BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ FRANK MARTIN 2016

Sommaire

Armin Schibler Hommage en or à Maria 2 Martin (101) sur Frank Martin Scripta manent et verba 3 volant Armin Schibler (1920-1986) est un compo- Le Vin Herbé / The Love siteur suisse qui, après s’être formé auprès La forme, dans son Potion à Chicago de Paul Müller et de Willy Burkhard, s’est laissé attirer par le dodécaphonisme intran- “ sens le plus large, sigeant, tel que prôné par les ateliers de In memoriam Harry Darmstadt. Mais il s’en est détourné pour a toujours été ma 4 Halbreich (1931-2016) poursuivre ses recherches sur le rythme et le jazz. En 1953, il publie un livre intitulé préoccupation CD: Ein Totentanz zu Basel «Neue Musik in dritter Generation» dont il im Jahre 1943 envoie un exemplaire à Frank Martin, qui première, ma lui répond en 1954 (lettre ci-dessous); dans la revue REPERES (Revue romande, N° 11), recherche la plus Schibler publie ensuite un nouvel article sur le même sujet, qu’il fait suivre de la lettre passionnée.” de Martin pour bien étayer ses propos. C’est cet article que nos lecteurs trouveront ci-dessous, après la lettre de Frank Martin. En tous cas, je pense qu’un artiste ne doit pas, à aucun moment, faire des recherches techniques où son « sens » n’est pas engagé. Amsterdam, 15 août 1954 Il n’y a pas d’exercices, si formels soient-ils, où notre sensibilité ne s’engage quelque peu. Cher Monsieur, Par ailleurs, j’ai eu la chance de rencontrer, à gauche ; à se faire dodécaphoniste pour parmi mes élèves de Cologne, quelques Il y a quelques temps, j’ai reçu votre bro- en étudier la technique, puis Strawinskyen ; très jeunes qui prennent très résolument la chure : « Neue Musik in dritter Generation » et il semble, à vous lire, qu’on peut étudier une même attitude que vous : ouverts à toutes les je tiens à vous remercier et à vous en féliciter. technique sans la vivre dans son sang et sa directions, mais opposés à toute recherche Bien naturellement, ce que vous dites sur chair. Cela me paraîtrait aussi vain que l’étude purement intellectuelle, et prenant cette mon compte m’a fait plaisir : on est humain ! du contrepoint d’école. A mon sens, l’étude position centrale où toutes les facultés de et d’autant plus de plaisir que vous mettez des extrêmes que vous préconisez très juste- l’homme peuvent être en jeu. C’est pour moi

COLOPHON l’accent, en ce qui me concerne, sur la grande ment, doit se faire « en tension » à partir de la une très grande joie de constater cette atti- e Ce Bulletin est une publication conjointe de forme. On est convenu, en général, d’appré- position centrale. Par exemple, le dodécapho- tude d’or des jeunes de la 4 génération et de la Société Frank Martin, ayant son siège en cier dans ma musique l’élément lyrique ; or, nisme intégral devrait être considéré comme la voir si heureusement exprimée dans votre Suisse et le Frank Martin Stichting, établi aux pour moi, cet élément n’est rien, ou peu de une sorte de limite, au sens mathématique petit livre. Pays-Bas, (les deux fondés en 1979). chose, s’il ne concourt pas à l’établissement du terme ; humainement, comme une région Croyez à mes sentiments les meilleurs et Rédaction: Dominique Baud (CH), d’une forme. Et la forme, dans son sens le que l’on peut atteindre pour un instant, mais pardon de vous infliger tout ce « français » Didier Godel (CH), plus large, a toujours été ma préoccupation où l’on ne peut pas vivre, un sommet de l’Eve- peut-être difficile à lire. Ferry Jongbloed (NL), première, ma recherche la plus passionnée. rest. Je ne peux pas croire à des hommes qui Bien à vous. Magda de Meester (B). Donc merci, en ce qui me concerne. vivent à 9000 mètres. Frank Martin Adresse de la rédaction: Suisse: Société Frank Martin, Dominique Baud, 16 rue de l’Hôtel-de-Ville, 1204 CH- Mais il y a bien d’autres choses dans votre P.S. J’ai oublié de vous envoyer cette lettre ! Genève, [email protected], exposé qui m’ont ravi : entre autres votre Mais comme elle est, en quelque sorte, hors +41 22 310 79 45 condamnation de l’intolérance et votre affir- du temps, une dizaine de jours ne fait rien à Comité de la Société Frank Martin: mation que l’artiste occupe et doit occuper l’affaire. Georges Athanasiadès, une position centrale, ce que j’appelle pour Natacha