L’essor des populismes

ORIGINES ET PARTICULARITÉS DES MOUVEMENTS POPULISTES : LEUR SUCCÈS POLITIQUE

PAR HENRI WALLARD 1

L’essor des mouvements populistes, notamment dans les pays occidentaux supposés incarner l’idéal démocratique, voire l’arrivée au pouvoir de certains de leurs leaders suscitent légitimement une vive inquiétude et bien des questions : comment expliquer ce phé - nomène ? Quelles sont les caractéristiques communes à ces mouve - ments et, inversement, qu’est-ce qui fait leur spécificité dans les dif - férents pays ? Tel est le premier thème retenu pour faire suite à l’accord de coopération établi à l’initiative de Najat Vallaud-Belkacem entre Ipsos, dont elle est directrice générale déléguée « Études internationales et innovation sociale », et la revue Futuribles. L’article d’Henri Wallard, s’appuyant sur les enquêtes et études de l’institut Ipsos, rappelle d’abord ce que recouvre ce terme. Puis il montre que si les populismes possèdent des traits communs et fondent leur action sur certains thèmes de prédilection, ils sont néanmoins très divers et doivent être analysés en tenant compte de l’histoire, de la culture, du contexte socio-économique et politique propre à chaque pays. En témoignent, selon l’auteur, les cas analysés ici des États-Unis, de l’Italie et du Royaume-Uni. « Il n’y a pas, écrit Henri Wallard, de montée du populisme mais plutôt émergence de différents mouvements populistes particuliers. » Ce n’est toutefois pas une raison pour sous-estimer le danger qu’ils représentent. H.J. ■

1. Directeur général délégué d’Ipsos.

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e terme de « populisme » est Jose-Maria Martí Font 2 décrivent Ldésormais au cœur des débats par exemple clairement comment et analyses politiques, au point certains populismes du XX e siècle d’être devenu une sorte de mot- projetaient un avenir radieux, tan - valise recouvrant des contenus très dis que les mouvements aujour- divers. d’hui qualifiés de populistes ren - voient au contraire à un passé Le sens donné à ce mot ancien a, idéalisé, présenté comme harmo - de fait, déjà énormément varié au nieux. Même si tout leader politique cours de l’Histoire : on pense au est nécessairement amené à po pulisme russe de la seconde moi - de l’avenir, la référence à un passé e tié du XIX siècle, désignant une positif est fréquente chez les leaders orientation plutôt réformiste et pro - populistes. C’est d’ailleurs la raison gressiste, au populisme américain pour laquelle, dans nos études, nous e de la fin du XIX siècle, ou encore mesurons des dimensions liées aux populismes latino-américains au désir de retrouver les charmes e du deuxième tiers du XX siècle. De d’antan. Un exemple manifeste de plus, le mot populisme est aujour - cette valorisation du passé est tout d’hui souvent utilisé dans des naturellement contenu dans le mes - contextes très variés, de manière sage du président américain Do- interchangeable avec « démago - nald Trump : « Make America great gie » ou « antidémocratique ». Son again [Restaurer la grandeur des emploi, dans le discours dominant, États-Unis] ». comporte d’ailleurs souvent une forme de jugement moral sur les La reprise convenue des analyses mouvements politiques qu’il désigne du passé ne saurait donc suffire à — les responsables politiques uti- combattre les tentations populistes lisent ainsi souvent le qualificatif d’aujourd’hui et, par exemple, les de « populisme » à des fins de dis - im précations antifascistes n’ont qualification de leurs adversaires. À guère de chances d’être efficaces l’inverse, certains revendiquent le sur l’opinion dans un contexte qui terme de « populistes », soulignant n’est certes pas sans risque en que la racine du mot renvoie au termes de restriction des libertés « peuple » dont ils se réclament et publiques, mais qui est fort éloigné prétendent que leurs adversaires des combats du XX e siècle. se seraient coupés. La revendica - tion de l’étiquette populiste leur En outre, il est trompeur de par - permet ainsi d’affirmer leur non- ler par exemple de montée « du » appartenance au « système » qu’ils populisme en Europe. Les situations dénoncent. d’opinion, les systèmes politiques, l’histoire et la culture jouent des Cependant, il est à notre avis abso - rôles essentiels. Les populismes lument nécessaire de ne pas proje - d’Europe orientale, la situation en ter les analyses du passé sur les Italie, en Allemagne ou en France enjeux d’aujourd’hui. Dans La Cita - ne peuvent être sommairement delle assiégée, Christophe Bar bier et associés pour conclure à une mon -

2. Barbier Christophe et Martí Font Jose-Maria, La Citadelle assiégée. Les populismes contre l’Europe, Paris : Plon, 2018.

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tée d’un populisme homogène en Mais ces traits communs ne Europe, et encore moins au plan doivent pas conduire à sous-estimer mondial. C’est pourquoi nous par - l’importance des circonstances na - lerons ici des populismes dans leur tionales (ou régionales) très parti - pluralité. culières sur lesquelles prospèrent les différents mouvements popu- L’analyse des opinions dans de listes. C’est la raison pour laquelle, nombreux pays conduit à dégager à quelques mois d’élections euro - quelques questions communes et péennes où la tentation de compa - essentielles qui forment des forces rer ce qui n’est pas comparable sera sous-jacentes et sont combinées de probablement grande, il nous a façon variable selon les pays. Nous semblé important d’explorer en pro - présenterons donc ici les questions fondeur un certain nombre de cas posées par ces populismes, en sou - particuliers, qui ne sauraient être lignant les traits qui leur sont com - compris à travers la seule analyse muns mais en accordant surtout de leurs traits communs. une attention particulière aux spé - cificités nationales. Le Brexit ne saurait ainsi être compris en faisant abstraction des tendances europhobes, nourries de Les populismes : longue date notamment dans les leurs traits communs courants conservateurs, et dont le référendum de juin 2016 n’est Ces mouvements ont des traits qu’une amplification et un aboutis - communs : ils partagent l’idée sement. D’ailleurs nous ne pen - qu’une « élite » aurait trahi le sons même pas qu’il faille le consi - « peuple », envisagé comme un tout dérer comme une manifestation homogène dans ses attentes et re- « du » populisme, dans la mesure vendications ; ces mouvements s’ap - où les opinions europhobes sont lar - puient sur l’idée que « le système gement partagées entre travail listes est bloqué » et donc que des per - (Labour) et conservateurs (Tories). sonnes « hors système » doivent Aux États-Unis, l’élection de Do- venir apporter des solutions qui sont nald Trump s’appuie sur des circons - souvent bannies du champ du poli - tances particulières, et notamment tiquement correct. Leur dynamique sur la fragmentation de la société prospère sur la fragmentation de américaine, le fait que les démo- nos sociétés, mobilise les électorats crates avaient déjà effectué deux les plus pessimistes pour leur ave - mandats avec le président Obama, nir et inquiets du déclassement, et l’incapacité de la candidate Hillary mise sur l’opposition à une forme Clinton à mobi liser certains électeurs de menace extérieure ou présentée qui avaient voté Obama lors des comme telle (immigration, mondia - précédentes élections, et enfin le sys - lisation, élites cosmopolites, Union tème électoral lui-même. européenne, Washington). Enfin, ce sont des mouvements qui, souvent, De même, on ne saurait com - s’appuient sur une incarnation forte, prendre la percée de l’AFD (Alter - une personnalisation du pouvoir native für Deutschland, Alternative qui se caractérise par l’outrance des pour l’Allemagne) en Allemagne en mots et des attitudes. dehors du contexte migratoire ex -

