Tangence

117 | 2018 Nouvelles solidarités en littérature franco- canadienne

Ariane Brun del Re, Pénélope Cormier et Nicole Nolette (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/tangence/432 ISSN : 1710-0305

Éditeur : Université du Québec à Rimouski, Université du Québec à Trois-Rivières

Édition imprimée Date de publication : 1 septembre 2018 ISSN : 1189-4563

Référence électronique Ariane Brun del Re, Pénélope Cormier et Nicole Nolette (dir.), Tangence, 117 | 2018, « Nouvelles solidarités en littérature franco-canadienne » [En ligne], mis en ligne le 01 septembre 2019, consulté le 10 mars 2020. URL : http://journals.openedition.org/tangence/432

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La revue Tangence est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution 4.0 International. 1

SOMMAIRE

Liminaire Ariane Brun del Re, Pénélope Cormier et Nicole Nolette

Fonctionnements du festival littéraire dans les espaces culturels franco-canadiens minoritaires François Paré

Draw on me : bilinguisme minoritaire et relais littéraires franco-canadiens Catherine Leclerc

Un théâtre en trois D dans l’Ouest canadien Nicole Nolette

Habiter en ville : la maison urbaine dans le roman franco-canadien Ariane Brun del Re

Le mal de mère : solidarités féminines dans l’œuvre de Marguerite Andersen et Hélène Harbec Benoit Doyon-Gosselin et Maria Cristina Greco

L’Autre asiatique chez Gabrielle Roy, Marguerite-A. Primeau, J. R. Léveillé et Annie-Claude Thériault Pamela V. Sing

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Liminaire

Ariane Brun del Re, Pénélope Cormier et Nicole Nolette

NOTE DE L’ÉDITEUR

DOI de cet article sur Érudit : https://doi.org/10.7202/1059416ar

1 Le 1er octobre 2017, le Regroupement des éditeurs canadiens-français, organisme à but non lucratif représentant les intérêts des maisons d’édition francophones hors Québec, devenait le Regroupement des éditeurs franco-canadiens (RÉFC). Ce changement de nom est motivé par « l’usage de plus en plus répandu, depuis une dizaine d’années, de l’adjectif “franco-canadien” pour désigner les auteurs, les œuvres et les éditeurs de l’Acadie, de l’Ontario et de l’Ouest du pays1 ». Le RÉFC emboîte ainsi le pas aux autres disciplines universitaires et sphères d’activité de la francophonie canadienne qui ont rejeté tant l’expression « francophonie hors Québec » que l’adjectif « canadien- français » pour désigner un ensemble franco-canadien excluant le Québec2. En modifiant sa désignation officielle, le Regroupement des éditeurs canadiens-français, dont on peut dire que le nom était déjà anachronique au moment de sa création en 1989, ne fait qu’ajouter sa voix à ceux qui affirment depuis un quart de siècle l’existence d’une communauté francophone minoritaire solidaire.

2 Le nouveau visage du RÉFC témoigne donc de la solidarisation progressive des espaces littéraires de l’Acadie, de l’Ontario français et de l’Ouest francophone en un : la littérature franco-canadienne. Rappelons que ces littératures se sont instituées il y a cinquante ans à peine ; les États généraux du français de la fin des années 1960 ont mené à un découpage de la carte francophone du pays et au morcellement de la littérature canadienne-française. La littérature québécoise, qui connaît un formidable essor sous cette appellation, agit dorénavant comme l’espace de référence. Gravitent autour d’elle les autres espaces littéraires francophones du pays qui, dès le début des années 1970, se structurent autour de centres régionaux ou provinciaux. Ces espaces littéraires ont comme moment fondateur la création des premières institutions littéraires locales, qui surviennent à quelques années les unes des autres : les Éditions d’Acadie à en 1972, les Éditions Prise de parole à Sudbury en 1973 et les

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Éditions du Blé à Saint-Boniface en 1974, qui adoptent toutes le mandat de desservir, comme l’indique leur nom, leur propre communauté. Initialement, et malgré l’« enchevêtrement3 », selon la formule de Micheline Cambron, des histoires littéraires des littératures francophones d’Amérique du Nord, ainsi que bon nombre d’enjeux communs à l’Acadie, à l’Ontario français et à l’Ouest francophone du fait de leur « exiguïté4 », pour reprendre la célèbre notion de François Paré, ces espaces littéraires se développent en parallèle, selon une logique d’affirmation par rapport au centre québécois. 3 Dans les années 1990, et de façon plus prononcée dans les années 2000, on assiste cependant à la multiplication de liens institutionnels latéraux — sans passer par le centre québécois — entre l’Acadie, l’Ontario français et l’Ouest francophone. Sont mises sur pied un certain nombre d’institutions communes visant à solidifier, par la solidarisation, la position de chacun de ces trois espaces culturels sur l’échiquier national. La création du Regroupement des éditeurs canadiens-français constituait l’une des premières initiatives en ce sens. En 2000, des éditeurs franco-canadiens reprennent à leur compte la collection « Bibliothèque canadienne-française », qui au Québec avait été rebaptisée « Bibliothèque québécoise » dans les années 19705. Quelques années plus tard, en 2006, la revue d’actualité artistique Liaison, à l’origine franco- ontarienne, adopte un mandat franco-canadien (jusqu’à la fin de ses activités en 2018). Le prix des lecteurs Radio-Canada (jusqu’en 2013) et le prix Champlain sont créés pour récompenser des œuvres franco-canadiennes en exclusivité. Cette consolidation des effectifs fait en sorte que les littératures franco-canadiennes semblent céder le pas à une littérature franco-canadienne, notamment en ce qui a trait à son institutionnalisation6. 4 Ce numéro de revue a pour objectif d’examiner comment cette restructuration institutionnelle est vécue sur le terrain, dans les pratiques d’écriture. Leur étude permet d’observer l’émergence de solidarités stratégiques ainsi que de points de convergence littéraires. Comment les thèmes récurrents des littératures franco- canadiennes (au pluriel), soit les rapports à l’autre, à soi, à la langue et à l’espace se voient-ils renouvelés par leur mise en commun ? Quelles traversées intertextuelles la littérature franco-canadienne permet-elle aux personnages et aux figures littéraires ? Comment les formes littéraires utilisées en Acadie, en Ontario français ou dans l’Ouest francophone voyagent-elles vers les autres milieux francophones du Canada (y inclus le Québec) ? En somme, comment les œuvres s’inscrivent-elles dans un plus grand espace franco-canadien (sans le Québec) tout en conservant leur affiliation régionale ? 5 La revue Tangence est le lieu tout trouvé pour mener cette exploration. En 1996 et en 1998, elle publiait des dossiers sur les « Postures scripturaires dans la littérature franco-ontarienne » (no 56) et sur « Le postmoderne acadien » (no 58). Le premier situait la littérature franco-ontarienne à la fois dans le champ de référence (non de l’annexion) de la littérature québécoise et dans le camp de l’écriture littéraire (plutôt que de la prise de parole identitaire). Le second abordait la mouvance de la littérature acadienne en tenant compte des effets de la postmodernité sur l’attachement national. Publié vingt ans plus tard, ce dossier-ci revisite les littératures francophones de l’Acadie, de l’Ontario et de l’Ouest à la lumière des transformations récentes dans le positionnement de ces espaces littéraires entre eux et à l’égard du Québec. 6 L’emploi de l’étiquette « franco-canadien » pour désigner les littératures de l’Acadie, de l’Ontario français et de l’Ouest francophone en excluant celle du Québec, qui se distingue par son poids et son influence, ne fait pas l’unanimité chez les chercheurs.

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Dans le numéro 38-39 de la revue Francophonie d’Amérique portant sur la « longue décennie 1970 », soit la période entre 1968 et 1985 pendant laquelle les toutes nouvelles littératures francophones hors Québec cherchent à se différencier de la québécoise, Emir Delic et Jimmy Thibeault proposent plutôt d’employer l’adjectif « franco- canadien » pour désigner « l’ensemble de la francophonie canadienne, y compris le Québec7 ». La coordination de cet ensemble sous un même épithète serait selon eux plus apte à tenir compte des « multiplies filiations au Québec8 » qui relient les littératures francophones minoritaires du Canada. 7 Il existe certainement des points de rencontre entre la littérature québécoise et la littérature franco-canadienne. Sur le plan institutionnel, il faut toutefois envisager le rapprochement entre de tels espaces littéraires asymétriques avec prudence9. Le déséquilibre institutionnel est nécessairement à la faveur du centre québécois, notamment en ce qui touche les conditions objectives de production, de réception et de diffusion des œuvres. Celles-ci entraînent des conséquences subjectives sur les pratiques d’écriture qu’il ne s’agit pas de nier. La littérature franco-canadienne telle que nous l’entendons dans ce dossier fait néanmoins l’hypothèse que c’est par la solidarisation de leurs institutions que l’Acadie, l’Ontario français et l’Ouest francophone parviennent — ou parviendront — à établir de nouveaux rapports, plus égalitaires, avec le Québec. 8 Sur le plan de l’imaginaire, plusieurs chercheurs ont fait la démonstration que les littératures du Québec, de l’Acadie, de l’Ontario français et de l’Ouest francophone puisent en bonne partie aux mêmes sources. Pour Jean Morency, les différentes littératures francophones du continent nord-américain auraient en partage leur américanité — entendue au sens large comme « désir de s’affranchir de l’héritage européen10 », tant dans les thèmes que par les formes —, et même un certain « retour en force d’une identité canadienne-française qui avait été évacuée ou profondément refoulée11 ». De son côté, Pierre Nepveu a montré comment les petites et moyennes villes industrielles ou post-industrielles de l’ancien Canada français souffrent toutes du « complexe de Kalamazoo », c’est-à-dire qu’elles partagent, sous couvert de décrépitude et de banalité, une même résistance à la « centralité québécoise, et c’est ce statut qui fait d’elles des enjeux symboliques intéressants12 ». 9 Partant du constat de l’existence d’une institution littéraire franco-canadienne, les articles qui suivent se penchent sur les effets de la solidarité franco-canadienne en ce qui concerne les pratiques d’écriture. Pour commencer, dans « Fonctionnements du festival littéraire dans les espaces culturels franco-canadiens minoritaires », François Paré revient sur l’oralité comme caractéristique fondamentale de l’écriture des littératures minoritaires. Enfin au goût du jour des milieux majoritaires, grâce à la valorisation renouvelée de la performance poétique, notamment dans les festivals littéraires, l’oralité mise en scène rend solidaires le poète et sa communauté immédiate de lecteurs/de spectateurs. Cependant, les limites objectives des espaces culturels minoritaires, notamment la difficulté de maintenir des festivals francophones ou la difficulté de se tailler une place dans les festivals bilingues, empêchent de mettre véritablement en valeur la performance franco-canadienne. Catherine Leclerc se penche également sur des traits communs traditionnels de la littérature franco- canadienne, soit le bilinguisme et la minorisation. Son article, « Draw on me : bilinguisme minoritaire et relais littéraires franco-canadiens », institue 1993 comme moment fort d’une valorisation de ces traits traditionnellement stigmatisés de la

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littérature franco-canadienne. Cette parenté idéologique (de Jean Babineau, de Louis Patrick Leroux et de Marc Prescott) a mené à la négociation d’un nouveau rapport au Québec, particulièrement frappant dans la réception des artistes franco-canadiens à partir des années 2000. Dans « Un théâtre en trois D dans l’Ouest canadien », Nicole Nolette aborde de front la question des relations interrégionales comme condition d’existence d’un espace littéraire franco-canadien, avec l’exemple de la référence que sont les auteurs franco-ontariens Jean Marc Dalpé, Patrice Desbiens et Robert Dickson pour le théâtre de l’Ouest canadien, chez Marc Prescott et Gilles Poulin-Denis. De son côté, Ariane Brun del Re s’intéresse aux relais temporels dans l’imaginaire franco- canadien, examinant l’évolution de figures spatiales récurrentes dans « Habiter en ville : la maison urbaine dans le roman franco-canadien ». De la « maison incendiée » à la « maison urbaine » (à Moncton, Ottawa et Winnipeg), c’est à une appropriation positive de l’espace que nous convient les œuvres récentes des auteurs franco-canadiens France Daigle, Daniel Poliquin et Simone Chaput. Pour leur part, Benoit Doyon-Gosselin et Maria Cristina Greco tracent des filiations féminines plutôt que masculines et examinent la revendication d’un espace plus intime, individuel et féminin — la « chambre à soi » — dans « Le mal de mère : solidarités féminines dans l’œuvre de Marguerite Andersen et Hélène Harbec ». Leur article éclaire l’intertextualité des écrivaines franco-canadiennes, établissant les liens féminins transnationaux comme primordiaux aux liens communautaires. Pour clore le dossier, l’article de Pamela Sing, « L’Autre asiatique chez Gabrielle Roy, Marguerite-A. Primeau, J. R. Léveillé et Annie- Claude Thériault », se penche sur le rapport à l’altérité ethnique comme un autre facteur de solidarisation ou de désolidarisation communautaire. En notant l’évolution temporelle de la réduction du recours au stéréotype dans la représentation de la figure de l’Asiatique en littérature franco-canadienne, Sing ouvre la voie à l’examen de l’accueil de la diversité interne dans ces espaces, comme marque de resolidarisation de la communauté. Partant des acquis institutionnels, cette communauté de chercheurs montre les signes d’une solidarisation de la littérature franco-canadienne en puissance, voire en acte. Elle témoigne du potentiel d’entrelacements littéraires entre les communautés plurielles de l’Ouest francophone, de l’Ontario français et de l’Acadie au jubilé de la résorption du Canada français.

NOTES

1. Regroupement des éditeurs canadiens-français, « Le Regroupement change de nom ! », communiqué de presse, Ottawa, mis en ligne le 27 septembre 2017, consulté le 24 octobre 2017, URL : http://avoslivres.ca/le-regroupement-change-de-nom-regroupement-editeurs-franco- canadiens/. 2. Par exemple, dès 1991, l’organisme porte-parole qu’est la Fédération des francophones hors Québec (fondée en 1975) devient la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada. Cinq ans plus tard, dans le milieu théâtral, l’Association nationale des théâtres francophones hors Québec (fondée en 1984) devient l’Association des théâtres francophones du Canada. Enfin, en 2004, c’est au tour du Regroupement des universités de la francophonie hors

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Québec (fondé en 1993) de devenir l’Association des universités de la francophonie canadienne (elle a depuis pris le nom d’Association des collèges et universités de la francophonie canadienne). 3. Micheline Cambron, « L’enchevêtrement des histoires littéraires dans la francophonie d’Amérique vu à travers le renouvellement épistémologique de l’histoire littéraire », Francophonies d’Amérique, no 26, automne 2008, p. 345-355. 4. François Paré, Les littératures de l’exiguïté, Hearst, Le Nordir, 1992. 5. Voir Yvan G. Lepage, « Rôle et enjeux de la collection “Bibliothèque canadiennefrançaise” », Liaison, no 129, 2005, p. 73-76. 6. Voir Pénélope Cormier et Ariane Brun del Re, « Vers une littérature francocanadienne ? Bases conceptuelles et institutionnelles d’un nouvel espace littéraire », dans Jimmy Thibeault et coll. (dir.), Au-delà de l’exiguïté. Échos et convergences dans les littératures minoritaires, Moncton, Perce- Neige, coll. « Archipel/ APLAQA », 2016, p. 53-75. 7. Emir Delic et Jimmy Thibeault, « La poésie franco-canadienne de la longue décennie 1970 (1968-1985). Introduction », Francophonies d’Amérique, n o 38-39, automne 2014-printemps 2015 [paru en 2017], p. 12, note 3. 8. Emir Delic et Jimmy Thibeault, « La poésie franco-canadienne de la longue décennie 1970 », art. cité, p. 12, note 3. 9. C’est ainsi que Marie Vautier interprète la réticence de Herb Wyile à comparer les différentes littératures anglophones du continent nord-américain. Voir Marie Vautier, « Comparative Canadian/Québécois Literature Studies », dans Reigard Nischik (dir.), The Palgrave Handbook of Comparative North American Literature, New York, Palgrave MacMillan, 2014, p. 129-130. 10. Voir Jean Morency, « L’américanité des littératures au Canada français : thèmes, formes, genres, langues », dans André Fauchon (dir.), La francophonie panaméricaine. État des lieux et enjeux, Winnipeg, Presses universitaires de Saint-Boniface, 2000, p. 28 ; repris dans Jean Morency, La littérature québécoise dans le contexte américain. Études et explorations, Québec, Nota bene, coll. « Terre américaine », 2012, p. 26. Morency reconnaît du reste une différence entre l’américanité de la littérature québécoise et celle des littératures franco-canadiennes : « la réflexion critique sur l’américanité de la littérature québécoise ne trouve pas tellement d’échos et de transpositions dans les autres régions francophones du Canada, comme l’Ontario français, l’Acadie ou le Manitoba, où le rapport à l’Amérique est justement plus direct, plus viscéral, plus problématique. » (Jean Morency, « L’américanité des littératures au Canada français », art. cité, p. 24, repris dans La littérature québécoise dans le contexte américain, ouvr. cité, p. 22.) 11. Jean Morency, « De la nationalité à la régionalité. La reconfiguration actuelle des littératures francophones du Canada », dans Jimmy Thibeault et coll. (dir.), Au-delà de l’exiguïté. Échos et convergences dans les littératures minoritaires, ouvr. cité, p. 19. 12. Pierre Nepveu, Intérieurs du Nouveau Monde. Essais sur les littératures du Québec et des Amériques, Montréal, Boréal, coll. « Papiers collés », 1998, p. 277 ; l’auteur souligne.

AUTEURS

ARIANE BRUN DEL RE

Université d’Ottawa

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Ariane Brun del Re est doctorante au Département de français de l’Université d’Ottawa. Sa thèse porte sur la littérature franco-canadienne, corpus qu’elle aborde à partir des théories de la lecture. Elle détient une maîtrise de l’Université McGill, dans le cadre de laquelle elle a rédigé un mémoire sur les villes de Moncton et d’Ottawa comme capitales littéraires de l’Acadie et de l’Ontario. Ses articles ont paru dans Francophonies d’Amérique, Port Acadie, Voix plurielles ainsi que dans plusieurs ouvrages collectifs. De 2014 à 2017, elle a été récipiendaire d’une bourse de doctorat du CRSH.

PÉNÉLOPE CORMIER

Université de Moncton, campus d’Edmundston Pénélope Cormier est professeure de littérature au campus d’Edmundston de l’Université de Moncton. Ses recherches portent sur les littératures acadiennes et franco-canadiennes selon une perspective de formalisme sociologique. Après une thèse de doctorat examinant conjointement l’expérimentation esthétique et l’expression identitaire chez des écrivains acadiens contemporains (Écritures de la contrainte en littérature acadienne : France Daigle et Herménégilde Chiasson, 2014), son projet est de faire une histoire de la littérature acadienne à partir de l’évolution de ses formes littéraires plutôt qu’à partir de la construction d’un récit national. Depuis une quinzaine d’années, elle recense l’actualité artistique acadienne pour plusieurs périodiques culturels ; elle est aussi cofondatrice et coéditrice de l’espace de critique artistique franco-canadienne du webzine Astheure.

NICOLE NOLETTE

University of Waterloo Nicole Nolette est professeure adjointe en études françaises à l’Université de Waterloo. Pour son livre Jouer la traduction. Théâtre et hétérolinguisme au Canada francophone (2015), elle a été lauréate du Prix Ann-Saddlemyer de l’Association canadienne pour la recherche théâtrale et du Prix du meilleur ouvrage en théâtre de la Société québécoise d’études théâtrales pour la période 2014-2016. De 2014 à 2016, elle a été chercheure postdoctorale du Conseil de recherches en sciences sociales associée au Cultural Agents Initiative de l’Université Harvard. Depuis juillet 2017, elle est rédactrice adjointe francophone de Recherches théâtrales au Canada.

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Fonctionnements du festival littéraire dans les espaces culturels franco-canadiens minoritaires Functions of the literary festival in minority French-Canadian cultural spaces

François Paré

NOTE DE L’ÉDITEUR

DOI de cet article sur Érudit : https://doi.org/10.7202/1059417ar

1 Depuis une trentaine d’années, la consommation des œuvres littéraires est infléchie par un retour des pratiques du rassemblement public et de l’oralité sous la forme, entre autres, de festivals littéraires, de séries de lectures d’œuvres et de concours de poésie slam. Si elle a toujours existé, notamment dans les sociétés postcoloniales, cette expansion des lettres contemporaines au-delà du régime du livre imprimé est en partie le produit des médias sociaux et des connectivités plus ou moins spontanées qu’ils peuvent favoriser1. Signalant la résurgence paradoxale de formes tangibles de la sociabilité2, ce nouveau contexte permet de réaménager, au gré de chaque événement, l’utilisation des espaces publics communautaires3, transformés pour l’heure en scènes provisoires intérieures (restaurants, bars, centres municipaux) et extérieures (rues et parcs). Ces modes du rassemblement traduisent sans doute également ce que le sociologue Michel Maffesoli appelle « l’esthétisation de la vie quotidienne4 », en ce sens que la société numérisée est à même, dans certaines circonstances, de faciliter l’émergence d’une culture de l’événement artistique et, dans ce cas précis, d’une mise en présence élocutoire du livre.

2 Cette évolution des pratiques littéraires et des publics touche l’ensemble des sociétés actuelles. Elle s’inscrit dans un mouvement plus englobant au sein des sociétés du numérique en Occident, en vertu duquel la production de l’écrit s’accompagne d’une « mise en scène » et d’une monétisation du scripteur5. Se trouve alors réduit le « clivage

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entre la réalité virtuelle et la réalité en présence », selon la dichotomie proposée par Dorothée Guiche et Édith Lecourt, en parlant de l’effet des médias sociaux sur le sujet contemporain6. L’écrivain est appelé à s’afficher publiquement par le biais d’une certaine immédiateté du corps et de la voix, sans l’écran rassurant du livre et de ses représentations, et à incarner devant son public la « transparence » (Guiche et Lecourt) affirmée du geste d’écriture. 3 Or cette mise en présence des écrivains et de leur public, lors de festivals et de rencontres, détermine largement la circulation des œuvres dans les régions périphériques où le marché du livre est restreint ou même inexistant. Au Canada, la question se double assez souvent de considérations linguistiques et identitaires. Dans les pages qui suivent, nous nous intéresserons au festival bilingue ou entièrement francophone et aux ressources offertes par leurs organisateurs aux écrivains évoluant en milieu minoritaire au Canada. Notre étude débouchera sur un bilan rapide de la fonction identitaire du festival littéraire, entre l’affirmation emblématique de la vitalité de la communauté minoritaire et la valorisation de ses assises dans la transmission orale du patrimoine linguistique et culturel. Le cas du festival bilingue nous amènera enfin à considérer la pertinence des espaces publics négociés pour les acteurs du champ littéraire franco-canadien.

Essor des festivals littéraires au xxe siècle

4 Les festivals littéraires au cours desquels les écrivains sont appelés à lire et commenter des extraits de leurs œuvres devant un public rassemblé pour l’occasion ont connu une grande expansion partout en Amérique du Nord depuis les années 19607. Dès 1991, Bernardine Clark en faisait le constat dans une publication de la Bibliothèque du Congrès à Washington8. Aux États-Unis, le premier festival littéraire semble avoir été organisé par le New York Times en 1963, mais cet événement initial, de même que le Rocky Mountain Book Festival à Denver au Colorado en 1968, n’auront pas de suite immédiate. En effet, l’engouement du public pour les festivals littéraires ne prendra véritablement son essor qu’à la fin du siècle dernier9. Si à l’origine le format du festival n’engageait que les écrivains et les professionnels du livre aux États-Unis, la structure participative de l’événement (lectures d’œuvres, ventes directes de livres, séances de signatures, rencontres entre l’écrivain et son public) ne sera arrêtée que beaucoup plus tard, au moment où les festivals littéraires connaîtront une poussée remarquable et attireront chaque année leurs cohortes de dizaines de milliers de spectateurs et de participants.

5 Au Canada anglophone, le Book and Periodical Council convoque en 1989 une première rencontre dite « nationale » du livre à Toronto. Cet événement se transformera au cours des années pour devenir, quelque cinq années plus tard, le mouvement littéraire pancanadien Word on the Street, qui chapeaute annuellement plus de quatre cents événements festivaliers dans une centaine de villes canadiennes. Outre ce dernier, la Writer’s Union of Canada compile sur son site Internet pas moins de quatre-vingt-dix festivals littéraires de plus ou moins grande envergure dans l’ensemble du pays10. Presque tous, s’appuyant sur la visibilité accrue que leur offrent alors les nouveaux médias, apparaissent au tournant du millénaire. Les grandes métropoles d’Amérique du Nord hébergent à elles seules de nombreux événements littéraires internationaux. Le New York City Poetry Festival, par exemple, présente chaque année à son public les

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prestations de plus de deux cents poètes du monde entier. En outre, de San Miguel de Allende (Mexique) à Trois-Rivières (Québec), en passant par San Antonio (Texas), les villes moyennes rejettent à leur tour leur passé industriel et accueillent désormais la littérature comme une fonction stratégique et performative de leur modernité culturelle et touristique. 6 Par leur programmation, les festivals littéraires reproduisent du reste les structures des grandes rencontres musicales où, dès la fin du XVIIIe siècle, sont interprétées devant un public élargi et bien nanti les grandes œuvres du répertoire européen. Selon Anne- Marie Autissier, ce modèle normatif évolue grandement au cours du XXe siècle, alors que les rencontres musicales, théâtrales et littéraires servent de plus en plus à faire connaître des artistes et écrivains méconnus ou marginaux : « les années soixante-dix sont aussi celles de la valorisation des cultures minoritaires, de l’affirmation de formes artistiques alternatives, porteuses de valeurs contestataires et de pacifisme, de la découverte d’expressions contemporaines11 ». À l’heure actuelle, les festivals littéraires sont assez souvent pluridisciplinaires, en ce qu’ils invitent à un dialogue entre les univers du livre, de la peinture, de la musique et de la chanson. 7 Le festival littéraire impose dès lors une redéfinition du livre, car sa représentation devant un public est fragmentaire (on y lit des extraits) et s’accompagne souvent des commentaires des auteurs sur le processus même de l’écriture. Hélène Matte décrit les tensions constructrices à l’œuvre dans l’interprétation publique du texte imprimé : en effet, au cours de la lecture, « [l]e dit et le dire ne tendent pas vers un même horizon. L’immuabilité formelle s’oppose à l’infinité de la mémoire, l’abstraction du langage se frotte à la spatialité du corps. La voix a ses exigences et ses qualités, sa fonction propre. Contrairement à la parole, elle n’est pas description, mais action et circonstance12 ». Liée à la croissance fulgurante du numérique dans les sociétés contemporaines, la forte institutionnalisation du festival littéraire depuis 1990 souligne donc la volonté d’affirmer la présence tangible de l’œuvre de littérature dans les espaces nationaux ou urbains en insistant sur son incarnation dans la sphère sociale et sa légitimité symbolique. Comme le note Jonathan Lamy, « [l]a formule du récital de poésie, malgré son aspect conventionnel, peut être propulsée dans des contextes qui la renouvellent. Le fait de se trouver dans l’espace public change la donne, permet d’y faire résonner le poème, adressé dès lors aux spectateurs, mais aussi aux passants, aux édifices, à l’ensemble du mobilier urbain13 ». Lamy se montre néanmoins critique de pratiques festivalières qui relèvent moins de la spontanéité des acteurs en présence que du contrôle exercé par les « designers d’événement » et les « médiateurs culturels »14, particulièrement aptes à formater la littérature selon les exigences des organismes subventionnaires. 8 Anne Julien souligne pour sa part l’importance des événements festivaliers pour les sociétés minoritaires. Dans son étude des festivals en Ontario français, Julien évoque le potentiel identitaire du rassemblement, qu’il soit littéraire ou autre, grâce à l’effet- miroir du festival : « Une programmation festivalière s’adressant à l’individu d’une communauté particulière doit nécessairement l’interpeller, lui parler de lui, de sa communauté et, si tel est le cas, il pourra s’y reconnaître, s’y associer et donc s’y identifier (ou s’y identifier davantage)15. » Plus encore, selon cette chercheure, le festival a pour effet de renforcer l’image de la collectivité tout entière en mimant ses effets de proximité : « le festival, en ce sens, en est une manifestation vibrante en ce qu’il réussit à rassembler une communauté dans un espace festif où les membres du

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groupe ethnolinguistique qui vit en situation minoritaire a le loisir de s’afficher et de s’affirmer16 ». Le festival appartient donc aux pratiques inchoatives du rassemblement liées à la voix et, dans de nombreux contextes minoritaires, il permet en effet de donner la parole aux absents de l’Histoire. Enfin, par son format plus éclaté dans une série de lieux fréquentés et son principe d’oralité, cette forme de rassemblement public se distingue du salon du livre, dont l’expansion est pourtant concomitante, ce dernier se présentant avant tout comme une foire commerciale. Toutefois, on notera que de nombreux salons du livre comportent une part de lectures d’œuvres devant un public, de sorte que les deux types d’événements se chevauchent et s’appuient sur des pratiques complémentaires de consommation et de diffusion du livre imprimé au sein de la société. 9 Comme si elle cherchait à contrer la normativité des systèmes d’écriture, la voix de l’écrivain et sa présence performative devant le public rassemblé déplacent ainsi le sens de la lecture et, par cette irruption instantanée et éphémère de l’auteur, le processus même de dissémination et de réception des œuvres littéraires17. Les textes choisis par leur créateur lui-même, lus à haute voix et accompagnés de gestuelles, surprennent les spectateurs, désormais témoins d’une vie renouvelée des mots. Les textes sont marqués par leur itérabilité, à savoir leur capacité de produire, à chaque fois, des variations de sens et un décalage par rapport à la permanence antérieure du livre, fixe et identique à lui-même18. S’il précède toujours la voix, l’imprimé y perd momentanément sa prédominance, ne serait-ce que pour la regagner ensuite lors des séances de signatures. Au cours du festival, la présentation publique de l’œuvre est une lecture au sens fort, une interprétation qui permet de préciser les intentions de l’écrivain et le contexte qui a mené à la création de l’objet-livre. 10 Pour leur part, Nicole Belmont et Jean-Marie Privat soulignent les enjeux posés par ces stratégies de « défiance à l’encontre de la communication à distance et in absentia 19 », qui tendent à relativiser et même à contester la prédominance des logiques scripturales dans les sociétés contemporaines. Si très nombreuses sont les études des marqueurs d’oralité dans les textes, il est important, selon ces deux chercheurs, de comprendre de quelle manière le livre imprimé investit à son tour le champ des pratiques orales et se trouve à reprendre vie et autonomie par la déclamation du texte mis en présence par la voix auctoriale. 11 L’oralisation du livre, lors de festivals littéraires ou de lecturesperformances devant public, conteste donc les formes privilégiées de la représentation sur lesquelles s’appuient justement les systèmes d’écriture. De manière plus générale, le festival littéraire tend à confirmer l’appartenance des participants à la communauté même des écrivains engagés dans leur société, ce qui joue un rôle crucial en situation minoritaire. Pour les jeunes auteurs, cette reconnaissance par les pairs et par la communauté au sens large est d’une grande importance. Sur la scène du festival, l’écrivain émerge de la solitude de l’écriture et s’impose en effet comme premier lecteur de l’œuvre et interprète primordial de son sens.

L’écrivain franco-canadien au rythme du festival littéraire

12 Au Canada, comme ailleurs dans le monde, les gouvernements prennent acte très tôt du potentiel touristique du festival littéraire et de l’image d’ouverture internationale qu’il

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projette. Dès la fin des années 1990 certaines collectivités minoritaires cherchent à s’inscrire dans cette mouvance festivalière, de façon à accroître leur visibilité et leur légitimité tant politiques que littéraires.

13 Au Québec, le lancement du Festival international de poésie de Trois-Rivières en 1985 et de celui de Montréal en 1999, de même que la création du Festival international Métropolis Bleu par Linda Leith, Anne Charney et Mary Soderstrom en 1996, marquent l’avènement d’une nouvelle configuration de l’espace urbain qui permet d’inscrire la littérature dans le cadre du spectacle de rue et de la dramatisation publique de l’écrit. Comme le montre Pascal Brissette, cette période d’effervescence est l’aboutissement d’une longue histoire. Il est certain que la Nuit de la poésie du 27 mars 1970, devant plusieurs milliers de spectateurs au théâtre du Gésu à Montréal, constitue un événement inaugural dont l’envergure et l’importance historique n’ont pas d’équivalent dans le reste du Canada20. De nombreux festivals littéraires se sont ajoutés au cours des années dans toutes les régions du Québec. Ainsi, créé en 2010 et, depuis 2015 sous l’égide de la Maison de la littérature, l’important festival Québec en toutes lettres présente une cinquantaine d’événements publics mettant en vedette des écrivains québécois et internationaux. Métropolis Bleu à Montréal et Québec en toutes lettres, de même que le Festival international de poésie de Trois-Rivières, figurent d’ailleurs parmi les plus importants festivals littéraires au Canada, chacun de ces événements attirant entre 30 000 et 60 000 spectateurs chaque année21. 14 Cet essor des festivals littéraires au Québec a permis de faire connaître et d’entendre incidemment un grand nombre d’écrivains franco-canadiens de toutes les régions. En effet, dès les premiers récitals de poésie et le développement des salons du livre partout au Québec, les écrivains francophones minoritaires se sont prévalus des scènes qui leur étaient offertes pour faire connaître leurs écrits, d’autant plus que les œuvres littéraires publiées par les éditeurs canadiens-français à l’extérieur du Québec circulaient très peu dans les librairies québécoises. La diffusion restreinte du livre, faute de librairies et d’accès généralisé aux bibliothèques publiques à l’extérieur du marché québécois, entraîne ainsi les auteurs à chercher une meilleure intégration aux réseaux du livre francophone au Québec et un plus grand rayonnement international. À ce titre, le Regroupement des éditeurs franco-canadiens (REFC) joue, depuis sa création en 1989, un rôle de premier plan en facilitant les déplacements d’écrivains franco- canadiens vers les festivals et salons du livre au Québec et en Europe. On peut noter, par exemple, que le REFC a encadré en 2013 la participation de huit écrivains francophones minoritaires au Festival international de poésie de Trois-Rivières, dont Jonathan Roy, Daniel Groleau-Landry et Tina Charlebois. En 2014, il s’agissait de cinq écrivains, parmi lesquels se trouvaient l’auteur franco-manitobain Bathélémy Bolivar et l’Acadien Serge Patrice Thibodeau. 15 Enfin, en 2018, et à titre d’exemple plus récent, le REFC était présent au festival Word on the Street à Toronto grâce à un stand où, parmi les écrivains franco-ontariens participants, figuraient Marie Cadieux, Didier Leclair et Sylvie Bérard. 16 Outre une présence assez régulière sur les scènes québécoises, certains auteurs acadiens, franco-ontariens et franco-manitobains sont à l’occasion les invités de festivals littéraires européens. Tel est le cas de l’édition 2014 du Festival America (Vincennes, France) à laquelle ont pris part les écrivains acadiens Herménégilde Chiasson et France Daigle et l’écrivain franco-manitobain J. R. Léveillé22. De la même manière, l’important festival Le Marathon des mots de Toulouse, inauguré en 2005,

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annonçait en 2012 une participation accrue des auteurs du Québec, répondant à une initiative de la Délégation générale du Québec à Paris. En réalité, seuls trois auteurs, dont Nancy Huston23, ont alors participé à cet événement24. De fait, la présence des minorités franco-canadiennes dans les festivals internationaux reste avant tout le résultat d’initiatives ponctuelles. Or les festivals littéraires, au Canada comme à l’étranger, constituent, nous le verrons à l’instant, une part importante du travail de diffusion des œuvres, puisque l’écrivain se voit confier la tâche de donner corps et voix à la littérature, d’établir le récit de son émergence et de sa trajectoire entre une subjectivité réflexive et la collectivité des lecteurs au sens large. Le festival littéraire, qu’il soit local, national ou international, transgresse les limites de l’objet-livre en incarnant autrement la production du texte et son interprétation. Examinons maintenant le cas du Nouveau-Brunswick où se côtoient deux festivals littéraires de grande importance : le Festival acadien de poésie à Caraquet et le Festival Frye à Moncton.

L’Acadie du Nouveau-Brunswick : entre autonomie et coexistence linguistique

17 Il n’existe à notre connaissance qu’un seul festival littéraire entièrement en français à l’extérieur du Québec. Il s’agit du Festival acadien de poésie de Caraquet au Nouveau- Brunswick, fondé en 1997 par Martin Pître. Le mandat de cet événement est double : faire connaître les poètes acadiens et favoriser, par des rencontres, une ouverture de la littérature acadienne sur le monde extérieur : « Le but principal du Festival acadien de poésie est de voir à la promotion des poètes acadiens, qu’ils en soient à leur premier livre ou qu’ils soient titulaires d’une bibliographie plus imposante. Des écrivains d’ailleurs sont aussi invités. Il en résulte un mélange d’auteurs qui s’avère autant profitable pour les participants que pour les spectateurs25 ». Les organisateurs du Festival acadien de poésie disent donc porter une attention particulière aux jeunes auteurs qui y feront parfois leur première prestation publique. L’événement accueille également à l’occasion des romanciers et des interprètes de la chanson. Son imbrication dans la programmation du populaire Festival acadien de Caraquet assure, depuis 2005, sa viabilité financière, tout en favorisant l’accès à un plus vaste public. Sous la direction de Jonathan Roy, l’événement offre chaque année une tribune de grande importance, dans la mesure où elle permet la transmission intergénérationnelle du patrimoine littéraire en Acadie. Ainsi, l’édition de 2016 de cette fête de la littérature acadienne offrait non seulement une palette d’écrivains chevronnés, tels Herménégilde Chiasson et Hélène Harbec, mais aussi de poètes de la jeune génération comme la comédienne Joannie Thomas et le poète de Moncton Dominic Langlois. Dans son bilan de l’événement, Jonathan Roy se réjouissait du nombre de spectateurs (900 sur cinq journées de programmation), qui aurait fait de l’édition de 2016 l’une des plus fréquentées de l’histoire du festival26. La mouture la plus récente de ce festival montrait d’ailleurs l’ouverture de la poésie acadienne à des voix québécoises (Louise Dupré), autochtones (Marie-Andrée Gill) et franco-ontariennes (Thierry Dimanche), par exemple27. À ce titre, il est clair que le Festival de poésie de Caraquet se présente comme un événement transfrontalier où se côtoient des voix de toute la francophonie canadienne. Il s’agit d’une réussite exceptionnelle qui, nous le verrons, est difficile à reproduire dans les autres régions du Canada, faute d’un public suffisant.