Casagrande, Isabelle Diakoff, moi une position d’ « extrême milieu ». Cela Didier Godel (président), demande évidemment une vue très large des Maria Martin (présidente d’honneur), choses, une capacité d’étendre son champ Réflexions du Frank Martin Teresa Martin, d’action à droite et à gauche, aussi loin que Magda de Meester (vice-présidente) et la situation de son possible. Je pense comme vous qu’il est bon Romain Mayor, Pierre Michot, d’étendre sa recherche technique jusqu’aux œuvre dans l’histoire de la Dominique Baud (secrétariat). extrêmes, dans tous les sens. Mais là, je ferais « nouvelle musique ». Graphisme: une petite réserve : je trouve que vous n’in- www.yellowsubmarine.be sistez pas assez, lorsque vous parlez de ces Copyright: recherches extrêmes, sur la nécessité de © 2015 Genève (CH) Société Frank Martin; Naarden (NL) Frank Martin Stichting garder constamment sa position centrale. Je Le peintre Paul Klee préconisait de disso- Novembre 2016 m’explique : à vous lire, il semble que l’artiste cier les divers éléments de l’œuvre d’art; ait à se transporter tout entier à droite, puis Armin Schibler suite p.2

1 suite p.1 Frank Martin a aux ‘Grands’ de la première génération la un prestige social évanoui. En 1970, la nou- méthode qui a permis aux pionniers de division de l’être en corps, âme (psyché) et velle musique était morte. l’art moderne d’exprimer leur vision du “ trouvé le point esprit. La reconstitution de la grande unité monde et de se distancer toujours plus formelle a été l’œuvre d’une seconde géné- L’histoire de la grandeur et décadence de nettement des conceptions restrictives d’équilibre entre ration. Frank Martin y occupe un rang par- la nouvelle musique témoigne de l’échec d’un monde bourgeois ébranlé par les ticulier (face à Honegger, Willy Burkhard, d’une idéologie du progrès. L’œuvre de bouleversements techniques et par les tradition et Hindemith, etc.) par le fait qu’il ne s’est pas Frank Martin se situe au point de crise, explorations de notre psyché. Pour rendre refusé à l’idée des 12 tons. Sa contribu- à un moment où les gains d’une expéri- justice à l’œuvre de Frank Martin, cette modernité, entre tion personnelle à la nouvelle musique est mentation avec les paramètres musicaux idée de Klee est un bon point de départ. d’avoir musicalement restitué à l’homme furent capables de féconder un nouveau Dans le domaine musical, le processus bouleversement et contemporain son universalité. langage musical universel, grâce à une d’exploration et de nouvelle valorisation personnalité souveraine. Qu’on songe aux des paramètres a commencé, dans un pre- renouvellement.” Dans les années 50, l’opinion générale, rythmes rebondissants, parfois proches du mier temps, avec la mise en évidence, par dans les milieux professionnels, était que jazz, de Frank Martin, à son écriture mélo- Debussy, de la couleur sonore. Peu après, l’œuvre de Frank Martin occupait une po- dique, subtilement chromatique, toujours avec les œuvres de Stravinsky et de Bartok, sition centrale dans l’évolution du langage expressive, à son harmonie incomparable, c’était au tour des forces élémentaires du vie, à des expériences d’ordre rythmique, musical. Dans les années qui suivirent, qui a su arracher au chaos de l’atonalité rythme de partir à la conquête des zones d’une part, et de l’autre, à la technique do- on vit la nouvelle musique quitter la salle les accords parfaits et fixer en des points jusque-là vierges ou négligées de notre décaphonique; puis, dans ses années de de concert et la scène pour les studios centraux les refuges de tonalité – tout ceci nature instinctive: la musique fit office de pleine maturité, nous le voyons réaliser la des radios allemandes et y devenir l’af- étant englobé dans une technique d’élabo- ‘physiodrame’. synthèse de ces différents facteurs musi- faire privée d’un petit cercle de spécia- ration thématique qui trouve son accom- caux en les fondant dans une unité for- listes. L’exagération du principe sériel de plissement dans l’unité de la forme. Frank A l’aide de la technique dodécaphonique melle inédite. ‘l’organisation rationnelle’ (rationale Dur- Martin a trouvé le point d’équilibre entre et du procédé aphoristique du ‘psycho- chorganisation) n’excédait pas seulement tradition et modernité, entre bouleverse- drame’, les