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trêmement particulier vécu par le — Un « entrepreneur politique », pays à partir de 2015, suite aux déci - derrière lequel les forces « anti- sions fortes de favoriser une immi - establishment » se rallient. gration de 1,5 million de personnes. — Une structure opportune : un Au Canada, enfin, on ne saurait sentiment d’insécurité lié à des comprendre les préoccupations de mo difications structurelles de la so - l’opinion sans tenir compte des phé - ciété, telles que des crises écono - nomènes migratoires récents, de miques prolongées, ou une modifi - populations venant de plus en plus cation de la composition ethnique loin, et de plus en plus diversifiées, de la population d’un pays. Ces mo- autrement dit dotées de cultures difications structurelles génèrent de plus en plus distantes du fond souvent des systèmes de croyances commun européen des vagues et de représentation visant à en précé dentes. rendre compte, qui constituent un terreau fertile pour les insurrections Souvent, le populisme est réduit populistes. à un phénomène à deux dimensions, où deux blocs s’affronteraient de — Un terrain favorable dans l’opi - manière antagoniste, plutôt qu’à tra - nion publique : l’opinion doit être vers la négociation et la recherche bien disposée à l’égard des solutions de compromis qui caractérise la com - et programmes anti- establishment. pétition électorale dans la plupart Souvent, cette prédisposition est des démocraties libérales. D’un côté, associée à la croyance que le sys - on trouverait les forces économiques tème est bloqué et que les diri - et politiques établies, et de l’autre, geants ne se soucient pas des gens les membres de la société qui consi - « comme nous ». dèrent que l’ordre établi est tourné contre leurs intérêts, et veulent On peut distinguer, au sein d’un changer le système. Bien qu’inté - même « cycle populiste », trois ressante, cette grille paraît insuffi - phases : sante pour expliquer la dynamique des phénomènes populistes. — « En dehors du pouvoir ( out of power ) » : un épisode populiste ty - Afin de mieux rendre compte des pique peut débuter, ainsi que l’a phénomènes populistes et des mul - théorisé Ernesto Laclau 4, par une tiples facteurs expliquant leur ex - opposition : le peuple s’organise afin pansion aux quatre coins du globe, de conquérir le pouvoir en sortant Francisco González et Clifford les responsables en place (que ce Young 3 ont développé un modèle soit pacifiquement, à travers une explicatif selon lequel trois condi - élection légitime, ou de manière plus tions nécessiteraient d’être réunies brutale, par un coup d’État ou toute pour ouvrir la voie à une vague autre forme de prise de pouvoir), populiste : considérés comme l’élite, l’ establish -

3. González Francisco E. et Young Clifford, « The Resurgence and Spread of Populism? », SAIS [School of Advanced International Studies] Review of International Affairs, vol. 37, n° 1, hiver- printemps 2017, p. 3-18. 4. Laclau Ernesto, La Raison populiste, Paris : Seuil (L’Ordre philosophique), 2008.

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ment ou les experts, dont l’action « peuple », les « immoraux » contre est perçue comme hostile au ci- ceux qui peuvent se prévaloir d’une toyen moyen et favorable aux inté - morale, les « natifs » contre les « mi - rêts du système. grants », etc. Cette dichotomie n’a rien de neuf : déjà, Carl Schmitt 6 — « Au pouvoir ( in powe r) » : lorsque expliquait que le principal clivage po - les populistes parviennent à conqué - litique se trouvait entre les « amis » rir le pouvoir, ils cherchent par et les « ennemis ». L’enjeu, ici, est tous les moyens à le conserver. Un d’être capable d’agglomérer des in - conflit frontal s’installe donc entre dividus autour d’une cause unique les populistes et les élites / l’ esta - capable de transcender leurs inté - blishment, qui se différencie du mé- rêts individuels, voire de briser les canisme traditionnel par lequel dé - clivages politiques anciens pour tenteurs du pouvoir et opposition reconfigurer le paysage politique s’affrontent en ce qu’il n’y a pas de (Brexit). recherche de compromis. Un deuxième facteur est fonda - — « La récupération du pouvoir mental pour qu’un mouvement po - (recuperating powe r) » : les leaders puliste émerge : une opportunité populistes ayant été débarqués structurelle, c’est-à-dire l’existence peuvent essayer de le reconquérir à de conditions économiques, techno - travers des mobilisations de masse logiques, sociales…, qui génèrent — à l’image de ce que fit Hugo un sentiment d’insécurité, de me - Chá vez au Venezuela afin de reve - nace existentielle, sentiment qui nir au pouvoir en 2002. constitue un terreau favorable à la demande de solutions populistes. Les conditions susceptibles de sus - Aux fondements citer un tel sentiment d’insécurité des populismes dans la population sont de quatre ordres : Souvent, la rhétorique de l’entre - — Les conditions institutionnelles : preneur politique cadre le débat de l’existence d’un mécanisme per - manière à mettre en scène une oppo - mettant l’expression de la volonté sition « entre eux et nous ». Au populaire. e XXI siècle, cette manière de cadrer — Les conditions économiques : les débats est d’autant plus efficace crises et difficultés à la fois aiguës qu’existe la capacité, mise en lu - et de long terme. mière par Manfred Steger 5, de façonner des communautés idéolo - — Les conditions culturelles : les giques globales d’amis et d’enne - idées, normes, croyances, attitudes mis — on pense ici aux « mondia - prévalent au sein d’une population listes » auxquels Marine Le Pen donnée. oppose les « patriotes », mais il peut — Les conditions existentielles : les aussi s’agir des « élites » contre le menaces réelles ou perçues par la

5. Steger Manfred, The Rise of the Global Imaginary: Political Ideologies from the French Revolu - tion to the Global War on Terror, : Oxford University Press, 2008. 6. Schmitt Carl, La Notion de politique. Théorie du partisan, Paris : Calmann-Lévy, 1972 (1963).