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18 Le Festival acadien de Caraquet propose avant tout un amalgame de littérature, d’animation populaire et de chanson. Il n’est pas étonnant que les écrivains invités à s’y produire soient entourés et suivis d’artistes du spectacle. Car il s’agit bel et bien d’une mise en scène de la littérature et de sa réintégration au sein de la grande fête familiale qui structure en arrière-plan le déroulement des événements. La lecture publique tend à confirmer la prédominance de la voix (et du bruit) dans l’espace public communautaire, car la poésie n’aura été qu’une autre manière de faire entendre la langue minoritaire et ses particularités. Dans cette démarche d’ouverture, les liens étroits entre écriture et chant, en tant qu’arts d’interprétation à part entière de l’identité acadienne elle-même, évoquent la prise en charge et la structuration mimétique de la sphère publique par la collectivité des écrivains et des artistes. Les intimations qui hantent l’histoire de l’Acadie et de ses diasporas trouvent ici une scansion emblématique. Par sa puissante intégration dans un ensemble de traditions reconnues et par l’homogénéité linguistique de sa programmation28, permettant l’établissement de liens avec la francophonie dans son ensemble, le Festival acadien de poésie reste une instance probante, bien qu’isolée, dans le paysage des festivals littéraires au Canada francophone à l’extérieur du Québec.

Le cas du festival bilingue

19 En effet, pour l’ensemble des écrivains franco-canadiens minoritaires (même au Nouveau-Brunswick), les festivals entièrement ou partiellement bilingues, au cours desquels les écrivains franco-canadiens s’inscrivent pour un temps dans la grande institution littéraire pancanadienne, se présentent comme la seule option réaliste et même désirable. Les conditions favorables propres aux grands rassemblements littéraires québécois et internationaux peuvent différer grandement dans les communautés francophones à l’extérieur du Québec, puisque, faute de public et de financement suffisants, les festivals littéraires, incapables d’autonomie, reposent le plus souvent sur des alliances avec le milieu culturel canadien-anglais. À Ottawa, par exemple, les festivals La prose des vents/Prose in the Park, en juin de chaque année, et VERSeFest, durant la dernière semaine de mars, constituent des tribunes bilingues où se conjuguent des lectures d’écrivains anglophones et quelques interventions d’auteurs franco-ontariens.

20 S’il doit faire l’objet de négociations parfois troubles, chaque année, ce modèle de coexistence des langues et des institutions littéraires prévaut partout au Canada (à l’exception du Nouveau-Brunswick). Outre le fait que les publics disponibles sont de taille réduite et souvent difficiles à rejoindre et à mobiliser, les festivals littéraires en milieu linguistiquement minoritaire doivent composer avec un ensemble de structures de diffusion de la littérature qui sont d’abord au service de la majorité anglophone. Pour l’écrivain francophone minoritaire, un problème d’arrimage identitaire se pose alors, puisque les réseaux festivaliers anglo-canadiens, très développés, offrent tout de même un potentiel symbolique considérable, celui de s’inscrire provisoirement dans le circuit institutionnel de la littérature canadienne dans son ensemble. Dans le cas des événements bilingues, l’écrivain francophone cherche donc souvent à instituer et à légitimer sa présence aux abords de l’institution littéraire anglo-dominante. 21 À bien des égards, la performativité du festival littéraire peut entraîner une ouverture des frontières linguistiques et institutionnelles, qui favorise les contacts entre les

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écrivains de l’ensemble de la province. À cet égard, l’important Festival Frye, créé en 1999 à Moncton et aujourd’hui d’envergure nationale, joue un rôle de premier plan, son mandat étant de « célébrer la lecture et l’écriture en créant des occasions de rencontre entre des auteurs et notre communauté bilingue29 ». Cet événement confirme le fonctionnement stable et potentiellement harmonieux de l’institution bilingue30. Dans ce cas, en plus des lectures d’auteurs francophones de toutes les régions du Canada, les organisateurs prévoient des occasions de dialogue entre écrivains d’horizons divers permettant des moments forts, telle la discussion entre le romancier martiniquais Patrick Chamoiseau et l’écrivaine acadienne en 2006. Dans son compte rendu de l’événement, Rachel Désilets note l’impact considérable de ce festival sur la ville tout entière : « Une vague d’activités a donc déferlé sur la ville néobrunswickoise : pièce de théâtre en l’honneur de Northrop Frye, ateliers d’écriture, déjeuners en mots, lectures de poésie et autres manifestations littéraires. Au resto, à l’école, au théâtre ou à l’hôtel de ville, tous les endroits étaient propices à l’échange31. » Il est clair que la présence d’écrivains internationaux très connus a indirectement permis d’établir des passerelles entre les communautés linguistiques et culturelles et de créer des espaces tiers où tous pouvaient se rejoindre au-delà des structures institutionnelles distinctes32. « En bref, confirment Greg Allain, Guy Chiasson et Gina Sandra Comeau, le secteur culturel à Moncton est fortement marqué par la collaboration. De surcroît, comme le prévoient plusieurs théoriciens des grappes, cette collaboration s’inscrit dans une volonté assez clairement exprimée par les acteurs d’occuper un espace de proximité, celui du centre-ville33. » On peut en conclure qu’au Nouveau-Brunswick, le Festival Frye, événement bilingue et paritaire, et le Festival acadien de poésie de Caraquet offrent aux écrivains d’Acadie et d’ailleurs des plateformes complémentaires sur les plans linguistique et institutionnel. 22 Dans le contexte franco-canadien, le succès évident du Festival Frye constitue néanmoins une exception, car, ailleurs au Canada, la parité linguistique fait totalement défaut. Dans les provinces autres que le Nouveau-Brunswick et le Québec, il revient à quelques individus issus de la communauté francophone, surtout des universitaires, de solliciter une participation parallèle des auteurs du Canada français à des festivals de littérature canadienne de langue anglaise. Dans ce cas, l’organisation et la publicité relative aux lectures d’écrivains franco-canadiens sont rarement prises en charge par le festival hôte. L’initiative revient plutôt à un comité composé de francophones ou de francophiles qui a dès lors la responsabilité d’assurer la réussite de cet événement en marge des activités visant un plus large public anglophone. 23 Il faut reconnaître, cependant, qu’intégrées à la programmation générale, les lectures d’écrivains franco-canadiens souvent peu connus du public anglophone bénéficient par-là même de la visibilité et du capital symbolique engendrés par un festival de plus grande envergure. De nombreux auteurs francophones entretiennent d’ailleurs des liens étroits avec la communauté majoritaire anglophone et souhaitent s’intégrer également, en dépit des conflits possibles d’allégeance, aux instances de consécration du Canada dans son ensemble. Plusieurs publient dans les deux langues. Oscillant entre la pleine acceptation au sein de la francophonie canadienne et mondiale et la reconnaissance à portée de la main par les institutions littéraires du Canada anglophone, plusieurs artistes et écrivains issus des francophonies minoritaires choisissent de participer pleinement aux événements organisés dans leur milieu immédiat, même si l’incorporation de lectures en français à la programmation générale du festival reste largement aléatoire et que les rencontres intersectorielles sont rares.

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En effet, les festivals bilingues s’appuient sur une intégration plus ou moins étroite du contenu en français, selon les dispositions — et assez souvent les hésitations — du comité organisateur à majorité anglophone et les impératifs du moment. 24 Qu’en est-il du côté de Winnipeg, où la communauté franco-manitobaine s’est dotée depuis le milieu des années 1970 d’institutions littéraires viables autour desquelles s’activent éditeurs et écrivains ? Sur son site Internet, le Festival international des écrivains de Winnipeg ou Livres en fête (Winnipeg International Writers Festival — Thin Air) ne fait pas une part égale au français et à l’anglais. Créé en 1996, ce festival manitobain est dirigé depuis 2000 par Charlene Diehl, elle-même auteure et animatrice reconnue du milieu littéraire canadien-anglais. Si, grâce au dynamisme de sa directrice, l’événement bilingue est fortement publicisé dans la capitale manitobaine, son volet francophone reste toutefois assez discret. Pourtant, cet événement bilingue constitue un excellent exemple de collaboration entre promoteurs anglophones et francophones du livre en périphérie des grands centres de diffusion de la littérature. L’écrivain Charles Leblanc y joue d’ailleurs un rôle essentiel dans la création d’événements en français en milieu scolaire et pour le grand public. Dès sa première mouture en 2005, Thin Air/Livres en fête peut compter sur une participation limitée du milieu littéraire franco-manitobain. On retrouve alors au programme, aux côtés d’écrivains canadiens- anglais très connus comme David Bergen, Alison Calder et Lawrence Hill, les noms de Roch Carrier, Paul Savoie, Roger LaFrenière et Marcel Gosselin. En 2009, Thin Air/Livres en fête met en vedette l’écrivain franco-manitobain J. R. Léveillé à la Maison des artistes visuels francophones de Saint-Boniface. Ce dernier, également directeur des Éditions du Blé, siègera d’ailleurs au conseil d’administration du festival pendant quelques années. Au fil des ans, la présence d’écrivains du Canada français ne s’est jamais démentie et la programmation de Thin Air/Livres en fête continue d’offrir une tribune très importante, bien qu’inégale, à l’ensemble du milieu littéraire franco- manitobain. 25 Élargie à l’ensemble du Canada francophone, l’édition de 2014 du festival a même permis de mettre l’accent sur l’Ontario français et l’Acadie, alors que des écrivains comme Éric Charlebois, Herménégilde Chiasson, Monia Mazigh et Hélène Koscielniak figuraient au programme des lectures publiques. La création du volet « La plume et le pinceau » a permis non seulement de faciliter un dialogue entre écrivains et artistes visuels franco-manitobains, mais aussi d’offrir à la programmation du festival un axe intéressant et surtout original. Les organisateurs du festival restent à l’affût des nouvelles voix de la littérature franco-manitobaine, la programmation de 2017 à la Maison Gabrielle-Roy mettant notamment en scène de jeunes artistes visuels comme Louise Dandeneau et Rich Jeanson. 26 Toutefois, l’étroitesse du milieu littéraire francophone ne permet pas de favoriser une dynamique intergénérationnelle qui permettrait le renouvellement de la programmation qui reste ainsi axée sur la participation d’auteurs chevronnés. Sur le plan publicitaire, la visibilité réelle du volet franco-manitobain est également très limitée. Dans ses rencontres avec la presse locale, la directrice générale Charlene Diehl se concentre sur les grands noms du panthéon littéraire canadien-anglais et ne mentionne donc que très rarement la présence d’écrivains francophones dans la programmation. La diffusion de certains événements sur les ondes de la CBC ne fait que renforcer cette impression d’absence de contenu en français. Dans son aperçu de l’édition 2016 du festival Thin Air/Livres en fête, par exemple, le Winnipeg Free Press,

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seul quotidien de la ville, ne fait aucune mention de la présence d’auteurs aussi prestigieux qu’Herménégilde Chiasson et Lise Gaboury-Diallo34. Le festival bilingue semble donc offrir à première vue une occasion de profiter du branding national mis en place par son comité organisateur où siègent du reste certains représentants de la communauté francophone. Cependant, les trousses publicitaires et les rencontres de la direction avec la presse locale et nationale trahissent le plus souvent cet espoir, de sorte que le volet francophone du festival se résume à la part obligée et plutôt invisible de la programmation. 27 Dans d’autres cas, la participation d’auteurs franco-canadiens semble nettement plus sporadique. On note, par exemple, que l’important Eden Mills Literary Festival, dans le sud-ouest de l’Ontario, a permis d’inclure des lectures en français en 2015, à l’initiative de Frédérique Arroyas, professeure à l’Université de Guelph. De la même manière, la communauté franco-albertaine a pu se réjouir de pouvoir assister à des lectures d’œuvres en français au festival LitFest Alberta à Edmonton, notamment en 2011. Cependant, ces avancées ont été de courte durée, les organisateurs anglophones ayant assez rapidement perdu intérêt. « Je dirais que le comité organisateur s’intéresse assez peu à la littérature non anglophone », remarque Frédérique Arroyas au sujet du festival d’Eden Mills. « Lorsqu’ils avaient lancé l’initiative de lectures francophones, j’avais été invitée aux réunions mais l’année d’après quelque chose a changé (je ne sais pas quoi) et la porte s’est brusquement fermée. »35 Lors de l’édition de 2011 du festival Litfest Alberta, certains prosateurs francophones avaient été invités à l’initiative du Canadian Literature Centre/Centre de littérature canadienne de l’Université de l’Alberta, dirigé par Marie Carrière. À l’exception de la participation active de l’écrivaine franco- albertaine Pierrette Requier qui continuera de présenter ses œuvres en anglais, cette première incursion dans un événement d’envergure provinciale n’a pas eu de suite, faute d’intérêt du comité organisateur36. 28 Malgré les faiblesses de l’événement bilingue, les écrivains francophones n’ont guère le choix. Hors de la Péninsule acadienne, l’autonomie d’un festival littéraire francophone paraît insoutenable sur tous les plans. Seule la communauté monctonnienne est à même de maintenir un festival bilingue dans le plein sens du mot, un événement d’envergure nationale qui non seulement met l’accent sur les écrivains acadiens chevronnés, mais se montre aussi attentif à la relève.

Conclusion

29 En somme, le rassemblement littéraire dans un lieu public (parcs, théâtres, restaurants et bars) devient le prétexte de rencontres impromptues, permettant à chacun d’interpréter symboliquement les termes de l’échange qui scelle le rapport entre l’écrivain et ses lecteurs et lectrices. C’est ainsi que la lecture silencieuse et en solitaire fait place à une incarnation du texte par la voix et le corps de son auteur devant un plus large public, réuni lors d’événements commémoratifs ou festivaliers qui invoquent un nouvel ethos de la présence active de l’écrivain au milieu des siens. Il est dès lors possible de dire que le festival littéraire constitue une sorte d’hypertextualité de la présence. Le document écrit, désormais réconcilié avec la voix de son auteur et pleinement assumé aux yeux de tous, retrouve des formes archaïques puissantes et profondément transformatrices des rapports entre l’œuvre et ses publics :

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Tous autant qu’ils sont, les organisateurs de festivals littéraires vous parleront du pouvoir de transformation que représente la littérature, de ses bienfaits éducationnels, sociaux, pédagogiques et personnels. Chaque fois qu’un festival littéraire bat son plein et nous invite à nous réunir autour du feu incandescent qu’est le livre — fonction d’étincelle et de combustion ou source de flambeau et d’embrasement —, il vient nous rappeler que c’est par les histoires que passe le réenchantement du monde37. C’est dans ce sens que le format du festival littéraire a pu offrir aux minorités francophones du Canada, au cours des années, une mise en scène dynamique de l’espace public, surtout dans les grandes agglomérations culturelles que sont, pour la francophonie canadienne, Ottawa, Winnipeg et Moncton. Au Nouveau-Brunswick, le Festival acadien de poésie et le Festival Frye soutiennent admirablement les écrivains franco-canadiens et leur offrent des tribunes complémentaires de premier plan. Ailleurs au Canada, les écrivains franco-canadiens se contentent le plus souvent d’occuper les marges des festivals anglophones, leur présence étant plus ou moins aléatoire selon les régions. Le festival littéraire produit ainsi des espaces négociés annuellement selon les acteurs en présence. 30 En dépit de ces limites et quel que soit le niveau de participation des écrivains, de tels événements permettent assurément d’élargir le champ de la littérature dans des contextes socioculturels minoritaires où l’infrastructure de distribution et de diffusion du produit littéraire reste inadéquate. Les lectures publiques témoignent également de la fraternité exemplaire des écrivains et de leur engagement envers la communauté marginalisée. Interprète sur scène de son œuvre et de sa solitude artistique, l’auteur devient alors le signe de la vitalité de la langue parlée et entendue, portée désormais par le prestige symbolique du livre et le travail incessant de l’écrivain sur la matérialité des mots. Plus qu’ailleurs, ces moments de présence, surtout lorsqu’ils viennent fracturer l’homogénéité institutionnelle du festival bilingue, se présentent comme une nécessité existentielle.

31 La lecture de l’œuvre littéraire par son auteur échappe par ailleurs en grande partie au principe de l’« oralité seconde » produite par les environnements technologiques, selon la définition proposée par Walter Ong38. Au contraire, le festival ne fait appel à la voix que dans le cadre d’une promotion de l’écrit, dont la suprématie n’est jamais remise en cause. Tout au plus s’agit-il d’un dialogue entre deux univers patrimoniaux, celui du livre, d’une part, et celui de la parole, d’autre part. Sous forme de récital ouvert et accessible à tous, le festival littéraire permet ainsi de lier la production lettrée à l’interprétation orale des textes dans les lieux quotidiens de la sociabilité. 32 Enfin, en milieu minoritaire, si l’on fait exception du Festival acadien de poésie, ces rencontres performatives se conçoivent difficilement en dehors des institutions culturelles dont dispose la société au sens large. Comme nous l’avons vu, les organisateurs francophones à Winnipeg, Moncton, Eden Mills, Edmonton, Ottawa et ailleurs au Canada anglophone doivent négocier la place des écrivains minoritaires dans la programmation plus générale du festival bilingue. Or les langues sont des obstacles majeurs à une agrégation organique et facilement intelligible des prestations au programme. L’expérience des festivals bilingues, mis à part le Festival Frye, montre que la place accordée aux événements en français, si elle est acquise sur le plan idéologique, reste toutefois marginale et sujette à la renégociation à chaque année. Au bout du compte, c’est à la communauté des écrivains eux-mêmes que l’expérience festivalière profite le plus, en fournissant à ceux-ci l’occasion d’échanges constructifs et

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d’encouragements mutuels. Dans la mesure où les organisateurs parviennent à convoquer en un seul lieu une pluralité d’auteurs de toutes les générations, cette reconnaissance publique de la littérature, arrachée au silence et à la minorisation, a pour effet de rompre la marginalisation et l’isolement quotidien, et d’assurer, le temps d’une présence singulière, un heureux dialogue entre écriture et oralité dans l’espace public communautaire.

NOTES

1. Voir à ce sujet l’ouvrage fondamental de Christian Vandendorpe, Du papyrus à l’hypertexte. Essai sur les mutations du texte et de la lecture, Montréal, Boréal, 1999. 2. Voir Gisèle Sapiro et coll., « L’amour de la littérature. Le festival, nouvelle instance de production de la croyance. Le cas des Correspondances de Manosque », Actes de la recherche en sciences sociales, no 206-207, 2015, p. 108-137. 3. Le livre fondamental d’Henri Lefebvre, La production de l’espace (Paris, Éditions Anthropos, 1974), est l’un des premiers à catégoriser les espaces de vie dans le contexte des sociétés capitalistes modernes. Le festival permet de transfigurer certains carrefours publics (marchands ou institutionnels) en lieux d’échange artistique. Selon certains chercheurs, la redéfinition actuelle des espaces publics communautaires découle de la réduction de l’espace commercial et industriel dans les villes moyennes en raison de la popularité croissante du commerce en ligne. Voir, entre autres, les travaux de Gilles Sénécal : La société des acteurs (Montréal, Liber, 2016), de même que l’ouvrage collectif sous sa direction : L’espace-temps métropolitain (Québec, Presses de l’Université Laval, 2011). 4. Michaela Fiserova, « Entretien avec le sociologue Michel Maffesoli », Sens public [En ligne], mis en ligne le 19 février 2006, consulté le 9 septembre 2017, URL : http://www.sens-public.org/ article193.html. 5. Selon Janique Laudouar, cette mise en présence des acteurs du livre contribue plus largement à l’émergence de la démocratie participative dans les sociétés actuelles. Elle accorde donc à l’hypertextualité et ses manifestations publiques une valeur de militantisme et d’engagement. Voir son intervention lors de la Ouishare Fest 2016, qui s’est déroulée à Paris du 18 au 21 mai 2016, mise en ligne le 19 mai 2016, consultée le 9 septembre 2017, URL : https:// www.youtube.com/ watch?v=z3ZMjg4roOw. 6. Dorothée Guiche et Édith Lecourt, « Du narcissisme ou le symptôme de la virtualité », Connexions, vol. 2, no 100, 2013, consulté le 5 septembre 2018, URL : https://www.cairn.info/ revue-connexions-2013-2-page-99.htm. 7. En réalité, le phénomène dépasse les frontières de l’Amérique, comme l’atteste l’existence de grands festivals littéraires européens, tels la Milanesiana qui rassemble écrivains, dramaturges et musiciens à Milan (Italie) depuis sa création en , ou encore le festival Étonnants Voyageurs inauguré à Saint-Malo (France) en 1990, ou même le Festival littéraire de Prague (République tchèque), l’un des plus importants d’Europe depuis 1991 (Festival spisovatelů Praha). Ailleurs, on peut noter, parmi les grands rassemblements, le Sydney Writers Festival (Australie, depuis 1998), le Singapore Writers Festival, l’un des plus grands d’Asie depuis 1986, le Lagos Books and Arts Festival (Nigeria), créé en 1998, et en Afrique francophone, plus récemment, le Festival des voix émergentes de Yaoundé (Cameroun).

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8. Voir Bernadine Clark, Fanfare for Word. Book Fairs and Book Festivals in North America, Washington, Library of Congress, 1991, p. 19. 9. Dans le contexte anglophone, la création de l’Edinburgh Book Festival date de 1983. L’événement devient annuel en 1997. Avec ses 200 000 visiteurs, il s’agit du plus important festival littéraire dans le monde. 10. Voir s. a., « Canadian Festivals and Reading Series », site Web de la Writer’s Union of Canada, s. d., consulté le 9 septembre 2017, URL : http://www.writersunion.ca/canadian-festivals-and- reading-series. Cette liste est incomplète pour le Québec et le Canada français, dans la mesure où ne s’y trouvent, entre autres, ni le Festival acadien de poésie (Caraquet), ni les Correspondances d’Eastman, non plus que le festival En toutes lettres (Québec), les Printemps meurtriers (Knowlton), le festival La littérature aux abords des rivières (Saguenay) et La Crue des mots (Mont-Joli). 11. Anne-Marie Autissier, « Introduction. Une petite histoire des festivals en Europe, du xviii e siècle à nos jours », dans Anne-Marie Autissier (dir.), L’Europe des festivals. De Zagreb à Édimbourg, points de vue croisés, Toulouse, Éditions de l’attribut, 2008, p. 33. 12. Hélène Matte, « Ourdir contre l’ouïr : la riposte de la voix. La prophétie de McLuhan sous la loupe de Wumthor », Québec français, no 171, 2014, p. 37 ; je souligne. 13. Jonathan Lamy, « D’autres lieux pour la poésie. Lectures et interventions dans l’espace public », Inter, no 114, 2013, p. 17. 14. Jonathan Lamy, « D’autres lieux pour la poésie », art. cité, p. 18. 15. Anne Julien, Les festivals francophones en Ontario. Vecteurs de la vitalité culturelle d’une communauté minoritaire. Une étude de cas multiples, thèse de doctorat, Université de Montréal, 2012, p. 48. 16. Anne Julien, Les festivals francophones en Ontario, ouvr. cité, p. 63. 17. Claude Vauclare établit une typologie fort utile des festivals dans la société contemporaine. Trois types d’événements culturels s’imposent selon elle : les très grands événements, les événements thématiques et la mise en scène des lieux. Il nous semble néanmoins que le critère de la voix doit s’ajouter aux éléments de cette typologie, puisqu’il permet de rendre compte de la poésie, de la chanson, du slam et du conte. Voir Claude Vauclare, « Les événements culturels. Essai de typologie », Culture études, n o 2009-3, 2009, n. p., consulté le 29 septembre 2017, URL : http://www2.culture.gouv.fr/culture/deps/2008/pdf/cetudes-09-03.pdf. 18. Décrite pour la première fois dans le dernier chapitre de Marges de la philosophie, l’itérabilité est une caractéristique fondamentale des actes de parole dans la pensée de Jacques Derrida. Le texte répété est dans chaque cas marqué par sa différence, par l’expérience d’une séparation, car l’acte de parole toujours circonstancié ne peut jamais être le même. C’est sur ce présupposé de l’itérabilité de la littérature que repose, nous semble-t-il, l’expérience toujours renouvelée du livre. Tout l’attrait de la lecture publique des textes, lors de festivals ou de récitals, réside dans cette impression d’aborder les textes autrement en saisissant au vol les autofictions qui ont présidé à leur naissance dans la pensée de l’écrivain. Voir Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1972, p. 375. Voir aussi Jacques Derrida, Limited Inc., Evanston (Illinois), Northwestern University Press, 1988, p. 9-10. 19. Nicole Belmont et Jean-Marie Privat, « Éditorial », Cahiers de littérature orale, n o 62, 2007, § 7, consulté le 29 septembre 2017, URL : https://clo.revues.org/1211. 20. Voir Pascal Brissette, « Fête urbaine et poésie en voix. Des soirées de l’École littéraire de Montréal aux Nuits de la poésie », Voix et images, vol. 40, n o 2, 2015, p. 23-43. En 2010, un événement commémoratif a en outre permis de souligner les trente ans des Nuits de la poésie de Montréal, associant cette fois la lecture d’œuvres écrites, le slam et la performance multidisciplinaire. Voir Catherine Lalonde, « Les Nuits de la poésie à travers le temps. Le 40e anniversaire de la mythique Nuit de la poésie de 1970 permet de voir le chemin de mots

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parcouru », Le Devoir, mis en ligne le 22 septembre 2012, consulté le 29 septembre 2017, URL : http://www.ledevoir.com/culture/television/359737/les-nuits-de-la-poesie-a-travers-le-temps. 21. Statistiques fournies par les deux festivals pour l’édition 2015 : Québec en toutes lettres (30 000 spectateurs sur dix jours) et Métropolis Bleu (60 000 spectateurs sur dix jours également). Voir France Plourde, « 2015. Rapport annuel », L’institut canadien de Québec, s. d., consulté le 28 septembre 2017, p. 22, URL : http://www.institutcanadien.qc.ca/Media/Default/Documents/ ICQ_RapportAnnuel_2015.pdf ; et Cameron Charlebois, « A Word from the Chair of the Board of Directors », dans Blue Metropolis Foundation, « The Literary Event of the Spring Season. 2015-2016 Annual Report », s. d., consulté le 28 septembre 2017, n. p., URL : http:// bluemetropolis.org/wp-content/uploads/2017/01/Annual-Rapport_BLUE-MET_2015-2016_A.pdf. Le Festival international de poésie de Trois-Rivières affirme ne pas tenir de statistiques sur le nombre annuel de festivaliers. 22. Il importe de souligner que ces participations d’auteurs franco-canadiens minoritaires à des festivals littéraires français ne sont pas nécessairement répétées d’année en année. Elles semblent plutôt répondre aux aléas de la programmation et dépendent des organisateurs et des octrois reçus. Ainsi, l’édition de 2016 du même Festival America n’offrait qu’une place très réduite aux auteurs québécois et n’affichait aucun invité hors Québec. 23. Huston est une invitée régulière du festival, ayant participé à son lancement en 2005 aux côtés de nombreux écrivains français et maghrébins. 24. Les autres invités québécois du Marathon des mots 2012 étaient Dany Laferrière, Évelyne de la Chenelière et Stanley Péan. 25. S. A., « À propos », page Facebook du Festival acadien de poésie, s. d., consulté le 29 septembre 2017, URL : http://www.facebook.com/pg/festivalacadien.poesie/about/? ref=page_internal. 26. Voir Vincent Pichard, « Le 20e Festival acadien de poésie a été l’un des plus fréquentés de son histoire », L’Acadie nouvelle, mis en ligne le 9 août 2016, consulté le 29 septembre 2017, URL : http://www.acadienouvelle.com/artset-spectacles/2016/08/09/20e-festival-acadien-de-poesie-a- ete-lun-plusfrequentes-de-histoire/. 27. De nombreux autres participants étaient inscrits au programme de ce festival. Voir la programmation de 2018, disponible sur le site Internet : https://www.festivalacadien.ca/fr/ programmation 28. Lors de sa première participation au Festival acadien de poésie en 2014, le poète franco- ontarien Daniel Aubin n’a pas manqué de souligner le caractère linguistiquement homogène de l’événement : « Dans le nord du Nouveau-Brunswick, par rapport à Sudbury, vous formez une communauté unie même si vous êtes minoritaires dans la province. Chez moi, à Sudbury, les francophones représentent environ 30 % de la population, mais nous sommes éparpillés. Même en Ontario en général, les francophones sont éparpillés un peu partout. » (Cité dans David Caron, « Le 18e Festival acadien de poésie officiellement ouvert », L’Acadie nouvelle, mis en ligne le 7 août 2014, consulté le 29 septembre 2017, URL : http://www.acadienouvelle.com/arts-et-spectacles/ 2014/08/07/18e-festival-acadienpoesie-officiellement-ouvert/ ) 29. Voir le mandat et l’historique du festival Frye, URL : https://www.frye.ca/index.php/fr/a- propos-de-nous/mission-historique . 30. La compilation des écrivains invités depuis la création du festival Frye montre la forte participation des écrivains acadiens, dont les noms figurent de façon égalitaire dans la liste alphabétique disponible en ligne, URL : https://www.frye.ca/ index.php/fr/auteurs-2017. La directrice actuelle du festival, Diana Newton, est bilingue, tout comme l’était Danielle Leblanc, sa prédécesseure. À notre connaissance, une histoire documentée de ce festival et une analyse systématique de son impact sur les deux institutions littéraires néo-brunswickoises restent à faire.

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31. Rachel Désilets, « Des paroles qui traversent le temps. Des écrits qui affranchissent les langues, des récits qui dévoilent les cultures », Liaison, no 132, 2006, p. 21. 32. Linda Leith, fondatrice du festival montréalais Métropolis Bleu, souligne que cette rencontre internationale est justement ce qui a permis de briser les frontières linguistiques : « nous partons du désir de mettre en contact des auteurs et leurs lecteurs, mais aussi et surtout, de mélanger des gens de diverses cultures pour engendrer des découvertes inattendues et stimulantes. Depuis les tout débuts, nous tenons à inviter des auteurs non seulement francophones, mais aussi anglophones. Maintenant, nous recevons des écrivains hispanophones, italiens, innus. […] [I]l est impératif de témoigner de la diversité culturelle qui caractérise Montréal » (citée dans Catherine Morency, « Une ville sur tous les tons. Le festival Métropolis Bleu », Entre les lignes, vol. 2, n o 3, 2006, p. 6). 33. Greg Allain, Guy Chiasson et Gina Sandra Comeau, « Communautés francophones minoritaires et grappes culturelles émergentes dans les villes moyennes : une comparaison Moncton- Sudbury », Cahiers de géographie du Québec, vol. 56, no 157, avril 2012, p. 198. 34. Voir Ben Macphee-Sigurdson, « Thin Air Celebrates Local Talent. Manitoba Authors Anchor the Festival With Two up for Major Awards », Winnipeg Free Press, mis en ligne le 23 septembre 2016, consulté le 29 septembre 2017, URL : http://www.winnipegfreepress.com/arts-and-life/ entertainment/books/thin-air-celebrates-local-talent-394534981.html 35. Correspondance personnelle avec Frédérique Arroyas, 13 mars 2017. Arroyas note qu’à Eden Mills, il s’agissait d’inviter des auteurs d’œuvres traduites en anglais. De la même manière, la romancière québécoise Catherine Leroux a pu présenter son œuvre en traduction anglaise lors de l’édition de 2016 du Vancouver Writers Festival. Les autres auteurs québécois invités par le festival étaient Madeleine Thien, Xue Yiwei et la musicienne Jennifer Gasoi. Le Québec et le Canada français étaient donc peu représentés sur la centaine d’écrivains invités. 36. Correspondance personnelle avec Marie Carrière, 15 mars 2017. Je tiens à remercier Marie Carrière, directrice du Canadian Literature Centre/Centre de littérature canadienne de l’Université de l’Alberta pour ces renseignements sur le festival LitFest Alberta. 37. Isabelle Beaulieu, « Festivals littéraires au Québec. Pour la suite du monde », Lettres québécoises, no 164, 2016, p. 21. 38. Walter Ong, Orality and Literacy. The Technologizing of the Word, Londres/New York, Methuen, coll. « New Accents », 1982, p. 135-138.

RÉSUMÉS

Dans cette étude, nous nous penchons sur le phénomène des festivals littéraires (à distinguer des salons du livre) depuis le milieu des années 1990 et leur mode de fonctionnement dans le cas des communautés francophones minoritaires au Canada. Après un bref aperçu de l’histoire du festival littéraire en Amérique du Nord, l’analyse se déplace vers deux événements festivaliers qui s’imposent au Canada francophone par leur impact, leur valeur symbolique et leur longévité relative : le Festival acadien de poésie (Caraquet, Nouveau-Brunswick) et Thin Air/Livres en fête (Winnipeg, Manitoba). Nous verrons que ces deux festivals oscillent entre un souci d’autonomie institutionnelle et linguistique et, faute de public suffisant, la nécessité de négocier une place, même marginale, dans la programmation des festivals littéraires canadiens-anglais. En dernier lieu, nous proposons une réflexion théorique sur la fonction identitaire du festival littéraire dans les cultures périphériques, à savoir celle d’affirmer par la mise en scène de la voix performative

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de l’écrivain la vitalité de la communauté minoritaire et d’assurer la transmission intergénérationnelle du patrimoine littéraire.

Our study focuses on the phenomenon of literary festivals (as distinguished from book fairs) since the mid-1990s and their function in minority French-speaking communities in Canada. After a brief look at the history of the literary festival in North America, the analysis turns to a discussion of two festival events in French Canada, which are significant for their impact, their symbolic value and their relative longevity: the Festival acadien de poésie (Caraquet, ) and Thin Air/Livres en fête (Winnipeg, Manitoba). These two festivals are seen to fluctuate between a concern for institutional and linguistic autonomy and, in the absence of a large enough public, the necessity for negotiating a place, even marginal, within the programming of English-Canadian literary festivals. Finally, we propose a theoretical reflection on the identitary function of the literary festival in peripheral cultures, that is, one that affirms the vitality of the minority community via the writer’s performative voice and ensures the intergenerational transmission of literary heritage.

AUTEUR

FRANÇOIS PARÉ

University of Waterloo François Paré est Distinguished professor emeritus au Département d’études françaises de l’Université de Waterloo (Ontario) et membre de la Société Royale du Canada. En 1993, son livre Les littératures de l’exiguïté lui a valu le Prix du Gouverneur général du Canada. Il est aussi l’auteur de Théories de la fragilité (Le Nordir, 1994). Son ouvrage La distance habitée (Le Nordir, 2003), portant sur les cultures diasporiques, lui a valu le prix Trillium, offert par le gouvernement de l’Ontario, et le prix Victor-Barbeau de l’Académie des Lettres du Québec. Il a aussi fait paraître Le fantasme d’Escanaba (Nota bene, 2008) et, avec François Ouellet, un essai sur le romancier québécois Louis Hamelin (Nota bene, 2008). Il a récemment dirigé, en compagnie de Lucie Hotte, Les littératures francophones minoritaires au Canada à l’aune du temps (Presses de l’Université d’Ottawa, 2016) et fait paraître depuis 2015 un certain nombre d’études sur les premiers écrits français de la région des Grands Lacs au Canada (1630-1760). Il travaille actuellement à un ouvrage s’intitulant L’empreinte de la première langue et portant sur les représentations de la langue maternelle au sein des cultures minoritaires et colonisées.

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Draw on me : bilinguisme minoritaire et relais littéraires franco-canadiens Draw on me: minority bilingualism and French-Canadian literary relays

Catherine Leclerc

NOTE DE L’ÉDITEUR

DOI de cet article sur Érudit : https://doi.org/10.7202/1059418ar

Bilinguisme et minorisation

1 L’histoire est connue, du moins dans les milieux critiques franco-canadiens, qui veut que la nationalisation de la culture québécoise, dans les années 1970, ait mené à l’atomisation de ce qui s’appelait autrefois la littérature canadienne-française1. Paul Savoie le fait remarquer : l’Acadie (avec les Éditions d’Acadie), l’Ontario français (avec Prise de parole) et l’Ouest francophone (avec les Éditions du Blé) se sont lancés au même moment, et « sans concertation », dans « la grande aventure de l’édition », avec pour objectif « de tenir compte de [leur] réalité minoritaire »2. Ce moment où les littératures franco-canadiennes minoritaires émergent chacune dans sa spécificité est aussi celui où ressortent deux traits qu’elles ont en partage : le bilinguisme et la minorisation3. Or, ces traits sont précisément ceux dont le Québec littéraire, lorsqu’il a répudié son héritage canadien-français, a cherché à se détacher. François Paré le résume bien lorsqu’il affirme que la littérature québécoise a cherché à « se couper du discours troué, jugé désormais inopportun et trop étroit, d’un Canada français minoritaire4 ». Dans cette perspective, là où, avec la pièce Je m’en vais à Régina de Roger Auger, plusieurs intervenants de la scène locale manitobaine ont souligné la participation du français de l’Ouest et sa perméabilité à l’anglais à la naissance d’une

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dramaturgie franco-manitobaine spécifique5, le Québécois Jacques Godbout percevait plutôt la description de « la fin d’un peuple6 ».