compositeurs de l’Ecole vien- J’ai défendu ce point de vue dès 1953 dans les capacités auditives, mais récusait du ment et renouvellement. noise, quant à eux, partirent à la décou- un texte publié cette même année sous même coup l’idéal réalisé par Frank Martin. verte des strates complexes de la psyché le titre de « Neue Musik in dritter Genera- Nous savons aujourd’hui que cette évo- Cette position souveraine, Frank Martin ne humaine telle qu’elle venait d’être explorée tion » (Editions Bodensee, Amriswil). Frank lution, dictée de manière dictatoriale par la doit pas seulement à ses facultés mu- par les psychanalystes. Martin, dans une lettre spontanée, me l’a quelques grands pontes des radios alle- sicales. « Ce n’est pas (seulement) le ton Cette façon d’isoler les divers éléments du confirmé : « La forme, dans son sens le mandes, se voulait une prétendue tenta- qui fait la musique ». La création d’un petit langage musical ne pouvait qu’entraîner plus large, a toujours été ma préoccupa- tive de neutralisation de la politique cultu- univers à la fois si personnel et si ouvert, un certain abandon de la forme. La suc- tion première, ma recherche la plus pas- relle nazie, naguère populaire sous le nom tel que nous en faisons l’expérience dans cession de fragments au cours desquels le sionnée ». Malheureusement, nous ne de Kraft durch Freude (la puissance par la les meilleures œuvres de Frank Martin, ne phénomène musical s’accomplit instanta- savons que peu de choses encore des joie). Des artistes comme Frank Martin et pouvait être le fait que d’une personnalité nément, ici et maintenant, dans un présent premiers essais de ‘Martin avant Martin’: ceux qui partageaient ses idéaux furent aux intérêts les plus divers et nourris aux perpétuel, épargnant à l’auditeur la peine pour la période rythmique – à côté de son marginalisés. En réalité, la nouvelle mu- sources religieuses, littéraires, spirituelles de se souvenir de ce qui avait été dit et de activité avec Jaques-Dalcroze – nous avons sique fut annexée, dans les années 50, par aussi bien qu’affectives. On peut ressentir se préparer à ce qui le sera, remplace par Rythmes pour orchestre, de 1925; d’autre les tenants d’une conception de l’évolution sa musique comme ‘éclectique’. Mais est-il conséquent le discours traditionnel déve- part, dans Le Vin herbé encore, nous voyons musicale dont l’étalon ne se mesurait plus encore possible, à notre époque, à un seul loppant ses thèmes et ses motifs à travers le compositeur user de la dodécaphonie à l’aune d’un langage vivant s’adressant esprit, d’embrasser d’un coup d’œil tout le l’espace-temps. de façon tout à fait personnelle et d’une à l’homme entier, mais à celle du jamais spectre existentiel ? manière très indépendante de celle de entendu, du possible, fût-il gratuit. La mu- Cette limitation consciente à certains para- Schönberg, en la débarrassant de tout sique électronique fut, au début, en proie La capacité de choisir l’essentiel est mètres précis était destinée à renouveler système dogmatique: il conserve certes elle aussi à cette ‘évolutionnite’. Les enri- devenu primordial pour la force de survie le langage musical. Il fallait ensuite les ré- aux 12 demi-tons leur entière égalité, mais chissements structurels apportés plus tard d’une œuvre. Martin a prouvé que même intégrer dans l’unité de l’œuvre. C’est pré- sans les contraindre à quelque série que par l’école polonaise, par Ligeti, et la tenta- au sein d’une civilisation de masse, un indi- cisément cela que Frank Martin a réalisé. ce soit. tive de récupérer un auditoire par les hap- vidu isolé peut devenir le modèle d’une vie Appartenant à une seconde génération de penings et à l’aide de procédés empruntés et d’une œuvre exemplaire. compositeurs de musique nouvelle, il s’est En résumé: le fractionnement de la mu- au théâtre, ne parvinrent pas à masquer la adonné, dans la première moitié de sa sique en ses divers paramètres a permis perte de la substance musicale et à rétablir Armin Schibler

Un message de Maria Martin

Naarden, novembre 2016

Cher amis, donateurs de la Fondation Frank Martin et membres de la Société Frank Martin,

L’après-midi du dimanche 19 juin dernier a été consacré à notre journée « Portes ouvertes » à la maison de la Bollelaan à Naarden (NL).