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population, telles que les guerres, seuls facteurs économiques et so- désastres, ou encore le terrorisme. ciaux. Des facteurs de perception de la mondialisation, de l’avenir et S’agissant des conditions insti - de l’immigration par exemple, jouent tutionnelles permettant l’émer - un rôle essentiel. Si l’économie a gence du populisme, il s’agit de pu être, dans le passé, analysée tous les mécanismes par lesquels la comme le moteur du populisme, volonté populaire peut s’exprimer les facteurs culturels jouent désor - et bouleverser l’équilibre des pou - mais un rôle majeur, que les res- voirs en place. ponsables politiques, surtout pro - gressistes, peinent à appréhender à Les conditions économiques ont leur avantage. longtemps joué le rôle principal : l’apparition du terme « populisme » La place de ces facteurs culturels dans son acception moderne fut a sans doute été amplifiée par les intimement liée à la confrontation transformations structurelles subies d’intérêts de classe (l’alliance des par nos économies et nos sociétés farmers et des travailleurs dans le de puis le début du XXI e siècle. Le ni - Sud et le Midwest des États-Unis, à veau de mondialisation des échanges l’origine de la création du « People’s sans précédent, les flux de mar - Party », s’opposant aux monopoles chandises, de capitaux, de personnes industriels et au secteur financier et d’information donnent le senti - de Wall Street). De nom breux épi - ment à beaucoup que le monde est sodes populistes furent associés à devenu un endroit plus divers, mais des périodes de crise économique aussi plus incertain et dangereux. majeure, génératrices de délitement Les migrations et la communication social et de précarisation. Les ana - ont été facilitées, mais les transfor - lyses contemporaines insistent la mations ont aussi apporté leur lot plupart du temps sur le lien entre la d’inégalités économiques, de conflits, crise de 2008 et ses conséquences, voire de risques climatiques. et la résurgence du populisme dans les pays occidentaux : Brexit, élec - Cela aboutit, pour de nombreux tion de , chute de pays, à un sentiment de perte de Matteo Renzi et arrivée au pouvoir contrôle sur leur destin, de perte de d’une coalition populiste… De ce repères et de dilution de leur iden - point de vue, même si la victoire tité. Les pays se percevant de façon d’Em manuel Macron en France et variable comme pays d’immigration l’échec de Geert Wilders aux Pays- se sentent plus ou moins menacés Bas ont amené quelques commen - par ce qui, pour les plus hostiles, tateurs à proclamer la fin de la s’apparente à une forme d’« inva - vague populiste, il convient de res - sion », voire de « remplacement » ter prudent. comme le prétendent certains mou - vements extrémistes européens. On En effet, non seulement les trouve la crainte, nourrie parfois causes économiques susceptibles par la perception de l’insuccès des de favoriser les mouvements popu - immigrations antérieures dans son listes sont loin d’avoir disparu, mais propre pays, ou bien par l’image les moteurs des populismes ne sau - perçue de l’insuccès de l’immigra - raient par ailleurs être réduits aux tion dans d’autres pays (c’est le cas

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des pays d’Europe de l’Est par rap - et des solutions traditionnelles. C’est port à l’Europe de l’Ouest et du ainsi que certaines solutions, qui Sud), que les nouveaux arrivés ne au raient pu paraître inimagi nables, s’assimilent pas, et ne respectent déraisonnables ou radicales, de - pas les normes et cultures locales. viennent des éléments d’attractivité On trouve aussi l’idée qu’ils repré - majeurs des plates-formes program - sentent une concurrence déloyale matiques populistes — on pense ici dans la compétition sur le marché au « mur » de Donald Trump, ou à de l’emploi (notamment moins son « Muslim ban », mais aussi au qualifié), qu’ils bénéficient de res - Brexit, que ses opposants avaient sources publiques perçues comme présenté comme impossible et éco - déjà trop rares (notamment les aides nomiquement suicidaire. publiques), ou encore que des terro - ristes potentiels s’infiltrent parmi Les outils de communication et les nouveaux arrivants. d’interaction numériques jouent un rôle majeur dans la conquête Troisième et dernier facteur fon - d’influence. Dès lors que l’entre - damental favorisant l’émergence de preneur politique construit sa rela - mouvements populistes : l’existence, tion avec un peuple de manière di - dans l’opinion publique, d’une pré - recte, sans intermédiaire, et a be soin disposition favorable à l’égard des de fédérer autour de lui des masses solutions radicales, n’appartenant sur des causes bien identifiées, le pas aux institutions existantes et rôle d’une communication directe, qui viseraient à réparer un système personnelle et instantanée devient perçu comme défaillant. en effet central. De ce point de vue, Facebook, , YouTube, sont de- En Amérique latine, cette prédis - venus de puissants outils de propa - position particulière prend la forme gande et d’influence. de ce qui peut être appelé le « syn - drome Caudillo », dont Hugo Chá - vez (au Venezuela), Perón (en Argen - Leurs thèmes tine), Vargas ou Lula (au Brésil), ou de prédilection Evo Morales (en Bolivie) furent des exemples. Il peut se résumer ainsi : Dans de nombreux pays, les opi - « notre pays est riche, mais il y a nions peuvent favoriser le dévelop - énormément de pauvres. La raison : pement d’un mouvement ou d’un les riches volent le peuple ! Nous effet populiste. L’effet populiste avons donc besoin d’un homme fort, signifie ici le fait d’imprimer la capable de faire tout ce qui est né - marque des thèmes dits populistes cessaire — y compris enfreindre les dans le champ politique, sans pour règles — afin d’aider les pauvres. » autant qu’un mouvement populiste Les conditions doivent donc être en tant que tel ne prenne réelle - réunies pour qu’une majorité de la ment le pouvoir. Étant en résonance population en vienne à se persua - avec une partie de l’opinion pu - der que pour améliorer sa condi - blique, le mouvement populiste tion ou pour se protéger des me - parvient à faire tourner le débat na - naces perçues, il est indispensable tional autour des thèmes auxquels de changer les règles du jeu, s’éman - il est identifié. Cette capacité des po - ciper du « politiquement correct » pulistes à dicter l’agenda politique