2 Le projet nationaliste québécois érigé à partir des années 1960 n’admet qu’une lecture des manifestations collectives du bilinguisme : il les conçoit comme « une phase transitoire entre deux unilinguismes7 » et lui oppose un unilinguisme institutionnel qui affectera la littérature comme l’ensemble de la société. Le fait qu’il se soit soldé par des mesures concrètes remaniant considérablement le paysage linguistique québécois n’a cependant pas évacué de ce paysage la vulnérabilité associée au bilinguisme. Cette vulnérabilité est demeurée dans l’imaginaire, à distance : distance dans l’espace, puisqu’elle était désormais associée à un Canada français auquel le Québec n’appartenait plus ; distance dans le temps, puisqu’elle appartenait soit au passé canadien-français, soit à un avenir dont il faudrait se prémunir et contre lequel la situation des francophones dits « hors Québec » (collectivités encore bilingues et encore minoritaires) devrait servir de mise en garde. Ainsi, les traits entrelacés du bilinguisme et de la minorisation constituent-ils la ligne de partage séparant le Québec nationalisé du Canada français minoritaire. 3 L’hégémonie de l’institution littéraire québécoise sur les autres littératures franco- canadiennes tient bien sûr à des raisons pratiques : taille du lectorat immédiat, fragilité relative des maisons d’édition, développement inégal des instances critiques, possibilité ou non d’enseigner les œuvres, obstacles à la diffusion8… Cette différence entre les institutions s’accompagne en outre d’un jugement de valeur. Paré le rappelle : l’adjectif petite, lorsqu’il est question d’une littérature, s’oppose à grande non seulement par sa taille, mais aussi par son importance9. 4 En lien avec la taille des populations et de leurs institutions, la capacité de créer des espaces francophones unilingues, qu’ils soient institutionnels ou textuels, a avantagé l’institution littéraire québécoise. Elle a aussi présidé à la hiérarchisation des autres espaces littéraires franco-canadiens entre eux. Dans les littératures des minorités franco-canadiennes, cette capacité varie d’un espace à l’autre — et est indicatrice de leur rayonnement respectif. Louise Ladouceur parle à ce sujet du bilinguisme dans le théâtre francophone de l’Ouest canadien comme d’une « source de discrimination sur le marché des productions culturelles francophones10 » du pays. En littérature acadienne, la reconnaissance octroyée à Herménégilde Chiasson, si elle tient indéniablement à ses formidables qualités d’écrivain, coïncide également avec un rapport à la langue que certains ont qualifié de « puriste11 ». Bénéficiant d’encore plus de reconnaissance, Antonine Maillet a pris soin de rattacher la variété de langue populaire acadienne qu’elle mettait en scène à des origines rabelaisiennes, et donc françaises12. En littérature franco-ontarienne, le bilinguisme et la minorisation ont joué un rôle définitionnel auquel les œuvres des trois D13 du Nouvel-Ontario (Jean Marc Dalpé, Patrice Desbiens et Robert Dickson) ont grandement contribué. Néanmoins, Ariane Brun del Re observe que, d’un point de vue québécois, le particularisme franco-ontarien connaît « un accueil plus favorable lorsqu’il s’exprime sur le plan spatial plutôt que sur le plan langagier14 », et que c’est l’influence de l’anglais qui achoppe dans ce deuxième cas. 5 Certes, ni le mélange du français avec l’anglais ni la langue populaire qui s’en fait le plus souvent la dépositaire, pas plus que la situation de minorisation qui les favorise et à laquelle ils répondent, ne sont exactement les mêmes d’une région à l’autre. Toutefois, les textes littéraires franco-canadiens bilingues ont été dans un rapport

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semblable avec le projet d’unilinguisme québécois. Selon Rainier Grutman, la loyauté au français a joué un rôle « comme agent neutralisant du bilinguisme » dans le champ littéraire québécois, tandis que le bilinguisme des textes franco-canadiens des autres provinces « est inversement proportionnel à leur rapprochement de l’institution québécoise »15. D’un côté, donc, dans des littératures « perçues comme étant la voix de communautés fragiles16 », les traits qui, tel le bilinguisme minoritaire, font ressortir l’appartenance communautaire jouent un rôle important dans l’identification de ces littératures. De l’autre, ce même bilinguisme par lequel on les reconnaît constitue un obstacle au franchissement de ce que Paré a appelé leurs « espaces d’exiguïté17 ».

Tournant idéologique et dérèglements hiérarchiques

6 Et pourtant des changements dans ce mode de fonctionnement sont à présent observables. Dans un article de 2010, Benoit Doyon-Gosselin notait un mouvement d’ouverture de la part de l’institution littéraire québécoise à l’endroit de ses voisines franco-canadiennes. Selon lui, une analyse de l’ensemble des facettes de leurs rapports met au jour une certaine mutualité : Si la relation entre les différentes institutions littéraires demeure toujours asymétrique, il n’en reste pas moins qu’elle évolue et ne ressemble surtout plus à celle qui prévalait il y a une trentaine d’années. […] En ce sens, au moins, une forme d’interdépendance, d’ouverture dans les deux sens, unit toutes les littératures francophones du Canada18. En 2011, Pamela Sing redoublait le constat institutionnel de DoyonGosselin en s’appuyant sur l’étude de textes littéraires qui, depuis le Québec ou l’Ouest anglophone, mettent en scène l’Amérique francophone. Elle postulait « la construction d’un “nouveau” FrancoCanada », qui « réactualise et revalorise des traits dévalorisés et rejetés par la construction discursive d’un vieux Canada français opérée par le Québec de l’après Révolution tranquille »19. Sing ajoute : « dans le contexte du monde d’aujourd’hui, où la mobilité constitue un thème privilégié jusqu’au stéréotype, […] le Québec continue peutêtre d’être perçu comme un centre […, mais] le virage transnational a des conséquences sur le type de relations existant entre le “centre” et ses divers hinterlands20 ». Jean Morency évoque à ce sujet, dans la littérature québécoise des dernières décennies, le « retour en force d’une identité canadienne-française qui avait été évacuée ou profondément refoulée21 ». De leur côté, Pénélope Cormier et Ariane Brun del Re font valoir qu’on assiste à une mise en commun des ressources institutionnelles des minorités franco-canadiennes « apte à modifier les rapports avec le Québec22 ». 7 Dans une optique axée sur le bilinguisme, il est frappant de voir que de tels réaménagements coïncident avec une transformation en cours des idéologies linguistiques. Il n’y a pas lieu de s’en étonner, puisque cette transformation affecte au premier chef les minorités linguistiques. Une conception des usages linguistiques où les marques de contact avec l’anglais sont perçues comme la trace repérable d’un processus de disparition collective fera en sorte que les communautés minorisées qui y ont le plus recours (et plus elles y ont recours) constituent le maillon faible de la francophonie canadienne. Par contre, à une époque de mondialisation qui fragilise le modèle d’unité nationale ayant présidé aux principaux dispositifs de construction identitaire et littéraire depuis le XIXe siècle, la signification octroyée au contact des langues tend à se transformer — ce qui rejaillit sur les minorités linguistiques.

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8 Dès la fin des années 1990, Monica Heller faisait remarquer que cette donne globalisante peut jouer à l’avantage des minorités linguistiques, qui « deviennent soudain des icônes de la nouvelle hybridité à la mode23 ». Situant sa pensée dans le sillage de celle de Heller, Mireille McLaughlin précise le double bénéfice que les minorités linguistiques peuvent retirer du mode de fonctionnement des marchés globaux actuels : l’hybridité culturelle y est valorisée, de sorte que leur plurilinguisme prend soudain des connotations cosmopolites qui lui étaient auparavant refusées ; ces marchés sont en quête de l’exotisme de cultures marginales perçues comme authentiques, exotisme que les formes périphériques de plurilinguisme sont particulièrement à même de fournir. McLaughlin se penche sur le repositionnement des productions artistiques acadiennes que ce nouveau contexte autorise : Le plurilinguisme périphérique gagne en valeur sur la scène mondiale en tant que moyen d’authentifier la production artistique acadienne […, ce qui] permet l’émergence d’une prise de position cosmopolite et postnationaliste parmi les jeunes artistes acadiens. […] Ces artistes mobilisent des formes locales de plurilinguisme pour indexer leur position culturelle périphérique, pour se présenter comme des tenants de la contreculture et pour construire une identité acadienne cool à l’intention des marchés mondiaux à créneaux24. 9 Selon Ladouceur, les dramaturges francophones de l’Ouest canadien tirent parti du discours mondialisant ambiant pour « afficher leur bilinguisme et le réclamer comme composante d’une façon d’être francophone25 ». Ladouceur voit dans ce discours un contremodèle aux prescriptions québécoises quant à la signification du bilinguisme collectif : « Auparavant connoté négativement, selon la perception dont il fait l’objet au Québec, le bilinguisme des communautés franco-canadiennes prend une toute autre valeur dans le contexte d’une mondialisation où il acquiert une plus-value incontestable26. » Il y a lieu de supposer que le Québec n’est lui-même pas imperméable au réalignement des valeurs dont les minorités franco-canadiennes et leur bilinguisme bénéficient. Or, dans une configuration idéologique où le recours concomitant à l’anglais (langue mondiale) et à des variétés à résonnances locales gagne du terrain sur l’usage homogène et exclusif d’une langue nationale, ce sont les minorités linguistiques franco-canadiennes qui sont le mieux à même de lui servir de modèle plutôt que l’inverse. Si, comme j’en fais l’hypothèse, les assises relationnelles entre les cultures et entre les littératures franco- canadiennes — et en particulier entre la francophonie canadienne minoritaire et le Québec — se trouvent effectivement bousculées par le réagencement des discours sur le contact des langues, quels nouveaux possibles verra-t-on émerger ?

Le bilinguisme minoritaire à relais : 1993

10 Quand Patrick Leroux monte sa pièce Le beau prince d’Orange, en 1993, il éloigne sciemment et radicalement son bilinguisme de la minorisation : « mes personnages ne parleraient pas cette langue [la langue minorisée des personnages de Dalpé]. Ils parleraient ou bien le français, ou bien l’anglais. […] Mes personnages seraient éduqués […] ; ils seraient cosmopolites27 ». De ce qui était un symptôme de faiblesse et de perte, Leroux choisit de faire une force, source de virtuosité moqueuse. La pièce raconte l’histoire de Guillaume III, beau prince d’Orange qui, en 1677, épousa Mary Stuart ii. Au moment où les futurs époux se rencontrent, le premier ne parle pas l’anglais, et la seconde, pas le français. Entre les deux, c’est Guillaume qui convainc Mary de faire du français leur langue commune, en acquiesçant à son désir de ne pas consommer leur

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mariage lors de leur nuit de noces28. Aux côtés de Mary, Guillaume apprend néanmoins l’anglais. Il n’en montre pas une maîtrise suffisante pour participer lui-même à la bataille de Limericks d’où son armée ressort victorieuse : « Mais je ne puis l’affronter, je connais à peine la langue, je ne connais rien à cette poésie » (BP, p. 89). Par contre, il sait s’adresser aux parlementaires britanniques dans leur langue et réussit ainsi à se faire octroyer avec sa femme la co-régence du Royaume-Uni, bien qu’il soit hollandais (BP, p. 105).

11 Dans Le beau prince d’Orange, Leroux met en place une série de procédés ludiques qui, telle cette bataille de Limericks, lui permettent de dédramatiser le bilinguisme. Pour ce faire, il a toutefois besoin de « sorti[r] de l’enclave franco-ontarienne29 » et de déplacer son bilinguisme vers un terrain de haute légitimité. Le lien avec le Canada français ne va pas de soi mais, selon Nicole Nolette, la pièce « met à profit le déplacement géographique pour faire lire aux frontières des mêmes langues le bilinguisme de l’Ontario français en filigrane de celui de l’Europe30 ». Le bilinguisme franco-ontarien s’en trouve plaisamment remanié. Dans le contexte où il est transposé, le français devient la langue noble de la cour alors que l’anglais est celle du peuple, ce qui crée un renversement de leur statut. Focalisée sur le personnage de Guillaume, la pièce adopte le point de vue d’un orangiste, groupe connu pour son idéologie antifrançaise. Or, Le beau prince d’Orange montre précisément cet orangiste en tant que francophone. Il établit un modèle de contact des langues marqué par la confiance : Guillaume accueille l’anglais sans mettre en question le statut (dominant) du français. 12 Leroux étend ce modèle positif à la production de sa pièce, ce qui lui permet de dénoncer un rapport local au bilinguisme qu’il juge frileux : La jeune compagnie ne pouvait risquer de froisser les bailleurs de fonds. Aussi, la promotion de la production s’étant faite en français, nous ne pouvions présenter une production presque entièrement bilingue. (Même si la production avait lieu en un pays bilingue, une région bilingue et biculturelle, au cœur de la capitale fédérale habitée de gens cultivés, éduqués et, pour la plupart, bilingues.) La nature plurilinguistique de la production a dérangé plusieurs puristes. Les vestiges de plusieurs sociétés « secrètes » se font encore sentir, ou serait-ce tout simplement la preuve d’une intolérance et d’une ignorance apparemment éternelles ? (BP, p. 103, note 11) Dans cette démarche, les ressources linguistiques locales ne sont pas en reste : si Le beau prince d’Orange s’éloigne de l’Ontario français par sa diégèse, il s’y ancre solidement sur le plan de la production, qui tire parti d’une distribution d’acteurs franco-ontariens bilingues particulièrement apte à porter ce récit situé à une autre époque et en d’autres lieux — d’où les contradictions relevées par Leroux quant au camouflage exigé d’un bilinguisme présent à la fois dans la pièce et dans son environnement de production et de réception. 13 En 1993 également, à Moncton, Jean Babineau faisait paraître Bloupe. Il s’agissait du premier roman en chiac, ce dialecte acadien du sud-est du Nouveau-Brunswick où de l’anglais se mêle au français. Babineau y relativisait son bilinguisme minoritaire avec désinvolture : « Who cares ? This is just a story. N’est-ce pas ? 31 » Le jeu des langues auquel ce roman s’adonne s’accompagne d’une part de souffrance, que la critique a rattachée à la marginalisation historique de l’Acadie. Tout en célébrant la « spontanéité combinatoire » du romancier, Clint Bruce rappelle que « chez Babineau, le mélange des codes linguistiques est intimement lié à un sentiment non moins aigu de dépossession territoriale »32. Néanmoins, la version de ce mélange qui apparaît dans Bloupe reste

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festive. Le roman se termine sous un jour optimiste, par la réinscription de l’identité francophone des protagonistes lors d’une cérémonie de baptême présidée par Pascal Poirier. Ce choix de l’officiant est lourd de symbolisme, puisque Poirier (historien de l’Acadie, linguiste du parler acadien et premier Acadien à avoir été nommé sénateur), ressuscité pour l’occasion (son décès date de 1933), représente un symbole fort de la survivance acadienne. Durant la cérémonie du baptême, les protagonistes changent l’orthographe de leur nom de famille : de Bloop, ils deviennent Bloupe, nom qui donne son titre au roman.

14 La loyauté linguistique que Bloupe met en scène est réelle : « “[…] Je renonce à tout jamais à l’assimilation, à ses tromperies et à ses désœuvrements et je m’attache à ma langue maternelle pour toujours.” Ce que firent tous ceux qui étaient en train d’être baptisés » (BL, p. 176). On ne saurait la prendre trop au sérieux pour autant. En effet, le texte s’amuse à ne pas préciser à quelle langue maternelle il s’agit de s’attacher. Aussitôt la cérémonie accomplie, Pascal Poirier affirme en aparté : « C’est comme j’ai dit à Valérie Landry : Draw on me ! » (BL, p. 176) Quel modèle de langue maternelle Pascal Poirier propose-t-il ? Celui qui cautionne la vie des Bloupe en français, ou celui qui use irrévérencieusement de l’alternance des langues ? Si la déclaration d’allégeance est résolument francophone et adoptée avec enthousiasme (au point — paradoxal — où Poirier se tourne joyeusement vers l’expressivité d’une langue familière mêlée d’anglais pour exprimer cet enthousiasme), le roman dans son entièreté penche pour une cohabitation désinhibée du français, du chiac et de l’anglais, peu importe ses conséquences sur la réception du texte. Ces conséquences étaient justement en voie de changer : l’appel de Poirier, « draw on me », sera entendu par France Daigle, qui a fait paraître depuis 1998 quatre romans au chiac de plus en plus prononcé33. 15 Toujours en 1993, au Manitoba, Marc Prescott procédait dans Sex, lies et les Franco- Manitobains à l’expression la plus tranchante du changement de paradigme idéologique entourant le bilinguisme franco-canadien. Comme le commente Ladouceur : « Outre un bilinguisme affiché, la pièce donne à entendre une critique acerbe des construits identitaires jugés désuets qui ont cours en milieu minoritaire34. » Prescott y reprend les inquiétudes conventionnelles à l’endroit du bilinguisme minoritaire, mais pour en faire le procès. La figure qui en est porteuse, le personnage d’Elle (ou Nicole), est décrite dès les indications données sur les personnages comme étant « ennuyeuse et ennuyée, sans en être consciente pour autant35 ». Elle se caractérise par sa rigidité, dont toute la trajectoire de la pièce vise précisément à la dégager. À l’opposé, les didascalies insistent sur la lucidité du personnage de Lui (« Jacques ! Ou Jake. Comme tu veux » ; SL, p. 25), son vis-à-vis masculin, décrit comme « rusé, sociable » et « [e]nnuyé sans jamais être ennuyant, tout en le sachant trop bien » (SL, p. 19). 16 Jacques reproche à Nicole des traits qu’il associe à l’ensemble de la collectivité franco- manitobaine et dont il tient son élite responsable. Là où la promotion des usages unilingues du français se présente comme un discours de préservation qui vise à contrer des interférences avec l’anglais perçues comme mortifères (Nicole affirme : « Moi, je veux la sauvegarder ma langue. Je l’aime ma culture et je ne veux pas la perdre. » [SL, p. 49]), Jacques renverse l’accusation : « T’es renfermée su toi-même, comme la plupart des Franco-Manitobains. C’est pour ça que notre culture meurt. Parce qu’elle évolue pas. » (SL, p. 49-50) Pour le héros de Sex, lies et les Franco-Manitobains, la crainte de l’anglais est un leurre à dénoncer : « moé je suis bilingue pis tous les Franco- Manitobains que je connais sont bilingues » (SL, p. 50). Cette déclaration est en outre

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amplifiée dans la version remaniée de la pièce, qui ajoute à renfort de répétitions et de majuscules : « Pis c’est ça que je suis ; bilingue. Pas anglophone, pas francophone : BILINGUE. » (SL, p. 5036) 17 Le personnage de Jacques institue donc une nouvelle norme francophone minoritaire, bilingue, qu’il énonce explicitement en se dégageant de l’ancienne, et qu’il met en pratique : « Si tu sors un peu de la norme, t’es faite. T’es anormal. T’es un weirdo. Un freak. C’est ça qui me fait chier. Toujours faire semblant d’être un bon petit francophone respectable. […] C’est-tu de ma faute si je veux pas ça ? Shit. C’est pas pour erien que je fit pas. Je veux pas “fitter”. Prenez-moé donc comme je suis. That’s it, that’s all. » (SL, p. 91-92) Ce discours militant à l’encontre du militantisme francophone établi est à la fois feutré et rendu plus incisif par la combinaison de son martèlement avec une bonne dose de ludisme. Nolette parle à ce sujet de « comédie des idéologies linguistiques37 » et fait valoir que, multipliant les jeux de mots bilingues, « Prescott semble créer un terrain de jeu linguistique illimité pour Jacques38 ». Elle situe d’ailleurs Sex, lies et les Franco-Manitobains à l’origine de la réflexion sur la traduction ludique que, dans Jouer la traduction, elle fait porter sur un ensemble de productions théâtrales franco-canadiennes39. Par-delà le texte de Prescott, ce coup d’œil sur l’année 1993 montre l’Acadie, l’Ontario et l’Ouest francophones se lançant au même moment, toujours sans concertation, dans la grande aventure d’un bilinguisme irrévérencieux.

Le bilinguisme minoritaire à relais : microsystèmes transportables

18 Importants dans leurs littératures d’origine, ces textes de 1993 ont connu peu d’écho au Québec. Ni Sex, lies et les FrancoManitobains ni Le beau prince d’Orange n’y ont été joués. Et Bloupe n’y a fait l’objet d’aucun compte rendu 40. En Acadie, c’est précisément pour sa capacité à faire la « description d’un univers spécifique pour un lectorat spécifique41 » que la critique l’a salué, sans manquer de souligner le « défi de lecture » qu’il pose à « quiconque n’est pas familier avec le magma linguistique typique de Moncton42 ». Alma de Georgette LeBlanc, publié en 2007 aux Éditions Perce-Neige à Moncton, présente un autre « grouillement linguistique43 » acadien, dont les assises se trouvent cette fois dans la région de la Baie-SainteMarie en Nouvelle-Écosse. La langue acadjonne dont Alma fait usage avait reçu encore moins d’échos au Québec que le chiac44. Le texte a pourtant fait son chemin par delà sa communauté d’origine : pour ce recueil de poésie narrative, LeBlanc était la première autrice néoécossaise à obtenir le Prix littéraire Antonine- Maillet-Acadie Vie. Au Québec, elle remportait le prix Félix-Leclerc et était finaliste au prix Émile Nelligan.

19 Le ton d’Alma a peu à voir avec l’humour provocateur du Beau prince d’Orange, de Bloupe ou de Sex, lies et les Franco-Manitobains. Mais comme ses prédécesseurs, LeBlanc thématise le ludisme : selon les mois selon l’épaisseur de la brume les traces comme des paumes landont dans les goules de cuir et personne joue vraiment pour gagner c’est rinqu’une game45. Dans Alma, LeBlanc porte le vernaculaire de sa région à l’écrit, y inclus sa composante d’anglais. Contrairement à la plupart des écrivains franco-canadiens qui ont joué du

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bilinguisme minoritaire, elle n’entoure ce choix d’aucun métadiscours. Raoul Boudreau le souligne, ajoutant que les rares marques métadiscursives d’Alma portent sur l’écriture plutôt que sur la langue46. Plus précisément, le métadiscours porte sur la venue à l’écriture. Mais puisque la lecture et l’écriture sont décrites « comme une game » (A, p. 42), il ne semble pas abusif d’étendre le jeu aux usages linguistiques du texte, qui participent eux aussi de sa mise en forme : « mais moi ej connais l’origine des mots / la maîtresse commande fleur / pis ma tête braque à buzzer » (A, p. 20). 20 La littérature acadienne de Moncton avait associé le chiac à des représentations contemporaines et urbaines. Il s’agissait par son usage de dégager l’Acadie du folklore, de la faire entrer dans la modernité. À distance de cette approche, l’Acadie d’Alma est rurale et historique, sans que le récit soit passéiste. Plutôt, LeBlanc donne la modernité comme étant advenue de longue date, le contact de cultures variées comme imprégnant la culture acadienne jusque dans ses zones rurales, jusque dans son passé. L’univers d’ Alma est ainsi peuplé de « tramps », vagabonds qui « se promenont de village en village / […] / comme si leurs racines poussiont partout » (A, p. 23). Ces tramps, la narratrice souhaite déjà les suivre « jusqu’au bout du monde » (A, p. 28)47, ouvrant en quelque sorte la voie à la traversée des frontières communautaires qu’accomplira la poète. De la même manière, celle-ci établit une langue presque sans antécédents littéraires comme déjà légitime48. Tout se passe comme si elle n’avait pas à s’en expliquer : elle la manie avec tant de cohérence, de soin stylistique et de sobriété qu’elle l’impose tel un microsystème parfaitement réglé, auquel tous peuvent s’acclimater et où tous sont invités à entrer49.

21 Bien que France Daigle s’y prenne tout autrement, faire système est un projet manifeste de Pour sûr, paru en 2011. Dans ce roman, Daigle adopte pour le chiac une graphie sculpturale qui étrangéise tant sa part anglaise (avec le tilde) que sa part française (avec l’accent aigu ajouté à certaines terminaisons en -er, sans compter les autres transformations orthographiques auxquelles le roman s’adonne) :« Le tilde sert à distinguer les mots prononcés en anglais des mots prononcés en français. Il latinise l’anglais. Quant à l’accent aigu sur la terminaison d’un verbe censé être prononcé en anglais, il indique que la fin du mot doit être francisée. Il s’agit d’une forme fréquente de chiaquisation50. » Pour sûr rompt aussi l’écart que Daigle maintenait auparavant entre la langue colorée, souvent anglicisée, de ses personnages et celle, normative et présentée comme neutre, de sa voix narrative, au profit d’« un long processus d’hybridation ininterrompu » (PS, p. 504). Par exemple, dans ce passage portant sur certains usages linguistiques acadiens, une voix narrative dialogique, pluralisée, adopte tour à tour le vocabulaire savant servant à les décrire et les usages en question : Le besoin d’un organe de standardisation et de préservation de la langue acadienne se fit cruellement sentir dans le cas du cte, prononcé ste. Cet article démonstratif qui remplace les ce, cet et cette mène à la nécessaire clarification de tout un bataillon de sticit, sticitte, sti-là, stelle-là, stelle-cit, stelle-citte, stelle-icitte et stiya-là […] aboutissant au fameux ceuses-là. — De cte wé-là, ceuses-là qui voudriont le dire de même pourriont itou. (PS, p. 171) 22 On l’a vu, c’est par une pratique se passant de justifications que LeBlanc légitime la langue acadjonne. Daigle, de son côté, pousse le métadiscours de légitimation au bout d’une logique extravagante : la trame de Pour sûr intègre un dictionnaire, une grammaire, une encyclopédie et une exégèse du chiac ! Le texte ironise d’ailleurs sur l’énormité de son projet : « On a-t-y ẽven le droit de frĩggér avec le français comme ça ? » (PS, p. 59) En même temps, il relativise cette énormité en montrant l’incohérence de

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toute démarche de systémisation. Son système de codification du chiac intègre certaines formes d’anglais (puisque cette langue fait « partie de [l’]identité » [PS, p. 333] des personnages monctoniens) et en exclut d’autres, traçant une ligne instable entre les langues, ici l’anglais et le chiac : « Je pouvais le ouère yinque dans la wé que — comme y disont en anglais — they looked up to me » (PS, p. 38). La norme française est mise en question de manière similaire. D’un côté, Pour sûr lui emprunte ses méthodes pour le chiac. De l’autre, il en fragilise les assises en les relativisant, notamment par une mise en contexte historique : — C’est supposé qu’y en avait du temps de Molière qui trouviont que son français était trop populaire, pas assez raffiné. — Denne hõw cõme qu’y disont tout le temps la langue de Molière, comme si qu’y était le kĩngpin du français ? (PS, p. 32) 23 À considérer l’ensemble des stratégies qu’il met en place, le dernier roman de France Daigle procède à un brouillage généralisé des notions de norme et d’écart. Sa démarche de légitimation n’est militante que par son audace. Elle est entreprise « avec une ardeur joyeuse et un courage loufoque » (PS, p. 442), ce qui fait dire à Pénélope Cormier qu’on a ici affaire à un « jeu linguistique pour le jeu linguistique (comme on dit l’art pour l’art)51 ». L’instance responsable de mener à bien la codification du chiac possède un acronyme farfelu — « GIRAFE (Grande instance rastafarienne-acadienne pour un français éventuel) » (PS, p. 93) — et génère des règles d’écriture qui le sont tout autant. Bien que l’insistance sur les enjeux linguistiques entraîne Boudreau à ramener Pour sûr « au cœur de l’identitaire52 », Cormier fait plutôt valoir que « la grammaire “poursûrienne” est tellement particularisante qu’elle institue […] une rupture par rapport au chiac lui-même, comme vernaculaire ayant une réalité sociale, comme “emblème identitaire” de Moncton53 ». Dans Pour sûr, le bilinguisme minoritaire devient expérimental : « Mĩnd-moi pas. J’asseye d’être créatif avec mon chiac. » (PS, p. 682)

24 Dans un compte rendu paru dans la revue québécoise Liberté, Julien Lefort-Favreau note comme un avantage généralisable le dérèglement des éléments hégémoniques qui accompagne la mise en système à laquelle procède Pour sûr : En choisissant cette forme, la plus normative qui soit, dont le rôle est de fixer la norme et l’usage, [Daigle] indique la voie à suivre. Il suffit d’investir ce type d’ouvrage, le décomposer, le fragmenter et y faire entrer le chiac de force. […] Son plaidoyer en actes pour une esthétique hétérogène ne profite pas qu’au chiac, mais à tous les discours54. Il est frappant qu’une telle appréciation paraisse dans Liberté, vu le rôle de cette revue dans le développement de l’institution littéraire québécoise. Comme Jacques Godbout (un des cofondateurs de Liberté), Lefort-Favreau « transpose55 » vers le contexte québécois le texte franco-canadien minoritaire qu’il commente. Mais contrairement à Godbout, qui s’en servait comme repoussoir, Lefort-Favreau le positionne à l’avant- garde de la littérature québécoise : « Pour légitimer la langue acadienne, Daigle ne se contente donc pas d’écrire un roman en chiac. Cette solution, que les Québécois ont jadis prônée avec l’utilisation du dans la littérature, appartient au passé56. » Et : « Ce que fait Daigle, c’est organiser un grand bordel de discours avec une telle inventivité que tous les apôtres du néoclassicisme devraient être mortifiés de honte57. » 25 L’impression favorable qu’a laissée Pour sûr s’est traduite par un Prix littéraire du Gouverneur général du Canada, plus souvent attribué à des auteurs québécois qu’à des auteurs issus des minorités franco-canadiennes58. Pour sûr a aussi valu à France Daigle un prix acadien : le Prix littéraire Antonine-Maillet-Acadie Vie ; ainsi que deux prix

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visant à récompenser des œuvres de l’ensemble de la francophonie canadienne minoritaire : le Prix des lecteurs Radio-Canada et le Prix Champlain. Ce dernier prix, Georgette LeBlanc le remportait à son tour en 2017 pour Le grand feu59. C’est dire que les microsystèmes irreproductibles (à la fois fortement individualisés et ancrés dans des communautés ciblées) que ces autrices mettent en place pour leur langue et leur voix d’écriture traversent les frontières communautaires. Selon Boudreau, Alma et Pour sûr illustrent « des positions tout à fait opposées par rapport à la langue60 ». Que les deux aient recours au bilinguisme minoritaire de manière si différente, et que leurs autrices obtiennent toutes deux de la reconnaissance montrent l’étendue du champ de possibilités entourant sa pratique.

« Draw on me »

26 Sur les scènes culturelles franco-canadiennes, y compris au Québec, l’Acadie résonne particulièrement en ce moment. Il n’est pas donc étonnant que les exemples de traversée des frontières communautaires donnés précédemment soient acadiens. La nouvelle chaîne Unis TV — qui a pour mission, depuis 2014, de refléter « la diversité de la francophonie canadienne61 » —, a justement demandé au groupe rap acadien Radio Radio, célèbre dans toutes les communautés, de créer sa chanson thème. La chanson en question met précisément l’accent sur la diversité des usages linguistiques franco- canadiens et sur la part qu’ils font au bilinguisme : Toi tu dis qu’t’es prêt », moi j’dis qu’chu paré tourne-la puis a s’envole, moi j’me mets à flyer but c’est all good, oui oui c’est tout’ bon toi tu dis qu’tu l’as, moi j’dis que j’l’avions62. Il ne s’agit pas, dans cette chanson, d’opposer des pratiques périphériques à une norme centrale. Plutôt, le groupe procède à un échantillonnage déhiérarchisé de pratiques diversifiées dont il se fait le rapporteur. À lui seul, il représente déjà une part de la diversité qu’il relaie, puisque ses autres chansons mêlent le chiac et l’acadjonne et qu’il a accordé à ce dernier (le moins connu) une visibilité grandissante au fil de son succès63. 27 Installé à Montréal pendant plusieurs années, Radio Radio s’y est produit régulièrement et a pavé la voie au succès québécois d’autres artistes acadiens dont les chansons en français incluent du chiac et de l’anglais : Lisa LeBlanc, Les Hay Babies, Joseph Edgar… Le 14 juin 2017, ces artistes étaient rassemblés avec de nombreux autres, célèbres ou plus obscurs, se partageant la grande scène extérieure des FrancoFolies à l’occasion d’un spectacle intitulé Acadie Rock, d’après le festival monctonien célébrant la Fête nationale de l’Acadie. Organisé à l’initiative de Joseph Edgar, cet événement était l’aboutissement de la « déferlante acadienne64 » qui submerge le Québec depuis quelques années, et le plus grand rassemblement d’artistes acadiens à y avoir été présenté. La foule y est venue nombreuse. La critique montréalaise s’est montrée favorable, couvrant amplement le spectacle avant sa tenue et le décrivant comme un « feu roulant65 », « une scène musicale riche dans laquelle tous les styles se côtoient66 » dans ses comptes rendus du lendemain.

28 Dans le compte rendu paru dans la revue acadienne en ligne Astheure, Philippe Robichaud en concluait : « l’Acadie rayonne et accueille à la fois67 ». On le voit dans les commentaires qui circulent sur elle à travers la francophonie canadienne minoritaire. Improtéine, groupe d’humour basé à Ottawa, commente dans une capsule l’engouement

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actuel pour l’Acadie et fait la part belle à ses usages linguistiques. Lorsqu’il aborde le chiac, c’est pour en recadrer les éléments distinctifs en lien avec l’ensemble de la francophonie canadienne minoritaire : « on s’entend pour dire que le chiac, là, c’est juste une façon fancy de dire le . Pis le franglais, on le parlait en Ontario ben avant les Acadiens68 ». Le commentaire d’Improtéine n’est sans doute pas fondé sur le plan historique ; en revanche, il est éclairant quant à la mise en commun de ressources linguistiques semblables à laquelle il procède, comme le fait Radio Radio dans « Unis ». 29 L’Acadie n’est pas seule non plus à voir son lien avec les espaces francophones voisins se transformer en même temps que le rapport au bilinguisme minoritaire. Du Québec même, un roman de Janis Locas paru en 2010, La maudite québécoise69, met en scène une journaliste québécoise en poste au Manitoba qui est confrontée à la situation linguistique des minorités franco-canadiennes de l’Ouest. On la voit faire l’étalage de tous les préjugés issus du modèle unilinguiste québécois, mais aussi remettre ces préjugés en question à mesure qu’elle découvre la culture franco-manitobaine. Vandal Love, le foisonnant roman franco-américain de D. Y. Béchard paru en 2006, montre un centre québécois qui ne répond pas aux rêves de ses personnages franco-américains d’origine québécoise. En quête de ses origines, Isa Harvey, petite-fille du Gaspésien Hervé, se passionne pour l’histoire du Québec et pour le français, qu’elle étudie la nuit. Découvrant enfin la terre ancestrale, elle n’y trouve pas le lieu d’appartenance escompté : « She was a foreigner here70. » L’écart noté par Isa n’a pourtant pas fait obstacle à la réception du roman au Québec : il y a été rapidement traduit, bien reçu, puis réédité71. Son auteur a en quelque sorte réussi le voyage de retour qui échappait au personnage d’Isa, comme en témoigne sa participation aux Correspondances d’Eastman, aux côtés d’écrivains québécois. 30 Pas plus que pour ses personnages, cependant, le Québec n’est une « destination définitive72 » pour Béchard. Comme dans les chansons de Radio Radio, il est une escale : « On joue à Paris, Montréal/ Los Angeles/ On va jouer à Japan/ So mets-moi su ta playlist73 ».

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31 L’usage du bilinguisme minoritaire, que les textes abordés ici ont en partage, ne saurait les ramener exactement à la même enseigne, que ce soit sur la base d’une appartenance communautaire, d’affinités esthétiques ou même d’une compréhension similaire des enjeux de ce bilinguisme. Peut-être vaut-il mieux envisager leur assemblage sous le signe des « différenciations solidaires74 » proposées par Cormier et Brun del Re. Plusieurs stratégies, parfois divergentes, d’insertion du bilinguisme minoritaire se côtoient dans ces textes ; plusieurs vernaculaires y sont mis — ou non — à contribution. Tous participent à un remaniement des significations du bilinguisme minoritaire. Tous font voir une nouvelle assurance dans l’écriture de celui-ci.

32 Cette assurance relève-t-elle d’un effet de lecture ou d’une transformation dans les pratiques d’écriture ? Interviewé en préparation du spectacle Acadie Rock, Joseph Edgar explique la « déferlante acadienne » au Québec par une combinaison des deux facteurs : « Le Québec semble s’être ouvert un peu plus, et nous sommes moins peureux75. » Il n’est plus possible de voir le bilinguisme minoritaire uniquement comme le symptôme d’une assimilation en cours76.

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33 Aujourd’hui, le passage d’une langue à l’autre ne s’entend plus seulement comme un passage irréversible du français vers l’anglais. Il peut aussi être fait d’allers-retours constants. Il devient, j’espère l’avoir montré, une ressource, voire un modèle adaptable (« draw on me »). Il génère des relais à travers l’ensemble des littératures franco- canadiennes, dont il bouscule la hiérarchisation.

NOTES

1. Voir par exemple Lucie Hotte, « Littérature et conscience identitaire. L’héritage de CANO », dans Andrée Fortin (dir.), Produire la culture, produire l’identité ?, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, coll. « Culture française d’Amérique », 2000, p. 54. 2. Paul Savoie, « Les Éditions du Blé ont 40 ans », Liaison, no 165, automne 2014, p. 50. 3. Je n’entends pas par là que toutes les productions émanant de toutes ces littératures affichent de tels traits. Plutôt, bien qu’on ne les trouve pas dans chaque œuvre, des pratiques d’écriture bilingues et la transmission d’une expérience de la minorisation sont repérables dans l’ensemble des littératures franco-canadiennes. 4. François Paré, Les littératures de l’exiguïté [1992], Hearst, Le Nordir, 1994, p. 31. 5. J. R. Léveillé, Parade ou les autres, Saint-Boniface, Éditions du Blé, 2005, p. 348. 6. Jacques Godbout, « Avant-propos », dans Roger Auger, Je m’en vais à Régina, Montréal, Leméac, 1976, p. X. J. R. Léveillé relève cette différence dans Parade ou les autres, ouvr. cité, p. 33 et 346. À noter, la pièce a été rééditée au Manitoba. Voir Roger Auger, Suite manitobaine, Saint-Boniface, Éditions du Blé, coll. « Blé en poche », 2007. 7. Karim Larose, La langue de papier. Spéculations linguistiques au Québec, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Espace littéraire », 2004, p. 397. 8. Voir Raoul Boudreau, « L’institutionnalisation inachevée de la littérature acadienne », dans Janine Gallant, Hélène Destrempes et Jean Morency (dir.), L’œuvre littéraire et ses inachèvements, Longueuil, Groupéditions, 2007, p. 156 ; Benoit Doyon-Gosselin, « (In)(ter)dépendance des littératures francophones du Canada », Québec Studies, vol. 49, printemps-été 2010, p. 48-51 ; et Lucie Hotte, « Au-delà de l’exiguïté. Les œuvres de France Daigle, d’Andrée Christensen et de Simone Chaput », dans Jimmy Thibeault et coll. (dir.), Au-delà de l’exiguïté. Échos et convergences dans les littératures minoritaires, Moncton, Perce-Neige, coll. « Archipel/APLAQA », 2016, p. 35-36. 9. Voir François Paré, Les littératures de l’exiguïté, ouvr. cité, p. 10. 10. Louise Ladouceur, « Unilinguisme, bilinguisme et esthétique interculturelle dans les dramaturgies francophones du Canada », International Journal of Francophone Studies, vol. 13, n o 2, 2010, p. 194. 11. Raoul Boudreau, « L’écrivain et les honneurs. La nomination d’Herménégilde Chiasson au poste de lieutenant-gouverneur du N.-B. », Littérature canadienne = Canadian Literature, n o 180, printemps 2004, p. 191. Boudreau fait référence à la position de ceux qu’il appelle « les poètes de Moncton » à l’endroit de Chiasson. 12. Voir Raoul Boudreau, « Antonine Maillet : de figure tutélaire à figure d’opposition en littérature acadienne », dans Chikhi Beïda (dir.), Figures tutélaires, textes fondateurs : francophonie et héritage antique, Paris, Presses de l’Université ParisSorbonne, 2009, p. 333. 13. Voir Nicole Nolette, « Un théâtre en trois D dans l’Ouest canadien », dans le présent dossier.

