désignée par l’État : cette agence de voyage prélèverait une taxe pour financer le culte. Est-il légal qu’il y ait, en France, un monopole sur un secteur économique qui soit imposé par l’État ? Est-il légal, par exemple, d’imposer un monopole sur le trek- king en Himalaya ? Je me questionne en tout cas sur la moralité, sinon la légalité d’un tel monopole.

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Revue des Deux Mondes – On peut comprendre cependant que l’exé- cutif veuille stopper les financements étrangers…

Zineb El Rhazoui Que l’État se mêle de l’organisation et du finan- cement d’un culte est une violation de l’article 2 de la loi de 1905, selon lequel l’État ne reconnaît ni ne salarie aucun culte ; c’est aussi une non-application de l’article 1, selon lequel la liberté de conscience et de culte est garantie tant que le culte ne contrevient pas à l’ordre public. L’État ne devrait intervenir que pour lutter contre le terro- risme, la radicalisation et les prêches appelant à la haine – ce qu’il ne fait pas vraiment d’ailleurs. De plus, lutter contre les financements étrangers en démocratie est une autre chimère. Le projet propose d’instituer une obligation décla- rative pour tout don provenant de l’étranger d’au moins 50 000 euros. Mais une mosquée qui souhaite recevoir 50 000 euros sans les déclarer peut demander à ce que les dons soient inférieurs à ce montant. Ou, autre exemple, qu’est-ce qui m’empêche, moi, en tant que citoyenne, de recevoir 50 000 euros du Qatar et de les reverser à la mosquée ? Laissons les musulmans de France s’émanciper de la tutelle finan- cière et économique à laquelle ils sont assujettis. S’ils veulent construire des mosquées, qu’ils le fassent comme les autres cultes : avec leur propre argent, celui des citoyens français de confession musulmane. Les financements étrangers ont d’ailleurs tendance soit à se tarir, soit à changer de nature et de provenance en fonction des équilibres géostratégiques ; on a beaucoup parlé de l’Arabie saoudite et du Qatar, mais d’autres forces de l’islam politique émergent, comme l’islam turc.

Revue des Deux Mondes – Quels sont les liens de l’islam turc en France avec les Frères musulmans ?

Zineb El Rhazoui Erdoğan est un membre éminent de la confrérie et il jouit d’un très grand prestige au sein des musulmans en France, y compris les non-Turcs. Cette confrérie n’est pas « variée », comme le prétend Oubrou, avec des gentils et des méchants, des modérés et

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des radicaux, elle est tentaculaire : il y a une commanderie générale au Caire, où des caméras occidentales ont pu pénétrer et constater la présence de portraits de tous les grands leaders du mouvement, dont notamment celui de Rached Ghannouchi, le chef de la branche tuni- sienne des Frères musulmans, Ennahdha.

Revue des Deux Mondes – Pourquoi Rached Ghannouchi, à la tête d’En- nahdha et se revendiquant de la pensée historique du mouvement, nie- t-il son appartenance aux Frères musulmans ? Pourquoi ce paradoxe, celui de soutenir et de défendre la confrérie tout en niant y appartenir?

Zineb El Rhazoui C’est le principe même de la taqîya. C’est une gymnastique mentale à laquelle s’astreignent tous ceux qui n’assument pas cette appartenance, ou du moins pas publiquement, car ils estiment que leur interlocuteur n’est pas digne de la vérité de leurs convictions et de leurs stratégies. Rached Ghannouchi, à l’instar de Tareq Oubrou, nous explique qu’il n’a rien à voir avec les Frères musulmans… Mais il n’a jamais été un libérateur des femmes, ni des homosexuels, ni des apos- tats, ni un chantre de la liberté d’expression et de la tolérance. Il a refusé que la Tunisie prenne un virage laïque, tenu à ce que la religion demeure une religion d’État, refusé l’égalité hommes-femmes dans l’héritage, et ses liens avec le Qatar ne sont un secret pour personne. Le Qatar est aujourd’hui le bailleur de fonds principal des Frères musulmans et subit pour cela une guerre stratégique et économique de la part de l’Arabie saoudite et des Émirats, où la confrérie est interdite et où l’allégeance aux Frères musulmans est passible de la peine capitale. C’est une lutte politique mondiale entre projets islamistes totalitaires rivaux…

Revue des Deux Mondes – Vous êtes une adversaire du voile isla- mique. Beaucoup de femmes en Occident le portent en toute liberté…

Zineb El Rhazoui Je cite toujours la féministe algérienne Wassyla Tamzali, qui, face au discours « c’est mon choix, c’est ma liberté », répondait : « Le voile n’est pas un choix, c’est un consentement. » Elle

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a vu des millions de femmes se voiler en Algérie pendant la décennie noire du terrorisme, puis après, pendant la concorde civile. Mettre « voile » et « liberté » dans la même phrase est un paradoxe absolu (tout comme dire le « féminisme islamique »). Nous avons aujourd’hui des identitaires musulmans qui ne sont pas forcément pratiquants, qui se revendiquent d’une communauté tout autant que d’une religion, voire même qui se proclament athées ! Le conseiller municipal Madjid Messaoudene, à Saint-Denis, est par exemple un identitaire musulman, ni croyant, ni pratiquant.