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a été démontrée par exemple en beaucoup plus cité en Italie (68 %) France, avec le Front national, ou mais nettement moins en Alle - au Royaume-Uni avec l’UKIP (UK magne (12 %). De la même façon, Independence Party, le parti pour le contrôle de l’immigration est une l’indépendance du Royaume-Uni). inquiétude bien plus grande, voire majeure, en Italie (32 %) et en Alle - Au regard des enquêtes effec - magne (40 %), qu’en France. tuées par Ipsos dans de nombreux pays, les différents thèmes nourris - Il est aussi important de réaliser sant les populismes sont associés à que les perceptions peuvent large - plusieurs catégories : ment différer de la réalité. Ipsos — le rapport aux institutions réa lise chaque année une enquête 8 (confiance) ; « Perils of Perceptions » qui com - pare ce que les habitants des diffé - — les enjeux sociaux et économiques rents pays pensent par rapport à la (peur du chômage, inégalités) ; réalité de différentes caractéristiques — le sentiment de déclassement et sociales du pays. Les pays d’Eu rope le pessimisme (la situation sera pire de l’Ouest et du Sud, par exemple le pour mes enfants) ; Royaume-Uni, les Pays-Bas, la Bel - — le sentiment d’abandon (les diri - gique, la France et l’Allemagne, sur - geants ne se soucient pas de nous) ; estiment tous de 12 à 14 points la proportion d’immigrés dans leur — la crainte et le rejet de l’im - pays par rapport à la situation réelle. migration ; Cette surestimation baisse à 7 points — le terrorisme. pour la Pologne. Ces erreurs de per - ception sur l’immigration ne doivent Ces différents sujets ne se voient pas être simplement interprétées pas accorder la même place dans la comme des méconnais sances, elles hiérarchie des priorités selon les traduisent en fait une inquiétude pays. Ainsi dans l’étude « What sous-jacente. Wor ries the World » publiée par Ipsos en mars 2018 7, les sujets d’in - De façon cohérente, les opinions quiétude les plus cités en France mondiales expriment à une large sont la pauvreté et les inégalités ma jorité une déception à l’égard pour 39 % des Français, puis le chô - des institutions. Une étude réalisée mage (36 %) et le terrorisme (36 %), dans 22 pays par Ipsos en 2016 9 le contrôle de l’immigration étant montre qu’en moyenne 70 % des bien moins cité (seulement 20 %). citoyens estiment que les dirigeants Par comparaison, le chômage est et partis politiques « ne se soucient

7. Étude en ligne réalisée dans 27 pays du 22 décembre au 5 janvier 2018. Voir Atkinson Simon et Duffy Bobby, « What Worries the World », Ipsos, mars 2018. URL : https://www. ipsos.com/sites/default/files/ct/news/documents/2018-04/www-march-2018.pdf . Consulté le 3 août 2018. 8. La dernière en date a été réalisée du 28 septembre au 19 octobre 2017 dans 38 pays. URL : http://perils.ipsos.com /. Consulté le 3 août 2018. 9. Enquête réalisée entre le 12 septembre et le 11 octobre 2016, auprès de 17 180 adultes répar - tis dans 22 pays. Voir la tendance « The Crisis of the Elites » de la Global Trends Survey, analysée par Bobby Duffy. URL : https://www.ipsosglobaltrends.com/the-crisis-of-the-elites /. Consulté le 3 août 2018.

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Graphique 1 — Sentiment de prise en compte par les gouvernants des préoccupations des individus (2016) Accord ou non avec l’affirmation « Les préoccupations des gens comme nous ne sont pas une priorité pour notre gouvernement » (%) D’ACCORD NSP PAS D’ACCORD Total 71 21 Mexique 87 11 Afrique du Sud 83 12 Espagne 80 14 Italie 77 15 Corée du Sud 77 19 Australie 75 16 Brésil 75 17 Pologne 75 21 États-Unis 74 17 France 73 15 Grande-Bretagne 72 18 Russie 71 19 Pérou 71 24 Inde 69 25 Turquie 69 27 Belgique 68 22 Allemagne 65 23 Canada 64 25 Argentine 63 29 Indonésie 60 32 Suède 56 34 Japon 50 21

NSP : ne se prononcent pas. Source : enquête réalisée entre le 12 septembre et le 11 octobre 2016, auprès de 17 180 adultes répartis dans 22 pays. Voir Tendance « The Crisis of the Elites », op. cit. pas des gens comme [eux] ». Cette 22 pays en 2016 10 montre que cette opinion est partagée par 65 % des opinion est partagée par 76 % des Allemands et plus encore par les citoyens — par exemple 75 % en Français (73 %), les Italiens (77 %) France, 77 % en Allemagne et 85 % ou les Espagnols (80 %). en Espagne.

À ce sentiment d’abandon s’ajoute Ce sentiment d’abandon de la part un manque de confiance dans les des dirigeants et celui selon lequel institutions. l’économie bénéficie surtout aux ca - tégories favorisées, combinés avec S’agissant des enjeux écono - une décroissance de la confiance miques et sociaux, un sentiment dans les institutions, offrent natu - né gatif est largement partagé dans rellement des circonstances favo - le sens des inégalités, considérant rables à des entrepreneurs poli - que l’économie est orientée en fa - tiques. Souvent, s’ajoutent à ces veur de classes aisées et puissantes. sentiments les problématiques liées Un sondage effectué par Ipsos dans à l’appartenance nationale et à l’im -

10. Ibidem .

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Graphique 2 — Sentiment que l’économie favorise les plus aisés (2016) Accord ou non avec l’affirmation « L’économie [du pays] est orientée en faveur des riches et des puissants » (%)

D’ACCORD NSP PAS D’ACCORD Total 76 18 Mexique 94 5 Espagne 85 10 Italie 84 11 Corée du Sud 83 15 Brésil 81 13 Belgique 80 15 Russie 80 11 Afrique du Sud 79 17 Inde 78 18 Turquie 78 19 États-Unis 78 17 Allemagne 77 16 Grande-Bretagne 76 16 Australie 75 14 France 75 18 Pérou 72 25 Canada 71 20 Japon 71 14 Argentine 69 24 Pologne 67 24 Indonésie 65 31 Suède 56 35

Source : enquête réalisée entre le 12 septembre et le 11 octobre 2016, auprès de 17 180 adultes répartis dans 22 pays. Voir Tendance « The Crisis of the Elites », op. cit. migration. Le cas de Donald Trump — une variable captant les pré - est à cet égard très illustratif. dispositions populistes — l’ouver - ture à des solutions radicales pour Une analyse statistique réalisée réparer un système perçu comme par Ipsos en 2016 11 a permis de dysfonctionnel (« le système est quantifier le poids relatif de diffé - bloqué [ the system is broken ] ») ; rents facteurs explicatifs du succès de Donald Trump à la présiden - — l’idée que le rêve américain, c’est- tielle américaine. Huit variables à-dire la possibilité pour chacun de furent considérées : s’élever au-dessus de la condition — une variable représentant la ten - de ses parents, est brisé ; tation autoritaire — l’aspiration à — la peur de l’autre et le sentiment avoir un vrai chef pour mettre de de perte d’identité ; l’ordre ; — une variable mesurant le degré — une variable « nativisme », de progressisme sur les questions représentant les attitudes anti- sociétales (essentiellement, l’oppo - immigration ; sition au droit à l’avortement) ;

11. Young Clifford, « It’s : Explaining the Drivers of Trump’s Popular Support », Ipsos, 2016. URL : https://www.ipsos.com/sites/default/files/2016-09/Its_Nativism_Explain ing_the_Drivers_of_Trumps_Popular_Support.pdf . Consulté le 3 août 2018.