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14. Ariane Brun del Re, « Le régionalisme dans la littérature franco-ontarienne », Liaison, n o 169, automne 2015, p. 8, 10. 15. Rainier Grutman, « Écriture bilingue et loyauté linguistique », Francophonie d’Amérique, n o 10, 2000, p. 145. 16. Lucie Hotte, « Au-delà de l’exiguïté », art. cité, p. 36. 17. François Paré, Les littératures de l’exiguïté, ouvr. cité, p. 31. 18. Benoit Doyon-Gosselin, « (In)(ter)dépendance », art. cité, p. 56. 19. « the construction of a “new” Franco-Canada reactualises and revalorises elements and traits devalorised and rejected by post-Quiet Revolution Quebec’s discursive construction of the old French Canada » (Pamela Sing, « Writing the hinterland (back) into the heartland : the Franco- Canadian Farouest in two novels by Nicolas Dickner and D. Y. Béchard », British Journal of Canadian Studies, vol. 24, no 2, 2011, p. 226 ; toutes les traductions du texte de Sing sont les miennes). 20. « in the context of today’s world, where mobility constitutes an almost stereotypically privileged theme, […] Quebec may continue to be thought of as the centre[…, but] the transnational shift has consequences for the type of relationships between that “centre” and its various hinterlands ». La notion d’hinterland renvoie à l’idée d’arrière-pays (Pamela Sing, « Writing the hinterland », art. cité, p. 226). 21. Jean Morency, « De la nationalité à la régionalité. La reconfiguration actuelle des littératures francophones au Canada », dans Jimmy Thibeault et coll. (dir.), Au-delà de l’exiguïté, ouvr. cité, p. 19. Pour la première formulation de cette idée, voir Jean Morency, « Dérives spatiales et mouvances langagières. Les romanciers contemporains de l’Amérique canadienne-française », Francophonies d’Amérique, no 26, 2008, p. 28-29. 22. Pénélope Cormier et Ariane Brun del Re, « Vers une littérature franco-canadienne ? Bases conceptuelles et institutionnelles d’un nouvel espace littéraire », dans Jimmy Thibeault et coll. (dir.), Au-delà de l’exiguïté, ouvr. cité, p. 66. 23. « linguistic minorities are suddenly fashionable icons of the new hybridity » (Monica Heller, Linguistic Minorities and Modernity. A Sociolinguistic Ethnography, Londres/New York, Addison Wesley Longman, coll. « Real language », 1999, p. 15-16 ; je traduis). Dans un texte de 2003, Monica Heller et Normand Labrie distinguent trois types de discours sur la langue en milieu franco-canadien : le discours traditionnaliste (qui correspond à l’idée d’une nation canadienne- française disséminée à travers l’Amérique), le discours modernisant (sur lequel le nationalisme politique québécois a appuyé sa légitimité) et le discours mondialisant (grâce auquel le plurilinguisme des minorités linguistiques peut être mis en valeur). Voir Monica Heller et Normand Labrie, « Langue, pouvoir et identité. Une étude de cas, une approche théorique, une méthodologie », dans Monica Heller et Normand Labrie (dir.), Discours et identités. La francité canadienne entre modernité et mondialisation, Fernelmont, Éditions modulaires européennes, 2003, p. 9-39. 24.« Peripheral multilingualism gains value on the global stage as a way to authenticate Acadian artistic production […, which] allows for the emergence of a cosmopolitan, postnationalist, stance among young Acadian artists. […] Acadian artists mobilize local forms of multilingualism to index their peripheral cultural position, to present themselves as counter-cultural, and to construct Acadian identity as cool for global niche markets » (Mireille McLaughlin, « What Makes Art Acadian ? », dans Sari Pietikäinen et Helen Kelly-Holmes [dir.], Multilingualism and the Periphery, Oxford/New York, Oxford University Press, 2013, p. 35-36 ; je traduis). 25. Louise Ladouceur, « Unilinguisme, bilinguisme et esthétique interculturelle », art. cité, p. 192. 26. Louise Ladouceur, « Unilinguisme, bilinguisme et esthétique interculturelle », art. cité, p. 183 ; l’auteure souligne. 27. Louis Patrick Leroux, « L’influence de Dalpé (ou comment la lecture fautive de l’œuvre de Dalpé a motivé un jeune auteur chiant à écrire contre lui) », dans Stéphanie Nutting et François

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Paré (dir.), Jean Marc Dalpé. Ouvrier d’un dire, Sudbury, Prise de Parole/Institut franco-ontarien, coll. « Agora », 2007, p. 299. 28. Voir Louis Patrick Leroux, Le beau prince d’Orange, Hearst, Le Nordir, 1994. L’édition employée ici est celle des Auteurs dramatiques en ligne, 2008, p. 45. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle BP, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. 29. Lucie Hotte, « Postmodernisme et critique sociale dans le théâtre de Patrick Leroux », Littérature canadienne = Canadian Literature, no 187, hiver 2005, p. 25. 30. Nicole Nolette, « “Words are not simple playthings !” L’hétérolinguisme théâtral chez Patrick Leroux », Linguistica Antverpiensia, New Series. Themes in Translation Studies, no 13, 2013, p. 63. 31. Jean Babineau, Bloupe, Moncton, Éditions d’Acadie, 1993, p. 27. Désormais, les références à ce roman seront indiquées par le sigle BL, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. L’analyse qui suit poursuit celle que j’ai offerte dans Des langues en partage ? Cohabitation du français et de l’anglais en littérature contemporaine, Montréal, XYZ, 2010, p. 339-376. 32. Clint Bruce, « L’impossible langue américaine du romancier acadien Jean Babineau », Québec Studies, vol. 43, printemps-été 2007, p. 40 et 29-30. 33. France Daigle, Pas pire, Moncton, Éditions d’Acadie, 1998, Un fin passage, Montréal, Boréal, 2001, Petites difficultés d’existence, Montréal, Boréal, 2002 et Pour sûr, Montréal, Boréal, 2011. 34. Louise Ladouceur, « Unilinguisme, bilinguisme et esthétique interculturelle », art. cité, p. 192. 35. Marc Prescott, Sex, Lies et les Franco-Manitobains [2001], 2 e édition revue et modifiée par l’auteur, Saint-Boniface, Éditions du Blé, coll. « Blé en poche », 2013, p. 19. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle SL, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. 36. Voir, par comparaison, Marc Prescott, Big, Bullshit, Sex, Lies et les FrancoManitobains, Saint- Boniface, Éditions du Blé, coll. « Rouge », 2001, p. 50-51. Ladouceur revient sur cet ajout dans sa préface à l’édition de 2013, « Défense et illustration du bilinguisme et de la diversité culturelle », SL, p. 9. 37. Nicole Nolette, Jouer la traduction. Théâtre et hétérolinguisme au Canada francophone, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, coll. « Regards sur la traduction », 2015, p. 68. 38. Nicole Nolette, Jouer la traduction, ouvr. cité, p. 71. 39. Voir Nicole Nolette, Jouer la traduction, ouvr. cité, p. 10. Voir aussi Traduire la dualité linguistique de l’Ouest canadien pour la scène anglophone, mémoire de maîtrise, Edmonton, Campus Saint-Jean, Université de l’Alberta, 2008. 40. Une section de mon livre Des langues en partage ? (paru à Montréal 17 ans après Bloupe) y est consacrée. Voir Catherine Leclerc, Des langues en partage ?, ouvr. cité. 41. Raoul Boudreau, « Compte rendu de Bloupe de Jean Babineau », Revue de l’Université de Moncton, vol. 30, no 1, 1997, p. 136. 42. Raoul Boudreau, « L’hyperbole, la litote, la folie. Trois rapports à la langue dans le roman acadien », dans Lise Gauvin (dir.), Les langues du roman. Du plurilinguisme comme stratégie textuelle, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1999, p. 83. Dans les cours de littérature acadienne que j’ai donnés à l’Université McGill, l’œuvre de Babineau a été la plus difficile à transmettre. Lucie Hotte relate une expérience similaire au Département de français de l’Université d’Ottawa (conversation personnelle, 26 mai 2017). 43. Alain Masson, Lectures acadiennes. Articles et comptes rendus sur la littérature acadienne depuis 1972, Moncton, Perce-Neige, en collaboration avec L’Orange bleue éditeur, 1994, p. 59. 44. L’acadjonne est un dialecte du français acadien parlé dans la région de la Baie Sainte-Marie en Nouvelle-Écosse. Il ressemble au chiac en ce que les deux intègrent à la fois de l’anglais et des termes français jugés archaïques ailleurs dans la francophonie. Des connotations différentes leurs sont toutefois rattachées : pour l’acadjonne, l’idée qu’il s’agit de « la langue acadienne la plus authentique » du fait de l’établissement en ce lieu de la première colonie française en

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Amérique est mise de l’avant (Mélanie LeBlanc, Idéologies, représentations linguistiques et construction identitaire à la Baie-Sainte-Marie, NouvelleÉcosse, thèse de doctorat, Moncton, Université de Moncton, 2012, p. 57) ; pour le chiac, c’est le lien à l’anglais et ses limites dans un contexte francophone qui a été souligné (voir Catherine Leclerc, « Ville hybride ou ville divisée : à propos d’une ambivalence productive », Francophonies d’Amérique, no 22, p. 157-161 ; Annette Boudreau et Françoise Gadet, « Attitudes en milieu minoritaire : l’exemple de l’Acadie », dans Ambroise Queffelec [dir.], Francophonies : recueil d’études offert en hommage à Suzanne Lafage, Paris, Didier, 1998, p. 58). En même temps, résultat d’une présence acadienne plus importante au Nouveau- Brunswick qu’en Nouvelle-Écosse, le chiac a été véhiculé par un plus grand nombre d’artistes et s’est davantage fait connaître que l’acadjonne. Chacun de ces dialectes suit ses règles propres, de sorte que leurs locuteurs respectifs les distinguent aisément. Sur la confusion entre les deux ayant parfois cours au Québec, voir Virginie Daigle, « “Le succès du rap est dans son ouverture” », entrevue avec les membres de Radio Radio, Le Délit, mis en ligne le 10 février 2015, consulté le 23 juin 2017, URL : http://www.delitfrancais.com/2015/02/10/le-succes-du-rap-est-dans-son- ouverture/. 45. Georgette LeBlanc, Alma [2006], Moncton, Perce-Neige, 2007, p. 10. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle A, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. 46. Voir Raoul Boudreau, « L’institution littéraire acadienne : une étoile qui s’étiole ? Bilan et perspectives », dans Benoit Doyon-Gosselin, David Bélanger et Cassie Bérard (dir.), Les institutions littéraires en question dans la Franco-Amérique, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Culture française d’Amérique », 2014, p. 14. 47. Sur cet aspect du texte, voir Jimmy Thibeault, « Dire l’Acadie autrement : la reconfiguration des espaces identitaires acadiens dans la poésie récente », dans Jimmy Thibeault et coll. (dir.), Au- delà de l’exiguïté, ouvr. cité, p. 132-144. 48. Que Georgette LeBlanc ait fait partie d’un groupe d’auteurs acadiens de la Baie Sainte-Marie qui, autour de la revue littéraire Feux chalins, ont travaillé à créer une langue littéraire apte à transcrire l’acadjonne sans devenir illisible pour un lectorat francophone élargi contribue sans doute à la maîtrise dont elle fait preuve dans Alma. Voir Mélanie LeBlanc, Idéologies, représentations linguistiques et construction identitaire à la Baie-Sainte-Marie, ouvr. cité, p. 98-101. À noter également que Georgette LeBlanc a fait une thèse de doctorat à l’Université de la Louisiane à Lafayette sous la direction de Barry Jean Ancelet, lui-même spécialiste de la transcription à l’écrit des vernaculaires acadiens et . 49. Sur cet aspect du texte, voir Catherine Leclerc, « “Écriture sauvage”, tradition, et renouvellement en poésie acadienne », Québec Studies, n o 43, 2007, p. 59 ; et Raoul Boudreau, « L’institution littéraire acadienne », art. cité, p. 14. 50. France Daigle, Pour sûr, ouvr. cité, p. 438 ; je souligne. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle PS, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. 51. Pénélope Cormier, Écritures de la contrainte en littérature acadienne : France Daigle et Herménégilde Chiasson, thèse de doctorat, Montréal, Université McGill, 2014, p. 133. 52. Raoul Boudreau, « L’institution littéraire acadienne », art. cité, p. 14. 53. Pénélope Cormier, Écritures de la contrainte, ouvr. cité, p. 136. 54. Julien Lefort-Favreau, « Chiac, langue première, langue littéraire », Liberté, vol. 54, n° 2, 2013, p. 30. 55. Godbout présente Je m’en vais à Régina comme « le mélodrame québécois transposé » (« Avant- propos », dans Roger Auger, Je m’en vais à Régina, ouvr. cité, p. XI). 56. Julien Lefort-Favreau, « Chiac », art. cité, p. 30. 57. Julien Lefort-Favreau, « Chiac », art. cité, p. 31.

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58. Dans la catégorie Romans et nouvelles, Jean Marc Dalpé remportait ce prix pour Un vent se lève qui éparpille en 2000 ; Gabrielle Roy pour Ces enfants de ma vie en 1977 ; et Antonine Maillet pour Don l’Orignal en 1972. On notera que Roy et Maillet se sont établies au Québec pour mener l’essentiel de leur carrière d’écrivaine, ce qui n’est pas le cas de Daigle. 59. Outre les prix précédemment mentionnés, LeBlanc a remporté le prix québécois Émile- Ollivier pour Amédé (Moncton, Perce-Neige, 2010), et le Prix Chefd’œuvre de la Lieutenante- gouverneure de la Nouvelle-Écosse pour Alma et Amédé. Elle est présentement poète officielle du Parlement canadien. 60. Raoul Boudreau, « L’institution littéraire acadienne », art. cité, p. 14. 61. TV5 Québec Canada, « Unis TV », Profil de la société, s. d., consulté le 2 juin 2017, URL : http:// unis.ca/corporatif/profil-societe. 62. Radio Radio, « Unis », mis en ligne le 30 juillet 2015, consulté le 2 juin 2017, URL : https:// www.youtube.com/watch?v=HPmut9FIvb8 ; le texte est une transcription de la vidéo. 63. Voir Virginie Daigle, « Le succès du rap est dans son ouverture », art. cité. 64. Sylvain Cormier, « La soirée Acadie rock, pour quoi faire ? », Le Devoir, mis en ligne le 12 juin 2017, consulté le 23 juin 2017, URL : http://www.ledevoir.com/ culture/musique/501005/la- soiree-acadie-rock-pourquoi-faire. 65. Philippe Renaud, « “Acadie Rock” : comme un air de », Le Devoir, mis en ligne le 15 juin 2017, consulté le 17 juin 2017, URL : http://www.ledevoir.com/culture/musique/501289/ critique-spectacle-acadie-rock-comme- un-air-de-tintamarre. 66. Vanessa Guimond, « Un party 100 % acadien », Journal de Montréal, mis en ligne le 14 juin 2017, consulté le 17 juin 2017, URL : http://www.journaldemontreal. com/2017/06/14/un-party-100- acadien. 67. Philippe Robichaud, « L’Acadie est une fête », Astheure [En ligne], mis en ligne le 21 juin 2017, consulté le 21 juin 2017, URL : https://astheure.com/2017/06/21/ lacadie-est-une-fete-philippe- robichaud/. 68. Improtéine, « Pour ou contre les Acadiens », TFO, produit en 2015, consulté le 17 juin 2017, URL : https://www.tfo.org/fr/univers/tfo-247/100589055/l-acadie- inspire-improteine. 69. Janis Locas, La maudite Québécoise. Roman nationaliste [2010], Montréal, Tryptique, 2012. 70. D. Y. Béchard, Vandal Love, Toronto, Doubleday Canada, 2006, p. 160. Ce roman fait partie des textes analysés par Sing dans « Writing the hinterland », art. cité. 71. D. Y. Béchard, Vandal love, ou Perdus en Amérique, trad. de Sylvie Nicolas, Montréal, Québec Amérique, 2008 ; Montréal, Alto, 2016. Danielle Laurin en parle comme d’« [u]n livre étonnamment puissant » (« Partir, errer, revenir, écrire », Le Devoir, mis en ligne le 19 janvier 2008, consulté le 7 juin 2017, URL : http://www.ledevoir.com/culture/livres/172383/partir-errer- revenir-ecrire). 72. « definitive destination » ; je traduis (Pamela Sing, « Writing the hinterland », art. cité, p. 233). 73. Radio Radio, « Bingo », Cliché hot, Montréal, Bonsound, 2008. 74. Pénélope Cormier et Ariane Brun del Re, « Vers une littérature franco-canadienne ? », art. cité, p. 64. 75. Sylvain Cormier, « La soirée Acadie rock », art. cité ; l’auteur souligne. 76. Il me semble révélateur que même ses détracteurs en conviennent. Par exemple, lorsqu’Antoine Robitaille le dénonce dans Le Devoir, il juge nécessaire de lui concéder un attrait justifié : « Malgré leur je-ne-sais-quoi d’indiscutablement inventif et créatif, ces textes semblent être empreints des pires stigmates du statut minoritaire » (« ADISQ — Un défi poétique », Le Devoir, p. A 6, mis en ligne le 30 octobre 2012, consulté le 10 août 2018, URL : https:// www.ledevoir.com/opinion/editoriaux/362653/adisq-un-defi-poetique). Sur la réception largement positive de Radio Radio au Québec, voir Catherine Leclerc, « Radio Radio à Montréal : “la right side of the wrong” », Revue de l’Université de Moncton, vol. 47, no 2, 2016, p. 95-128.

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RÉSUMÉS

Après s’être atomisé à la suite de la nationalisation de la littérature québécoise, l’espace littéraire franco-canadien semble être en voie de se reconstituer, sur de nouvelles bases. Le présent article fait l’étude de ce phénomène à partir de deux traits que les littératures des minorités francophones du Canada ont en partage : le bilinguisme et la minorisation. Ces deux traits sont précisément ceux dont le Québec s’est délesté au moment où il se constituait en culture nationale. Aujourd’hui, pourtant, ils se voient octroyer une nouvelle valeur. Or, les transformations en cours dans l’espace littéraire franco-canadien et dans les idéologies linguistiques sur le contact du français avec l’anglais coïncident. Alors que le Québec s’était servi du bilinguisme minoritaire comme repoussoir, ce bilinguisme gagne à présent en statut, jusqu’à servir de modèle. S’ensuit un réaménagement des rapports hiérarchiques existant entre les divers espaces littéraires franco-canadiens, voire à l’intérieur de chacun d’eux, de même que des relais inédits des uns aux autres. Le présent article retrace ce réaménagement en se penchant sur certains textes francocanadiens hétérolingues clés des dernières décennies, ainsi que sur leur réception.

After being fragmented following the nationalization of Quebec literature, the French-Canadian literary space seems to be rebuilding itself on new foundations. The present article examines this phenomenon via two characteristics shared by Canada’s Frenchspeaking minorities – bilingualism and minoritization –, the very ones discarded in Quebec during the creation of its national culture. Today, however, they are being given new value. This is because transformations in the French-Canadian literary space now coincide with those in linguistic ideologies regarding the contact between French and English. Whereas Quebec had used minority bilingualism as a foil, bilingualism is currently gaining status to the point of serving as a model. The result is a rearrangement of 1) the hierarchical relations between—and even within—each of the various French-Canadian literary spaces and 2) new intertextual relays. The present article retraces this rearrangement through a discussion of certain key heterolingual French-Canadian texts of recent decades and their reception.

AUTEUR

CATHERINE LECLERC

Université McGill Catherine Leclerc est professeure au Département de langue et littérature françaises de l’Université McGill. Ses travaux portent sur l’hétérolinguisme des minorités de langues officielles au Canada, de même que sur la traduction de cet hétérolinguisme. Elle a fait paraître des articles sur ces sujets dans divers ouvrages collectifs et revues, comme Méta, Québec Studies, Voix et images et La revue de l’Université de Moncton. Son étude Des langues en partage ? Cohabitation du français et de l’anglais en littérature contemporaine (XYZ, 2010) lui a valu le prix Gabrielle-Roy 2010 de l’Association des littératures canadiennes et québécoise. Ses recherches actuelles s’intéressent à l’hétérolinguisme dans la littérature et la chanson acadiennes, en lien avec les changements en cours dans les idéologies linguistiques.

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Un théâtre en trois D dans l’Ouest canadien A 3D theatre in the Canadian West

Nicole Nolette

NOTE DE L’ÉDITEUR

DOI de cet article sur Érudit : https://doi.org/10.7202/1059419ar

La francophonie canadienne en blocs

1 Le 5 novembre 2016, le dramaturge, comédien et traducteur Jean Marc Dalpé, connu entre autres pour son association au Théâtre du Nouvel-Ontario de Sudbury plus de vingt-cinq ans plus tôt, était interviewé dans les pages du quotidien La Presse. L’entrevue avait pour cadre la présentation, sur les planches montréalaises, de deux de ses projets : le premier, son adaptation du récit Une femme à Berlin de Marta Hillers, dans une mise en scène de Brigitte Haentjens à l’Espace Go ; le deuxième, l’adaptation de son propre roman Un vent se lève qui éparpille à La Licorne. Pourtant, ni les questions, ni les réponses de l’entrevue ne portaient sur ces deux projets. L’entrevue était plutôt l’occasion pour Jean Marc Dalpé et son interviewer Marc Cassivi de revenir sur la perspective identitaire d’un Franco-Ontarien domicilié à Montréal depuis un quart de siècle et de réfléchir aux rapports entre le Québec et les francophonies canadiennes qui débordent de ses frontières. À la question « As-tu l’impression qu’on a au Québec une vision folklorique de la francophonie canadienne ? », Dalpé offrait la réponse suivante : Il y a une grande ignorance à mon avis. […] Ça date du milieu des années 60, à l’époque des États généraux du Canada français. C’est là qu’il y a eu une grande rupture. Le Québécois est né… […] Le mot « Québécois, dans le sens d’une citoyenneté, n’existait pas avant ça. Il a incarné un certain nationalisme de l’époque qui avait évidemment sa raison d’être, on s’entend. Mais ç’a été l’occasion d’une brisure avec les deux autres blocs francophones du Canada, unis jusque-là : c’est-à-

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dire le bloc acadien et le bloc de l’Ouest, qui comprend l’Ontario. On s’est retrouvés un peu « orphelins » d’un Canada français qui n’existait plus. Le gros morceau était parti1. Dans cet article, je m’intéresserai à cette rupture du Canada français qui a mené à sa « brisure » en « blocs » régionaux en suggérant qu’on assiste, depuis les années 1990, à la solidarisation de ces « blocs », de sorte qu’il est maintenant possible de parler d’une littérature franco-canadienne, singulière mais non homogène. 2 Pénélope Cormier et Ariane Brun del Re ont déjà documenté la manière dont des solidarités différentielles se tissent entre les littératures franco-ontarienne, acadienne, franco-manitobaine, fransaskoise, franco-albertaine et franco-colombienne d’un point de vue institutionnel. Comme elles l’expliquent, « [i]l est possible […] d’envisager une littérature franco-canadienne tout comme des littératures franco-canadiennes 2 » en croisant la notion de solidarité entre les petites cultures, fondamentale aux « littératures de l’exiguïté » selon François Paré, à celle de la différenciation des littératures les unes par rapport aux autres, illustrée par Pascale Casanova dans La République mondiale des lettres3. Suivant ces approches complémentaires, Cormier et Brun del Re identifient différents niveaux de « différenciation solidaire » de la littérature franco- canadienne : un rapport continu avec le Québec et une reconnaissance accrue de sa part, une concentration institutionnelle à Ottawa, ainsi que des liens entre les espaces littéraires qui ne passent pas par un centre québécois. Comme elles le constatent, ces premières différenciations solidaires en dévoilent déjà d’autres, aptes à mettre en évidence les positions hiérarchiques entre les différents espaces littéraires4.

3 De mon côté, j’ai montré qu’un regard d’ensemble sur les pratiques théâtrales de l’Acadie, de l’Ontario français et de l’Ouest canadien francophone permet de distinguer certains « airs de famille » indéniables, dont une cinquantaine d’années d’expérimentation plurilingue et ludique5. Dans cette configuration, les institutions théâtrales acadiennes semblent également se différencier à l’égard des formes de jeu plurilingue : elles s’ouvrent aux dialectes acadiens, mais acceptent peu le jeu théâtral en anglais ou l’apposition des surtitres comme en Ontario et dans l’Ouest. Les airs de famille entre les pratiques théâtrales et littéraires franco-canadiennes ont toujours été plus évidents dans l’Ouest canadien, qui regroupe la Colombie-Britannique, l’Alberta, la Saskatchewan et le Manitoba. Dans ces provinces à faible institutionnalisation littéraire francophone, des rapports intertextuels sporadiques retracent un espace et un imaginaire partagés. C’est le cas, par exemple, de la Franco-Albertaine et Franco- Colombienne Marguerite-A. Primeau, qui puise à l’imaginaire des éléments qu’elle lit chez la Franco-Manitobaine Gabrielle Roy pour écrire de la prose, sachant qu’elle sera elle-même lue en surimpression de l’œuvre de la célèbre romancière de l’Ouest canadien6. Jean Marc Dalpé convoque quant à lui une autre conception du « bloc de l’Ouest, qui comprend l’Ontario » autant que les Prairies et la Colombie-Britannique. C’est dans l’optique de ce commentaire de Dalpé, et en prenant le dramaturge lui-même comme exemple, que je propose maintenant d’explorer les ramifications de la notion de la différenciation solidaire sur la filiation littéraire de l’écriture théâtrale dans « le bloc de l’Ouest » canadien.

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Un théâtre en trois D dans le bloc de l’Ouest

4 Se distinguant de la littérature diffusée par l’objet-livre, le théâtre offre une excellente porte d’entrée pour la réflexion sur la littérature franco-canadienne et ses différenciations solidaires. L’établissement à Ottawa de réseaux institutionnels pancanadiens comme l’Association des théâtres francophones du Canada et la biennale Zones théâtrales du Théâtre français du Centre national des arts a permis aux artistes des différents espaces franco-canadiens de se rencontrer, d’échanger, de se voir et de s’entendre. Mais, alors même que des principes de collaboration et de solidarité animent ces échanges, dans un esprit de différenciation de la métropole montréalaise, une certaine hiérarchie régionale s’impose. Des artistes du Manitoba, de la Saskatchewan, de l’Alberta et de la Colombie-Britannique se sont différenciés autant qu’ils ont emprunté aux figures tutélaires, aux thématiques et aux procédés stylistiques de deux centres : celui du Québec et celui de l’Ontario. Plus encore, dans certains cas, comme celui de Jean Marc Dalpé qui est rattaché à ces deux espaces, les processus de solidarisation originaires de l’Ouest canadien brouillent les lignes entre une littérature franco-canadienne qui inclut le Québec par rapport à une autre qui l’exclut7. En revanche, ces emprunts provoquent parfois des ruptures partielles par rapport aux modèles provinciaux ou régionaux (des Prairies ou de l’Ouest), de sorte que les frontières mêmes entre ces différents espaces s’estompent.

5 Ce sont ces processus d’emprunt que je propose d’explorer dans cette étude en examinant les pratiques d’écriture dramatique et de traduction théâtrale de Marc Prescott, du Manitoba, et de Gilles Poulin-Denis, originaire de la Saskatchewan mais résident de longue date de Vancouver et associé à Ottawa pour son mandat de directeur artistique de la biennale Zones théâtrales. Je montrerai comment ces derniers empruntent à l’esthétique des « trois D », selon le terme affectueux par lequel l’institution littéraire franco-ontarienne désigne le groupe composé de Jean Marc Dalpé, Robert Dickson et Patrice Desbiens, trois figures qu’elle a consacrées comme typiquement franco-ontariennes8. Par ces études de cas, je ferai voir que l’apport de l’appellation « littérature franco-canadienne » (sans le Québec) se situe autant dans l’appareil institutionnel qu’elle permet de soutenir que dans la valeur des analyses intertextuelles qu’elle peut soulever9. 6 Paradoxalement, les référents des trois D réapparaissent dans l’Ouest canadien alors même qu’ils étaient remis en question en Ontario français. Esquissée à très grands traits, l’esthétique des trois D se distingue par sa représentation des espaces du Nord de l’Ontario (rebaptisé Nouvel-Ontario dans certains poèmes, chansons et pièces de théâtre10) et par l’hybridation culturelle qui s’y manifeste. D’un point de vue stylistique, elle se caractérise par le ployage de la langue française à une oralité marquée, à des jurons et à des emprunts de l’anglais. Ce corpus produit par Desbiens, Dickson et Dalpé au cours des années 1970 et 1980 allait être abordé comme une entité cohésive métonymique de l’identité franco-ontarienne et consacré comme tel par l’institution littéraire naissante11. Et, par ricochet, les trois D allaient devenir des figures tutélaires pour les auteurs qui se démarqueraient au cours des décennies suivantes, Michel Ouellette en tête. C’est ainsi que tout un pan du théâtre créé (du moins partiellement) en français en Ontario a été mis de côté : selon Joël Beddows, en favorisant les trois D, l’institution théâtrale franco-ontarienne et les chercheurs qui l’ont étudiée ont « privilégié l’hybridité linguistique, mais pas le bilinguisme, ni dans son

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fonctionnement, ni dans sa dramaturgie12 ». Le vent allait cependant tourner et amoindrir l’influence des trois D. 7 Dans l’histoire qu’elle écrit du théâtre franco-ontarien, Jane Moss identifie un tournant vers des esthétiques post-identitaires à partir du milieu des années 1990. Les artistes de théâtre de l’Ontario français se tournent alors vers d’autres enjeux et vers des conventions avant-gardistes ou postmodernes : on retrouvera désormais dans ce théâtre « [l]a vie intime, les fantasmes sexuels, les mythes, la Bible, l’histoire des Autres, la science et la technologie moderne[,…] les mises en abyme, spectacles multimédias, textes éclatés et métathéâtraux, psychodrames13 ». Patrick Leroux, en particulier, allait se révolter contre le modèle établi autour de précurseurs considérés comme encore trop rattachés au phénomène identitaire. Pour se dégager de l’impasse du « discours monolithique14 » de ce qu’il a appelé « l’influence de Dalpé », Leroux posait de nouveaux jalons pour le théâtre franco-ontarien dans ses œuvres-manifestes : Dorénavant, mes personnages ne parleraient pas cette langue [celle de Dalpé]. Ils parleraient ou bien le français, ou bien l’anglais. Non pas par pudibonderie élitiste, mais par souci de vérité, de vraisemblable. Par désir de voir représentée la mienne, ma langue. Mes personnages seraient éduqués, voire trop éduqués pour leurs fonctions sociales ; ils seraient cosmopolites ; jamais je ne mettrais en scène quelqu’un qui en saurait moins que moi, qui ne pourrait s’exprimer subtilement, à moins bien sûr que je n’écrive une comédie aux masques grossissants. La musicalité de mes répliques serait issue de Schönberg, Reich, Glass. Jamais, au théâtre, je n’utiliserais le terme Franco-Ontarien ni aucun lieu traditionnellement reconnu comme franco-ontarien. (LDD, p. 299) Sans utiliser le terme Franco-Ontarien, ni celui de Franco-Canadien, et contrairement à Louis Patrick Leroux, Marc Prescott et Gilles Poulin-Denis, qui écrivent après Leroux, ont recours à la langue française teintée d’anglais de Dalpé, à des personnages qui en « savent moins » qu’eux, ainsi qu’aux lieux traditionnellement reconnus comme franco- ontariens. Ils réécrivent à leur façon l’œuvre phare de Dalpé, Le chien, pour s’en solidariser comme pour s’en différencier.

Reprendre la langue de Dalpé

8 C’est Marc Prescott qui, après avoir confronté différents registres du français, de l’anglais et du mélange des deux langues dans sa première pièce Sex, lies et les Franco- Manitobains, se tourne le premier vers la langue de Dalpé. Dans une fine analyse de ce qu’elle appelle « la parole composite de Marc Prescott », Sandrine Hallion Bres décortique ce français oral populaire et ses multiples formes d’insertion de l’anglais : l’alternance des codes d’une phrase à l’autre ou à l’intérieur d’une même phrase, les emprunts, les néologismes et les calques lexicaux ou syntaxiques15. L’exemple qu’elle fournit d’un néologisme inspiré de l’anglais est tiré du texte Bullshit, présenté au Cercle Molière de Saint-Boniface en 2001 : « Pis là, les spectateurs commencent à “booer” pis à lancer des vidanges sua scène16. » Pour Hallion Bres, la manière qu’a Prescott de faire intervenir des marques d’oralité et d’anglais dans ses textes dramatiques « ancr[e] ses œuvres dans des contextes régional et géographique particuliers17 », ceux du Manitoba, mais plus généralement du Canada anglophone où le français est une langue minorisée.

9 Des exemples de cette « parole composite » se trouvent également dans le conte urbain subséquent de Prescott, Big, présenté en juin 1998 non pas au Manitoba, mais au Théâtre du Nouvel-Ontario à Sudbury, lors d’une soirée franco-canadienne dans le

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cadre du Forum sur la situation des arts au Canada français. Déjà, le contexte institutionnel rassemblait des intervenants, artistes et chercheurs des différents blocs de la francophonie canadienne. Le spectacle mettait en valeur des dramaturges de l’Acadie (Herménégilde Chiasson), du Québec (Yvan Bienvenue), de l’Ontario (Jean Marc Dalpé et Patrick Leroux), du Manitoba (Marc Prescott) et de l’Alberta (Manon Beaudoin). Dans le conte de Prescott, un ancien toxicomane raconte les retombées des promesses faites à son meilleur ami lors d’une soirée de fête. Ce conteur s’intègre aisément à la tradition de Desbiens et de Dalpé (qui présentait lui-même un conte lors de la même soirée), dont les personnages sont des perdants au discours en « chaîne incantatoire de jurons et […] de provocations en anglais18 », truffé de « marques de commerce anglo-américaines19 ». Le passage suivant de Big, par exemple, contient des références presque identiques à un passage du Chien de Dalpé. On y retrouve une oralité semblable, l’emprunt partagé « man » et même une marque de motocyclette inchangée : Là, c’est pas compliqué, man — là, y faut que tu liches le tapis. Enwoye, Big, liche ! Come on ! Mets ta langue sul tapis, Big ! Enwoye ! Attaboy ! Viens voir pôpa. Dis allô à pôpa. Harley fuckin’ Davidson ! Rock’n’Roll, estie !20 « Lookin’ fine, man… Lookin’ mighty fuckin’ fine, man… ! » J’me suis rendu jusqu’à San Francisco là-dessus. Cent milles à l’heure qu’a faisait sur les lignes drettes dans l’désert, la vieille Harley ! Cent mille à l’heure ! […] Free Spirit ostie ! James Dean Easy Rider Sacrament21 ! Les ressemblances évidentes entre les deux textes mettent en relief certaines petites différences graphiques, celles entre « estie » (Prescott) et « ostie » (Dalpé), par exemple, ou entre la condensation de « sul » (Prescott) et l’apostrophe dans « l’désert » (Dalpé). 10 Comme le note Nicole Côté, l’hétérolinguisme chez Marc Prescott se modifie assez radicalement dans la pièce de théâtre Fort Mac, créée pour l’UniThéâtre à Edmonton en 2007. La pièce décrit l’arrivée à Fort McMurray et l’autodestruction spectaculaire de trois Québécois : Jaypee, décrit comme un « petit magouilleur québécois22 », sa conjointe Mimi et la sœur de celle-ci, Kiki. Ils y rencontrent un « Franco-Albertain enlisé sur place23 », Maurice. La langue hybride à la Dalpé, qui était jusqu’alors connotée positivement par Prescott (car elle faisait correspondre le contexte minoritaire aux personnages), se transforme alors en signe de l’affectation du Québécois migrant dans l’Ouest canadien, en « hétéroglossie brinquebalante [qui] prend la valence négative du personnage contaminé par les valeurs du néolibéralisme, associé ici à l’hégémonique anglais24 ». C’est dire que la langue de Dalpé reprise par Prescott perd sa valeur d’imitation respectueuse lorsque ce dernier la prête au québécois plutôt qu’au franco-ontarien.