Mon grand âge (101) ne m’a pas permis d’être présente à la Bollelaan (la Maison Frank Martin) pour le déjeuner, mais j’ai rassemblé toutes mes forces et tout mon courage pour pouvoir assister au spectacle qui a suivi au Planke- nierstheater, un théâtre féérique, au milieu des bois tout proches de la maison Frank Martin. Au programme figurait l’avant-première d’une chorégraphie de flamenco de ma fille Thérèse et contributeur, qui fut toujours très impliqué jouée en concert, accompagnée au piano par Il va de soi que je suis très touchée par ce bel Martin (du nom d’artiste Teresa Martin) sur la par la Fondation Frank Martin, prit la parole Frank Martin. Ce bijou a été réalisé par Marit le hommage. Je tiens donc à vous remercier pour musique des Trois Danses de mon mari. Deux pour exprimer de manière très chaleureuse Koomen, BLGK d’Amsterdan. cela de tout cœur ! remarquables danseurs de flamenco étaient tout ce que j’ai fait au long de ma vie pour pro- venus de Madrid pour l’occasion. Ce fut une mouvoir la musique de Frank Martin. Au nom En me remettant cette broche, Roelof m’a dé- Avec mes salutations les plus cordiales à vous expérience que je n’aurais voulu manquer pour des donateurs de la Fondation et de la Société, claré qu’il s’agissait d’un témoignage de recon- tous ! rien au monde. il me remit alors quelque chose de très spécial : naissance pour les 75 ans de travail au service une magnifique broche d’or et d’émeraudes de la musique de Frank Martin, au nom de la Maria Martin Avant les Trois Danses, une grande surprise représentant les premières notes de la (pre- Fondation Frank Martin (Pays Bas) et de la So- Amersfoortsestraatweg 9, flat 7 m’attendait, pour laquelle je tiens à beaucoup mière) Ballade pour flûte de mon mari. Il s’agit ciété Frank Martin (Suisse), à l’initiative de Nancy NL - 1412 KB Naarden remercier vous tous : Roelof de Jong, membre d’une œuvre que j’ai, par le passé, souvent van Elst, membre de notre comité. t. + 31 35 6942781

2 ou moins fiables, plus ou moins concor- Conservatoire de Genève, de manuscrits Scripta manent dantes, laissant la porte ouverte à quantité jusqu’alors ignorés. Plus récemment, lors de questions non résolues! d’une sympathique visite aux éditions Laba- tiaz (St. Maurice), successeur des éditions et verba volant. Les écrits restent, les Pour l’œuvre de Frank Martin, l’essentiel Henn (Genève), des membres du comité paroles s’évaporent. Cette antique des manuscrits de sa musique a été déjà ont pu voir des manuscrits d’une œuvre de maxime pourrait bien voler en éclats déposé à la Fondation Paul Sacher, à Bâle. Frank Martin restée jusqu’ici inconnue. D’où avec l’avènement de l’informatique, qui Mais il reste certainement quantité de pa- la perspective exaltante de redécouvrir peut- compresse, duplique, transforme les piers éparpillés chez des privés, dans des être un jour d’autres œuvres restées dans écrits en signes familiers aux ordi- bibliothèques, ou chez des éditeurs. Il ne l’ombre; Maria Martin connaissait parfaite- nateurs, et réduit comme par magie s’agit pas de déposséder ces derniers pour ment les compositions de son mari à partir l’ensemble de la bibliothèque de votre tout réunir en un seul lieu, mais de veiller à du moment où ils ont vécu ensemble; en salon sur un petite clé USB. ce que l’ensemble des manuscrits soit réper- revanche, Frank Martin n’a peut-être pas torié et qu’ils soient accessibles aux musico- toujours répertorié avec soin les pages qu’il Oui, mais... Un code informatique recèle logues, aux chercheurs, aux musiciens qui composait dans sa jeunesse, s’attachant plus bien moins d’informations qu’une feuille de voudraient connaître le détail et les subtilités à son métier de créateur qu’à une nostalgie papier annotée. Par exemple, c’est grâce aux de son écriture. Une partie de ces souhaits de collectionneur. filigranes que décèle le papier artisanal et était exaucée par le procédé de reproduc- aux caractéristiques du trait d’écriture des tion que Frank Martin lui-même utilisait: Retrouver encore d’éventuelles partitions copistes qu’une chronologie a pu être établie des feuilles de papier calque comportant au oubliées, c’est un peu comme une chasse dans l’œuvre de Johann Sebastian Bach. Des verso des portées pré-imprimées, sur les- au trésor susceptible de motiver notre So- annotations complémentaires, des déchi- quelles le compositeur écrivait au recto, à n’a pas été rédigée ainsi, et beaucoup de par- ciété, en espérant que grâce aux écrits qui rures, des