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— une variable économique, mesu - deur de l’Amérique (« Make Ame - rant l’adhésion à l’idée de « gouver - rica great again »). nement minimal [ small government ] » (libéralisation, privatisations, baisses À l’issue des primaires républi - d’impôts…) ; caines, de nombreux observateurs se demandaient si Donald Trump — une variable consistant à me - serait capable d’atténuer suffisam - surer si l’on considère que le rêve ment son message antimigrants américain est avant tout le melting- pour rallier les soutiens centristes pot ou bien le fait de « travailler dur nécessaires à la victoire d’Hillary pour réussir dans la vie ». Clinton. Il a finalement renforcé ses critiques antimigrants, ce qui Parmi ces variables, la plus grande lui a permis d’être considéré par influence sur le vote Trump revient les hésitants comme plus crédible aux variables identitaires et au na - dans sa capacité à réparer un sys- tivisme — autrement dit, toutes tème bloqué que ne l’était Hillary choses égales par ailleurs, les élec - Clinton. Cette crédibilité d’antisys - teurs les plus hostiles aux migrants tème a sans doute plus que com - et les plus enclins à se sentir dépos - pensé les éventuelles pertes élec- sédés de leur identité sont les plus torales liées à la brutalité de ses fervents soutiens de Donald Trump. prises de position en matière Le nativisme explique les deux tiers migratoire. du soutien à Donald Trump, tel que mesuré au sein de l’ensemble de la De l’autre côté, Bernie Sanders population américaine. À l’inverse, portait aussi, durant la primaire dé- la demande d’autorité n’explique le mocrate, un message antisystème, vote Trump que de façon marginale. mais différent, et prenait pour Ces analyses doivent être mises en boucs émissaires les banques, les regard du niveau de la population grandes entreprises et Wall Street. américaine née à l’étranger, qui a Dès lors que les trois quarts des atteint 13 % en 2014. En effet, les républicains, et autant d’indépen - études historiques 12 montrent que dants, en étaient venus à considé - les pics de population d’Américains rer que la génération qui vient vivra nés à l’étranger ont entraîné des ren - moins bien qu’eux — signe que le forcements des opinions nativistes système sur lequel reposait le rêve et des restrictions législatives. américain, porteur d’espoir et d’élé - vation sociale, était cassé —, ils se Cela ne signifie évidemment pas sont montrés extrêmement sensibles que les autres facteurs évoqués au récit populiste appelant à répa - plus haut seraient à négliger. Ils se rer le système (ce qui correspond combinent, à travers le prisme nati - au troisième grand facteur explica - viste, pour donner une explication tif du populisme mentionné dans centrale et cohérente à tous les la typologie de Francisco González maux du pays, et offrir une solu - et Clifford Young évoquée plus tion claire pour restaurer la gran - haut).

12. Jaret Charles, « Troubled by Newcomers: Anti-Immigrant Attitudes and Action during Two Eras of Mass Immigration to the United States », Journal of American Ethnic History, vol. 18, n° 3, printemps 1999, p. 9-39.

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Depuis qu’il a accédé aux res - de l’accueil des réfugiés et mi - ponsabilités, Donald Trump n’a grants, sur lequel se sont affrontés, cessé de défier les pronostics de par discours interposés, le prési - ceux qui prédisaient son effondre - dent français, le Premier ministre ment, ou même son impeachment. Espagnol, et face à eux le ministre Même si c’est difficile à percevoir de l’Intérieur italien. Elle semble vu d’Europe, où la presse lui est avoir in fine nettement bénéficié à extrêmement défavorable, Donald la Lega 13 . En effet, un sondage Trump est très populaire auprès de réalisé par Ipsos à la mi-juillet 2018 sa base (84 % d’approbation parmi montrait que le sujet migratoire est les républicains, dans le baromètre une question cruciale aux yeux de Ipsos réalisé en juillet 2018). Et pour l’opinion publique italienne : 63 % cause : qu’il s’agisse de mesures déclaraient avoir suivi avec atten - économiques (baisses d’impôts), de tion l’histoire de l’ Aquarius — une sa rhétorique anti-immigrés ou anti - proportion conséquente — et 59 % musulmans qui réactive sans cesse soutenaient la position de leur le ressort du « nous contre eux », ministre de l’Intérieur. Seulement ou encore de son style direct cas - 24 % des Italiens pensaient en re - sant les codes du politiquement vanche que l’on ne peut pas refuser correct, il n’a eu de cesse de réaffir - le débarquement des migrants, mer les fondamentaux qui ont fait 17 % n’exprimant pas d’opinion. sa victoire. Il tord ainsi le cou à une Politiquement, seuls les électeurs autre idée reçue, très répandue, sur du Parti démocrate semblent pen - les populistes : celle selon laquelle cher clairement en faveur de l’ac - le pouvoir les assagirait, leur per - cueil, l’immense majorité des autres mettrait peu à peu de se normaliser étant soit dans l’ambiguïté, soit dans et de se faire manger par le système une position très ferme de refus de qu’ils avaient dénoncé. l’immigration. Les propos d’Em ma - nuel Macron suite au refus de À ce titre, l’exemple italien ré cent l’Italie d’accueillir l’ Aquarius ont été est intéressant. très largement exploités par le mi - nistre de l’Intérieur italien, car ils ont été perçus comme une leçon Italie : la rhétorique malvenue, voire comme une in - antimigrants sulte, et ont suscité un sursaut d’or - gueil national qui a poussé la majo - La forte rhétorique antimigrants rité des Italiens à faire bloc derrière employée par Matteo Salvini, no - leur gouvernement (« nous contre tamment à l’occasion de la polé - eux » à nouveau…), face à des voi - mique déclenchée récemment par sins européens et une Union son refus d’accueillir le navire prompts à donner des leçons mais Aqua rius, a permis à l’Italie de n’ayant jamais porté l’assistance mettre sur la table du Conseil euro - nécessaire à l’Italie confrontée à la péen de juillet 2018 le sujet brûlant pression migratoire.

13. La Lega Nord per l’indipendenza della Padania, abrégée en Lega Nord (Ligue du Nord), a été créée en 1989 et est désignée depuis 2018 par « Lega ». La Lega est dirigée Matteo Salvini, ministre de l’Intérieur de l’Italie depuis le 1 er juin 2018.