11 La langue (franco-ontarienne) de Dalpé sert pourtant à la réécriture ainsi qu’à la traduction de la pièce Fort Mac en 2011. La compagnie éphémère de Prescott, le Théâtre Vice Versa Theatre, reprenait la pièce à Winnipeg, mais en la produisant en alternance en français et en anglais selon la soirée, avec les mêmes comédiens bilingues. Contrairement à la version présentée à Edmonton, dans celle-ci, l’origine des personnages est redistribuée en anglais comme en français. Jaypee est toujours Québécois, mais les sœurs Mimi et Kiki viennent maintenant de Sudbury. En français, elles sont Franco-Ontariennes. En anglais, elles sont tout simplement Ontarian. Ces nouvelles attributions permettent à Prescott de s’inscrire, dans les deux cas, dans la filiation de Dalpé. D’une part, les personnages féminins reprennent la langue hybride de Dalpé en français et situent cette langue comme relevant du nord de l’Ontario. D’autre part, la traduction vers l’anglais ontarien, qui gomme toute trace de l’hybridité

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linguistique, ressemble elle-même aux traductions de Dalpé effectuées par Maureen Labonté en collaboration avec l’auteur. C’est ainsi, en effet, que Louise Ladouceur décrit la stratégie d’effacement dans les traductions de Labonté et Dalpé : « Si elle évite le piège de l’exotisme, cette stratégie a toutefois pour résultat d’annuler la dualité linguistique inhérente au texte de départ et qui est au cœur même de la problématique identitaire et culturelle des communautés francophones minoritaires du Canada25. » Chez Prescott, cette stratégie a aussi pour résultat de relier l’auteur-traducteur franco- manitobain à l’auteur-traducteur franco-ontarien. Sur le mode de la différenciation solidaire, et par un transfert identificatoire, elle rapproche les spectateurs franco- manitobains des personnages franco-ontariens, tout en escamotant ces distinctions pour le public anglophone. 12 La filiation linguistique est-ouest parcourt également les textes dramatiques de Gilles Poulin-Denis, en commençant par son premier, Rearview. De Dalpé, Poulin-Denis adopte les jurons (comme les « osties d’z’yeux26 ») tout en intégrant l’anglais dans les dialogues avec un policier et une serveuse en territoire ontarien : « No more work, Cedar shingle mill in Pembroke shut down. It’s that government environment fee bullshit. » (R, p. 15) Dans sa postface à ce texte, Paul Lefebvre penche en direction de la Saskatchewan en affirmant que : « Du français de sa province, [Poulin-Denis] a emprunté la façon particulière qu’a l’Ouest canadien de faire s’entrechoquer le français et l’anglais27. » Nicole Côté, quant à elle, pousse davantage vers l’est en qualifiant l’hétérolinguisme du monodrame de « franco-canadien qui n’est pas dépourvu de charme », tout en relevant la cartographie de son horizon d’attente : « L’information n’est pas reformulée en français comme pour les auditoires francophones traditionnels du Québec. Le public visé est bilingue, francophone de Montréal (où Poulin-Denis a étudié) ou ontarien, l’hétérolinguisme étant l’apanage des grandes villes et des minorités linguistiques28. » Si les commentateurs prennent autant de liberté avec la géographie linguistique, la langue adoptée par l’unique comédien est tout de même cohérente du point de vue stylistique. 13 Dans le drame familial Dehors, Poulin-Denis fait éclater cette langue hybride en fragments variés. Arnaud Saint-Onge, le protagoniste, s’exprime dans le français châtié d’un journaliste, alors que les didascalies avertissent les lecteurs que « [l]a plupart des personnages s’expriment dans une langue qui mêle le français et l’anglais29 ». Certes, plusieurs personnages étalent des jurons dignes de Dalpé : Armand Saint-Onge, le frère d’Arnaud resté sur la terre familiale ; Virginie, la mystérieuse fille du voisinage ; des chiens et un ours blond nommé Blanc Bear. Plus encore, l’usage de l’anglais chez ces personnages semble hyperbolique en comparaison avec celui de Dalpé. Voici, par exemple, comment Virginie décrit son territoire à un Arnaud exilé depuis trop longtemps : « Toi là, toute ta vie, ton lifespan, c’est rien comparé à celle de l’arbre, right ? So, comme toute doit être plus slow pour l’arbre là. Like, pour lui, il te regarde vivre, pis tu bouges à comme hummingbird speed. You know ? » (D, p. 34) 14 Les marques de l’italique de Rearview disparaissent, comme c’est souvent le cas chez Dalpé, et l’anglais transparaît comme part intégrante du français de ceux qui habitent toujours la terre d’origine. Il apparaît aussi, sous l’accent d’une langue seconde, en territoire conflictuel, là où Arnaud fait son enquête. L’interviewé, Jif, par exemple, va dire : « See ! This where I live-id when I was little boy. No worry, is safe here. » (D, p. 38) L’accent de Jif en anglais trouve son équivalent dans celui, tout en concision et en répétition, d’Illiana en français : « Dans la ville, beaucoup les jeunes hommes morts de la guerre. Beaucoup les jeunes hommes morts. » (D, p. 39) En somme, la « langue qui

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mêle le français et l’anglais » qu’annonce Poulin-Denis en avant-texte est un refus de cantonner l’anglais à la langue hybride de Dalpé et une exploration sur plusieurs personnages des possibilités multiples de mélanges entre les deux langues.

La traversée de l’Ontario français

15 Pour Gilles Poulin-Denis comme pour Marc Prescott, la question de la langue est indissociable du territoire franco-canadien. Il n’est peut-être pas étonnant que la traversée du continent les autorise à établir une confluence avec l’espace mythique des trois D. Gravitant autour de Sudbury, Dalpé, Dickson et Desbiens participaient au mouvement initié par la Coopérative des artistes du Nouvel-Ontario (CANO), qui consistait à imaginer l’espace géographique de la région par la chanson, le théâtre et la poésie30. Selon Jules Tessier, Jean Marc Dalpé, imité plus tard par Desbiens, utilise le prétexte d’un voyage en train pour faire défiler une série de toponymes intimement liés à l’Ontario français, tellement que leur seule évocation libère des charges émotives intenses chez quiconque aurait une connaissance même superficielle de la géographie de l’Ontario français. L’itinéraire décrit commence à la Chute-à-Blondeau, et se termine à Sault-Ste-Marie en passant par Hawkesbury, Alexandria, Casselman et Ottawa31.

16 Dans son théâtre, et en particulier dans la pièce Eddy, Dalpé dessine l’itinéraire entre Sudbury et Montréal en autobus : « Departure for Hagar, Warren, Verner, Sturgeon Falls, North Bay, Mattawa, Two Rivers, Rolphton, Deep River, Chalk River, Petawawa, Pembroke, Ottawa, Montreal, now boarding at gate two32. » Louis Patrick Leroux raconte que la prégnance de cet itinéraire littéraire était telle que même s’il ne découvrirait lui-même « les forêts d’épinettes du Nouvel-Ontario » qu’à l’âge adulte, « en Greyhound entre Mattawa et North Bay », il ne « pourrai[t] [s]’empêcher de marmonner » (LDD, p. 295) les répliques de Jay dans Le chien de Dalpé : « pis j’me dis : “Ça commence à ressembler à chez nous icitte !”, pis ça me surprend ça, “chez nous”, j’ai dit : “chez nous” pis, au fond, j’sais que je l’ai toujours pensé, même si je l’haïssais c’te place icitte33 ». Pourtant ni la réplique, ni les forêts d’épinettes aperçues en Greyhound n’apparaissent dans le théâtre de Leroux. C’est Marc Prescott et Gilles Poulin-Denis qui prennent le relais pour réinterpréter ce « chez nous » du paysage et des lieux habités du Nouvel-Ontario. 17 Comme Prescott, qui emprunte Sudbury en tant que lieu d’origine pour ses personnages féminins dans Fort Mac, Poulin-Denis fait de Rearview le trajet d’un personnage en crise existentielle de Ville Mont-Royal vers une destination « [d]ans le coin de Sudbury » (R, p. 33). Ce personnage, Guillaume (parfois Guy, parfois Ti-Guy), quitte le Québec à la suite d’un incident d’une grande violence. Devant un homme qui porte un imperméable et « une casquette des Jets. DES FUCKIN’ JETS !!! » (R, p. 17), cette dernière étant un symbole sportif de Winnipeg et de l’Ouest, Guy en est venu à un « showdown western » et a « perdu le nord » (R, p. 18). Désorienté, ayant abattu l’ouest et le nord, le personnage prend la route : « Pis après je sais pus, je me souviens pas, c’est comme si y a eu un trou dans le temps entre ce moment-là pis l’Ontario. Black out, je me souviens même pas d’avoir conduit. » (R, p. 19) Les didascalies initiales décrivent pourtant Guillaume comme un homme qui « n’est pas de nature violente, ce qui rend son geste encore plus extraordinaire » (R, p. [6]). Sa violence extraordinaire rappelle celle d’Eddy dans la pièce éponyme de Dalpé datant de 1988. Cet entraîneur enlisé à Montréal après avoir pris un « one-way de Sudbury34 » cherche lui-même à transmettre

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une violence maîtrisée — celle de la boxe — à son neveu Vic. Moins contrôlée, la rage de Guillaume renvoie le protagoniste en sens inverse, vers Sudbury. Pour Nicole Côté, cet incident sort de l’ordinaire en ce qu’il porte en lui une fracture identitaire qui ne peut se produire qu’au Québec, et qui expulse le sujet minoritaire de cette province35. La crise représentée est certainement celle d’une différenciation physique du Québec, différenciation qui s’associe à une solidarité franco-canadienne par l’exil douloureux du sujet minoritaire à l’extérieur de Montréal. 18 Hors de la métropole, la solidarité franco-canadienne s’affiche également dans la charge émotive rattachée à la toponymie mythique du nord de l’Ontario. Guy entreprend son voyage routier tel un pèlerinage à l’itinéraire imprécis, et fait une litanie des noms de Rolphton, Pembroke, Timmins, Sturgeon Falls, Mattawa, North Bay, Sudbury. Plus Guy avance, plus ces jalons de la route incarnent les toponymes de la littérature franco-ontarienne. À Rolphton, dont les trois D ne semblent pas avoir dit mot, Guy indique à sa voiture : « On va traverser le village pis vite parce qu’y a rien icitte ! Pas de restaurant, pas de station de gaz, pas personne. » (R, p. 21) À Mattawa, lieu réitéré par les trois D, « c’est un peu moins laid que Rolphton. Ben, sauf pour le pouilleux, là, sur le bord de la station de gaz » (R, p. 27). Le passage par North Bay convoque quant à lui une oasis : « On arrive à North Bay !!! Y a une station de gaz qui nous attend comme un paradis terrestre, une île illuminée sur la berge de l’autoroute. » (R, p. 31) Guy y retrouve également sa propre figure christique, le « pouilleux » de Mattawa qu’il décide d’amener avec lui ne serait-ce que pour se donner une destination : — Tu t’en vas où au juste ? — Dans le coin de Sudbury. — Sudbury. OK, parfait, ça. Ça va me donner une destination en attendant… en attendant que… (R, p. 33) Entre Mattawa et North Bay, et avec Sudbury pour destination, les hauts lieux des trois D sont cités comme un chemin possible vers la rédemption du sujet minoritaire, et le personnage de l’autostoppeur comme un guide sur ce chemin. 19 De fait, cet autostoppeur aux « yeux bleus… barbu, cheveux longs » (R, p. 31) peut aussi incarner à lui seul la poésie de Patrice Desbiens. Guy le prend pour Jésus ; lui-même se prend pour Jim Morrison : — Ouais. Moi, mon nom c’est Jim. Jim Morrison. — Tu me niaises-tu ? — Tsé, le chanteur des Doors, son vrai nom c’est James Douglas Morrison. Alors vraiment c’est moi le vrai Jim Morrison, je suis plus vrai que le vrai. (Beat.) Mes parents m’ont appelé Jim sans penser qu’y en avait eu un autre qui chantait : Roadhouse Blues pis The End. (R, p. 34) C’est dans le poème narratif « Jésus de Sudbury » de Desbiens, publié en 1996 dans la revue Moebius puis dans le recueil L’effet de la pluie poussée par le vent sur les bâtiments en 1999, que l’on trouve l’intertexte le plus évident de ce personnage : C’est un couple franco-ontarien tout ratatiné et paranoïaque dans une immense voiture genre paquebot aéronef qui s’arrête pour ramasser un gars qui fait du pouce. Ils sont quelque part entre Azilda et Sudbury. C’est Jésus, c’est Jésus, arrête, Christ, crie la bonne femme. […] Le gars ressemble à Jim Morrison, ressemble à Charles Manson, ressemble à un gars de bicycle avec bedaine et barbe, ressemble à tout sauf Jésus 36. L’ironie est fine : quoi de « plus vrai que le vrai » du Jim Morrison/Jésus de Poulin-Denis qu’une reprise de la fiction, celle du Jim Morrison/Charles Manson/Jésus de Patrice

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Desbiens ? Comme le signale Ariane Brun del Re, « la similarité est trop grande pour relever de la coïncidence : à travers son Jim Morrison, Poulin-Denis révèle qu’il est un grand lecteur de Desbiens37 ». Mais encore : à travers son Jim Morrison et à travers la citation incarnée de la route littéraire menant les Franco-Canadiens de Montréal à Sudbury, Poulin-Denis révèle également qu’il écrit dans la voie tracée par les trois D.

La mine, la ville et le trou

20 Ce que Gilles Poulin-Denis exprime par la citation libre, Marc Prescott, pour sa part, le consigne en filigrane, par l’image spatiale de la ville minière et son pastiche. Cette image contrefaite émerge dans une didascalie initiale excessivement longue publiée dans les pages liminaires de la pièce Bullshit. Dans cette liste exagérée de détails naturalistes, le pasticheur annonce sous cape son « contrat de pastiche38 » pour qui voudra bien le lire : LIEU La « ville » de Sansregret (population : 842) est perdue dans le bois, à quatre heures de route d’une ville d’importance moyenne. Le village le plus proche est à quarante- cinq minutes de route. Du tournant du siècle jusqu’au début des années 90, l’économie du village a reposé principalement sur une mine. Cette mine a fermé ses portes en 1993. Depuis, plusieurs maisons ont été abandonnées et presque tous les commerçants le long de la Main ont fermé boutique et placardé leurs vitrines. L’église a été abandonnée quelques années plus tard. Il ne reste désormais que le tiers de la population du début des années 90. Outre le bar, il n’y a pas d’activité économique proprement dite. La chambre de commerce (Coach) aimerait bien développer le tourisme (chasse et pêche). L’entrave majeure à ce projet est la pollution des lacs et des rivières de la région. Ce n’est pas tout gris dans ce petit hameau. Il y a une école (l’École Sansregret) pour les élèves de la maternelle à la sixième année (trois enseignantes et une directrice à quart de temps). Il y a aussi, bien sûr, un aréna (l’Aréna Sansregret). Le centre névralgique du village est toutefois le « Sansregret Motor-Hotel ». Ce « centre touristique », situé entre un petit lac pollué (le lac Sansregret) et l’autoroute, dispose de huit chambres de motel minables (décoration orange-brun-et-vert-fluo- caca-années-soixante-dix), une piscine extérieure rouillée, une pompe à essence, une enseigne au néon qui fonctionne mal, un restaurant (genre greasy-spoon) et le bar « Meetings ». Bref, le village et l’hôtel sont des trous39. Plusieurs topoï des trois D reviennent dans cette didascalie de Prescott passant du particulier de Sudbury ou de Timmins au général de la ville fictive de Sansregret. 21 La mine, par exemple, est dépeinte avec désolation par Patrice Desbiens dans le recueil Sudbury, d’abord paru en 1983 : Sudbury samedi soir. Ici où la parole danse avec le silence, la parole au fond d’une bière au fond des mines au fond des bouches40. Comme l’a souligné Isabelle Kirouac Massicotte, la poésie de Desbiens reprend le chronotope de la mine industrielle, présent dans le monumental Germinal d’Émile Zola, pour en faire « une particularité nord-ontarienne 41 ». De même, toute l’action de la pièce 1932, la ville du nickel. Une histoire d’amour sur fond de mines, cocréée par Jean Marc Dalpé et Brigitte Haentjens au Théâtre du NouvelOntario en 1984, vise à saisir et à s’approprier l’espace-temps caractéristique de l’économie du nickel de la région :

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Quand j’t’au fond du trou mon âme est partie. Et j’ai peur de la perdre dans c’t’enfer de Nickel [sic]42. Même « le symbole quasi universel de la cheminée de mine, métonymie de la pollution et de la régression de toute forme de vie43 », subit le traitement d’appropriation décrit par Kirouac Massicotte : La fumée de la grande cheminée de Sudbury fouette le ciel et le ciel est gris comme une chemise de travail maculée de sueur qui colle au dos […]44 Paradoxalement, les séquelles de la pollution toute franco- ontarienne sont parmi les seuls éléments de l’espace qui restent dans la ville de Sansregret de Marc Prescott. Depuis la fermeture de la mine en 1993, la population et les commerçants ont en grande partie délaissé l’endroit, laissant pour seule trace « la pollution des lacs et des rivières de la région » qui compromet maintenant son avenir. 22 « Ce n’est pas tout gris dans [l]e petit hameau » de Prescott comme « le ciel est gris » chez Desbiens. Il reste quelques non-lieux que trouvait aussi le Guy de Rearview sur sa route45 : un motel, un restaurant, tous deux aussi minables que ceux de Bullshit. Seuls l’école et (bizarrement) l’aréna tiennent lieu de culture. Généralisée à l’extrême, la ville de Sansregret pourrait appartenir à ces « petites et moyennes villes », identifiées par Pierre Nepveu comme relevant d’un « complexe de Kalamazoo », qui « ont un air de famille, peu importe où l’on se trouve. Il peut s’agir de laideur (celle-ci crève souvent les yeux), mais plus généralement de la répétition banale des mêmes abords, commerces et bâtiments46 ». Nepveu spécifie que, malgré cette laideur et cette banalité, quelques villes méritent qu’on s’y attarde : celles de Sudbury, Timmins, ou Moncton, qui « ont en commun d’être toutes des villes “canadiennes-françaises”, de résister à la centralité québécoise, et c’est ce statut qui fait d’elles des enjeux symboliques intéressants47 ». Le complexe que décrit Nepveu s’apparente à la différenciation solidaire : une résistance à la « centralité » du Québec, une « étroite parenté48 » entre ces petites villes… parenté qui se confirme également avec la ville minière fictive de Sansregret. « Peut-on écrire les petites villes d’Amérique49 ? » demande Nepveu. Prescott répond avec un oui ambivalent : les enjeux symboliques de la résistance, ceux de la parenté, se cachent sous couvert de banalité, comme s’il n’y avait aucune raison de s’arrêter à Sansregret. Pour résumer ces lieux comme le fait Prescott dans sa didascalie initiale, ce sont des « trous ».

23 Justement, s’il y a une image que l’on associe d’emblée au théâtre de Jean Marc Dalpé, c’est bien celle du trou. Dans son étude importante du Chien de Dalpé, Mariel O’Neill- Karch montre que « [l]e trou est l’image spatiale exploitée le plus souvent dans le texte et c’est presque toujours dans un contexte négatif, les images étant surtout grossières ou violentes50 ». Le trou y est associé à la scatologie, ainsi qu’aux conséquences des bombes et des coups de feu dont le grand-père a été responsable pendant la Première Guerre mondiale. Et encore, le trou est ramené à la mort : celle dans les yeux du père, celle de l’éternel lieu de repos paternel, celle de la terre familiale transformé en « trou de bouette51 ». Dans 1932, la ville du nickel, comme en témoigne la chanson des mineurs citée ci-dessus, ce sont les profondeurs de la mine qui sont évoquées par le trou. Ailleurs, dans Rearview, les profondeurs de la mine creusent celles de la mémoire, et l’énonciation du trou se juxtapose avec celle de l’Ontario : « c’est comme si y a eu un trou dans le temps entre ce moment-là [l’incident à Ville Mont-Royal qui fait fuir Guy]

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pis l’Ontario » (R, p. 19). Chez Prescott, le trou devient à la fois descriptif de la ville de Sansregret et composante du palimpseste qui laisse entrevoir, en creux, Desbiens et Dalpé. 24 En ce sens, la réécriture de la ville minière par Prescott est une « imitation en régime ludique, dont la fonction dominante est le pur divertissement52 », c’est-à-dire, pour reprendre la classification de Gérard Genette dans Palimpsestes, un pastiche. Les tragédies de Dalpé se transforment en comédies dont tous les éléments sont matière à dérision, dont la fiction qui se veut sérieuse est propice à la dénonciation. Si ces conditions invitent déjà à un rire de la part d’un public élargi, Prescott l’imitateur n’annonce pas le palimpseste explicitement, de sorte que le plaisir de l’imitation n’est pas luimême partagé. Plutôt, comme Genette le prévoit dans les cas où « le texte imitatif lui-même n’est pas identifié comme tel 53 », « l’imitateur est seul à rire, avec ses amis et complices s’il en a, aux dépens de tout le monde et particulièrement des prétendus experts54 ». C’est bien un effet de la complicité cachée de la différenciation solidaire : le théâtre de Marc Prescott a le plus souvent fait l’objet d’analyses de « prétendus experts » au côté d’autres textes de théâtre de l’Ouest canadien. La filiation (ou l’affiliation) inattendue avec le théâtre franco-ontarien, sous couvert de fiction renouvelée, forme une nouvelle solidarité avec les lecteurs et spectateurs de ce théâtre. Elle permet à l’imitateur de rire, seul ou avec ceux qui auront compris, aux dépens de tous les autres.

L’animal, ce Père

25 Le chien de Jean Marc Dalpé, on l’a vu, se manifeste dans Bullshit de Marc Prescott par l’image spatiale du trou. La même pièce de théâtre franco-ontarienne revient sous forme de transtextualité animale dans le deuxième texte pour le théâtre de Gilles Poulin-Denis, Dehors. Chez Dalpé, le chien dont la pièce porte le nom n’apparaît sur la page que dans les didascalies ou par allusion à ce qui se passe hors scène. De même, Mariel O’Neill-Karch, décrivant la mise en scène de Brigitte Haentjens en 1988, explique que tout au long de la pièce, sans qu’on voie l’animal en chair et en os, « aux temps forts, il y a, près de la maison, le chien qui grogne, jappe, aboie, clabaude, glapit, hurle et gronde, ce qui, dans certaines traditions, est présage de mort55 ». Joël Beddows réaffirmait ce choix d’évoquer le chien par le son plutôt que de le montrer dans sa mise en scène de 200756. Cette marginalité scénique n’empêche pas moins la bête de jouer le rôle d’« une sorte de clef, un hiéroglyphe57 », dont l’intrigue se fond à celle de son double, le père, l’un étant attaché dans la cour de l’autre, le meurtre de l’un anticipé par le meurtre de l’autre. Entre chien et père, comme le fait remarquer Stéphanie Nutting, s’exprime un processus menaçant d’hybridation, un « devenir-monstre » dans la « transformation douloureuse […] vers le non-humain58 ». Alors que le fils cherche à purger le passé par le dialogue, la figure paternelle perd la faculté de la parole — une des caractéristiques qui distingue l’humain du non-humain — en faveur de ce que Nutting qualifie, suivant Jean-Pierre Sarrazac, d’« “animalité parlante”, de plus en plus proche de la langue sauvage avec ses sons mortifères (hurlement, jappement, grognement, etc.) qui la jettent dans l’abîme du nonlangage59 ». L’intrigue de Dehors déplace quant à elle la mort du père dans la fable pour en faire la situation initiale et décuple la présence du chien pour en faire une meute volubile.

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26 Il est ainsi possible de voir en Dehors l’inversion, ou la progression, du drame du Chien, partant du non-humain vers l’humain. De l’animalité parlante, la présence animale évolue en scène jusqu’à acquérir littéralement la faculté de la parole, à devenir l’animal parlant. Comme le soutient Nutting au sujet d’autres chiens parlants dans le théâtre contemporain, [i]l ne s’agit pas d’un simple cas de métaphore ou de substitution (substituer un animal pour un humain), mais bien d’un processus de subversion qui vise l’essence même de notre définition de « personnage » qui repose, du moins tacitement et depuis les débuts de l’individualisme bourgeois, sur des effets de réalité et d’identification60. Chez Poulin-Denis, trois chiens aussi peu détaillés que celui de Dalpé partagent la scène avec les deux frères qui tentent d’entrer en dialogue autour du passé, du présent et de l’avenir. Ils se profilent comme une masse singulière dans les didascalies, « [u]ne meute de chiens [qui] aboie au loin. Elle s’approche à une vitesse effroyable » (D, p. 15). Ces bêtes à la langue infléchie du père dans Le chien conseillent le frère exilé, le rappellent à l’ordre et l’appellent à creuser, comme un animal, l’histoire de la terre familiale : CHIEN — Cherche-les, cherche les morts. Toute une histoire, histoire de corps, with your name on it. Creuse. Creuse ! Dig-dig-dig. Fuckin’ dig. Dig un trou, un fuckin’ gros. Cherche. Cherche bien. Traque la trace. Dig. GO ! (D, p. 15-16) La mort, le corps, le trou : voilà qui ne saurait mieux résumer Le chien. 27 Et encore, cette meute quitte la scène sans être abattue, après un dénouement impossible chez Dalpé. Dans Dehors, le départ animal se produit à la suite de la découverte du corps du père et d’un échange fraternel. Arnaud choisit de rester à la ferme et de laisser partir Armand que l’entreprise agricole accaparait. Il prend la parole, coupant le Family Tree, arbre près duquel est décédé son père, dans un geste qui rappelle Jay assassinant son propre père dans le drame franco-ontarien : Arnaud ouvre les yeux. […] Les trois chiens sont assis autour de lui. « Mets ta main devant ta face. Si elle est assez grande… tu peux rentrer dans le bois. Faut que tu tombes l’arbre pour laisser grandir les autres. » Dire le mot. Dis-le. Être juste… Être. Je suis l’orphelin de mon père. Je suis le bâtard de cette terre. Je suis le frère de l’autre. Un long silence. Un à un, les chiens quittent Arnaud. Seul. Il prend une hache et s’attaque au Family Tree. (D, p. 63-64) Le pari d’un échange réciproque entre le frère cosmopolite qui choisit de rester et le frère sédentaire qui choisit de partir dénoue peut-être l’impasse de la négativité du Chien. Il pourrait même agir comme acte réparateur des filiations intergénérationnelles et terreau d’hybridités nouvelles. Rappelons qu’inversement, Louis Patrick Leroux disait : « L’image de la terre du grand-père de Jay m’accablait, j’y voyais un espace se rétrécissant en peau de chagrin. Il fallait définir et habiter d’autres espaces si nous étions pour survivre — ah ! laissons tomber la survie ! —, pour croître ! » (LDD,

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p. 298-299) La terre ontarienne du grand-père de Jay n’accable pas Gilles PoulinDenis ; Arnaud peut faire tomber le Family Tree et ses filiations obligées. Enrichie par la différenciation solidaire, la terre de l’Ouest s’avère fertile non seulement pour la survie mais pour la croissance, l’excroissance, le croisement, l’écriture croisée. 28 Une telle écriture croisée laisse aussi une place à Jean Marc Dalpé. Dans les lectures publiques et la coproduction de Dehors, le comédien jouait lui-même le rôle de Blanc Bear, patriarche de la forêt ancestrale. Sur les planches montréalaises du Théâtre d’Aujourd’hui et ottavienne du Théâtre français du Centre national des arts, et aux côtés de Dalpé, jouaient des comédiens du Manitoba, de l’Acadie et du Québec. « On se croirait presque au Sommet de la francophonie61 ! », ironisait Luc Boulanger, critique de La Presse. Au Sommet de la francophonie, ou à une tentative d’être « le frère de l’autre »… Il y a bien sûr une explication biographique pour « l’influence de Dalpé » sur l’écriture de Marc Prescott et de Gilles Poulin-Denis. Le dramaturge franco-ontarien domicilié à Montréal a contribué à la formation des deux écrivains de l’Ouest. Sa conjointe, Maureen Labonté, et lui ont apporté un appui dramaturgique à plusieurs de leurs textes. Seulement la différenciation solidaire, comme outil heuristique, fournit d’autres interprétations qui pointent plutôt dans la direction de la réception.

29 D’une part, le modèle de Dalpé montre une voie déjà tracée vers la reconnaissance, au Québec, d’autres artistes franco-canadiens. À partir de ce modèle, il est possible de se différencier du Québec et d’y faire sa propre place. D’autre part, écrit, traduit et joué depuis l’Ouest canadien, le modèle des trois D n’a pas à supporter le statut totémique qui le définissait en Ontario français. Dans l’Ouest, comme l’expliquait Ingrid Joubert, le théâtre se décline en trois courants : le théâtre documentaire ou naturaliste, le drame historique à visée pédagogique et le théâtre « postmoderne ». Elle met ce dernier courant entre guillemets prudents et précise que « [t]out en faisant usage du même répertoire collectif que celui des drames historiques traditionnels, ces pièces, marquées d’un souci de théâtralité, tiennent à distance un modèle sacralisé, reconnu enfin comme inopérant62 ». Le modèle des trois D, désacralisé par les Leroux et compagnie en Ontario, n’est pas (encore) reconnu comme inopérant dans le théâtre de l’Ouest ; Prescott et Poulin-Denis empruntent à ce modèle non comme à un même répertoire collectif (ou collectiviste), mais comme à un répertoire de réseautage solidaire. Ils tiennent le répertoire des trois D à un degré de distance variable pour engendrer une nouvelle théâtralité. Ils jouent, en trois D, du réseau du théâtre franco-canadien par des gestes de solidarisation et de différenciation. En se prêtant à l’analyse intertextuelle de corpus associés aux théâtres franco-ontarien, franco-manitobain et fransaskois, cet article est lui-même performatif : il contribue à une réflexion élargie sur l’existence d’un espace littéraire franco-canadien habité par la solidarité tout comme il propose de nouvelles manifestations de la différence.

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NOTES

1. Marc Cassivi, « Jean Marc Dalpé. Choisir son identité », La Presse, mis en ligne le 8 novembre 2016, consulté le 31 mai 2017, URL : http://www.lapresse.ca/arts/ spectacles-et-theatre/theatre/ 201611/08/01-5039043-jean-marc-dalpe-choisirson-identite.php. 2. Pénélope Cormier et Ariane Brun del Re, « Vers une littérature franco-canadienne ? Bases conceptuelles et institutionnelles d’un nouvel espace littéraire », dans Jimmy Thibeault et coll. (dir.), Au-delà de l’exiguïté. Échos et convergences dans les littératures minoritaires, Moncton, Perce- Neige, coll. « Archipel/ APLAQA », 2016, p. 64. 3. Voir François Paré, Les littératures de l’exiguïté, Hearst, Le Nordir, 1992, p. 74 ; et Pascale Casanova, La République mondiale des lettres [1999], Paris, Seuil, coll. « Points », 2008, p. 63. 4. Voir Pénélope Cormier et Ariane Brun del Re, « Vers une littérature francocanadienne », art. cité, p. 70. 5. Voir Nicole Nolette, Jouer la traduction. Théâtre et hétérolinguisme au Canada francophone, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, coll. « Regards sur la traduction », 2015. 6. Voir Nicole Nolette, « Marguerite-A. Primeau. Écrire l’Ouest canadien avec Gabrielle Roy », dans Pamela V. Sing et Jimmy Thibeault (dir.), Marguerite-A. Primeau, à paraître. 7. Pour une version de la littérature franco-canadienne qui inclut le Québec, voir par exemple Emir Delic et Jimmy Thibeault, « La poésie franco-canadienne de la longue décennie 1970 (1968-1985). Introduction », Francophonies d’Amérique, n o 38-39, automne 2014-printemps 2015 [publié en 2017], p. 1123. Pour une version de la littérature franco-canadienne qui exclut le Québec, voir plutôt Pénélope Cormier et Ariane Brun del Re, « Vers une littérature franco- canadienne », art. cité, ou Nicole Nolette, Jouer la traduction, ouvr. cité. 8. Ainsi que le caractérise Lucie Hotte dans la description de son projet de recherche « La fabrication d’une littérature. Évolution de la critique littéraire en Ontario français », mis en ligne le 15 février 2012, consulté le 1er décembre 2016, URL : http://artsites.uottawa.ca/clfc/ 2012/02/15/la-fabrication-dune-litterature-evolution-de-la-critique-litteraire-en-ontario- francais-2009-2014/. Certains s’étonneront de ne pas voir le nom d’André Paiement apparaitre entre ces pages, alors qu’on fait parfois de Paiement le « père fondateur » du mouvement culturel franco-ontarien. On répondra d’abord que, dans le processus de création collective des débuts de ce mouvement, « Paiement assumait habituellement le rôle de scribe, mais il n’était très certainement pas l’auteur unique de la plupart des textes » (Joël Beddows, « André Paiement, revu et corrigé ? », dans André Paiement, Les partitions d’une époque. Les pièces d’André Paiement et du Théâtre du NouvelOntario [1971-1976], Sudbury, Prise de Parole, coll. « Bibliothèque canadiennefrançaise », 2004, vol. 1, p. 8). Qui plus est, l’œuvre de Paiement est restée paradoxalement plus confidentielle que celle de Dalpé et de Desbiens, qui a beaucoup circulé, notamment au Québec. Le présent article est consacré en grande partie à l’influence de Dalpé, qui a enseigné à toute une génération de jeunes écrivains dramatiques à l’École nationale de théâtre. 9. Tout en reconnaissant les différences entre les littératures franco-canadiennes et anglo- québécoises, je prends appui sur les écrits récents de Jason Camlot et Gregory Reid, qui s’intéressent à la catégorie anglo-québécoise comme herméneutique plutôt que comme institution. Reid, par exemple, poursuit des analyses intertextuelles entre certains romans de Mordechai Richler et de Jeffrey Moore pour y trouver des préoccupations semblables quant à la représentation culturelle et linguistique, qui pourraient relever de l’horizon d’attente de la catégorie « anglo-québécoise ». Voir Jason Camlot, « Introduction. Anglo-Québec Poetry (b. 1976 —) », dans Jason Camlot et Todd Swift (dir.), Language Acts. Anglo-Québec Poetry, 1976 to the 21 st Century, Montréal, Vehicule Press, 2007, p. 13-34 ; et Gregory Reid, « Intertextuality and Meaning in Anglo-Québécois Literature. Mordecai Richler’s The Apprenticeship of Duddy Kravitz and Jeffrey

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Moore’s Prisoner in a Red-Rose Chain », communication inédite, colloque de l’American Council for Québec Studies, 5 novembre 2010. Du côté de l’Ontario français, Louis Bélanger (« L’intertextualité comme sursis chez Stefan Psenak », Quebec Studies, vol. 46, 2008-2009, p. 103-114) montre bien comment l’intertextualité peut intervenir comme « sursis » au mandat identitaire des artistes franco-canadiens. 10. Voir Johanne Melançon, « Le Nouvel-Ontario. Espace réel, espace imaginé, espace imaginaire », Québec Studies, vol. 46, 2008-2009, p. 49-69. 11. Robert Dickson (« “Les cris et les crisse !” Relecture d’une certaine poésie identitaire franco- ontarienne », dans Lucie Hotte et Johanne Melançon [dir.], Thèmes et variations. Regards sur la littérature franco-ontarienne, Sudbury, Prise de parole, coll. « Agora », 2005, p. 183-202), un des seuls à avoir tenté de baliser cette période de l’histoire littéraire — pour mieux la démonter —, circonscrit le moment identitaire en Ontario français comme allant du printemps 1973 au printemps 1988, débordant la période de la Coopérative des artistes du NouvelOntario pour inclure la totalité de la direction artistique par Gaston Tremblay des Éditions Prise de Parole à Sudbury. Cette délimitation a l’avantage, toujours selon Dickson, d’inclure le corpus poétique de Jean Marc Dalpé, de même qu’une importante partie de celui de Patrice Desbiens. 12. Joël Beddows, « Mettre en récit l’histoire théâtrale au Québec et au Canada francophone », dans Hélène Beauchamp et Gilbert David (dir.), Théâtres québécois et canadiens-français au xxe siècle. Trajectoires et territoires, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, 2003, p. 371. 13. Jane Moss, « Les théâtres francophones post-identitaires. État des lieux », Littérature canadienne = Canadian Literature, no 187, 2005, p. 60. 14. Louis Patrick Leroux, « L’influence de Dalpé (ou comment la lecture fautive de l’œuvre de Dalpé a motivé un jeune auteur chiant à écrire contre lui) », dans François Paré et Stéphanie Nutting (dir.), Jean Marc Dalpé. Ouvrier d’un dire, Sudbury, Prise de parole, coll. « Agora », 2007, p. 297. Désormais, les références à cet article seront indiquées par le sigle LDD, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. 15. Voir Sandrine Hallion Bres, « Défis de l’écriture théâtrale en contexte francocanadien. La parole composite de Marc Prescott », dans Madelena Gonzalez et Patrice Brasseur (dir.), Authenticity and Legitimacy in Minority Theatre : Constructing Identity, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2010, p. 221. 16. Marc Prescott, « Bullshit », dans Big, Bullshit, Sex, Lies et les Franco-Manitobains, Saint-Boniface, Éditions du Blé, coll. « Rouge », 2001, p. 193, cité par Sandrine Hallion Bres, « Défis de l’écriture théâtrale », art. cité, p. 222. 17. Sandrine Hallion Bres, « Défis de l’écriture théâtrale », art. cité, p. 218. 18. François Paré, « La dramaturgie franco-ontarienne. La langue et la Loi », Jeu, no 73, 1994, p. 31. 19. Jules Tessier, Américanité et francité. Essais critiques sur les littératures d’expression française en Amérique du Nord, Ottawa, Le Nordir, coll. « Roger-Bernard », 2001, p. 32. 20. Marc Prescott, « Big », dans Big, Bullshit, Sex, Lies et les Franco-Manitobains, ouvr. cité, p. 11. 21. Jean Marc Dalpé, Le chien. Pièce en un acte, Sudbury, Prise de parole, 1987, p. 46-47. 22. Marc Prescott, Fort Mac. Théâtre, Saint-Boniface, Éditions du Blé, coll. « Rouge », 2009, quatrième de couverture. 23. Marc Prescott, Fort Mac, ouvr. cité, quatrième de couverture. 24. Nicole Côté, « Représentations des relations entre hégémonie et minorités dans trois pièces de théâtre franco-canadiennes », Theatre Research in Canada = Recherches théâtrales au Canada, vol. 37, no 1, 2016, p. 20. 25. Louise Ladouceur, Making the Scene. La traduction du théâtre d’une langue officielle à l’autre au Canada, Québec, Nota bene, 2005, p. 145. 26. Gilles Poulin-Denis, Rearview, Montréal, Dramaturges Éditeurs, 2009, p. 18. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle R, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.