taches même, peuvent rappeler l’encre, sa musique; les éventuelles erreurs titions restent rédigées sur du papier à mu- perdurent, des partitions oubliées puissent des épisodes de la création d’un manuscrit. pouvaient être effacée d’un coup de grattoir sique ordinaire. refaire surface. Il se peut bien, toutefois, La conservation de ces derniers est un élé- ou de lame de rasoir, puis corrigées. De nom- Ses œuvres ont déjà été répertoriées par lui- que tout ait été désormais répertorié; mais il ment essentiel de la musicologie. Que d’édi- breuses partitions ont été réalisées avec ce même ainsi que par son épouse; mais, l’an s’agit de mettre tout en œuvre pour le vérifier tions musicales imprécises ou hasardeuses, procédé, et le graphisme irréprochable de dernier déjà, Jacques Tchamkerten signalait, avec certitude. dues au fait que le manuscrit original n’existe Frank Martin épargnait de surcroît à l’éditeur dans un article de ce bulletin, l’existence, plus, et qu’il ne subsiste que des copies plus les frais d’une gravure. Mais toute son œuvre dans les collections de la Bibliothèque du Didier Godel

Chicago Theater (COT) : The Love Potion comme un rituel mystique intemporel. (Le Vin Herbé), Octobre 2016 Les chanteurs, vêtus de robes simples et mo- Chicago Tribune, 1er octobre 2016 dernes, sont munis des bâtons de bois qui John von Rhein prennent des fonctions différentes, figurant une lance, une rame, des arbres ou la tête de lit du chevalier Tristan agonisant. Les chan- Charme envoûtant teurs se lèvent de leur position assise pour chanter tandis que, sur un écran derrière eux, sont projetées des images de mer, de toile de Le Chicago Opera Theatre fait preuve d’audace voile, de forêt et de tempête (concept d´éclai- cette saison, défiant les principes élémentaires rage : David Lee Brade). du box-office en présentant un répertoire hau- tement inhabituel dans des lieux inattendus et Le texte original en français de Joseph Bédier improbables à travers la ville. accompagné de la musique de Martin crée une atmosphère délicate qui s’approche de D’autre part une importante collecte de fonds celle de Pelléas et Mélisande. Cette atmosphère est en cours pour réunir le million de dollars est quelque peu ternie par le fait que l’oratorio dont Andreas Mitisek, le directeur du Chicago est chanté en anglais, même dans la belle tra- Opéra Theater, deuxième opéra de la ville, a duction utilisée ici. besoin par la suite pour être en mesure de programmer cinq productions par année au Cela dit, l’option de rendre le texte compré- lieu de quatre. Beaucoup dépend donc de la hensible à l’auditeur est au bout du compte le réussite des quatre opéras exécutés lors la but principal. Les chanteurs du COT, d’une par- saison 2016-2017. faite diction - la plupart d’entre eux sont d’ac- tuels ou d’anciens membres du programme Les perspectives sont encourageantes. Le COT COT Young Artists (en collaboration avec le a ouvert sa saison d’opéra 2016-17 vendredi programme de l’opéra à la Chicago College soir à la Music Box Theatre, la vénérable salle of Performing Arts à la Roosevelt University) - de cinéma dans le District de Lakeview, avec justifient que l´œuvre soit interprétée dans la (première pour Chicago) une rareté intéres- langue du public. sante de la main du grand compositeur suisse Frank Martin : son oratorio de 1942 basé sur la Parmi les prises de rôles principaux, le ténor légende de Tristan et Iseult, Le Vin Herbé dans Bernard Colomb, ancien étudiant du Ryan la traduction anglaise par Hugh MacDonald : Opéra Center, maîtrise parfaitement les exi- The Love Potion. gences d’écriture de l’héroïsme de Tristan : une voix robuste, franche et chargée d’émotion, la Un bel ensemble de jeunes musiciens, une voix de la soprano spinto-lyrique, Lani Stait production sobre et poétique - mise en scène (Iseult) est parfois quelque peu stridente dans et décor par Mitisek - en assurent une magie le registre aigu de la partition d’Iseult, mais elle unique, ce qui amène à se demander pour- est aussi expressive que l’héroïne tourmentée. quoi cette œuvre puissante et envoûtante n’est pas plus souvent jouée. Et le Music Box Pour le reste de la distribution : Brittany Théâtre, avec ses 600 places, son acoustique gique tel un commentaire sur le récit, repre- médiéval. Les textures sont colorées de lueurs Loewen chante Branghien, la servante dé- claire et son décor kitsch de palais toscan, s’est nant le modèle des chœurs dans les tragédies pastelles, les lignes vocales