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À l’image des discours de Do - de la moitié des électeurs de juin nald Trump, il semblerait donc que viennent d’autres partis, notamment le sujet migratoire, même abordé 23 % des alliés de centre-droit (18 % avec un ton qui peut choquer, fonc - de Forza Italia et 5 % des autres), tionne à plein pour cimenter au - 10 % des alliés du gouvernement, tour de lui le socle d’électeurs qui et 9 % des électeurs qui avaient ont porté la coalition italienne au déserté les urnes mais qui vote - pouvoir. Un sondage réalisé par raient de nouveau en choisissant la Ipsos à la fin du mois de juin 2018 Lega. indiquait que la popularité du « Mou - vement cinq étoiles » avait plutôt Tout indique donc, au terme de tendance à baisser depuis l’élection quatre mois marqués essentielle - de mars : de 33 %, le soutien est ment par des coups d’éclat en ma - passé à 30 % en juillet. Cette baisse, tière migratoire, que la Lega conso - relativement faible, illustre l’inquié - lide son assise, notamment auprès tude d’un certain nombre de sou - des classes populaires, des moins tiens du mouvement, dont l’étude diplômés, des femmes au foyer, des indique qu’ils basculent plutôt retraités, des chômeurs et des ca - dans l’abstention, ou vers la Lega. tholiques pratiquant seulement occa - Tout indique que les scandales qui sionnellement. On peut y voir le ont éclaboussé des responsables du succès de la stratégie déployée par Mouvement cinq étoiles jouent un Matteo Salvini, qui s’inscrit dans la rôle relativement marginal dans le continuité de sa campagne électo - reflux connu par le parti dans les rale et consistait à identifier les ques - sondages. Les électeurs du parti tions sensibles pour l’opinion (mi - tendent à se montrer indulgents grants, responsabilité européenne, sur ce point — mécanisme d’abso - autodéfense, questions fiscales, lution dont le mouvement a déjà mais aussi des questions plus mar - bénéficié à maintes reprises par le ginales comme le mouvement anti - passé —, voire à considérer que cela vaccinal), à employer une rhétorique n’a pas d’importance ; le sujet mi - brutale (ce que nous appellerions gratoire fait l’objet à leurs yeux d’un en France le « parler cash », signe intérêt bien plus grand. de proximité avec le peuple), et à s’appuyer sans cesse sur « le peuple À l’inverse, la dynamique de la italien » pour légitimer ses actes et Lega ne cesse de se confirmer : fin décisions — comme l’illustre par - juin, un sondage Ipsos, montrait faitement son slogan « Le bon sens qu’elle était même devenue la pre - au gouvernement ». Cette continuité mière force politique du pays, à stratégique permet, plusieurs mois 31,2 % des préférences exprimées, après son arrivée au pouvoir, d’échap - suivie par le Mouvement cinq étoiles per à un processus de normalisa - (29,8 %), le Parti démo crate (18,9 %), tion et d’institutionnalisation de na - et Forza Italia (en baisse à 8,3 %). ture à l’éloigner de son électorat Par ailleurs, son socle se révèle re - — on trouve ici une nouvelle simi - marquablement solide et fidèle : litude avec Donald Trump. Comme 91 % confirmaient leur vote trois le président américain, Matteo Sal - mois après les élections de mars. vini parvient, à ce stade, à paraître Ce parti se montre en outre attractif rester hors système, ce qui lui per - pour de nouveaux électeurs : près met de continuer à faire jouer à

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plein un élément d’image impor - tifiable. En effet, on s’attendait clai - tant du populisme, identifié par rement à ce que le pragmatisme et Clif ford Young : celui selon lequel la rationalité l’emportent (et ce mal - « le système est bloqué ». gré le résultat serré prédit par les sondages). Bien que la thématique de l’im - migration soit essentielle, le cas L’UKIP était à l’avant-garde du du Royaume-Uni nous paraît très Brexit et est souvent désigné particulier et, à notre sens, ne de- comme le seul et unique véritable vrait pas être sommairement inclus parti populiste, même s’il n’avait dans une sorte de vague populiste obtenu qu’une part très faible des européenne. votes lors des élections générales britanniques. Le parti avait atteint un pic de 12,6 % des votes en 2015, Le Brexit mais ce succès avait été de courte au Royaume-Uni durée, puisqu’il était retombé à 2 % deux ans plus tard, ce qui corres- « La victoire du Brexit est une vé - pondait davantage à la tendance ritable révolte populiste » avait titré historique. Cette faiblesse est avant le Boston Globe, le 24 juin 2016, au tout liée au système électoral uni - lendemain du vote pour le référen - nominal majoritaire, qui incite à dum sur l’appartenance à l’Union voter uniquement pour des candi - européenne (UE). Le même jour, le dats ayant de grandes chances d’être Time s’était montré plus direct et élus. En effet, malgré sa forte pré - percutant : « Le Brexit témoigne sence sur la scène médiatique, d’une volonté générale de quitter le l’UKIP n’a jamais eu d’élu au Par le- navire. » ment et Nigel Farage, l’ancien leader du parti, incarne de façon symbo - De nombreux observateurs ont lique le leader populiste typique, rapidement fait le lien entre le mais bien qu’il se soit présenté sept Brexit et le populisme — notam - fois, il n’a jamais accédé au Parle- ment pour disqualifier ce qu’ils ment. Si cette volonté d’interpréter comprenaient comme un inconce - le Brexit comme à la fois une vable coup de folie, que les Bri tan - conséquence et un indicateur de la niques regretteraient bientôt amè - montée du populisme est compré - rement. Ses fortes répercussions hensible, elle souligne aussi à quel po litiques et économiques atten - point le concept même de popu - dues, et ce bien au-delà des fron - lisme peut être souvent utilisé de tières du Royaume-Uni, ont poussé façon trop vague. Aujourd’hui en - les observateurs à fournir rapide - core, la quasi-totalité des articles sur ment des analyses de ce phénomène. les tendances politiques britanniques Mais l’abondance de commentaires y font référence, mais toujours sous et d’interprétations qui ont suivi forme d’un large spectre d’idéolo - était aussi, en partie, dû au carac - gies, de partis ou de stratégies poli - tère surprenant de ce résultat, en tiques. Cette qualification mérite particulier parce que le Royaume- donc d’être précisée. Uni n’était justement pas marqué par une forte tradition populiste, ni Comme le montre le graphique 3, ne comptait de parti populiste iden - pour les votants pro-Brexit, la capa -

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Graphique 3 — Les sujets déterminants dans le choix des électeurs britanniques en réponse au référendum sur le Brexit du 23 juin 2016 (%)

50 L’impact sur l’économie britannique 71 30 La capacité du pays à élaborer ses propres lois 40 11 74 Le nombre d’immigrants entrant 39 au Royaume-Uni 14 68 38 Le coût de l’immigration issue de l’UE pour 13 le système de protection sociale britannique 68 La capacité du pays à commercer 35 avec les pays de l’UE 60 9 34 L’impact sur l’emploi britannique 40 29 Le nombre de réfugiés demandant 33 l’asile au Royaume-Uni 12 57 Les relations du Royaume-Uni 31 avec les autres pays 50 14 30 L’impact sur la sécurité nationale 25 38 Les réglementations de l’UE s’appliquant 28 aux affaires économiques du pays 45 14 L’impact sur les droits 25 des travailleurs britanniques 31 22 24 Le statut mondial du Royaume-Uni 34 15 La possibilité, pour les citoyens britanniques, 23 de vivre et travailler dans d’autres pays de l’UE 44 3 22 La liberté de circulation dans l’UE 41 3 L’impact sur le financement des universités 17 et des scientifiques au Royaume-Uni 31 4 Total 17 L’impact sur moi, à titre personnel Pro-maintien dans l’UE 24 9 Pro-Brexit

Source : Ipsos, enquête en ligne auprès d’un échantillon de 2 765 adultes britanniques de plus de 16 ans, réalisée entre le 13 et le 20 octobre 2016. cité du Royaume-Uni à décider de ses ment mentionnées étaient « le propres lois a été l’argument princi - nombre de migrants venant dans le pal ayant motivé leur vote, puisqu’il pays » et « le coût de l’immigration est cité par les trois quarts d’entre de citoyens européens pour la sécu - eux, contre seulement 11 % des vo - rité sociale », pour 68 % des vo tants tants en faveur du maintien dans pro-Brexit, contre 14 % et 13 % des l’UE. Les autres raisons fréquem - votants en faveur du maintien.