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27. Paul Lefebvre, « Postface. Les yeux de l’Imperméable », dans Gilles Poulin-Denis, Rearview, ouvr. cité, p. [51]. 28. Nicole Côté, « Représentations des relations », art. cité, p. 21. 29. Gilles Poulin-Denis, Dehors, Montréal, L’instant même, coll. « L’instant scène », 2017, p. [10]. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle D, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. 30. Voir Johanne Melançon, « Le Nouvel-Ontario », art. cité, p. 52. 31. Jules Tessier, Américanité et francité, ouvr. cité, p. 69. 32. Jean Marc Dalpé, Eddy. Pièce en cinq actes, Montréal/Sudbury, Boréal/Prise de Parole, 1994, p. 43-44. 33. Jean Marc Dalpé, Le chien, ouvr. cité, p. 48. Cité aussi dans LDD, p. 295. 34. Jean Marc Dalpé, Eddy, ouvr. cité, p. [15]. 35. Nicole Côté, « Parcours à rebours, fragmentation et métaphorisation dans la pièce Rearview », communication inédite, colloque de l’Association des littératures canadienne et québécoise, Congrès des sciences humaines, Université de Victoria, 3 juin 2013. 36. Patrice Desbiens, « Jésus de Sudbury », Moebius, no 67, 1996, p. 80. Voir aussi Patrice Desbiens, L’effet de la pluie poussée par le vent sur les bâtiments, Outremont, Lanctôt éditeur, 1999, p. 41. 37. Ariane Brun del Re, « Direction Nord. Le chronotope de la route dans Fauxfuyants d’Éric Charlebois et Rearview de Gilles Poulin-Denis », dans Ariane Brun del Re, Isabelle Kirouac Massicotte et Mathieu Simard (dir.), L’espacetemps dans les littératures périphériques du Canada, Ottawa, Éditions David, coll. « Voix savantes », à paraître. 38. Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1982, p. 93. 39. Marc Prescott, « Bullshit », dans Big, Bullshit, Sex, Lies et les Franco-Manitobains, ouvr. cité, p. [103]. 40. Patrice Desbiens, « Sudbury », dans Sudbury (poèmes 1979-1985). L’espace qui reste, suivi de Sudbury. Textes 1981-1983, suivi de Dans l’après-midi cardiaque [1979, 1983 et 1985], Sudbury, Prise de parole, coll. « Bibliothèque canadienne-française », 2013, p. 112. 41. Isabelle Kirouac Massicotte, Des mines littéraires. Étude chronotopique de l’imaginaire minier dans les littératures abitibienne et franco-ontarienne, thèse de doctorat, Université d’Ottawa, 2016, p. 35. 42. Jean Marc Dalpé et Brigitte Haentjens, 1932, la ville du nickel. Une histoire d’amour sur fond de mines. Théâtre, Sudbury, Prise de parole, 1984, p. 5. 43. Isabelle Kirouac Massicotte, Des mines littéraires, ouvr. cité, p. 34-35. 44. Patrice Desbiens, « Sudbury », art. cité, p. 136. 45. Voir Ariane Brun del Re, « Direction Nord », art. cité, à paraître. Brun del Re convoque la notion des « non-lieux » du théoricien Marc Augé. 46. Pierre Nepveu, Intérieurs du Nouveau Monde. Essais sur les littératures du Québec et des Amériques, Montréal, Boréal, coll. « Papiers collés », 1998, p. 266. 47. Pierre Nepveu, Intérieurs du Nouveau Monde, ouvr. cité, p. 277 ; l’auteur souligne. 48. Pierre Nepveu, Intérieurs du Nouveau Monde, ouvr. cité, p. 277. 49. Pierre Nepveu, Intérieurs du Nouveau Monde, ouvr. cité, p. 270. 50. Mariel O’Neill-Karch, Théâtre franco-ontarien. Espaces ludiques, Vanier, L’Interligne, 1992, p. 145. 51. Jean Marc Dalpé, Le chien, ouvr. cité, p. 48. 52. Gérard Genette, Palimpsestes, ouvr. cité, p. 92. 53. Gérard Genette, Palimpsestes, ouvr. cité, p. 93. 54. Gérard Genette, Palimpsestes, ouvr. cité, p. 93-94. 55. Mariel O’Neill-Karch, Théâtre franco-ontarien, ouvr. cité, p. 153. 56. Stéphanie Nutting parle d’« un animal sonore sous forme de jappements métonymiques surgissant des ténèbres » (« L’animal au théâtre ou la mise en jeu d’une altérité radicale », L’Annuaire théâtral, no 50-51, 2011, p. 157).

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57. Stéphanie Nutting, Le tragique dans le théâtre québécois et canadien-français, 1950-1989, Lewiston/ Queenston/Lampeter, Edwin Mellen Press, coll. « Canadian Studies », 2000, p. 102. 58. Stéphanie Nutting, « Entre chien et homme. L’hybridation dans Le chien de Jean Marc Dalpé », dans Hélène Beauchamp et Joël Beddows (dir.), Les théâtres professionnels du Canada francophone. Entre mémoire et rupture, Ottawa, Le Nordir, coll. « Roger-Bernard », 2001, p. 284. 59. Stéphanie Nutting, « Entre chien et homme », art. cité, p. 281. Pour la notion d’« animalité parlante », voir Jean-Pierre Sarrazac, L’avenir du drame. Écritures dramatiques contemporaines, Lausanne, Éditions de l’Aire, 1981, p. 132. 60. Stéphanie Nutting, « L’animal au théâtre », art. cité, p. 159. 61. Luc Boulanger, « Dehors : la bête humaine », La Presse, mis en ligne le 11 mars 2017, consulté le 31 mai 2017, URL : http://www.lapresse.ca/arts/spectacleset-theatre/critiques-de-spectacles/ 201703/10/01-5077468-dehors-la-betehumaine.php 62. Ingrid Joubert, « Tendances actuelles du théâtre franco-manitobain », dans André Fauchon (dir.), Langue et communication, Saint-Boniface, CEFCO, 1990, p. 136.

RÉSUMÉS

Dans cet article, Nicole Nolette explore le potentiel du concept de « différenciation solidaire » pour l’analyse intertextuelle entre les littératures francophones de l’Ontario et de l’Ouest canadien. Les grandes figures des « trois D » de l’Ontario français (Patrice Desbiens, Robert Dickson et Jean Marc Dalpé), rejetées par la génération de Louis Patrick Leroux, réapparaissent dans la dramaturgie de Marc Prescott au Manitoba et de Gilles Poulin-Denis, originaire de la Saskatchewan. Nicole Nolette identifie les traces des trois D dans la langue, la route, la ville minière et les animaux représentés par Prescott et Poulin-Denis pour montrer comment la solidarisation littéraire de l’Ouest et de l’Ontario francophones peut également signifier une différenciation régionale.

In this article, Nicole Nolette explores the potential of the concept of “supportive differentiation” for the intertextual analysis of the French-language literatures of Ontario and Western Canada. The “three D’s” of French-speaking Ontario (Patrice Desbiens, Robert Dickson and Jean Marc Dalpé), rejected by the generation of Louis Patrick Leroux, reappear in the dramatic work of Marc Prescott in Manitoba and Gilles Poulin-Denis, a native of Saskatchewan. Nicole Nolette identifies the traces of the three D’s in the language, highway, mining town and animals represented by Prescott and Poulin-Denis to demonstrate how the literary solidarity of French-speaking communities in western Canada and Ontario can also indicate regional differentiation.

AUTEUR

NICOLE NOLETTE

University of Waterloo Nicole Nolette est professeure adjointe en études françaises à l’Université de Waterloo. Pour son livre Jouer la traduction. Théâtre et hétérolinguisme au Canada francophone (2015), elle a été lauréate du Prix Ann-Saddlemyer de l’Association canadienne pour la recherche théâtrale et du Prix du

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meilleur ouvrage en théâtre de la Société québécoise d’études théâtrales pour la période 2014-2016. De 2014 à 2016, elle a été chercheure postdoctorale du Conseil de recherches en sciences sociales associée au Cultural Agents Initiative de l’Université Harvard. Depuis juillet 2017, elle est rédactrice adjointe francophone de Recherches théâtrales au Canada.

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Habiter en ville : la maison urbaine dans le roman franco-canadien Living in the city: the urban house in French-Canadian fiction

Ariane Brun del Re

NOTE DE L’ÉDITEUR

DOI de cet article sur Érudit : https://doi.org/10.7202/1059420ar

1 En 2011, Jean Morency faisait paraître un article sur une figure spatiale récurrente dans les romans franco-canadiens : la maison incendiée. Présente dans Histoire de la maison qui brûle (1985) de France Daigle, L’Obomsawin (1987) de Daniel Poliquin, Le Coulonneux (1998) de Simone Chaput et Un vent se lève qui éparpille (1999) de Jean Marc Dalpé 1, cette figure serait rattachée au temps, à la mémoire et à l’histoire. De sa récurrence, Morency tire de sombres conclusions : « L’insistance avec laquelle s’impose l’image de la maison qui brûle dans le roman contemporain suggère que la mémoire collective est actuellement menacée de disparition dans la francophonie canadienne2. » Son interprétation rejoint celle de la célèbre écrivaine Margaret Atwood, dont l’Essai sur la littérature canadienne contient tout un chapitre sur les « maisons ancestrales incendiées » des œuvres québécoises. Selon elle, ces maisons « représentent la tradition québécoise, ou l’histoire en général à des stades différents de stagnation et de pourriture3 ». Et d’ajouter : « [P]uisque la “maison” — la tradition — est aussi un piège, le fait de la brûler peut apparaître à certains comme une tentation délicieuse4. » Lui faisant écho, Morency se demandait quant à lui « si le regard sur la maison qui brûle, de figé et médusé qu’il était au départ, ne serait pas devenu plus mobile et délesté du poids écrasant du passé, instaurant du même coup un nouveau rapport au Soi et à l’Autre5 ».

2 Depuis la parution des œuvres étudiées par Morency, les écrivains franco-canadiens semblent avoir délaissé la maison incendiée au profit d’un autre type de logis : la maison urbaine, qui revêt une tout autre valeur symbolique. C’est même le cas de trois des auteurs abordés par Morency, soit Simone Chaput, Daniel Poliquin et France Daigle,

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qui proviennent respectivement de l’Ouest francophone, de l’Ontario français et de l’Acadie. Leurs romans, La belle ordure6, La Côte de Sable (initialement publié sous le titre Visions de Jude)7 ainsi que Petites difficultés d’existence8 et sa suite Pour sûr9 ont en commun de mettre en scène des maisons atypiques, qui ne revêtent pas les caractéristiques habituellement attribuées à cette figure spatiale. Ces maisons brouillent les frontières entre l’intérieur et l’extérieur en étant peu intimes. Points de rencontre cosmopolites, elles acquièrent une telle importance que les villes où elles sont situées en viennent à s’effacer discrètement. Que ces romans se rejoignent dans leur façon de représenter cette figure spatiale — et, surtout, dans la façon dont ils s’écartent de ses représentations habituelles — laisse entendre, tout comme le passage de la maison incendiée à la maison urbaine, que les écrivains franco-canadiens puisent à un imaginaire commun. Cette transition marquerait le passage d’un imaginaire canadien- français (auquel appartiendrait la maison incendiée) à un imaginaire franco-canadien (auquel appartiendrait la maison urbaine), en rupture avec le Québec. 3 Chaput, Poliquin et Daigle ont déjà fait l’objet d’un rapprochement par Lucie Hotte dans le cadre d’un article sur leur représentation de la ville et de la campagne. La chercheuse y montrait que, dans les romans La belle ordure, La Côte de Sable et Pas pire (le premier tome de la série dont font partie Petites difficultés d’existence et Pour sûr), l’« urbanité est constamment hantée par la ruralité puisque la ville ne prend, dans les textes, sa réelle mesure qu’en lien avec un espace naturel10 ». Étant donné cette « ruralité de l’urbanité » (RV, p. 52), Hotte concluait en reprenant les propos d’Herménégilde Chiasson sur le rapport schizophrénique des Acadiens à la ville11. Tout en m’appuyant sur son analyse, j’aimerais suggérer que la maison urbaine semble être le moyen par lequel les écrivains francocanadiens sont parvenus à s’approprier la ville — longtemps crainte par les communautés francophones car perçue comme un lieu d’assimilation12 — et à l’habiter. Car si « [o]n n’habite qu’en écrivant13 », comme le suggère Alain Masson dans un magnifique article sur la littérature acadienne, pourquoi ne pas habiter la ville en écrivant l’habitation ?

Des logis atypiques

4 Un mot d’abord pour décrire et situer les trois maisons urbaines dans les romans à l’étude. Comme l’exprime Geneviève Cousineau, la maison est habituellement « synonyme de stabilité et forme un lien étroit avec la nation ainsi qu’avec le passé, c’est-à-dire les ancêtres14 ». Il s’agit souvent, poursuit-elle, « de l’espace de l’enfance, donc d’un espace de souvenirs15 », ce qui fait en sorte que « la maison est engagée dans un cycle de nostalgie16 ». Si cette description correspond bien à la maison incendiée selon l’interprétation qu’en font Morency et Atwood, elle ne convient pas pour aborder les maisons dépeintes par Chaput, Poliquin et Daigle. Celles-ci ne sont pas associées à une famille en particulier, et aucun des personnages principaux n’y a habité durant l’enfance. Tous les romans racontent en fait l’histoire de leur déménagement, leur transition d’un premier logis aux maisons qui constituent le cœur de la trame narrative. Par ailleurs, dans la littérature franco-canadienne, la maison urbaine n’est jamais — sauf à quelques rares exceptions17 — située en banlieue, espace pourtant fortement investi par la littérature québécoise18 ; elle est plutôt sise dans un des quartiers du centre-ville.

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5 La belle ordure, que Hotte décrit comme un roman d’apprentissage au féminin (RV, p. 46), débute alors qu’Ariane Morency arrive à Winnipeg pour s’inscrire à l’université. Signe de son importance dans le roman, la maison apparaît dès l’incipit : en quête d’un logement, la protagoniste décide d’aller cogner chez son père, qui ignore son existence. L’autobus la dépose devant une demeure « haute, étroite, un peu négligée », située sur « la rue Langevin, de l’autre côté de la rivière, à l’ombre de la cathédrale » (BO, p. 11), c’est-à-dire en plein cœur de Saint-Boniface, le quartier francophone. Des trois romans, la maison de La belle ordure est de loin la plus familiale, car Ariane y partagera l’espace avec son père, Cédric, ainsi que ses deux demi-frères, Yann et Xavier. Et encore, cette famille n’a rien de nucléaire ; dans les mots de Cédric, elle est plutôt « un peu bâclée, un peu broche à foin » (BO, p. 48). Non seulement le père est-il souvent absent — il partage son temps entre la maison et le chalet —, mais ses trois enfants ont des mères différentes, qui habitent d’autres villes. « Puisqu’on les voit presque plus », d’expliquer Yann (BO, p. 18), Ariane fera sienne la pièce qui était réservée à leurs visites. Tandis que la maison est souvent associée aux femmes à cause des rôles traditionnels liés au genre19, Chaput remet en question ce stéréotype : en dehors de la chambre à coucher d’Ariane, « indubitablement féminine » (BO, p. 18), le logis paternel constitue un univers masculin. 6 La maison dont il est question dans La Côte de Sable est située dans le quartier éponyme d’Ottawa, plus précisément sur la « rue Blackburn devant le refuge des clochardes de l’église anglicane de la Toussaint » (CDS, p. 65). Elle appartient à madame Élizabeth, une immigrante d’origine ukrainienne, qui y tient une pension depuis 1963. Une galerie de personnages, dont plusieurs étudiants (la maison est située dans le quartier de l’Université d’Ottawa), y a donc habité. C’est le cas de Jude, le protagoniste, qui sera décrit à tour de rôle par les quatre narratrices du roman, incluant madame Élizabeth et l’une de ses pensionnaires, Maud — d’où le titre initial du roman, Visions de Jude. En accord avec l’affirmation de Durand selon laquelle « [l]a maison redouble, surdétermine la personnalité de celui qui l’habite » (SA, p. 278)20, la demeure d’Élizabeth vieillit et se dégrade au même rythme qu’elle : « Il n’y a qu’à voir la maison pour comprendre que madame Élizabeth n’a plus sa jeunesse. Le jardin n’est plus entretenu, la pelouse est morte sous les mauvaises herbes, les haies ne sont plus taillées, les vitres ne sont jamais lavées. » (CDS, p. 65 ; voir aussi p. 244) Après le décès de madame Élizabeth, la maison est même comparée à un cimetière (CDS, p. 291). 7 C’est dans Petites difficultés d’existence et Pour sûr, les troisième et quatrième tomes d’une tétralogie sur Moncton et ses habitants, que la maison sort le plus de l’ordinaire. Déjà, cette figure occupait une place centrale dans le premier volet de la série ; la forme de Pas pire est structurée par les douze maisons de l’astrologie 21. Dans Petites difficultés d’existence, la transformation d’un vieil immeuble de la rue Church en lofts occupe l’essentiel de la trame narrative. Zed, le responsable des rénovations, a seulement pour objectif de rendre l’immeuble fonctionnel, question d’obliger les résidents à s’impliquer pour mener le projet à terme : « On aurait pas besoin de finir le dedans de chaque loft. Pour ça, ça serait à chacun de s’arranger », explique-t-il (PDE, p. 34). Bien que les lofts soient conçus comme des habitations indépendantes, ils représentent chacun une pièce dans une immense maison commune. Dans Pour sûr, les lofts sont terminés et abritent, tout comme la maison de madame Élizabeth, une panoplie de gens, incluant Terry et Carmen, les personnages principaux de la série, et leurs deux enfants.

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Entre l’intérieur et l’extérieur, le privé et le public

8 Pour Gilbert Durand, la maison est « l’image de l’intimité reposante, qu’elle soit temple, palais ou chaumière » (SA, p. 278). En ce sens, il n’est pas anodin que son synonyme demeure « se double […] du sens d’arrêt, de repos, de “siège” définitif dans l’illumination intérieure » (SA, p. 279). Avant lui, Gaston Bachelard avait également associé la maison à l’intimité, soulignant combien la première est un lieu privilégié pour étudier la seconde22. Toutefois, cette association s’évanouit dès que la maison n’est plus située dans la nature, mais en ville : « Les rapports de la demeure et de l’espace y deviennent factices. Tout y est machine et la vie intime y fuit de toute part23. » Cette fuite de l’intimité, que Bachelard perçoit négativement, est commune aux trois romans urbains à l’étude.

9 Dans l’œuvre de Chaput, l’absence d’intimité est l’un des premiers éléments que remarque Ariane, elle qui a grandi à la campagne. En arrivant chez son père, la protagoniste examine la vue de sa nouvelle chambre : « Mais c’est extraordinaire, se dit Ariane. La proximité de ces autres vies, leur impudente publicité. Elle les contemple de haut, sourit de les voir, s’y complait comme un dieu. » (BO, p. 19) Si cette proximité tout urbaine lui plaît d’abord, Ariane aura ensuite bien de la difficulté à s’y faire, comme elle l’écrit à sa mère : J’ai décidé que je déteste la ville. Il y a trop de bruit, trop d’autos, trop de mauvaises odeurs. Puis je m’habitue pas, non plus, à avoir des voisins. Ils vivent leur petite vie ordinaire au vu et au su de tout le monde — on les voit dans leur cour, sur leur perron, sur le sofa de leur salon la nuit. Un peu trop intime, tout ça, à mon goût — je les entends engueuler leurs enfants, je vois ce qu’ils mangent, ce qu’ils achètent, ce qu’ils jettent, j’ai le nez plein — littéralement — de leurs oignons. (BO, p. 93-94) Pour Ariane, la maison est longtemps liée à un sentiment d’étrangeté, d’inadéquation. Chez son père, elle est sans cesse confrontée à de nouvelles choses qui lui échappent. Par exemple, à propos de la chienne Chabine, elle pense : « Nom que j’entends pour la première fois et qui, dans cette maison, veut sûrement dire quelque chose dont je n’ai jamais entendu parler. » Lorsque Yann lui explique sa signification, Ariane songe à nouveau qu’elle « ne sait jamais rien dans cette maison » (BO, p. 36). Dans ces trois romans, Ariane est le seul personnage à véritablement déplorer l’absence d’intimité de la maison urbaine. 10 Chez Poliquin, la maison urbaine est certes le lieu des relations intimes entre Jude et trois femmes de générations différentes : Élizabeth, Maud et Véronique. Mais, paradoxalement, il ne s’agit pas vraiment d’un espace propice à la vie privée. D’une part, en raccompagnant Maud et Véronique à la chambre d’Élizabeth, Jude enfreint l’intimité de cette dernière. D’autre part, en se montrant défavorable aux liaisons entre ses pensionnaires, Élizabeth limite l’intimité de ces derniers. C’est pour cette raison que les rapports entre Jude et Maud ainsi qu’entre Jude et Véronique n’auront lieu à la pension qu’en l’absence de la propriétaire ou après son décès. L’été de leurs fréquentations, Maud et Jude préfèrent se voir non pas chez eux, mais à l’appartement vacant d’un ami24. Si le secret a pour effet d’augmenter l’ardeur des amants, en particulier du point de vue de Maud (CDS, p. 117) et d’Élizabeth (CDS, p. 222), il reste qu’aucune des liaisons entamées à la pension ne débouchera sur une relation saine ou durable — Véronique décrira même la nuit passée avec Jude comme un viol (CDS, p. 291). La maison ne constituera d’ailleurs pas un refuge pour Maud après sa rupture avec Jude ; l’espace qu’ils ont autrefois partagé ne cesse de lui rappeler son amant. Elle

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finit par prendre la décision de s’installer ailleurs : « [E]nfin, j’ai annoncé à madame Élizabeth que je déménageais. Je m’en allais, il y avait trop de souvenirs dans cette maison. » (CDS, p. 137)

11 C’est dans Petites difficultés d’existence de Daigle que le logis est le plus étroitement associé à l’intimité. Celle de la famille et du couple, d’abord : Terry s’occupe de son jeune fils, Étienne, et de sa conjointe, Carmen, qui est fatiguée car elle attend leur deuxième enfant. Mais aussi de l’individu : c’est le plus souvent chez lui que Terry prend le temps de consulter le Yi King, un procédé de divination chinoise, ce qui lui permet un moment d’introspection quotidien. Toutefois, ces événements n’ont pas lieu dans les lofts, mais dans l’appartement que Terry, Carmen et Étienne habitent avant d’y emménager. D’ailleurs, Zed a tout spécifiquement choisi les lofts comme modèle d’habitation à cause de leur potentiel social ou communautaire : « Il est grand temps, selon lui, de se coincer un peu, d’obliger les gens à se côtoyer, à se parler. » (PDE, p. 16) Ainsi formulé, le projet a pour objectif d’inciter les habitants à baisser leur garde et à dévoiler une part de leur intimité. C’est effectivement ce qui se produira, comme le notent Carmen et Terry dans Pour sûr : « La vie dans les lofts comportait de nombreux avantages, mais il y avait aussi beaucoup de va-et-vient et de brouhaha […]25. » Pour passer du temps seuls ou en famille, ils se réfugient souvent à la petite plage clandestine qu’ils ont découverte. 12 Si la maison est souvent un espace d’intimité, c’est beaucoup parce qu’elle permet habituellement de distinguer le dedans du dehors. Par ses murs et son enceinte, la maison « est accessoirement un “univers contre” » (SA, p. 279), selon la formule de Durand. Or, les demeures dépeintes par Chaput, Poliquin et Daigle ne favorisent pas l’intimité : elles ne cessent de brouiller la frontière entre l’intérieur et l’extérieur, notamment parce qu’elles servent de lieu de travail, sphère de la vie habituellement distincte du ménage26, pour au moins un personnage. Dans La belle ordure, le grenier de la maison — que Bachelard associe à « une rêverie que la poésie pourrait seule, par une œuvre, achever, accomplir27 » — tient lieu à la fois de chambre à coucher et de studio d’artiste pour Cédric, qui est caricaturiste. Dans La Côte de Sable, madame Élizabeth décide d’acheter la maison de la rue Blackburn pour « louer quelques chambres et ainsi ménager [s]es revenus de veuve pensionnaire » (CDS, p. 204). À sa mort, il est prévu que la maison aille à l’Institut arctique dont Jude est le fondateur28, ce qui aura pour effet de la détourner encore davantage de sa fonction de demeure. 13 Enfin, dans Petites difficultés d’existence, l’édifice des lofts, une ancienne usine de vêtements, a d’abord servi de lieu de travail à des centaines d’Acadiens avant d’être abandonné. Zed, qui gagne lui-même sa vie grâce aux travaux de rénovation financés par l’homme d’affaires Lionel Arsenault, prévoit que l’immeuble conjuguera espaces privés et espaces publics : « Zed imagine que la section arrière du bâtiment […] abritera parfaitement un petit marché de fermiers, tandis que l’avant, qui donne sur la rue, sera idéal pour des boutiques. Il restera les deux étages supérieurs pour les lofts. » (PDE, p. 16) C’est d’ailleurs lorsque Carmen se rend compte que les lofts pourraient permettre une meilleure conciliation entre la famille et le travail qu’elle consent à y emménager (PDE, p. 111). Dans Pour sûr, elle est devenue la cogérante du bar des lofts, le Babar, alors que Terry est l’un des propriétaires de la Librairie Didot, également située au premier étage.

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Un point de ralliement

14 Dans ces trois romans, l’absence d’intimité ainsi que le brouillement entre l’intérieur et l’extérieur découlent du fait que les maisons servent de point de convergence aux habitants de la ville, peu importe qu’ils y résident ou non. En ce sens, la maison paternelle de Chaput, la pension de Poliquin et les lofts de Daigle se situent à contre- courant des foyers habituels. Ils ne correspondent pas au « chez soi » tel que le définissent Michel de Certeau et Luce Giard, associant toujours la demeure à l’intimité : On « rentre chez soi », en ce lieu propre qui, par définition, ne saurait être le lieu d’autrui. Ici tout visiteur est un intrus, à moins de n’avoir été explicitement et librement convié à entrer. Même dans ce cas, l’invité doit savoir « rester à sa place », ne pas s’autoriser à circuler de pièce en pièce ; surtout, il doit savoir écourter sa visite, sous peine d’être versé dans la catégorie (redoutée) des « importuns », de ceux qu’il faut « rappeler » à la « discrétion » du bon usage ou, pis encore, de ceux qu’il faut éviter à tout prix, car ils ne savent pas suivre la convenance, maintenir avec vous la « bonne distance »29. 15 Or, dans les trois œuvres à l’étude, la maison est bien le lieu de l’autre, voire le lieu de tous. Les invités, qui n’ont pas à se faire inviter pour entrer, ne respectent pas la bonne distance que décrivent de Certeau et Giard, sans pour autant que leur comportement n’importune les résidents de l’endroit.

16 Dans La belle ordure, Yann ne se formalise pas du fait qu’Ariane soit entrée dans la maison paternelle avant d’y être invitée — il l’accueille tout simplement d’un « Salut, salut ! Allez, entre ! » (BO, p. 12) — et ce, même lorsqu’il se rend compte qu’elle n’est pas l’inconnue qu’il attendait. Il ne semble pas non plus surpris qu’elle ait déménagé à Winnipeg avec l’intention d’habiter chez Cédric sans s’annoncer. Lorsqu’Ariane lui explique sa situation, il se contente de répondre : « C’est pas compliqué, ça, Ariane. Cédric sera tout de suite d’accord. » (BO, p. 15) Cet accueil n’est pas réservé aux membres de la famille, mais s’étend à leurs amis aussi, comme le constate l’héroïne dès ce soir-là : « Au grand étonnement d’Ariane, il y a des étrangers qui circulent au rez-de- chaussée. La bière coule à flots, le vin aussi, et, dans la cuisine, on fouille sans se gêner les étagères du frigo. » (BO, p. 21) 17 La maison sert tout particulièrement de lieu de rencontre dans La Côte de Sable. La narration souligne à plusieurs reprises le fait qu’il s’agit d’un espace ouvert à tous (CDS, p. 64 et 287). C’est d’ailleurs le principal élément qu’ont en commun les personnages du roman : ils sont tous passés, à un moment ou à un autre, par la pension de madame Élizabeth. Isabelle Tremblay résume bien cette figure spatiale lorsqu’elle la décrit en ces termes : Sa maison de pension abrite un espace ouvert sur l’ailleurs. Lieu de rencontre, elle est une invitation à la réconciliation des êtres. Ce microcosme international rassemble des visages de partout : chez Élizabeth, on est au centre du monde. Tous les espaces convergent en sa maison. Lieu central et centralisateur où transitent tous les personnages, elle constitue l’âme de la Côte-de-Sable30. La maison de la rue Blackburn constituait déjà l’âme du quartier — et même, de toute la ville — au moment de sa construction, qui remonte à l’époque de la Confédération canadienne : « Toutes les célébrités qui ont visité Ottawa à la fin du siècle dernier y ont été reçues. » (CDS, p. 63) 18 De même, dans Petites difficultés d’existence, l’ensemble des personnages se rallie autour des lofts et en vient à former une communauté unie grâce à ce projet, avant même son

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aboutissement. Tout se produit « comme si la quête d’un lieu parvenait à remplacer le lieu lui-même » (PDE, p. 89) ; le sentiment de communauté se crée non pas en habitant l’espace, mais en l’aménageant. Le pouvoir d’attraction des lofts est tel qu’ils attirent des personnages de la campagne ainsi que de l’étranger. Le cas d’Étienne et de Ludmilla Zablonski mérite d’être souligné : ils habitaient à Baltimore, aux États-Unis, jusqu’à ce que leur maison soit détruite par un incendie. Le couple décide alors de remonter vers le Nord en transitant par Moncton, où le projet d’habitation collective le retiendra sur place : les Zablonski renoncent à poursuivre leur route jusqu’au Nunavut lorsque Zed leur demande dans quel loft ils souhaitent s’installer. Ils suivent en cela le parcours des trois auteurs à l’étude qui ont délaissé les maisons incendiées de leurs œuvres précédentes pour mettre plutôt en scène des maisons atypiques situées en plein cœur de la ville.

19 Dans les maisons représentées par Chaput, Poliquin et Daigle, les rencontres entre personnes d’horizons divers ne donnent pas souvent lieu à des conflits ; elles se déroulent plutôt sous le signe de la fête. Dans La belle ordure, ce sont surtout les étudiants qui sont à l’origine des festivités : en l’absence de Cédric, ils se servent de la maison paternelle pour prendre un verre, flirter et écouter de la musique. La fête prend des proportions plus importantes dans La Côte de Sable et Petites difficultés d’existence. La pension de madame Élizabeth est célèbre pour la fête qu’elle organise chaque année à l’occasion du Nouvel an ukrainien. Une grande diversité de gens s’y côtoie : Les invités de madame Élizabeth sont aussi hétéroclites que le buffet. Il y a des sénateurs, des vieillards, des antisémites, des entrepreneurs de pompes funèbres, des Palestiniens, des avocats, des taxidermistes, des diplomates et des épiciers ; il y a aussi des jeunes femmes pour tous les goûts, des pédérastes, des catholiques, des hypnothérapeutes et des journalistes. Madame Élizabeth a eu toutes sortes de gens dans sa maison et ses pensionnaires ont eu toutes sortes d’amis. Certains y viennent sur l’invitation de quelqu’un qui a connu quelqu’un qui, jadis, a logé chez elle. Chose certaine, tous sont les bienvenus et chacun est régalé royalement. (CDS, p. 66) La soirée prend ainsi l’allure d’un « banquet des nations » car « [d]es étudiants de plusieurs nationalités sont passés chez madame Élizabeth, et chacun a laissé sa marque au menu » (CDS, p. 64)31. 20 Comme pour la maison de madame Élizabeth, les lofts s’ouvrent à tous dans le cadre d’une fête pour Noël, qui rassemble les personnages du roman : Zed et les membres de sa famille ; Terry, Carmen et Étienne ; leurs amis Pomme et Lisa-M. ; les Zablonski ; l’homme d’affaires Lionel Arsenault et son épouse Sylvia ; ainsi que plusieurs inconnus. Durant la soirée, une rumeur selon laquelle Leonard Cohen serait de la fête circule ; les convives la démentent parce qu’il ne célèbre pas la nativité — non pas parce qu’il détonnerait dans ce contexte hétéroclite. C’est que les lofts permettent eux aussi la « réconciliation des êtres », pour reprendre l’expression employée par Tremblay pour décrire la pension d’Élizabeth. En effet, malgré la variété de personnes rassemblées, la narration rapporte que « [l]es gens se côtoyaient facilement. Ils se mêlaient tout naturellement aux conversations en cours ou en relançaient de nouvelles, qui se poursuivaient parfois d’un noyau à l’autre » (PDE, p. 127 ; je souligne).

La maison microcosmique et l’effacement de la ville

21 Au rythme des allées et venues des personnages, la maison de Cédric, la pension de madame Élizabeth et les lofts de Zed prennent parfois l’allure de lieux publics, sans

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toutefois relever du non-lieu tel que le définit Marc Augé32. Bien qu’accessibles à tous et servant souvent de lieux transitoires, ces logis ne sont ni impersonnels ni interchangeables. Au contraire, ils suscitent des liens affectifs de la part des personnages et témoignent d’un idéal d’échange, de tolérance et d’accueil, bref, d’un désir commun de cohabitation. En tenant compte de ces valeurs et de la diversité de gens qui s’y côtoient, il est à propos de décrire les trois maisons à l’étude comme des espaces « micro-cosmopolites ». Selon la définition qu’en donne Michael Cronin, la démarche micro-cosmopolite ne cherche pas à « opposer les petites entités aux grandes (nationales ou transnationales) », mais à « complexifier, à diversifier le petit33 ». Elle permet de rendre compte du fait que « le même degré de diversité se retrouve autant dans des entités jugées petites ou insignifiantes que dans des grandes entités34 », alors que celles-ci se considèrent souvent comme seules aptes au cosmopolitisme.

22 Pour Cronin, « un lieu semble s’offrir d’office à l’approche micro-cosmopolite35 » : la ville, petit univers miniature. Toutefois, si elle apparaît dans les trois romans à l’étude comme un espace de liberté, d’ouverture et de tolérance, si elle revêt les qualités associées au cosmopolitisme, c’est en grande partie parce que celles-ci émanent d’abord de la maison. Le micro-cosmopolitisme est d’autant plus approprié pour aborder la maison que celle-ci représente toujours, « entre le microcosme du corps humain et le cosmos, un microcosme secondaire » (SA, p. 277). Or, dans les romans à l’étude, le microcosme est une notion presque trop faible pour décrire cette figure spatiale, qui sert plutôt de cœur à la ville. Il serait plus adéquat de dire que les villes sont des macrocosmes des maisons qu’elles contiennent. Et encore, outre leur fonction de réceptacle pour ces maisons, Winnipeg, Ottawa et Moncton jouent un rôle bien marginal dans les trois univers romanesques. 23 En fait, ces villes en viennent à s’effacer derrière la maison, comme le note Hotte au sujet des romans de Chaput et de Poliquin : [L]es déambulations d’Ariane dans la ville sont fort peu fréquentes et occupent une place mineure dans la narration alors que la maison de son père fait l’objet de descriptions détaillées telle celle de la chambre où logera Ariane […]. Ainsi, comme dans La Côte de Sable, la ville n’apparaît qu’en trame de fond, qu’en tant que décor plutôt qu’entité vivante et agissante. (RV, p. 46) Hotte précise que la maison, chez Poliquin, « occupe dans le roman une place telle qu’elle finit par occulter l’espace urbain » (RV, p. 45), dont il ne reste que quelques quartiers, en particulier celui de la Côte-de-Sable36. Dans La belle ordure, le toponyme le plus courant est celui de la rue Langevin, souvent employé pour désigner la maison paternelle. Des trois noms de rue qui figurent dans le roman, un autre sert uniquement à identifier une maison, soit la rue Lenore, où habite Jean-Loup, l’amoureux d’Ariane. Autrement, la narration demeure floue et imprécise quant aux autres lieux que fréquentent les protagonistes. Elle ne se donne pas la peine de situer le café où travaille Ariane, le restaurant où l’amène Jean-Loup et le parc où ils vont se promener, se contentant de les désigner par des termes génériques. D’ailleurs, la ville de Winnipeg n’est elle-même formellement identifiée qu’au septième chapitre (de quinze). 24 Chez France Daigle, l’effacement de la ville, déjà frappante dans Petites difficultés d’existence à mesure que le projet des lofts se concrétise, l’est davantage encore dans Pour sûr, un roman composé de 1 728 fragments regroupés en 144 trames narratives. De ces 144 trames, six seulement portent des noms de lieux précis. Mais la moitié d’entre elles sont associés aux lofts : le Babar (trame 6), la librairie Didot (trame 8) et le potager (trame 9)37. Leur présence au début de Pour sûr montre combien les thématiques

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spatiales tendent à s’évanouir au profit du véritable sujet du roman, le chiac. D’ailleurs, la trame dédiée à Moncton, bien qu’elle débute plus loin (c’est la 82e), sert à illustrer le vernaculaire au moyen de courts dialogues entre personnages anonymes38. Sans les lofts, la ville se résumerait au chiac : ses espaces physiques, qui étaient pourtant centraux dans les premiers tomes de la série, en particulier dans Pas pire, ne sont plus mis en valeur.

Conclusion

25 La disparition de la ville au profit de la maison pourrait être une source d’inquiétude si elle était synonyme de repli sur soi. Il serait alors légitime de croire que les écrivains franco-canadiens ne sont jamais parvenus à s’approprier véritablement l’espace urbain. Cependant, dans les trois romans à l’étude, la maison, point de rencontre entre les personnages, agit plutôt comme le centre de la ville. Les principales qualités associées à Ottawa, Winnipeg et Moncton dans ces œuvres émanent de la maison pour ensuite s’étendre à la ville. C’est grâce à la maison urbaine, à sa capacité à brouiller les limites entre l’extérieur et l’intérieur, que la ville devient habitable. Le procédé est bien expliqué par Pierre Mayol : « c’est dans la tension entre ces deux termes, un dedans et un dehors qui devient peu à peu le prolongement d’un dedans, que s’effectue l’appropriation de l’espace39 ». Si Mayol parle ici de l’espace du quartier, intermédiaire entre la ville et la maison, sa remarque vaut aussi pour cette dernière, car « l’acte d’aménager son intérieur rejoint celui de s’aménager des trajectoires dans l’espace urbain du quartier, et ces deux actes sont fondateurs au même degré de la vie quotidienne en milieu urbain : ôter l’un ou l’autre, c’est détruire les conditions de possibilité de cette vie40 ». En aménageant une maison fictive à laquelle ils attribuent des caractéristiques atypiques mais semblables, Simone Chaput, France Daigle et Daniel Poliquin ont trouvé le moyen de rendre la ville habitable.