soulignent plus for- vouée et instrument involontaire de la des- avéré être un espace d’une intimité parfaite- grecques classiques. Les chanteurs sortent tement le récit que ne recherchent la force ly- truction des amants ; Nicholas Davis dans un ment adaptée à faire découvrir au public les tour à tour de l’ensemble pour donner voix rique. Le récit est plus dense dans cette œuvre puissant et sonore roi Marc ; Jonathan Seyant, grandes qualités du Vin Herbé. aux personnages principaux, mais l’accent que dans l’Opéra de Wagner, d’une durée de excellent dans Kaherdin, le petit rôle de l´ami n’est pas tellement mis sur les deux amants, cinq heures, où les thèmes entrelacés d’amour fidèle de Tristan, et Kiran Dills-DeSurra dans Si ce n’est que de partager la même histoire plutôt que sur l’ensemble du récit soutenu et de mort revêtent tout d´abord une impor- l´autre Iseult qui trahi Tristan et sa rivale par - l´histoire des amants maudits du mythe Cel- par un orchestre de chambre (sept cordes et tance dramatique et philosophique. Avec le Vin jalousie. tique, narrée comme une chanson de gestes piano). Herbé l’auditeur ressent qu´il est témoin de la française médiévale – l’œuvre de Frank Martin vision contemporaine d´une pièce de théâtre L’orchestre, composé de musiciens de la Phil- n’a rien en commun avec le chef-d’œuvre ré- L’écriture de Martin flirte avec le système do- allégorique ancienne, qui parle de l´amour ro- harmonie de Chicago, exécute avec brio cette volutionnaire de Tristan und Isolde de Richard décaphonique de Schoenberg, mais est plus mantique transmuté en amour surnaturel. partition aux exigences techniques et musi- Wagner : un ensemble vocal, composé de 12 clairement redevable à l’impressionnisme De- cales considérables, sous la direction solide et chanteurs, vient raconter cette histoire tra- bussyste, légèrement teintée d’un archaïsme La production austère de Mitisek se déroule dynamique du chef Emanuele Andrizzi.

3 temps – depuis notre rencontre au sein finitifs, une somme biographique et- musi dans les montagnes en tentant de franchir d’un jury international de prix du disque cologique (Fayard), une biographie illustrée la frontière pour les rejoindre. qui nous faisait nous revoir été après été – (Slatkine), ainsi qu’un énorme catalogue Harry grandit en Belgique, mais vient à ces détails pittoresques le résument assez raisonné, complété d’une chronologie, Genève pour travailler avec le compositeur bien. Une infinie compétence en tout ce qui d’analyses détaillées et d’une discographie Joseph Lauber (1864-1952), dont il rappe- avait trait à la musique passée et présente, (Champion). lait avec fierté que le premier élève avait un don pédagogique qui faisait toucher à été… Frank Martin, lui-même en devenant ses auditeurs au cœur même de son sujet, Ajoutez à cela d’innombrables notices de le dernier. Ce premier lien avec un musicien sans pédantisme et sans patois de spécia- présentation de disques, souvent étendues qu’il ne cessera d’admirer, ces années gene- liste, un enthousiasme toujours revivifié à de véritables études, de multiples articles voises, les concerts d’Ernest Ansermet, tout pour les compositeurs qu’il chérissait, une et critiques de disques dans les revues mu- cela forme la base de son attachement à la insatiable curiosité pour les oubliés de l’his- sicales (longtemps Harmonie et Crescendo). ville, au pays, aux montagnes « qui, au-delà toire (Guerrero, Zelenka, Alkan…) et pour Et les auditeurs d’Espace 2 n’ont sans doute de toute frontière, sont ma seule véritable les jeunes compositeurs à découvrir et à ré- pas oublié les semaines de Musique en mé- patrie ». Hommage à Harry Halbreich véler, un regard qui ne se perdait pas dans moire, où il parlait avec passion et précision 9 février 1931 - 27 juin 2016 les menus détails mais qui portait loin sur de la musique sacrée, de Bruckner, d’Ernest Les études se poursuivent à Paris, d’abord les questions essentielles et profond sur Bloch et des compositeurs suisses. à l’École normale de musique (1952-1955), l’art et la vie de l’esprit. Or tout cela était Car ses enthousiasmes étaient aussi vifs où il a comme professeur, Dévoué à l’œuvre de Frank Martin, comme allié à une grande maladresse dans cer- que virulentes ses détestations (Wagner, puis au Conservatoire (1955-1958) où il est il l’a été à nombre d’autres compositeurs taines situations sociales – rappelez-vous sa Brahms, Richard Strauss, Britten…). Mais l’élève d’ en classe d’ana- suisses, le