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Élément important : les argu - biles, et valorisent l’ouverture et le ments économiques et commer - mouvement. Elles ont construit des ciaux, au cœur de l’argumentaire « identités complètes » à travers des anti-Brexit, avaient beaucoup leur éducation, leur carrière, ce qui moins d’importance aux yeux des leur donne confiance et les rend votants pro-Brexit. plus ouvertes au changement. Les individus « de quelque part » ont Ceci fournit un aperçu de ce que tendance à être plus enracinés, les gens ont déclaré comme étant moins éduqués, et se caractérisent les raisons qui ont motivé leur vote, par des « identités héritées », ba sées ce que l’on peut considérer comme sur l’environnement géographique des facteurs « explicites » de vote. et familial. Comme nous l’avions fait pour les États-Unis, nous avons également Selon David Goodhart, les der - utilisé des modèles analytiques nières décennies au Royaume-Uni pour révéler ce que l’on peut consi - ont été trop marquées par les idéaux dérer comme des facteurs « impli - « de nulle part », bien qu’ils ne cites » de vote. concernent qu’environ un quart de la population. Les libéraux sont Le facteur anti-immigration et allés « trop loin », tandis qu’envi - nativiste, centré sur la protection ron la moitié de la population, qui des intérêts des citoyens nés au s’apparentait davantage aux indi- Royaume-Uni face à ceux des immi - vidus « de quelque part », avait grants, est à ce titre apparu comme été ignorée, voire dénigrée. Il les le facteur explicatif dominant. Il désigne comme des « popu listes rai - était suivi par la méfiance à l’égard sonnables », les xéno phobes et les des experts, puis par le facteur re- bigots ne représentant qu’une toute groupant le rejet du politiquement petite partie d’un vaste groupe de correct, et l’ébranlement de la foi personnes unies par leur prudence en les droits de l’homme. face à la rapidité des changements. Ces analyses suggèrent égale - David Goodhart va jusqu’à sug - ment que ces préoccupations ne gérer que les divisions entre les sont pas apparues soudainement classes sociales ont été en partie mais ont commencé à germer il y a éclipsées par des problématiques longtemps, bien avant la crise de liées à l’identité nationale, la souve - 2007. Par exemple, David Good - raineté, l’immigration, la sécurité hart 14 , directeur du département de et le rythme des changements qui démographie, immigration et inté - bouleversent nos sociétés et modes gration à Policy Exchange, souligne de vie. D’autres affirment qu’il la divergence de valeurs entre ce s’agit d’un phénomène inédit au qu’il nomme les individus « de Royaume-Uni : dans un rapport nulle part » et ceux « de quelque sur les répercussions du référen - part ». Selon son analyse, les per - dum après un an, intitulé « Brexit sonnes « de nulle part » ont ten - et opinion publique », des cher - dance à être plus éduquées, mo- cheurs du King’s College de

14. Goodhart David, The Road to Somewhere: The Populist Revolt and the Future of Politics, Londres : C. Hurst & Co, 2017.

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Graphique 4 — Les pro-Brexit plus enclins à considérer que les immigrés prennent le travail des Britanniques Réponse à la question « Dans quelle mesure êtes-vous ou non d’accord avec l’idée selon laquelle les immigrés prennent le travail des vrais Britanniques ? » (%)

2 1 1 3 2 Sans opinion 3 8 Pas du tout d’accord 18 14 17 Plutôt pas d’accord 15 40 Ni d’accord ni pas d’accord 22 26 34 19 Plutôt d’accord Tout à fait d’accord 22 29 Source : Ipsos, sondage en 35 34 24 ligne réalisé du 13 au 20 octobre 2016 auprès de 23 599 électeurs conservateurs 16 ayant voté pour le Brexit 18 au référendum, 401 conser - 21 21 13 9 vateurs ayant voté contre, 6 4 171 travaillistes ayant Total Conservateurs Conservateurs Travaillistes Travaillistes voté pour, et 464 travail - pro-Brexit pro-maintien pro-Brexit pro-maintien listes ayant voté contre.

Londres 15 sug gèrent que le référen - Sur des sujets tels que les in - dum a produit de nou velles iden - quiétudes relatives à l’immigration tités politiques basées sur la divi - ou le sentiment de nostalgie, les pro- sion entre pro- et anti-Brexit. Brexit s’accordent tous, quel que soit leur parti politique — ces argu - Il est ainsi possible de classer la ments ont été au cœur de la cam - population en quatre catégories : pagne des pro-Brexit, leur per - les pro-Brexit conservateurs, les mettant de souder une coalition anti-Brexit conservateurs, les pro- électorale transcendant les apparte - Brexit travaillistes et les anti-Brexit nances partisanes habituelles. Les travaillistes. Ces quatre groupes en - pro-Brexit sont aussi plus suscep- globent environ 80 % de la popula - tibles que les anti-Brexit de faire tion britannique. De ceci on peut confiance au peuple pour prendre extraire trois groupes de probléma - une décision face à un problème tiques marquées par des fonction - complexe, et de se méfier de l’avis nements très différents d’une caté - des experts, qu’ils soient conserva - gorie à l’autre. Certaines sont plus teurs ou travaillistes. associées au vote du référendum qu’à la préférence partisane, tandis que Le graphique 4 montre que les pour d’autres les préférences parti - groupes pro-Brexit, qu’ils soient sanes restent déterminantes. En fin, conservateurs ou travaillistes, sont pour un dernier groupe de problé - deux fois plus susceptibles de pen - matiques, le vote au réfé rendum et ser que « les migrants prennent le la préférence partisane interagissent. travail des Britanniques » (56 % des

15. Brexit and Public Opinion, Londres : The UK in a Changing Europe, 2018. URL : http:// ukandeu.ac.uk/wp-content/uploads/2018/01/Public-Opinion.pdf /. Consulté le 6 août 2018.