26 La convergence entre ces trois romanciers sur le plan de l’imaginaire permet de distinguer la maison urbaine de la maison incendiée. Tout en observant certaines ressemblances dans la façon dont est représentée la maison qui brûle, liée à la perte de la mémoire collective, Morency relevait également des différences notables d’une région à l’autre : « dans le contexte franco-ontarien, l’image de la maison qui brûle se trouve parfois investie de façon positive, ce qui tranche avec le contexte acadien, où la même image figure la catastrophe originelle41 », c’est-à-dire la Déportation. Cette différenciation s’estompe avec le passage de la maison incendiée à la maison urbaine, passage qui montre aussi que la mémoire collective n’était peut-être pas aussi menacée que le craignait Morency. Au contraire, le feu, qui permet de faire table rase, préfigure l’arrivée d’une nouvelle mémoire, plus collective encore car partagée par les différentes communautés francophones minoritaires. Ainsi, Morency a raison de dire que l’incendie permet l’instauration de nouveaux rapports d’altérité ; ils sont ici de l’ordre de la solidarité et de l’inclusion. Les représentations similaires que la maison urbaine engendre chez des écrivains de l’Acadie, de l’Ontario français et de l’Ouest francophone rendent compte du désir de cohabitation qui anime de plus en plus les composantes de la littérature franco-canadienne. C’est dire que ses fondations institutionnelles42 se doublent de fondations imaginaires. Et, ainsi aménagée, cette littérature n’a-t-elle pas elle aussi, comme la maison pour la ville, le potentiel de rendre la communauté plus habitable ?

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NOTES

1. La maison incendiée est aussi présente dans French Town de Michel Ouellette, dont Morency ne tient pas compte, sans doute parce qu’il s’agit d’une pièce de théâtre. 2. Jean Morency, « L’image de la maison qui brûle. Figures du temps dans quelques romans d’expression française du Canada », @nalyses, vol. 6, no 1, 2011, p. 211. 3. Margaret Atwood, Essai sur la littérature canadienne [1972], trad. de Hélène Filion, Montréal, Boréal, 1987, p. 241. 4. Margaret Atwood, Essai sur la littérature canadienne, ouvr. cité, p. 241. 5. Jean Morency, « L’image de la maison qui brûle », art. cité, p. 211-212. 6. Simone Chaput, La belle ordure, Saint-Boniface, Éditions du Blé, 2010. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle BO, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. 7. Daniel Poliquin, La Côte de Sable [1990], Montréal, Bibliothèque québécoise, 2000. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle CDS, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. 8. France Daigle, Petites difficultés d’existence, Montréal, Boréal, 2002. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle PDE, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. 9. France Daigle, Pour sûr, Montréal, Boréal, 2011. 10. Lucie Hotte, « Romans de ville, romans des champs. La configuration spatiale chez France Daigle, Simone Chaput et Daniel Poliquin », dans Anne-Yvonne Julien (dir.), André Magord (coll.), Littératures québécoise et acadienne contemporaines. Au prisme de la ville, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Plurial », 2014, p. 52. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle RV, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. 11. Chiasson encourage l’établissement d’un nouveau rapport à l’urbanité, qui ne relèverait plus d’une « ruralité étrange et malaisée, marginale et nostalgique ou même schizophrénique » (Herménégilde Chiasson, « Urbanités », Francophonies d’Amérique, no 22, 2006, p. 230). 12. Voir, par exemple, Monica Heller, « Une approche sociolinguistique à l’urbanité », Revue de l’Université de Moncton, vol. 36, no 1, 2005, p. 321-346. 13. Alain Masson, « Écrire, habiter », dans Raoul Boudreau et Jean Morency (dir.), Tangence, n o 58 (Le postmoderne acadien), 1998, p. 36. 14. Geneviève Cousineau, « La maison, le bungalow et le home. En route vers un nouveau jardin d’Éden », dans Patrick Imbert (dir.), Les jardins des Amériques : éden, home et maison. Le Canada et les Amériques, Ottawa, Chaire de recherche de l’Université d’Ottawa « Canada : enjeux sociaux et culturels dans une société du savoir », 2006, p. 66. 15. Geneviève Cousineau, « La maison, le bungalow et le home », art. cité, p. 66. 16. Geneviève Cousineau, « La maison, le bungalow et le home », art. cité, p. 66-67. 17. C’est aussi ce que souligne Lucie Hotte pour la littérature franco-ontarienne. Rose amer de Martine Delvaux, écrivaine qui a grandi dans l’est ontarien et à Ottawa mais qui s’est établie à Montréal, se démarque du reste de la production franco-ontarienne par sa représentation et par sa connotation de la banlieue, qui rappellerait en cela les littératures québécoise, française, américaine et australienne. Voir Lucie Hotte, « Représentation dystopique de l’espace francoontarien dans Rose amer de Martine Delveau », dans Lucie Hotte et François Ouellet (dir.), La littérature franco-ontarienne depuis 1996, Sudbury, Prise de parole, coll. « Agora », 2016, p. 257-258. Dans la littérature franco-ontarienne, il est également question de la banlieue dans Le testament du couturier (Ottawa, Le Nordir, 2002) de Michel Ouellette, qui met en scène un univers

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futuriste indéterminé, et dans L’historien de rien (Montréal, Boréal, 2012) de Daniel Poliquin, qui se déroule en partie à Orléans, dans l’est d’Ottawa. 18. À ce propos, voir Francis Halin, La banlieue. De Jacques Ferron à Michael Delisle, mémoire de maîtrise, Université de Montréal, 2008 ; et Daniel Laforest, « La haine des banlieues », dans L’âge de plastique. Lire la ville contemporaine au Québec, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2016, p. 105-151. Deux recueils de nouvelles collectifs parus récemment viennent confirmer l’intérêt de la littérature québécoise pour la banlieue : Pierre-Luc Landry (dir.), Cartographies I. Couronne Sud, Montréal, La mèche, 2016 ; et Pierre-Luc Landry (dir.), Cartographies II. Couronne Nord, Montréal, La mèche, 2017. 19. Sur l’association entre femme et maison, voir Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à l’archétypologie générale [1969], 11e édition, Paris, Dunod, 1992, p. 276-277. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle SA, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. 20. Voir aussi Michel de Certeau, et Luce Giard, « Entre-deux », dans Michel de Certeau, Luce Giard et Pierre Mayol, L’invention du quotidien 2. Habiter, cuisiner [1980], nouvelle édition revue et augmentée, présentée par Luce Giard, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1994, p. 205-206. L’appartement du professeur Pigeon reflète aussi sa personnalité, comme le décrit Marie Fontaine : « Je savais le professeur très vieux garçon et négligé dans son apparence, mais je ne m’attendais pas à autant de saleté dans son logement. » (CDS, p. 75) La chambre qu’il louait jadis chez madame Élizabeth était maintenue dans un état comparable (CDS, p. 178-179). 21. En fait, la maison est une figure récurrente chez France Daigle (où elle sert souvent de métaphore pour l’œuvre), de même que chez plusieurs écrivains acadiens. À ce propos, voir Benoit Doyon-Gosselin, « La figure de la maison et de l’architecte dans l’œuvre romanesque de France Daigle », Port Acadie, no 8-9, 2005-2006, p. 61-74 et Chantal Richard, « Des mots comme les murs d’une maison. Le leitmotiv du logis dans le roman acadien contemporain », Studies in Canadian Literature/Études en littérature canadienne, vol. 35, no 1, 2010, p. 165-179. 22. Voir Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine. Logique et philosophie des sciences », 1957, p. 23. 23. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, ouvr. cité, p. 42-43. 24. Il en va de façon similaire dans La belle ordure. Lorsqu’Ariane et Jean-Loup passent la nuit ensemble, c’est chez ce dernier qu’ils se rendent plutôt qu’à la maison qui sert de principale figure spatiale au roman (BO, p. 130 et 155). 25. France Daigle, Pour sûr, ouvr. cité, p. 86. 26. Tel que l’expriment de Certeau et Girard : « Dans cet espace privé, en règle générale, on ne travaille guère, sinon à cet indispensable travail de nourrissement, d’entretien et de convivialité qui donne forme humaine à la succession des jours et à la présence d’autrui. […] Ici le corps malade trouve refuge et soins, provisoirement dispensé de ses obligations de travail et de représentation sur la scène sociale. » (Michel de Certeau et Luce Giard, « Entre-deux », ouvr. cité, p. 207-208.) 27. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, ouvr. cité, p. 33. 28. Entretemps, Jude habite temporairement à un autre endroit qui relève plus du lieu de travail que du logis ; le Musée des sciences naturelles, où il « occupe le logement de fonction du curateur qu’on lui laisse en reconnaissance des nombreux services [rendus] » (CDS, p. 267). 29. Michel de Certeau et Luce Giard, « Entre-deux », ouvr. cité, p. 205. 30. Isabelle Tremblay, « La Côte-de-Sable de Daniel Poliquin ou l’espace comme matériau de la quête identitaire », Revue du Nouvel-Ontario, no 31, 2006, p. 40. 31. Une fête similaire, qui se transformera en mascarade, sera aussi organisée par Jude au Musée de l’homme (CDS, p. 268-270). 32. Voir Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, coll. « La librairie du xxie siècle », 1992.

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33. Michael Cronin, « Identité, transmission et l’interculturel. Pour une politique de micro- cosmopolitisme », dans Jean Morency et coll. (dir.), Des cultures en contact. Visions de l’Amérique du Nord francophone, Québec, Nota bene, 2005, p. 21. 34. Michael Cronin, « Identité, transmission et l’interculturel », art. cité, p. 21. 35. Michael Cronin, « Identité, transmission et l’interculturel », art. cité, p. 22. 36. Ce qui n’est pas anodin étant donné que le quartier « peut être considéré comme la privatisation progressive de l’espace public. C’est un dispositif pratique dont la fonction est d’assurer une solution de continuité entre ce qui est le plus intime (l’espace privé du logement) et ce qui est le plus inconnu (l’ensemble de la ville ou même, par extension, le reste du monde) » (Pierre Mayol, « Habiter », dans Michel de Certeau, Luce Giard et Pierre Mayol, L’invention du quotidien 2. Habiter, cuisiner, ouvr. cité, p. 20-21). Le quartier aurait donc quelque chose de la maison, justement parce que celle-ci s’y trouve. 37. Les trois autres sont Fundy (trame 50), Moncton (trame 82) et Caraquet (trame 140). 38. Un seul des douze fragments qui composent cette trame, le fragment 1528.82.8, met en scène des personnages identifiés et connus. 39. Pierre Mayol, « Habiter », dans L’invention du quotidien 2, ouvr. cité, p. 21. 40. Pierre Mayol, « Habiter », dans L’invention du quotidien 2, ouvr. cité, p. 21-22. 41. Jean Morency, « L’image de la maison qui brûle », art. cité, p. 210. 42. Sur les liens institutionnels qui unissent les littératures de l’Acadie, de l’Ontario français et de l’Ouest, voir Pénélope Cormier et Ariane Brun del Re, « Vers une littérature franco-canadienne ? Bases conceptuelles et institutionnelles d’un nouvel espace littéraire », dans Jimmy Thibeault et coll. (dir.), Au-delà de l’exiguïté. Échos et convergences dans les littératures minoritaires, Moncton, PerceNeige, coll. « Archipel/APLAQA », 2016, p. 53-75.

RÉSUMÉS

En 2011, Jean Morency relevait la récurrence d’une figure spatiale particulière dans les littératures de l’Acadie, de l’Ontario français et de l’Ouest francophone : la maison incendiée, qu’il rattachait au temps, à la mémoire et à l’histoire. Depuis, les écrivains franco-canadiens ont délaissé cette figure au profit d’un autre type de logis, la maison urbaine. C’est notamment le cas de Daniel Poliquin, Simone Chaput et France Daigle. Les maisons atypiques de La Côte de Sable (1990, sous le titre Visions de Jude), La belle ordure (2010) ainsi que Petites difficultés d’existence (2002) et sa suite Pour sûr (2011) ont en commun d’être des espaces peu propices à l’intimité car ils brouillent les frontières entre l’intérieur et l’extérieur. Point de rencontre pour les personnages, ces maisons occupent une telle place qu’elles éclipsent les villes mises en scène. La maison urbaine semble ainsi être le moyen par lequel les écrivains franco-canadiens sont parvenus à s’approprier la ville pour l’habiter. La récurrence de cette nouvelle figure spatiale de même que le passage de la maison incendiée à la maison urbaine laissent entendre que les écrivains franco- canadiens puisent à un imaginaire commun. La littérature franco-canadienne pourrait ainsi compter non seulement sur des fondations institutionnelles, mais imaginaires.

In 2011, Jean Morency highlighted the recurrence of a particular spatial figure in the literatures of , French Ontario and Frenchspeaking Western Canada: the burned house, which he associated with time, memory and history. Since then, French-Canadian writers have abandoned this figure in favour of another type of lodging: the urban house. Such is the case for Daniel

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Poliquin, Simone Chaput and France Daigle among others. What the atypical houses of La Côte de Sable (1990, under the title Visions de Jude), La belle ordure (2010) and Petites difficultés d’existence (2002) and its sequel Pour sûr (2011) have in common are spaces that are not very conducive to privacy because they blur the boundaries between indoors and out. Meeting points for the characters, these houses have far greater importance than the cities where the story takes place. French-Canadian writers thus appear to have used the urban house as a means of appropriating the city and thereby inhabiting it. The recurrence of this new spatial figure and the shift from the burned house to the urban house suggest that French-Canadian writers draw from a common wellspring of ideas. French-Canadian literature could thus rely on a shared imagination as well as shared institutions.

AUTEUR

ARIANE BRUN DEL RE

Université d’Ottawa Ariane Brun del Re est doctorante au Département de français de l’Université d’Ottawa. Sa thèse porte sur la littérature franco-canadienne, corpus qu’elle aborde à partir des théories de la lecture. Elle détient une maîtrise de l’Université McGill, dans le cadre de laquelle elle a rédigé un mémoire sur les villes de Moncton et d’Ottawa comme capitales littéraires de l’Acadie et de l’Ontario. Ses articles ont paru dans Francophonies d’Amérique, Port Acadie, Voix plurielles ainsi que dans plusieurs ouvrages collectifs. De 2014 à 2017, elle a été récipiendaire d’une bourse de doctorat du CRSH.

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Le mal de mère : solidarités féminines dans l’œuvre de Marguerite Andersen et Hélène Harbec Mother sickness: female solidarity in the work of Marguerite Andersen and Hélène Harbec

Benoit Doyon-Gosselin et Maria Cristina Greco

NOTE DE L’ÉDITEUR

DOI de cet article sur Érudit : https://doi.org/10.7202/1059421ar

1 Une des solidarités des littératures franco-canadiennes les plus méconnues concerne l’écriture des femmes. Autant dans la préface du collectif Écrire au féminin au Canada français que dans certains travaux de Lucie Hotte, on confirme la pauvreté quantitative des travaux scientifiques sur les écrivaines de la francophonie canadienne. Par exemple, Johanne Melançon explique dans l’introduction de son collectif que « dans l’émergence des littératures francophones au Canada français, depuis le début des années 1970, plusieurs femmes ont pris la parole en Acadie, en Ontario français et dans l’Ouest, mais peu d’œuvres ont été jusqu’à maintenant étudiées1 ». Par ailleurs, comme l’a montré Hotte, en Ontario français, bien que la réception critique de première instance soit comparable pour les hommes et les femmes, celle-ci reste cependant déterminée par l’horizon d’attente propre aux littératures minoritaires voulant que les textes produits dans ce contexte aient une visée collective, mettent en scène la réalité locale et abordent des thèmes propres à la minorisation. Or peu de textes de femmes se situent dans cette voie2. 2 Autrement dit, les textes de femmes ne s’intègrent pas aussi aisément dans les thèmes habituels des littératures en milieu minoritaire. Le pays à construire en Acadie, le

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destin collectif des Franco-Ontariens ou l’éternelle diglossie des Franco-Manitobains demeurent parmi tant d’autres les objets de prédilection du sujet masculin. Comme les femmes écrivaines s’intéressent plutôt à l’aspect individuel de l’identité, la critique ne sait trop comment aborder leurs textes : « [C]ette production s’écarte de la norme et, partant, de l’histoire littéraire. Décrétée anormale, elle devient du même coup invisible3. » Ainsi, en Ontario, le discours scientifique (thèses, articles ou livres) sur Jean Marc Dalpé, Patrice Desbiens et Daniel Poliquin prend une place démesurée par rapport aux travaux sur Andrée Lacelle, Gabrielle Poulin et Hélène Brodeur4. En fait, à part les cas d’exception que sont Gabrielle Roy, Antonine Maillet et plus récemment France Daigle, les œuvres écrites par des femmes, prose et poésie confondues, ont rarement obtenu l’attention qu’elles méritent. Il faut toutefois noter que François Ouellet a produit une étude remarquable intitulée « Le roman de l’écriture au féminin5 » qui se penche sur le corpus franco-ontarien.

3 À l’instar des auteures franco-ontariennes, plusieurs écrivaines de la francophonie canadienne ont produit des œuvres fortes dont les thématiques se rejoignent. En ce sens, il serait plus que temps d’entreprendre une critique littéraire au féminin comme celle qui existe au Québec depuis au moins une vingtaine d’années. Les travaux de Lori Saint-Martin offrent à ce titre de précieuses réflexions pour notre contribution. Rappelons tout d’abord que « la critique au féminin se caractérise entre autres par une tentative d’élucider les rapports entre l’écriture au féminin et la “réalité” des femmes » (CV, p. 17)6. De plus, bien qu’il n’existe pas vraiment de style littéraire qui leur soit propre, il faut convenir que « [c]e qui caractérise les femmes, c’est plutôt une expérience sociale de l’oppression » (CV, p. 25). C’est dans cette optique que nous souhaitons analyser quelques œuvres en prose et en vers de la Franco-Ontarienne Marguerite Andersen et de l’Acadienne Hélène Harbec. Comment ces écritures au féminin se rapprochent-elles par les thèmes abordés ? Comment les personnages principaux mis en scène (souvent des alter ego de l’auteure) se libèrent-ils de l’oppression familiale (pour ne pas dire patriarcale) et sociale ? 4 Il est possible de répondre à ces deux questions en partant d’une réflexion sur la trajectoire des deux auteures et de montrer en quoi la figure tutélaire de Virginia Woolf nourrit leur fiction de manière explicite ou implicite. Ensuite, il faudra s’attarder à deux modalités de la maternité : le rapport à sa mère et sa propre difficulté à être mère. Dans de nombreuses œuvres écrites par des femmes, le rapport à la mère est omniprésent (pensons uniquement aux romans d’Annie Ernaux ou encore de Gabrielle Roy) et, en ce sens, Andersen et Harbec participent à cette thématique que Marianne Hirsh avait déjà étudiée — avec un corpus allant de Jane Austen à Marguerite Duras — dans son ouvrage The Mother/Daughter Plot. Narrative, Psychoanalysis, Feminism7. Par ailleurs, en ce qui concerne le rôle de la mère, ce n’est pas tant le rapport particulier mère-fille8 qui nous intéresse que le rapport plus général mère-enfant. La conclusion mettra en lumière les nouvelles solidarités féminines dont témoignent les textes des deux auteures retenues.

Trajectoires d’auteures et l’ombre de Virginia Woolf

5 Le simple fait, pour Marguerite Andersen et Hélène d’Harbec, d’être des écrivaines évoluant en Ontario français ou en Acadie constitue une double minorisation qui nuit certainement au rayonnement et à la réception critique de leurs œuvres. Là ne s’arrête

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pas les rapprochements entre les deux auteures qui sont en fait victimes d’une triple minorisation. Andersen n’est pas une Franco-Ontarienne de naissance et Harbec n’est pas une Acadienne de souche. Malgré le fait qu’elles évoluent dans leur milieu respectif depuis plusieurs décennies et que l’essentiel, sinon la totalité de leurs œuvres y ont été écrites, leur parcours d’immigrante (internationale dans un cas et interprovinciale dans l’autre) les place dans la marge. Ce constat explique peut-être la relative absence de discours critique sur ces œuvres. Or, le fait que les deux auteures pratiquent le roman (entre autres genres) allant de l’autofiction à l’autobiographie témoigne d’une approche de la littérature que quelques balises biographiques peuvent éclairer.

6 Marguerite Andersen est née en Allemagne en 1924. Après avoir survécu à la Deuxième Guerre mondiale, elle part vers Tunis avec son amoureux français de qui elle aura deux garçons. Après plusieurs déménagements temporaires en Angleterre et en Allemagne, elle choisit de quitter son mari pour se rendre au Canada en 1958. Elle obtient un doctorat à l’Université de Montréal, donne naissance à une fille avec un nouveau conjoint. Par la suite, elle devient professeure d’université dans le sud-ouest de l’Ontario. Elle réside à Toronto depuis plus de trente ans. Andersen a publié une vingtaine d’ouvrages, surtout des romans et des nouvelles. Elle a également remporté plusieurs prix littéraires9 aux niveaux local, provincial et national. Dans le cadre de notre étude, nous retenons De mémoire de femme10, son premier roman, publié en 1982, une autofiction qui ne respecte pas tout à fait la définition du terme inventé par Serge Doubrovsky11, et La mauvaise mère12, présenté dans la collection « Confessions », autobiographie comprenant 92 courts chapitres narrés en vers libres. Cette œuvre récente, dont la narration repose sur un je nommé Marguerite, reprend plusieurs éléments biographiques de ses autres fictions en en proposant un éclairage nouveau. 7 De son côté, Hélène Harbec est née à Saint-Jean-sur-le-Richelieu, au Québec, en 1946. Elle déménage à Moncton en 1970. Occupant bon nombre d’emplois (enseignante, infirmière, recherchiste et réalisatrice pour Radio-Canada et à l’Office national du film), elle élève ses deux enfants seule après avoir quitté son mari. Depuis 1991, elle a fait paraître quatre œuvres en prose et cinq recueils de poésie qui lui ont mérité de nombreux prix littéraires aux niveaux provincial et national13. Afin de montrer les liens qui unissent les grands thèmes présents chez Harbec et chez Andersen, nous examinerons le premier roman de Harbec, L’orgueilleuse 14, qui raconte l’histoire de Jeanne, une mère de quatre enfants habitant à Moncton qui décide de quitter son mari et ses enfants pour (re) vivre dans une pension pour femmes quand elle découvre son homosexualité. Notre corpus comprend également Le cahier des absences et de la décision15, premier recueil de poésie d’Harbec, qui proposait, avant la parution du roman, les mêmes obsessions thématiques. 8 Un des éléments qui justifie le choix des œuvres est que l’ombre de Virginia Woolf couvre explicitement ou implicitement leur proposition littéraire. En fait, il n’existe pas de rapprochements entre les œuvres des trois écrivaines, le lien se situant plutôt dans l’utilisation fictionnelle des éléments biographiques de Woolf et de sa phrase emblématique : « une femme doit avoir de l’argent et une chambre à elle pour écrire de la fiction16 ». À même leur propre fiction résolument féministe, Andersen et Harbec tentent en premier lieu de s’émanciper de la dépendance des hommes et de trouver la chambre bien singulière qui leur permettra d’écrire. 9 Le premier roman de Marguerite Andersen met en scène Anne Grimm17, professeure de littérature âgée de 55 ans, qui, grâce à une année sabbatique, peut enfin écrire son

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roman. La partie initiale du roman, courte et sans titre, sert de justification au projet littéraire. L’année, passée à Paris en compagnie de sa fille qui étudie au lycée, lui permet de prendre du recul pour la première fois de sa vie. Se croyant libérée des hommes, elle se fait rattraper par la réalité rapidement lorsqu’elle tente d’ouvrir un compte de banque en France. L’employée lui demande son prénom et son nom. Même si Anne est divorcée, l’employée insiste pour obtenir le nom de son mari : « Je rage. Amédée, toi qui ne m’envoies jamais d’argent, toi qui vis loin de moi et avec une autre, te demande-t-on mon prénom ? Ou bien te permet-on, à toi, d’oublier ? » (MF, p. 21) Tout ce qu’Anne souhaite, c’est d’avoir assez d’argent et un appartement à elle pour écrire, surtout lorsqu’elle se rend compte qu’il ne lui reste peut-être que 15 ans à vivre. Elle confirme d’ailleurs ce qui l’a empêchée d’écrire depuis son adolescence : « j’aurais toujours voulu écrire, mais je n’ai jamais pu trouver ni le temps ni le courage de le faire » (MF, p. 27). Le temps et le courage constituent un luxe et une vertu qu’Anne Grimm ne peut se permettre pour des raisons d’ordre matériel et financier. C’est en ce sens que la phrase de Woolf hante les projets d’écriture de l’héroïne qui affirme : « Divorcée, j’ai enseigné pour subvenir aux besoins de mes enfants et aux miens […]. Restait une activité dont l’interdit paternel réussit à me couper : l’écriture. Élevée dans le culte de cette activité, je n’ai jamais osé m’y essayer tant que j’avais à gagner notre vie. » (MF, p. 33) Ainsi, la parution du roman De mémoire de femme marque l’entrée en littérature d’Andersen, à l’âge de 58 ans, après qu’elle ait enfin obtenu l’indépendance financière, condition essentielle pour l’écriture. Il est enfin fascinant de constater que les mêmes obsessions d’ordre matériel se retrouvent au cœur de La mauvaise mère publié trente ans plus tard. Dans cette confession, l’écrivaine Marguerite avoue : Toute ma vie ou presque j’ai couru après les sommes qu’il me fallait pour faire vivre mes enfants sans recevoir aucune pension alimentaire de qui que ce soit, couru après des diplômes faisant miroiter un revenu comme il faut. (MM, p. 116) Qu’elle se nomme Anne Grimm ou Marguerite, la femme écrivaine d’Andersen doit d’abord subvenir aux besoins de base de ses enfants et d’elle-même. Elle peut seulement penser à l’écriture sans passer à l’acte. La chambre à soi viendra plus tardivement dans sa vie. 10 Dans L’orgueilleuse, la présence de Virginia Woolf repose sur deux éléments qui semblent à première vue opposés. D’une part, Jeanne, le personnage principal, quitte sa famille pour trouver une chambre pour elle-même, littéralement. Elle part le 30 décembre 1996 après avoir lu une petite annonce dans L’Acadie nouvelle, le quotidien francophone du Nouveau-Brunswick : « Chambres à louer pour femmes seulement, demander Léa. » (O, p. 30) La nouvelle vie qui s’amorce dans cette maison permet à Jeanne d’apprivoiser une certaine forme de solitude communautaire où il n’y a qu’un pas à franchir entre l’espace privé de la chambre et le contact avec les autres femmes dans les aires communes. Si l’endroit permet à la protagoniste de découvrir sa sexualité, il ne peut servir de refuge total pour penser ou écrire. Le personnage passe surtout sa vie à l’extérieur, dans des espaces publics comme la bibliothèque. À cet endroit, elle trouve sa chambre à elle : « À une personne qui me demandait mon adresse la semaine dernière, j’ai failli répondre : “J’habite un cubicule au deuxième étage de la bibliothèque de Moncton, près d’une grande fenêtre”. » (O, p. 43-44) Le cubicule de Jeanne, qui lui permet de se mettre à l’abri de son mari, de ses enfants et même de ses cochambreuses, est un espace sécuritaire, un pied-à-terre, semi-privé,

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mais en plein espace public. Comme Jeanne le suggère : « Les cubicules, on dirait de petites maisons sur pilotis pour célibataires. Je trace des passerelles qui vont de l’un à l’autre et dessine des embarcations amarrées aux galeries. La fragilité des côtes quand même. » (O, p. 93) Ce cubicule lui offre une liberté nouvelle, une indépendance impossible quand elle demeurait avec son mari. Il propose aussi une vue imprenable sur la rivière Petitcodiac — rivière qui entretient un lien étroit avec celle de son enfance, la rivière Richelieu.

11 Le lecteur apprend tôt dans le roman que c’est dans cette rivière que la mère de Jeanne s’est noyée. Cependant, la narratrice entretient le doute sur la mort de sa mère : est-ce un bête accident ou alors un suicide plus ou moins réfléchi ? Dès le deuxième paragraphe, Jeanne pose la question suivante : « Qu’est-ce que ça changerait si je vous disais que ma mère a voulu se jeter à la rivière, que la berge n’était pas glissante du tout, que c’était juste pour faire taire les rumeurs ? » (O, p. 8) D’ailleurs, l’ayant observée maintes fois durant son enfance, Jeanne croyait la voir s’enfoncer dans l’eau lorsqu’elle clignait des yeux. L’ambivalence au sujet de la mort de la mère constitue la deuxième référence implicite à Virginia Woolf, à cet élément biographique fort connu du suicide de l’écrivaine. Après avoir écrit une note destinée à son mari, Woolf s’est noyée dans la rivière Ouse, en Angleterre. Dans L’orgueilleuse, Jeanne imagine ou alors se remémore des dialogues avec sa mère et tente de comprendre la mort de celle-ci : « La rivière qui attirait maman était bleue. Je regardais maman qui regardait la rivière. […] “Maman, savais-tu que je t’observais du coin de la maison et qu’un jour je n’ai plus su voir ce que je voyais ?” » (O, p. 98) Autant chez Harbec que chez Andersen, l’ombre de Virginia Woolf18 plane sur leurs projets d’écriture et doit être rapprochée du rapport à sa mère et à ses enfants. La question qui hante les personnages principaux chez les deux écrivaines se résume admirablement ainsi : « Est-ce possible de ne pas aimer ses enfants ? / Virginia Woolf qui n’en a pas / réclame une chambre à soi / cailloux dans les poches, elle entre dans le fleuve. » (MM, p. 74)

Naître ou ne pas être mère

La mère, l’origine, le cœur sombre du monde, la force première, tout cela nous ramène au réel qu’intègrent tous ces textes, aussi « modernes » soient-ils par la forme. (CV, p. 46) En écrivant, je vois tantôt la « bonne » mère, tantôt la « mauvaise »19. 12 Appartenant à divers degrés à l’autofiction ou à l’autobiographie (de façon plus marquée chez Andersen), les œuvres de notre corpus abordent de front le rapport à sa propre mère et la difficulté d’être mère. Figure de référence et d’opposition par excellence, la mère prend un sens particulier dans l’écriture au féminin car, pour les femmes, « la mère est leur exacte matrice, leur préfiguration20 ». Dans certains cas, la femme écrit sur sa mère quand elle atteint l’âge que sa mère avait lors de son enfance ou, parfois, quand elle devient mère à son tour. C’est à ce moment, à l’âge de la maturité, que l’écrivaine saisit la ressemblance avec la figure qui l’a générée et le retour à la mère s’avère « un fascinant retour au Même, ou plutôt à la même » (ÉF, p. 26). Comme l’écrit Lori Saint-Martin, quand la fille écrit au sujet de sa mère, « c’est pour

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[elle] ou contre elle, pour lui échapper ou encore pour la retrouver ou la venger21 ». Elle ajoute : [L]e rapport mère-fille doit s’envisager, non comme un simple thème littéraire, mais comme une dynamique complexe qui se trouve à la source même de l’écriture au féminin et qui surdétermine les structures narratives et même, dans une certaine mesure, le langage (tournures syntaxiques, figures, etc.). Ainsi dans l’écriture au féminin, le rapport à la représentation est étroitement lié à la mère. (NM, p. 15-16) 13 Cette composante cyclique est également présente dans l’écriture de Marguerite Andersen. Si l’écrivaine parle d’elle-même en tant que mère, elle parle aussi de sa mère et la fait parler en lui prêtant sa voix, ou plutôt sa plume, dans une section de son premier roman, De mémoire de femme. Dans ce roman, qui est un ensemble de textes, de lettres et de récits où plusieurs voix narratives se cèdent la parole pour raconter la même histoire personnelle et familiale de plusieurs points de vue, l’une des voix narratives est celle de la mère (et l’autre celle du fils) d’Anne Grimm, protagoniste et alter ego de l’auteure qui, en ouvrant le récit sur son enfance, dit : « La maison était belle. Ma mère était belle. La vie était belle. » (MF, p. 48) Dans son premier roman, donc, Andersen a « des souvenirs pour la plupart visuels » (MF, p. 59) de sa mère.

14 Le personnage de la mère est moins présent et plus discret dans La mauvaise mère où, toutefois, elle est décrite comme sensible et compréhensive : « Marthe, ma très bonne mère, perçoit la mélancolie dans le bavardage de mes lettres » (MM, p. 36). La mère est également prête à l’aider du point de vue psychologique, en tant que support moral : « Or, il y a un vide quelque part. […] J’écris à ma mère. — […] [V]iens à Berlin » (MM, p. 73-74). Il en va ainsi du point de vue financier : « Toujours bonne, ma mère me paie une femme de ménage. » (MM, p. 96) Surtout, la mère de Marguerite est présente pour la famille : « Marthe, ma bonne mère, est là pour les enfants quand je ne le suis pas. » (MM, p. 92) D’ailleurs, elle tient toujours ses promesses : « Marthe, la bonne mère, l’excellente mère venue comme elle l’avait promis, me tient la main. » (MM, p. 41) 15 Le portrait que l’écrivaine peint de sa mère est subtil et délicat : il en ressort l’image d’une mère belle, presque parfaite, sans aucun doute, « bonne ». Décrire sa mère comme « bonne », « très bonne », « excellente », se révèle un prétexte pour se comparer implicitement à elle : ce modèle22 de bonté, toutefois, n’est pas suivi par sa fille qui se reproche et s’accuse de ne pas avoir été une bonne fille. De fait, au moment du départ pour le Canada, alors que Marthe souffre d’une maladie qui la paralyse lentement, Marguerite se dit : « Je ne devrais pas la quitter. Je le sais. » (MM, p. 112), mais elle part quand-même. L’écrivaine utilise souvent le conditionnel ou encore le conditionnel passé chaque fois qu’elle se fait des reproches. Quand Marthe meurt, sa fille écrit : je devrais y aller, tout de suite, mais […]… Égoïste, pragmatique, je ne cours pas vers ma mère, n’entre pas dans la chambre d’hôpital, ne lui tiens pas la main, ne vis pas la mort de celle qui m’a toujours secourue. […] Je ne prends pas de congé, ne prends pas l’avion… D’ailleurs, où trouver l’argent pour payer le voyage aller-retour ? (MM, p. 136) Au conditionnel s’ajoutent des négations qui montrent ce qu’une bonne fille ferait, mais que Marguerite ne fait pas, puisqu’elle n’est qu’une « [f]ille minable » (MM, p. 137). 16 La présence d’une figure opposée à laquelle se comparer permet à l’écrivaine d’exprimer des nuances différentes qui enrichissent la création romanesque en montrant des traits de caractère, des actions et des façons d’être différents. En fait,

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comme le signale Béatrice Didier, dans l’écriture au féminin « [l]’héroïne a souvent une sœur, une confidente, une amie proche ou lointaine qui lui sert de miroir, certes, mais dont elle est prête aussi à devenir le miroir. » (ÉF, p. 27) De son point de vue, la mère décrit sa fille ainsi : « Anne énergique, Anne douée » (MF, p. 122), justement comme si elle lui tendait son image dans le miroir. Cette fascination pour l’autre femme permet « d’exercer un étrange tropisme, de révéler à l’héroïne ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle pourrait être, ce qu’elle aimerait être » (ÉF, p. 27). Si en général cela arrive à une autre femme — la sœur, la confidente, l’amie —, dans l’écriture anderséenne, l’autre femme, le critère de comparaison, est sa propre mère23. Le personnage de sa mère est le bon modèle, duquel la fille-protagoniste s’éloigne malgré elle : elle ne rend pas à sa mère tout ce que sa mère lui a donné. Celle-ci est une présence incontournable, même si elles vivent dans deux pays différents : elle est proche même si elle est éloignée physiquement de sa fille. Marthe est la bonne mère. Marguerite, mauvaise fille et mauvaise mère, n’accompagne pas sa mère en fin de vie et l’abandonne. Pourtant, comme Marguerite l’affirme à la mort de sa mère : « Je ne savais pas encore que les morts, que ceux que nous avons vraiment aimés, restent avec nous pour toujours. » (MM, p. 137)

17 En lisant le titre du roman de Marguerite Andersen, La mauvaise mère, on pense immédiatement à une accusation contre quelqu’un, contre cette « mauvaise mère » qui est probablement la personne qui a mis au monde l’écrivaine. Ce titre semble agir comme un règlement de comptes, comme une libération, où on tourne la page pour regarder devant soi. Cependant, dans le cas qui nous occupe, la mauvaise mère est une affirmation auto-accusatrice. On le remarque dès le dialogue d’ouverture de la confession : — Ah non, Marguerite, vraiment, tu te tracasses pour rien. […] Mais, toi, une mauvaise mère ? […] — […] On ne te reproche rien. […] On te respecte. — Je le sais. Mais moi, je me reproche mes erreurs. — Tout le monde en fait. — Sans doute. Mais les erreurs d’une mère… À un moment, je vous ai quittés. (MM, p. 9-10) Dès le début, donc, on comprend que les membres de la famille s’aiment, mais qu’il ne s’agit pas d’une famille dans le sens classique du terme — père, mère et enfant(s) —, comme le dit la protagoniste de De mémoire de femme : « Le plus difficile, pour moi, c’est de ne pas faire partie d’une cellule familiale traditionnelle. Vater, Mutter, Kind. » (MF, p. 341) Il s’agit, au contraire, d’une mère qui se culpabilise pour avoir abandonné ses propres enfants. Pourquoi ? 18 Marguerite, la protagoniste de La mauvaise mère, a eu son premier enfant, Martin, en juin 1946. Si, à un âge avancé (en 2013, l’auteure a 89 ans), elle se pose des questions, s’inquiète et se culpabilise, à l’âge de 22 ans elle doutait de sa capacité d’être mère : « Un enfant… Est-ce que j’en veux ? L’homme, l’amant, en veut-il ? /[…] Suis-je vraiment tombée enceinte ? /[…] Ne devrais-je pas être heureuse ? » (MM, p. 16) La jeune femme, qui n’est pas mariée — généralement un scandale dans la tradition européenne de l’époque —, pense à l’avortement, qui était illégal, mais a « peur du couteau dans [s]a chair. La [s]ienne, pas celle de l’enfant. /[…] Tant pis, l’enfant du hasard deviendra [s]on enfant » (MM, p. 17). Cet « obstacle naturel » (MM, p. 16) semble marquer sa jeune vie à jamais, mais surtout Marguerite affirme à haute voix : « je ne suis pas l’heureuse fiancée, la femme qu’on épouse, la mère prête à élever un enfant » (MM, p. 20). La

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grossesse est vécue presque comme une invasion et une dépossession de son être, de son corps, de son pays. Cette grossesse repose en fait sur l’association et sur l’assonance mer/mère. Dans un bateau qui vacille lors de la traversée de la Méditerranée qui l’amène en Tunisie, Marguerite vomit (un symbole du refus de sa condition ?) et constate : « j’ai le mal de mer » (MM, p. 18) et se demande si c’est à cause de sa grossesse, si c’est la peur de la nouvelle vie qu’elle est sur le point de commencer ailleurs, loin de tout ce qu’elle connaît. Ce double mer/mère est présent aussi dans De mémoire de femme : « Après la rupture d’avec la mer, fallait-il rompre avec la mère ? » (MF, p. 52) La mer prend ainsi une signification plus profonde et personnelle dans sa réflexion : « Séparée par la mer de ce que je connais, / je crains l’avenir inconnu » (MM, p. 22) où on pourrait presque remplacer le mot mer par maternité et y lire, « séparée par la “maternité” de ce que je connais, je crains l’avenir inconnu ». Le topos littéraire aquatique revient souvent dans l’écriture des femmes, puisque l’eau représente le liquide amniotique qui entoure et protège l’enfant dans le ventre maternel. Comme le remarque Béatrice Didier, « [l]’écriture féminine est une écriture du Dedans : l’intérieur du corps, l’intérieur de la maison. Écriture du retour à ce Dedans, nostalgie de la Mère et de la mer. » (ÉF, p. 37) La peur que Marguerite ressent est probablement la peur de la maternité, une expérience pour laquelle la jeune fille n’est pas encore prête, mais que l’écrivaine accomplie utilise pour mettre en relation l’élément aquatique intérieur du corps féminin, le placenta et les sensations, avec l’élément aquatique extérieur, la mer. On a l’impression de lire que la condition aquatique utérine la sépare de sa vie précédente et qu’elle refuse cette séparation.