musicologue belge Harry Hal- manière chaotique de présider les assem- son amour pour Bach était infini, sa curio- lyse. Dès lors, travailleur acharné, il est armé breich a rempli la fonction de président blées générales de notre société – et une sité pour la musique de son temps sans pour entreprendre une carrière de journa- de la Société Frank-Martin de 1999 à 2011, grande difficulté à affronter tout ce qui avait limite et sans dogmatisme, défendant aussi liste engagé, de conférencier enthousiaste, date où il est devenu président d’honneur. trait à la technique. On pouvait donc le voir bien Xenakis que Scelsi, Ligeti qu’Ohana. de producteur de radio passionné, de dis- partir en fureur quand quelque chose ne lui Ce qui l’a fait vite s’opposer à l’impérialisme cographe curieux, toujours à l’affût des Les membres de notre société, présents à la convenait pas, piquer des quintes devant boulézien, qui interdisait d’aimer à la fois musiques méconnues de toutes époques présentation de Golgotha avant le concert à un micro réticent ou un lecteur de disque Webern et Honegger, Varèse et Sibelius. autant que des jeunes compositeurs qu’il la cathédrale de Lausanne en 2010, auront récalcitrant, de même qu’il n’avait guère Sans parler de Frank Martin… révèle avant tout le monde, en particulier sans doute gardé en mémoire ce souvenir réussi à apprivoiser clavier et écran d’or- lorsqu’il est, de 1973 à 1976, directeur artis- de Harry Halbreich. Les quelques notes qu’il dinateur, qui auraient pu, avec un peu de Voilà qui nous amène à parler de la biogra- tique du Festival de Royan. Il sera plus tard avait prises pour cette introduction, riche patience de sa part, faciliter ses recherches phie de Harry Halbreich. Son Honegger, il (1971-1996) titulaire du poste d’analyse autant d’érudition que d’amour pour cette et leur mise en forme. Il rédigeait avec pa- le dédie à notre pays et écrit : « A la Suisse, musicale au Conservatoire royal de musique, il les avait notées sur le verso d’un tience et passion, dans une vraie frénésie envers laquelle je paie ainsi une dette de en Belgique, sans pour autant renoncer à tout petit bout de papier où les auditeurs de faire connaître et de faire aimer, resté reconnaissance vieille d’un demi-siècle, courir les concerts, les colloques et les fes- des premiers rangs avaient reconnu avec fidèle à une vieille machine à écrire méca- depuis ce jour d’octobre 1942 où elle a tivals. surprise… un ticket de caisse de la Migros, nique, devenue irréparable à force d’être sauvé la vie de l’enfant que j’étais en l’ac- Cet esprit libre et généreux, cet ennemi de couvert de sa minuscule écriture, ticket qu’il vétuste. cueillant et en l’arrachant aux griffes de tout compromis, cet homme de foi (il s’est tenait à deux centimètres de ses yeux. De Ce qui ne l’a pas empêché de nous laisser la France de Vichy ». Car né à d’un converti dans l’église même où Messiaen même, ceux qui l’ont connu se rappellent nombre d’ouvrages absolument fondamen- père allemand et d’une mère anglaise fut organiste), cet ami fidèle mais difficile que son agenda tenait plus du codex mé- taux, sur Bohuslav Martinu dont il a élaboré (ce qui explique son nom et son prénom, parce que toujours exigeant, nous pouvons diéval que d’un carnet bien organisé, sans la catalogue complet, sur Olivier Messiaen tout autant que son trilinguisme), il est tôt être fiers, à la Société Frank Martin, d’avoir même parler d’un impensable outil électro- dont il avait été l’élève, sur Debussy et sur exilé en France avec ses parents qui fuient su se l’attacher comme président pendant nique. Albéric Magnard, et surtout sur Arthur Ho- le nazisme. Mais ceux-ci, qui ont avant de longues années. negger, qui lui aussi avait été son maître : il eux envoyé leurs enfants en Suisse pour Pour moi qui le fréquentais depuis long- lui a consacré pas moins de trois livres dé- échapper aux rafles, périssent eux-mêmes Pierre Michot