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Graphique 5 — Les sympathisants travaillistes plus enclins à penser que l’économie est orientée en faveur des riches et des puissants Réponse à la question « Dans quelle mesure êtes-vous ou non d’accord avec l’idée selon laquelle l’économie est orientée en faveur des riches et des puissants ? » (%)

3 3 3 3 1 Sans opinion 3 3 1 2 2 3 6 Pas du tout d’accord 10 9 12 18 Plutôt pas d’accord 23 20 Ni d’accord ni pas d’accord 36 27 36 Plutôt d’accord 29 Tout à fait d’accord 36 Source : Ipsos, sondage en ligne réalisé du 13 au 20 35 octobre 2016 auprès de 599 électeurs conservateurs 32 49 46 ayant voté pour le Brexit 28 au référendum, 401 conser - 14 vateurs ayant voté contre, 7 171 travaillistes ayant Total Conservateurs Conservateurs Travaillistes Travaillistes voté pour, et 464 travail- pro-Brexit pro-maintien pro-Brexit pro-maintien listes ayant voté contre. pro-Brexit conservateurs, 55 % des L’une des plus fortes divisions pro-Brexit travaillistes, 24 % des pro- entre les votants conservateurs et maintien conservateurs, 13 % des travaillistes concerne l’idée selon pro-maintien travaillistes). la quelle l’économie britannique est orientée en faveur des riches et des En revanche, sur des questions puissants. La moitié des pro-Brexit classiques d’une division gauche- conservateurs (49 %) et deux cin - droite, ayant trait à l’économie ou quièmes des pro-maintien conser - au type de société dans laquelle les vateurs (39 %) abondent dans ce individus aspirent à vivre, on re - sens, tandis que quatre travaillistes trouve les grandes lignes des partis sur cinq adhèrent à cette théorie politiques. Les votants travaillistes (85 % des pro-Brexit, 82 % des pro- (qu’ils soient pro-maintien ou pro- maintien), avec au moins la moitié Brexit) privilégient une société fon - de ces deux groupes étant « forte - dée sur l’égalité, dans laquelle il y ment » d’accord avec cette idée. On a peu de disparités entre les reve - comprend là pourquoi cet argument nus des individus, tandis que les est intensivement mobilisé par le vo tants conservateurs vont davan - camp travailliste pour tenter de res - tage dans le sens d’une société souder son socle. plus in dividualiste (toujours indé - pendamment de leur vote lors du Il existe aussi des sujets sur les - référendum). Les votants travail - quels on peut établir un gradient listes sont aussi plus susceptibles allant de « pro-Brexit conservateur » de dire qu’ils ont ressenti l’impact à « pro-maintien travailliste ». Le des me sures d’austérité, et consi - rejet du politiquement correct ou le dèrent qu’il est plus difficile pour fait d’être en faveur de la peine de eux de s’élever dans la société mort sont plus répandus parmi les britan nique. pro-Brexit conservateurs, et plus

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Graphique 6 — Des électeurs travaillistes pro-maintien en faveur d’une société privilégiant la protection sociale, versus des pro-Brexit conservateurs penchant pour l’individualisme Réponse à la question « Laquelle des affirmations suivantes est la plus proche de votre idéal ? » (%)

Je voudrais vivre dans une société qui favorise la solidarité sociale Je voudrais vivre dans une société qui incite les individus à se prendre en charge Sans opinion Total 45 40 15

Conservateurs pro-Brexit 23 64 13

Conservateurs pro-maintien 32 54 14

Travaillistes pro-Brexit 60 30 10

Travaillistes pro-maintien 74 17 9

Source : Ipsos, sondage en ligne réalisé du 13 au 20 octobre 2016 auprès de 599 électeurs conserva - teurs ayant voté pour le Brexit au référendum, 401 conservateurs ayant voté contre, 171 travaillistes ayant voté pour, et 464 travaillistes ayant voté contre. rares chez les pro-maintien travail - Les mouvements populistes sont listes. De même, le fait d’être en fa - bien divers et doivent tous être ana - veur du mariage gay est plus présent lysés dans la perspective d’une his - chez les pro-maintien travail listes toire spécifique, du système poli - et moins chez les pro-Brexit conser - tique et institutionnel en vigueur, vateurs. Les pro-Brexit conservateurs et dans le contexte évolutif de l’opi - sont les plus fervents dé fenseurs nion nationale. Il n’y a donc pas de d’une société qui encou rage les in- montée d’un populisme uniforme dividus à se prendre en main eux- et homogène, mais plutôt émer - mêmes, tandis qu’à l’opposé, les pro- gence de différents mouvements maintien travaillistes soutiennent populistes particuliers, bien qu’ils fortement une société qui privilégie le s’appuient sur quelques grandes partage des ri chesses et la solidarité. forces communes telles que la dé - fiance à l’égard des dirigeants, le Face à cette diversité, il n’est pas pessimisme quant à l’avenir, la surprenant que le Royaume-Uni crainte du chômage et le ressenti - éprouve des difficultés à trouver un ment vis-à-vis des inégalités, l’im - consensus sur l’une des probléma - migration et les risques terroristes. tiques politiques dominantes de notre époque — à quoi devrait res - Au vu de la place particulière des sembler une nouvelle relation avec questions liées à l’identité et l’im - l’UE ? Ce débat a souvent été décrit migration, l’hypothèse selon la - comme une lutte d’idéaux antago - quelle les moteurs des populismes nistes au sein du parti conserva - pourraient s’essouffler grâce à la teur, mais il reflète en réalité des seule croissance économique et au divisions fortes au sein de la popu - sentiment de prospérité est à consi - lation dans son ensemble. dérer avec prudence. De même, le soutien aux thèmes populistes ob -

] ] ] servé de la part des jeunes généra -

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tions conduit à douter que ces phé- sables, compte tenu de la défiance nomènes s’estomperont naturelle- généralisée et de la transparence ment avec le temps. Pour les forces quasi absolue induite par les ré - politiques qui ambi tionnent de seaux sociaux et les fuites d’infor- contenir ces mouvements, il sera mations (les leaks). Ceci est d’autant indispensable d’opérer une analyse plus important que le leader popu- détaillée, sans restriction a priori des liste assumant son rôle échappe réalités sociales et d’opinion, afin en général à cette exigence d’exem- de réellement comprendre les en - plarité auprès de ses ardents jeux en profondeur, et de dévelop- suppor teurs. per à la fois des stra tégies et des Au-delà de leurs échecs ponc- modes d’action et de communica- tuels, il serait dangereux de sous- tion efficaces. La seule admones - estimer le potentiel futur de mou- tation des citoyens soutenant le vements populistes qui, pour populisme sera sûrement rejetée, certains, réalisent des études pré - voire renforcera les leaders popu - cises de nos sociétés et utilisent listes : souvenons-nous par exemple de manière redoutable les outils de la fameuse sortie d’Hil lary Clin - numériques. ton sur les soutiens de Donald Trump qualifiés de « panier de dé - Plus que jamais, un effort rigou- plorables [basket of deplorables] »… reux de compréhension fine des opinions, suivi d’un aggiornamento Outre la réelle prise en compte programmatique audacieux, est né - des questions posées par les popu- cessaire. Les populismes d’aujour - lismes, l’authenticité et l’exempla - d’hui ne seront pas vaincus par des rité seront plus que jamais indispen- recettes dépassées. n

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