Revue des Deux Mondes – Faire porter le voile aux femmes est-il aussi une démonstration de pouvoir, un moyen de « compter ses troupes » ?

Zineb El Rhazoui C’est ce que j’explique dans mon livre Détruire le fascisme islamique. Je suis par ailleurs assez sidérée de l’attitude des femmes voilées en France qui crient à la stigmatisation : d’abord, si stigmatisation il y a, c’est une stigmatisation qu’elles ont choisie. Ensuite, le voile est un outil de marquage visuel qui ne stigmatise pas celles qui le portent, mais sert à stigmatiser celles qui ne le portent pas. Dans une société gérée par cet islam, une femme passant crinière au vent est immédiatement repérée comme n’adhérant pas à l’idéologie. Le voile est le voile : il signifie soumission, impureté de la femme et contrôle de son corps, imposition de l’idéologie, et, malgré les diffé- rences d’écoles et les schismes, il demeure un marqueur de l’islam poli- tique. Dans beaucoup de pays il est imposé. En France, c’est souvent un acte volontaire et militant. Le cheval de Troie des Frères musulmans, ce sont évidemment les femmes voilées, qu’elles en soient conscientes ou pas : elles sont récu- pérées et mises au service de la « cause musulmane » dans le but de faire éclater la loi universelle de la laïcité et d’obtenir des droits com- munautaires, ou plus exactement des jurisprudences qui vont faire office de loi communautariste par la suite. Je ne verse pas dans ce différentialisme culturel très répandu aujourd’hui, et qui est pour moi l’une des pires formes de racisme :

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le racisme qui consisterait à crier « dehors les bougnoules » est puni par la loi, tandis que le racisme qui considère que les femmes voilées sont trop différentes culturellement pour être capables d’accéder aux Lumières et à l’universalisme est largement accepté. Les droits qui sont valables pour les femmes occidentales le sont pour les autres ! Les femmes voilées activistes et cyberactivistes sont des militantes. Elles sont intelligentes, responsables de leurs actes et conscientes de ce à quoi elles contribuent : elles bénéficient des lois de la démocratie dans laquelle elles vivent, et je ne me questionnerai pas sur leurs moti- vations à se voiler. Ce serait comme chercher les motivations indi- viduelles de ceux qui ont adhéré à l’idéologie nazie à l’époque, alors qu’ils étaient tout aussi responsables de leur choix, et, à tous les égards, nos égaux en matière de conscience et de responsabilité.

Revue des Deux Mondes – Le terme « islamophobie » est entré dans le langage courant pour discriminer les discours anti-islamiques. Dans le cadre des attendus de la loi anti-cyberhaine au printemps 2019, ce terme a été d’abord inscrit, puis remplacé par celui de « haine antimu- sulmans »… Cela vous semble-t-il une victoire ou ce nouveau terme pose-t-il un problème ?

Zineb El Rhazoui Il me pose un problème à plusieurs égards. D’abord parce que, si l’on considère bien l’islam comme une religion, pourquoi ce texte n’inclurait-il pas la haine antichrétiens, antiboud­ dhistes, antizoroastriens, etc. ? L’antisémitisme porte une connotation très différente. Ce n’est pas la critique d’une religion mais la haine de toute personne née dans le judaïsme, et je vois très bien l’intérêt de l’existence d’une juridiction particulière à cet égard ; en revanche, parmi toutes les autres religions représentées en France, pourquoi l’islam ? Ensuite, que veut dire antimusulman ? Le musulman est-il une race ? Naît-on musulman ou le devient-on ? Rejeter une idéologie est- il une discrimination ? Un texte juridique doit être sans équivoque, or il ne l’est pas.

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Cette notion d’« islamophobie » est une imposture intellectuelle et Laetitia Avia, députée de La République en marche, a bien failli offrir aux islamistes leur plus grande victoire politique, juridique et civili- sationnelle en Occident. Car l’« islamophobie » n’est que l’autre face de la médaille nommée blasphème. Dans les pays où l’islam politique fait loi, il n’y a pas de délit d’islamophobie : il y a les crimes de blas- phème et d’apostasie, passibles de mise au ban, d’exil, de prison ou de mort. Ici, où les islamistes n’ont aucun levier coercitif, juridique, légal pour faire taire la contestation, ils crient à l’islamophobie. Le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) nous dit que l’islamophobie n’est pas une opinion, mais un délit ! C’est exactement ce que l’on dit sur le racisme, et on veut nous faire croire que l’islamophobie en est un équivalent. C’est faux. L’islamophobie fait volontairement la confusion entre la discrimination de la personne pour ce qu’elle est, ce qui est du racisme, et la critique de ce qu’elle pense. Faire de l’isla- mophobie un délit passible de poursuite serait la réinstauration du blasphème et la fin de la civilisation.

1. Tareq Oubrou, Appel à la réconciliation ! Foi musulmane et valeurs de la République française, Plon, 2019.

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