du cimetière des dominicains de Bâle Floricor) et enregistrée, en espérant qu’un cidaire et la belle dame, est représentée (vers 1440) est restée célèbre même s’il spectacle fasse un jour l’objet d’une capta- par la « musique terrestre », confiée, plein n’en subsiste que des copies et quelques tion audiovisuelle. air oblige, à un jazz band formé de 4 cla- fragments. Elle signale la forte empreinte Donner une idée de cette musique, c’est rinettes, 6 saxophones, 2 trompettes, 2 qu’exerçaient sur les esprits la crainte du en décrire le matériau. D’abord l’impor- trombones, dont la couleur ne va pas sans trépas, l’égalité de tous et la résignation de tance donnée aux fameux tambours de rappeler les années 20 et Kurt Weil (son chacun devant l’inéluctable de la destinée Bâle, que connait bien quiconque a parti- Berliner Requiem, par exemple). L’apport humaine. En 1940 déjà, Paul Sacher avait cipé au fameux Fassnacht. Ils ne font pas d’une contrebasse et d’un piano, ainsi que donné à Bâle la première audition de la seulement couleur locale, mais deviennent d’une importante percussion renforcée par Danse des morts d’Arthur Honegger, dont acteurs essentiels de la représentation à la les tambours de Bâle, marquent danses Paul Claudel avait eu l’idée du poème en fois familière et terrifiante de la mort, en anciennes ou modernes d’un accent où visitant le Musée de Bâle. intervenant seuls pour introduire, jalonner les harmonies et la rythmique de Frank et conclure le spectacle, mais aussi en Martin se reconnaissent entre toutes. Ainsi Quand Mariette von Meyenburg, inspirée s’intégrant au contexte instrumental pour ces progressions régulières où les accents par le même sujet, demande à son oncle le renforcer par leur impact rythmique et se décalent sur la scansion obstinée de la Frank Martin de composer la musique du leur prégnance sonore. Il faut pourtant marche. Un inédit au disque spectacle de danse et de mime qu’elle ima- noter que le manuscrit de Frank Martin ne gine en pleine Seconde Guerre mondiale, conserve pas trace de toutes leurs inter- Voilà qui constitue une suite plutôt hété- le compositeur est conquis par son idée: ventions: Edith Habraken (Hollandaise éta- rogène, mais c’est justement ce contraste Frank Martin alors que la mort fait rage sur les champs blie à Bâle), interprète émérite de ce Basler entre mémoire des musiques du passé et Ein Totentanz zu Basel im de bataille, alors que la Suisse est miracu- Trommel, a complété habilement les pas- forte présence des éléments contempo- leusement préservée, c’est un moyen de sages nécessaires. rains qui a sans doute impressionné les Jahre 1943 faire réfléchir au-delà du divertissement spectateurs de 1943. théâtral. Comme l’exprime un texte du Un chœur chante des chorals repris au ré- 1 CD cpo 777 977-2, 2016 (66’08) programme, « Pour la seconde fois depuis pertoire luthérien du XVIe siècle. D’abord Le chef hollandais Bastiaan Blomhert lui le début de ce siècle, nous sommes en- des voix d’hommes a capella entonnent non plus n’a pas craint la diversité en re- On ne peut que se réjouir de voir l’œuvre tourés par un conflit mondial. Comme par Der grimmig Tod mit seinem Pfeil, dont la courant pour ce disque à des musiciens de Frank Martin enregistrée presque en- miracle la pire des morts, la mort massive mélodie va servir de leitmotiv pour toute de provenances diverses. Outre les trois tière sur disques du commerce. Après Der et impersonnelle, s’arrête jusqu’à présent l’œuvre, repris dans divers habillages har- authentiques tambours de Bâle, les souf- Sturm, le chef-d’œuvre le plus important à nos frontières. Nous pouvons vivre tran- moniques, rythmiques et instrumentaux. fleurs sont portugais (ARMAB Orchestra), qui manquait encore, après Das Märchen quilles, mais nous devons aussi encourir Puis des voix d’enfants accompagneront le pianiste australien (Geoffrey Madge), le vom Aschenbrödel, résurrection d’une par- notre propre mort. Or la mort en masse le cheminement des défunts sur un esca- chœur de Breda (Sacramentskoor) et les tition merveilleuse, voici une œuvre bien nous émeut et nous alerte. » lier montant vers le ciel: ce sera la « mu- cordes de Amersfoort (Huneni String Or- oubliée que nos amis découvriront avec sique céleste » où la mélodie est entourée chestra). Les prises de son ont été réali- intérêt. Le spectacle est donné à Bâle sur la place comme d’un halo harmonique créé par un sées au Portugal et aux Pays-Bas. Tout cela de la Cathédrale, en mai et juin 1943. Sauf petit ensemble de cordes. tient pourtant bien en place, producteur et Le titre de Der Totentanz zu Basel im Jahre une unique reprise en 1992, la partition Enfin la confrontation de la Mort avec tour chef ayant veillé à harmoniser l’ensemble. 1943 précise par lui-même le sujet, le lieu reste dans l’oubli. Il faut donc se réjouir à tour le vieillard, la mère et son enfant, et la date. La Danse des morts du mur qu’elle soit maintenant publiée (éditions l’athlète, l’homme riche, la jeune fille, le sui- Pierre Michot

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