19 Ce jeu entre l’intérieur et l’extérieur continue dans son récit. La naissance de son enfant « du hasard » est presque vécue de l’extérieur : la description de la salle de travail, où tout est blanc et froid, même les personnes présentes, se termine sur l’image de la femme qui accouche et qui se décrit dans ces termes : « Je suis la parturiente. » (MM, p. 23) C’est une image filmique et presque onirique : le regard de la caméra capture tout ce qui l’entoure et enfin se pose sur « la parturiente », sauf que l’œil de la caméra, ce sont ses propres yeux, et que la parturiente vue de l’extérieur, c’est elle, qui vit — qui devrait vivre — ce moment de la vie de l’intérieur. Jusqu’au moment où son enfant voit la lumière, Marguerite ne se sent pas mère. 20 Toutefois, dès la naissance de Martin, c’est elle — la mère, « [e]nvahie par une sorte de douceur jamais rencontrée » (MM, p. 25) — qui s’en occupe, qui le protège. Quand l’enfant se réveille pendant la nuit et crie, c’est elle qui attrape et écrase les punaises qui le piquent (MM, p. 28), tandis que le père « propose de le jeter par la fenêtre » (MM, p. 27), « rit » (MM, p. 28), « hausse les épaules, va travailler » (MM, p. 28) et, dans un élan, elle affirme : « Je suis la mère qui protège son enfant. » (MM, p. 27) C’est ici que la transformation de jeune fille en mère s’effectue ; il lui reste toutefois une dernière transformation à accomplir, celle de femme procréatrice en femme créatrice. En femme écrivaine.

Le mal de mère chez Hélène Harbec

21 Le rapport à sa propre mère et la difficulté d’être mère s’avèrent être deux aspects marquants de la vie des femmes comme en témoigne également le premier recueil de poésie d’Hélène Harbec. Si, dès 1986, Harbec a publié L’été avant la mort, un récit à quatre mains en compagnie de France Daigle, ce n’est qu’en 1991 que paraît son

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premier recueil de poésie intitulé Le cahier des absences et de la décision. De quelles absences au pluriel et de quelle décision au singulier parle-t-on dans ces poèmes ? Dans le recueil, la locutrice est une femme et une mère qui s’absente temporairement de ses obligations familiales, puis qui prend finalement la décision de quitter définitivement mari et enfants. Le recueil est divisé en six parties de longueurs inégales.

22 Dès le premier poème, la mère ne peut s’émerveiller devant son enfant qui fait des bulles dans les arbres. À la parole de l’enfant, la mère ne peut qu’offrir un « écho vide en retour » (CAD, p. 9). Elle ne se sent ni adéquate, ni heureuse avec son enfant. Elle peine à trouver un semblant de bonheur dans son rôle de mère. En ce sens, le premier poème de la section « Les fissures » place la femme devant un constat déchirant, surtout face à sa propre mère : Maman c’est pourtant chez toi que je viens me reposer d’être mère de cet immense amour impossible à écrire aux enfants de mon ventre dont la soif à étancher me laisse impuissante (CAD, p. 55). Cet aveu d’impuissance d’une mère incapable d’être mère, véritable tabou dans la société, met en lumière une réalité difficile à avouer pour la femme : elle meurt à petit feu dans le carcan maternel. Cette souffrance sans nom devient le leitmotiv du recueil alors que la locutrice est tiraillée entre les obligations familiales et le vide que cellesci entrainent : « Il y a toujours / quelque chose qui manque / dans l’inouï d’être mère » (CAD, p. 23). 23 Dans le recueil, la question de l’accomplissement individuel de la femme n’est pas liée au rôle de mère. Dès que la vie de la locutrice semble entrer dans des cases prédéterminées, le « je » doit se réinventer autrement. C’est ainsi qu’il faut comprendre un poème opposant l’encadrement et l’épanouissement : « Les poutres du mot structure / les clous du mot paroi / l’absence du mot lumière / le commencement du mot femme » (CAD, p. 74). Tout ce qui est construit par l’autre — par exemple le discours patriarcal — à l’aide de matériaux signifie la noirceur pour la locutrice. Il faut se libérer des structures contraignantes pour commencer à être femme. Dans le cas qui nous occupe, la façon la plus probante d’exister passe par la création littéraire. La publication de ce recueil marque la naissance de la femme et ce, malgré tous les obstacles extérieurs ou mentaux : « Aux lèvres du jardin / la bouche des immortelles se rit / de tant d’efforts / à se mettre au monde » (CAD, p. 70). On le sait, autant dans la littérature que dans les autres formes de création artistique, on compare souvent, même trop souvent, une nouvelle création à un accouchement ou à un nouveau-né. Chez Harbec, cette association existe également et offre un discours particulièrement polysémique : Comme des corps évanescents les œuvres embryonnaires qui entrent dans la nuit guettent les mouvements de leur nourrice endormie et inquiète (CAD, p. 44).

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Les mots « corps », « embryonnaires » et « nourrice » font évidemment partie du champ lexical de la maternité. Cependant, l’ajout du mot « œuvres », ainsi que les sentiments négatifs que suscite la maternité dans le recueil indiquent clairement que les « œuvres embryonnaires » ne sont pas des enfants, mais des textes littéraires. 24 Les obsessions thématiques qui habitent Le cahier des absences et de la décision se trouvent également dans L’orgueilleuse. Dès les premières pages du roman, Jeanne réussit à mettre en mots « une pensée qui s’était longtemps refusée à elle-même. » (O, p. 11) Cette pensée, celle de ne plus être définie en fonction d’un homme, se rapproche aussi de celle d’Andersen. Chez Harbec, il ne faut plus se définir en fonction de ses enfants : « être mère est la pire chose qui puisse arriver à une femme » (O, p. 11). La suite de cet extrait témoigne de la nécessité presque ontologique de redevenir soi : « Le jour où tu laisseras tomber le mot maman pour reprendre ton prénom, tu pourras recommencer à respirer. » (O, p. 11) Pour le personnage de Jeanne, le rôle de mère constitue un frein à l’épanouissement. Ce n’est pas tant qu’elle soit malheureuse dans son couple. Elle doit se libérer de son mari et de ses enfants pour mieux se retrouver. La situation actuelle, intenable, découle d’une histoire mille fois vécue, cent fois racontée. L’un des rares étudiants étrangers dans ses cours à l’Université de Moncton est un Québécois du Lac Saint-Jean, « celui avec qui je ferais un premier enfant dans l’oubli et qui m’épouserait d’amour obligé pour que nous soyons libres d’en faire trois autres et qu’avant la fin du compte j’abandonne mes études. » (O, p. 125)

25 Lorsqu’elle quitte la maison le 30 décembre 1996 à l’insu des membres de sa famille, Jeanne laisse un numéro de téléphone en cas d’urgence. Tout le passage suivant, écrit au futur, raconte a posteriori la transformation de la femme : « On me téléphonera en effet. On se trompera sur l’identité. Ce ne sera plus la même femme au bout du fil. J’aurai déjà changé, morte ou vivante. Une autre parlera brièvement. » (O, p. 31) Dans cette nouvelle vie, Jeanne arpente les rues de Moncton, de la maison de Léa (qui deviendra éventuellement son amoureuse) à la bibliothèque en passant également par la gare de la ville. Pendant ses parcours déambulatoires, elle dialogue avec le fantôme de sa mère afin, peut-être, de justifier ses choix de vie. Elle remet en question « le désir de rendre sa mère heureuse » en se posant la question suivante : « Maman, suis-je obligée de t’aimer ? » (O, p. 94) À la fin du roman, lors d’un retour à l’origine après une absence de plus de 15 ans, Jeanne réussit finalement à trouver une certaine paix intérieure. Ses liens avec sa mère et son propre choix de ne plus se définir avant tout comme une mère atteignent un équilibre annonçant un avenir plus radieux : Arrivée à la hauteur du choix de maman ou presque, je me tournai carrément vers la rivière et entrai dans le temps qui s’évanouit. […] J’entrai à nouveau la main dans la rivière, sans vertige, fis des remous dans l’eau et des empreintes sur la terre mouillée en me redressant. […] Mais je pouvais enfin m’approcher des choses de la vie et rester vivante. C’était un grand mystère infini. (O, p. 133-134) Cette relation d’une mère-écrivaine avec sa mère constitue également le canevas d’une autre œuvre de Marguerite Andersen analysée ailleurs par Katherine Lagrandeur. Au sujet des personnages de L’autrement pareille de l’auteure franco-ontarienne, Lagrandeur affirme : « Malgré sa mort et surtout en raison de sa mort, la mère de la narratrice continue à (re)vivre dans l’écriture de sa fille qui cherche ainsi à se rapprocher perpétuellement d’elle24. » Sans doute cette conclusion s’applique-t-elle également à L’orgueilleuse d’Hélène Harbec dans lequel Jeanne reste en constant dialogue avec sa mère.

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Conclusion : de nouvelles solidarités féminines

les femmes et les histoires courent s’inscrire sur d’autres pages s’incruster sur d’autres murs (CAD, p. 60) 26 Historiquement, la création artistique a souvent été l’apanage de l’homme, tandis qu’à la femme était réservée la procréation. Les femmes « créatrices », celles qui ont eu la chance de mener une vie d’artiste ou intellectuelle, ont trop souvent été placées en marge du système familial. Les femmes qui ont réussi à se consacrer à l’art ont pu le faire avant de devenir mères ou après que leurs enfants aient grandi, selon « ce que Virginia Woolf appelle “l’éternelle conspiration du silence et des biberons impeccables” et qui peut bien expliquer le fait que la création féminine est souvent précoce, ou au contraire tardive » (ÉF, p. 12). Ce sont les conventions sociales qui contraignent les personnages — Anne Grimm, Marguerite, Jeanne ou encore la locutrice des poèmes d’Harbec. Chaque femme doit « planifier [s]on emploi du temps conformément à celui des autres, de [s]a famille » (MM, p. 26) qui lui font retarder son entrée dans le monde de la création littéraire et artistique. Anne Grimm et Marguerite, les jeunes mères protagonistes des romans d’Andersen, devront s’émanciper de ce rôle que la société du mâle leur impose, devront quitter leurs enfants, changer de pays, se séparer de leurs maris, chercher à s’améliorer en étudiant, attendre que leurs enfants grandissent, se révolter contre des lois sociales non écrites pour accéder à cette « chambre à soi » et devenir créatrices, artistes, écrivaines. Le même phénomène se produit pour Jeanne qui quitte mari et enfants pour se redécouvrir, faire la paix avec sa mère. Si Virginia Woolf réclamait l’argent et un espace physique et matériel à l’intérieur du logis familial, ces femmes ont besoin aussi de temps. Il leur en faut pour comprendre ce qui se passe dans leur vie, pour gagner l’argent qui les rendra libres du point de vue financier et, lorsque ce sera le cas, elles pourront s’accorder du temps et se consacrer à l’écriture. Pour cette raison, l’acte créatif est tardif, chez Andersen comme chez Harbec, mais pas pour autant moins efficace.

27 En outre, la norme sociale qui a toujours imposé aux femmes de n’être que des mères et de se consacrer « à temps plein à sa progéniture en lui sacrifiant sa carrière, ses intérêts, voire sa personnalité » (NM, p. 23) — ainsi que son nom — en créant l’image de la bonne mère, a engendré un sentiment de culpabilité pour la femme qui soustrait son temps à la famille pour se consacrer à l’écriture (ÉF, p. 16). Ce sentiment de culpabilité envahit entièrement le texte anderséen : on le constate chaque fois que l’auteure utilise le conditionnel passé — « J’aurais dû — qui exprime un sentiment de regret et d’amertume envers ce qu’elle aurait dû faire selon le code social, mais qu’elle n’a pas fait. Ses protagonistes se culpabilisent parce qu’elles se sont consacrées à une carrière en essayant d’obtenir une meilleure position sociale — qui a servi à faire mieux vivre leurs enfants, d’ailleurs — au lieu d’écouter davantage leurs enfants et de passer plus de temps avec eux. Le mode conditionnel est également présent dans L’orgueilleuse dont les premières pages reposent sur les multiples déclinaisons d’une question commençant par « Qu’est-ce que ça changerait si […] » (O, p. 7 et 8). 28 Les nouvelles solidarités féminines à l’œuvre chez Andersen et Harbec reposent sur une redéfinition commune du rapport à sa mère et surtout du rapport à son propre rôle de mère. Les personnages de femmes mis en scène dans leurs œuvres ne sont pas de

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mauvaises mères : elles sont d’abord des femmes en quête d’elles-mêmes. Être femme, non pas soi-même comme une autre pour paraphraser le beau titre de Paul Ricœur, mais soi-même avec les autres femmes. Deux exemples mettent en lumière ces solidarités féminines associées à la création littéraire. Le dernier poème du Cahier des absences et de la décision reprend le titre de deux parties du recueil et offre une image de solidarité qui s’oppose à la fin de la vie de Woolf : Les fissures des murs se referment tandis que l’été les femmes intrépides entrent dans la vague côte à côte Sur la berge les arbres se tiennent debout pour la durée des crayons de bois et le sommet des bulles (CAD, p. 93). La locutrice fait partie de ces femmes intrépides qui, contrairement à Virginia Woolf, n’entrent pas dans la vague pour se suicider, mais bien pour renaître. La verticalité des arbres peut être liée à celles des femmes qui sont solidaires « côte à côte ». Le dernier vers nous ramène au premier poème où l’enfant de la locutrice s’extasie devant les bulles qui montent si haut près de la cime des arbres. Cette ascension des bulles, comme celle de la femme qui renaît, reste fragile. 29 Chez Marguerite Andersen, la dernière partie du roman De mémoire de femme s’intitule « La fête ». Dans celle-ci, la narratrice reconstruit une généalogie au féminin en la disposant autour d’une table ronde, en bois, sous un pommier, où elle organise une fête pour rendre symboliquement à toutes les femmes de sa vie25 — « mères, filles, amies » (MF, p. 348) ainsi qu’à « ses six petites-filles » (MF, p. 349) — leur place et l’importance qu’elles méritent au sein d’une famille et d’une société à part entière. On pourrait facilement imaginer que Jeanne et les autres personnages qui demeurent dans la maison pour femmes pourraient être invitées à la table. Écrite entièrement à l’infinitif, cette partie propose un plan de fête qui est en fait un plan de vie : S’entrappeler. S’apaiser. Se panser. Se réconforter. Se faire don des larmes. Ignorer la cause du désaccord. L’oublier. (MF, p. 348) Se toucher. S’aboucher. S’entrelacer. Se serrer. Se caresser de tous les doigts de fée. Ne faire qu’une. (MF, p. 350) Respirer fort. S’envoler. S’encorder de mère en fille, de toutes en toutes. S’enguirlander. Danser le long des guirlandes. (MF, p. 352) 30 Enfin, s’il fallait une preuve de plus de la solidarité féminine qui unit Andersen et Harbec, il faut relever leur position commune quant au rôle de la mère. Lors d’un rêve, dans un dialogue d’outretombe entre Jeanne et sa mère, celle-ci dit à sa fille : « Tu n’es pas obligée d’entrer dans l’eau comme moi », ce à quoi Jeanne répond : « La mère n’est pas une vraie personne. » (O, p. 11) De son côté, Marguerite Andersen, en 1972, bien avant la parution de son premier roman, a dirigé un collectif regroupant des écrits de femmes montréalaises dont le titre nous ramène à cette nouvelle solidarité féminine et franco-canadienne : Mother was not a person26. Si, pour Harbec et Andersen, la mère ne peut être considérée comme sujet, il serait possible de considérer cette fonction comme un simple rôle dans une pièce de théâtre. Dans les textes étudiés, la femme, pour redevenir sujet à part entière, doit en être consciente et accepter de sortir du monde de la représentation.

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NOTES

1. Johanne Melançon, « Introduction. Quand elles écrivent… », dans Johanne Melançon (dir.), Écrire au féminin au Canada français, Sudbury, Prise de parole, coll. « Agora », 2013, p. 7. 2. Lucie Hotte, « Être écrivaine dans le contexte des littératures francophones minoritaires du Canada de 1970 à 1985 », dans Marie Carrière et Patricia Demers (dir.), Regenerations. Canadian Women’s Writing/Régénérations. Écriture des femmes au Canada, Edmonton, University of Alberta Press, 2014, p. 154. 3. Lori Saint-Martin, Contre-voix. Essais de critique au féminin, Québec, Nuit blanche, coll. « Essais critiques », 1997, p. 23. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le signe CV, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. 4. En 2014, une première thèse de doctorat sur l’œuvre de Marguerite Andersen a été soutenue. Voir Julie Tennier-Gigliotti, Le « vécrire » dans l’œuvre romanesque de Marguerite Andersen, thèse de doctorat, Université de Toronto, 2014. 5. François Ouellet, « Le roman de l’écriture au féminin », dans Ali Reguigui et Hédi Bouraoui (dir.), Perspectives sur la littérature-franco-ontarienne, Sudbury, Prise de parole, coll. « Agora », 2007, p. 107-125. 6. Pour le chercheur masculin, il subsiste un certain malaise à vouloir pratiquer la critique littéraire au féminin. À la lecture de l’ouvrage de Saint-Martin, les extraits suivants semblent exclure cette possibilité : « relire avec nos yeux de femmes » (CV, p. 33) ou « Pour celles qui la pratiquent, il ne fait pas de doute qu’elle est une approche aussi partiale, aussi partielle que les autres, mais pas davantage. » (CV, p. 34-35) Certes, à l’époque où le livre est paru, il y avait peu d’hommes qui s’intéressaient à la critique au féminin. Nous croyons que si la critique au féminin a évidemment été développée et pratiquée par des femmes pour des textes écrits par des femmes, il n’est pas impensable qu’un critique littéraire masculin puisse participer à cette approche et choisisse d’inscrire sa voix avec celles des femmes. 7. Marianne Hirsch, The Mother/Daughter Plot. Narrative, Psychoanalysis, Feminism, Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press, 1989. 8. Cette relation, bien présente dans la littérature récente, a été analysée dans Lori Saint-Martin, « Araignées, vers et vaches : mères et filles excessives en littérature québécoise contemporaine », Québec Studies, no 63, printemps-été 2017, p. 31-55. 9. Prix du Journal de Montréal 1983 pour De mémoire de femme ; Grand prix du Salon du livre de Toronto 1995 (ex æquo) pour La soupe ; Prix Trillium 2004 pour Parallèles ; Prix des lecteurs Radio- Canada 2008 et Prix Trillium 2009 pour Le figuier sur le toit ; Prix Émile-Ollivier 2014 et Prix Trillium 2014 pour La mauvaise mère. 10. Marguerite Andersen, De mémoire de femme. Récit en partie autobiographique [1982], 2 e édition revue et corrigée, préface de Lucie Hotte, Ottawa, Les Éditions L’Interligne, 2002. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle MF, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. 11. Voir Lucie Hotte, « Préface. L’écriture et la vie », dans MF, p. 12. 12. Marguerite Andersen, La mauvaise mère, Sudbury, Prise de parole, coll. « Confessions », 2013. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle MM, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. 13. Prix Antonine-Maillet-Acadie Vie en 2002 pour le recueil de poésie Va ; Prix Champlain en 2010 pour le récit Chambre 503 ; Prix Éloize Artiste de l’année en littérature 2012 ; Prix Antonine- Maillet-Acadie Vie en 2014 pour le recueil de poésie L’enroulement des iris.

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14. Hélène Harbec, L’orgueilleuse, Montréal, Les éditions du remue-ménage, 1991. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle O, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. 15. Hélène Harbec, Le cahier des absences et de la décision [1991], nouvelle version revue par l’auteure, Moncton, Éditions Perce-Neige, 2009. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle CAD, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. 16. « a woman must have money and a room of her own if she is to write fiction » (Virginia Woolf, A Room of One’s Own [1929], préface de Mary Gordon, New York/Londres, Harcourt Brace Jovanovich, 1981, p. 4 ; nous traduisons). 17. Il s’agit évidemment d’un double de l’auteure, car Anne Grimm est née en 1924 en Allemagne. C’est d’ailleurs une des raisons qui explique le sous-titre du livre : Récit en partie autobiographique. 18. Ajoutons que, vers la fin du roman De mémoire de femme, Anne Grimm réaffirme son projet mémoriel en faisant référence à Woolf : « Je veux encore une fois aller à la source, me remémorer ce que j’ai vécu avec lui. Cela sera difficile. Car, comme Virginia Woolf, dont je lis en ce moment Trois guinées, j’ai “oublié tant de choses qui auraient dû être, semble-t-il, plus mémorables que celles dont je me souviens”. » (MF, p. 296) 19. Annie Ernaux, Une femme, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1987, p. 62. 20. Béatrice Didier, L’écriture-femme, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Écriture », 1981, p. 25. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle ÉF, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. 21. Lori Saint-Martin, Le nom de la mère. Mères, filles et écriture dans la littérature québécoise au féminin [1999], Montréal, Éditions Alias, 2017, p. 14. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle NM, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. 22. Lori Saint-Martin parle de « modèle ou [d’] antimodèle » (NM, p. 57). 23. D’ailleurs, l’œuvre de Marguerite Andersen qui traite le plus en détails de la relation mère- fille s’intitule L’autrement pareille. 24. Katherine Lagrandeur, « L’autrement pareille de Marguerite Andersen : (s’)écrire (en) silence », dans Lucie Hotte et François Ouellet (dir.), Tangence, no 56 (Postures scripturaires dans la littérature franco-ontarienne), 1997, p. 98. 25. Cette solidarité féminine peut également se retrouver au sein d’une même personne : « La mauvaise mère / met en scène/trois “je” : / l’auteure/la narratric / et le personnage principal. / Parfois ils se confondent / parfois ils forment une alliance / parfois on se demande qui parle. » (MM, p. 202) 26. Margret Andersen (dir.), Mother was not a person, Montréal, Content Publishing/ Black Rose Books of Montreal, 1972.

RÉSUMÉS

Les œuvres de la Franco-Ontarienne Marguerite Andersen et de l’Acadienne Hélène Harbec, malgré leur importance quantitative et qualitative, ont été très peu étudiées par les chercheurs. Il faut dire que leurs textes de création s’inscrivent dans un contexte de forte décontextualisation et que leur point d’origine (l’Allemagne pour Andersen et le Québec pour Harbec) font d’elles des « étrangères » au sein de leur corpus national respectif, ceci expliquant peut-être cela. Pourtant, les œuvres d’Andersen et d’Harbec témoignent de thématiques semblables et de rapprochement

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formels évidents. À la suite des travaux de Lori Saint-Martin et de Béatrice Didier, cet article vise à étudier le rapport à la mère et à son propre rôle de mère des personnages-écrivaines et à examiner la manière dont ces rapports servent de moteur à la création. Les œuvres des deux auteures proposent une nouvelle solidarité entre femmes qui devient un modèle de vie. Nous voulons mettre en évidence la place problématique du rapport mère-enfant ainsi que les particularités d’une écriture de femmes qui se situent explicitement dans le sillage de la figure tutélaire de Virginia Woolf. Le corpus retenu est composé des œuvres suivantes : De mémoire de femme ([1982] 2002), Le cahier des absences et de la décision ([1991] 2009), L’orgueilleuse (1998) et La mauvaise mère (2013).

Despite their quantitative and qualitative importance, the works of Franco-Ontarian Marguerite Andersen and New Brunswick native Hélène Harbec have attracted very little attention from researchers. This may be because their creative texts fall within a highly decontextualized context and their point of departure (Germany for Andersen and Quebec for Harbec) make them “strangers” relative to their respective national corpus. However, the works of Andersen and Harbec clearly reflect similar formal themes of rapprochement. Subsequent to the work of Lori Saint-Martin and Béatrice Didier, this article aims to study the protagonist-writers’ relationship to the mother and to their own role as mother and examine how these relationships serve as an engine of creation. The work of both authors proposes a new women’s solidarity that becomes a lifestyle model. We seek to highlight the issue of the mother-child relationship as well as the particular characteristics of writing by women who are explicitly guided by the tutelary figure of Virginia Woolf. The body of work retained includes the following: De mémoire de femme ([1982] 2002), Le cahier des absences et de la décision ([1991] 2009), L’orgueilleuse (1998) and La mauvaise mère (2013).

AUTEURS

BENOIT DOYON-GOSSELIN

Université de Moncton Benoit Doyon-Gosselin est professeur agrégé et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en études acadiennes et milieux minoritaires à l’Université de Moncton. En 2012, il a fait paraître une monographie intitulée Pour une herméneutique de l’espace. L’œuvre romanesque de J.R. Léveillé et France Daigle. En 2014 et 2015, deux collectifs sont parus sous sa direction : Les institutions littéraires en question dans la Franco-Amérique et Portrait de l’artiste en intellectuel. Ses domaines de recherche sont la littérature acadienne et les littératures francophones en milieu minoritaire. Il s’intéresse à la sociologie de la littérature et aux liens entre l’espace et la littérature. Il est membre du Collège de nouveaux chercheurs et créateurs en art et en science de la Société royale du Canada depuis 2015.

MARIA CRISTINA GRECO

Université de Moncton Doctorante à l’Université de Moncton, Maria Cristina Greco a obtenu son baccalauréat en langues et cultures étrangères et sa maîtrise en Littératures et Traduction interculturelle de l’Università Roma Tre (Italie). Son mémoire de maîtrise s’intitulait La reconquête du Pays perdu. L’Acadie racontée par Antonine Maillet. Dans sa thèse de doctorat, elle se penche sur la relation mère-fille dans le roman francophone canadien au féminin.

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L’Autre asiatique chez Gabrielle Roy, Marguerite-A. Primeau, J. R. Léveillé et Annie-Claude Thériault The Asian Other in Gabrielle Roy, Marguerite-A. Primeau, J.R. Léveillé and Annie-Claude Thériault

Pamela V. Sing

NOTE DE L’ÉDITEUR

DOI de cet article sur Érudit : https://doi.org/10.7202/1059422ar

1 Si la notion de communautés franco-canadiennes et québécoise fondées sur des ancêtres et un patrimoine culturel communs n’est plus de mise aujourd’hui, la création, en 2007, de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, ses conclusions, mais aussi et peut-être avant tout, les dialogues et commentaires que le processus a suscités à travers le Canada mettent en relief le caractère complexe et problématique des rencontres interculturelles. Comme citoyens d’une démocratie, les Canadiens comprennent l’importance du rôle de l’inclusion pour leur identité et pour l’avenir du pays et ergo, le besoin de conditions génératrices de cohésion sociale. En tant que membres d’une société qui reconnaît sa diversité ethnoculturelle comme une caractéristique fondamentale et la considère comme une valeur ajoutée, ils reconnaissent aussi que leur épanouissement aux plans social, économique et démographique exige de former de nouvelles solidarités interculturelles, d’intégrer de nouveaux savoirs, de nouvelles perspectives et attitudes et de nouveaux goûts1. Sur le plan pratique, cependant, compte tenu de la diversité accrue, le vivre ensemble présente de grands défis. Comment adhérer au pluralisme de façon à éviter la formation de hiérarchies ou de scissions, le développement de discriminations, la création de citoyens de deuxième classe ?

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2 Au Canada, le modèle adopté pour gérer la diversité ethnoculturelle est le multiculturalisme qui, selon Gérard Bouchard, statue qu’il n’y a pas de majorité culturelle. Le modèle québécois en diffère, notamment par son insistance sur l’intégration, les rapprochements interculturels et la formation d’une culture commune. On reconnaît les droits des minorités en favorisant la pratique d’accommodements, mais sans oublier qu’il existe bel et bien une majorité culturelle fondatrice : la francophonie. Puisque cette majorité est également une minorité, elle mérite reconnaissance et protection2. 3 Qu’en est-il du vivre ensemble dans l’imaginaire des francophones canadiens « hors- Québec » ainsi que québécois ? Avec quels Autres forment-ils des solidarités et sur quels modes ? Comment les rapports interculturels s’articulent-ils par rapport au modèle canadien d’une part et, d’autre part, au modèle québécois ? Voilà les principales questions auxquelles je chercherai quelques éléments de réponse en me penchant sur quatre œuvres littéraires signées par des écrivains issus de la francophonie canadienne à l’ouest du Québec ou à tout le moins, comme c’est le cas de l’un des écrivains, qui ont vécu une partie de leur vie dans un cadre franco-canadien en dehors du Québec. 4 Dans le domaine littéraire francophone de l’Ouest canadien, les thèmes de la diversité culturelle et de la rencontre interculturelle mettent en rapport des francophones blancs et des francophones métis ou bien des anglophones ou, encore, des allophones blancs francophiles et ce, dès les premiers ouvrages issus du milieu, dont par exemple, Nipsya (1924) de George Bugnet, les treize ouvrages de L’épopée canadienne de Maurice Constantin-Weyer, publiés entre 1921 et 1940 à Paris, y compris son Prix Goncourt, Un homme se penche sur son passé (1928), et Dans le muskeg (1960) de Marguerite-A. Primeau. Exceptionnellement, l’œuvre de Gabrielle Roy représente d’autres altérités. Les différentes communautés culturelles établies dans les Prairies, dont Roy a brossé le portrait en 1943 pour la série « Peuples du Canada », parue dans le mensuel Le Bulletin des Agriculteurs, ont inspiré des textes littéraires écrits douze, quinze et vingt ans plus tard : le recueil de nouvelles Rue Deschambault (1955) mettait en scène les personnages éponymes des récits « Les deux nègres », « Wilhelm » et « L’Italienne », et, en faisant paraître La rivière sans repos (1970) et Un jardin au bout du monde (1975), l’écrivaine a peuplé l’Ouest imaginaire de petits regroupements inuit et ukrainiens, auxquels s’est ajouté un seul Chinois. 5 Compte tenu de l’importance pour la littérature canadienne d’expression française contemporaine (publiée depuis 1990) des œuvres d’écrivains d’origine asiatique3, dont Ying Chen, originaire de Shanghai, Kim Thúy, originaire du Vietnam, Ook Chung, d’origine coréenne, mais né et élevé au Japon jusqu’à l’âge de trois ans, et Aki Shimazaki, originaire du Japon, il m’a paru intéressant de voir ce qu’il en est de la représentation littéraire des rapports entre les francophones canadiens et québécois et des immigrants d’origine asiatique, notamment pour déterminer s’il est possible de les inclure au chapitre des nouvelles solidarités imaginaires. J’aborderai le sujet dans deux nouvelles, « Où iras-tu Sam Lee Wong ? » de Gabrielle Roy et « Une veille de Noël » de Marguerite-A. Primeau, et ensuite dans deux romans : Le soleil du lac qui se couche de J. R. Léveillé et Quelque chose comme une odeur de printemps d’Annie-Claude Thériault. 6 La tentative de saisir une culture autre que la sienne est une entreprise délicate et problématique, quasiment toujours vouée à l’échec, mais si une contextualisation méticuleuse et une intelligence morale sont de la partie, l’exercice peut contribuer à la valorisation des différences culturelles. Cela étant, il convient sans doute de donner

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raison à Edward Saïd qui, à travers ses travaux sur l’Orientalisme, confirme que les représentations de l’Autre s’avèrent davantage révélatrices de soi que de cet autre. Aussi cette étude permettra-t-elle de tirer un certain nombre de conclusions moins à l’égard des (néo-)Canadiens asiatiques qu’en ce qui concerne le point de vue des francophones sur la question de former des alliances avec l’Autre asiatique. Il s’agira d’interroger chaque texte du corpus au regard des traits physiques et psychologiques servant à dépeindre le personnage asiatique, du statut et de la place que lui attribue la communauté au sein de laquelle il évolue et de ses apports à cette communauté. Ce dernier point permettra d’aborder la question de son agentivité d’une part et, d’autre part, de souligner l’efficacité de la stratégie qu’il adopte dans le but de supporter sa condition d’exilé. 7 Pour ce qui est de la dernière question, j’emprunterai à la géographie et à l’anthropologie sociale4 la perspective translocale qui permet d’examiner l’expérience du sujet interculturel non seulement en rapport avec sa mouvance, mais aussi et surtout au point de vue des liens qu’il a le sentiment d’entretenir vis-à-vis d’une localité ou d’un espace-temps vécu particulier — de par le souvenir qu’il en garde et ce, toute fragmentée qu’en soit la trace mnémonique. Parce qu’il en porte la trace en lui, chaque déplacement présente l’occasion de réactualiser sa mémoire et de créer d’autres localités. À force d’accumuler des mouvances et ergo, différentes expériences locales/ localisantes, il aboutit à la construction d’un réseau de localités où l’identité se négocie et se transforme tout en gardant une dimension fondamentalement et foncièrement « originelle5 ».

« Où iras-tu Sam Lee Wong ? »

8 Dans un texte journalistique écrit vers le début des années 1940 et ayant pour cible le groupe d’immigrants le plus nombreux dans les Prairies canadiennes, les Ukrainiens, Gabrielle Roy a fait ressortir une figure anonyme, mais non moins identifiable parce que commune, selon elle, à toutes les communautés des plaines canadiennes : le restaurateur chinois solitaire grâce à qui, ironiquement, chaque petite communauté se dotait d’un lieu de rassemblement : Je me promenais parfois le soir à Canora en Saskatchewan. Je croisais des Polonais, des Canadiens anglais, des ; j’apercevais sur le seuil de son café celui que l’on retrouve dans tous les hameaux, dans tous les bourgs de l’Ouest, celui qui paraît toujours s’ennuyer et jamais se décourager, celui qu’on nomme Charlie partout : le restaurateur chinois. Je sentais en passant une odeur de chop-suey, puis je voyais d’autres visages ; j’en voyais de toutes les races, mais dès que je levais les yeux, je lisais aux affiches des noms ukrainiens6. Trente-deux ans plus tard, Roy présentait à ses lecteurs « ce » Chinois restaurateur et solitaire, mais doté d’une vie intérieure : il s’agit du protagoniste éponyme de la nouvelle « Où iras-tu Sam Lee Wong ?7 » Dans la préface du recueil dans lequel paraissait cette nouvelle, l’auteure affirmait qu’il s’agissait d’un texte inédit qui, longtemps laissé à l’état d’ébauche, pour ainsi dire abandonné en cours de route, […] le serait sans doute resté sans la curieuse insistance du Chinois à se rappeler à [s]on souvenir, à [lui] rappeler surtout qu’il n’y avait peut-être [qu’elle] à avoir imaginé son existence et par conséquent à pouvoir lui donner vie. Comme c’est puissant sur le cœur d’un écrivain cet appel, Dieu sait de quels limbes, d’un personnage qui demande à vivre8 !

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Force est de conclure qu’en faisant vivre celui qui s’était gravé dans sa mémoire, l’écrivaine cherchait à accomplir un acte de solidarité envers et avec l’humanité9 : le Chinois aperçu sur le seuil de son café10 à Canora était une composante humaine des plaines canadiennes qui exigeait d’être tirée du néant. Mais qu’en est-il de son importance vis-à-vis de la communauté francophone ? 9 D’emblée, le titre de la nouvelle désigne le protagoniste comme un individu digne d’intérêt. C’est l’effet produit par le tutoiement et le fait d’adresser une question précise directement à celui dont on connaît le nom au complet. De plus, en l’inscrivant dans le mouvement, il lui attribue non seulement un avenir, mais aussi la liberté d’en décider. Il en découle une précieuse agentivité qui se dévoile au fur et à mesure de la nouvelle.

10 Dans sa Chine natale où, partout, il était « une face jaune au sein d’une infinité de faces jaunes » (SLW, p. 61), Sam Lee Wong n’avait guère le sentiment d’avoir une identité : « une petite voix à peine distincte […] osait dire de lui-même : Moi » (SLW, p. 61). Aussi décidet-il de partir pour le Canada où, selon les ouï-dire, « on » serait plus à l’aise11. 11 À bord du navire faisant route vers le Canada, Sam Lee Wong fait d’abord partie intégrante d’une masse dont les membres sont caractérisés par « leur humble contenance habituelle » et par leurs « yeux si las qu’on aurait pu les croire dénués d’intérêt même pour leur propre sort » (SLW, p. 62). Dans la phrase suivante, toutefois, l’instance narrative le sort de son anonymat en révélant que, sous l’effet du mouvement de l’océan, de brèves images se présentent à son esprit, qu’il convient d’interpréter dans une perspective identitaire. Aussi apprenons-nous que son sens de soi est étroitement lié au vague souvenir d’une présence féminine maternelle et protectrice12 qui se confond avec un trait particulier de sa terre natale. Il s’agit des « vieilles collines » qui, surgissant « du fond de sa mémoire », évoquent à la fois la rondeur de « bols de riz emplis à ras bord » et la chaleur d’un « petit manteau fait de plusieurs couches de coton piqué » (SLW, p. 62). Il en découle la matérialité et la permanence de quelques minces expériences affectives investies de significations intimes. Évoquées dans la perspective translocalisante, ce sont elles qui permettront au personnage de survivre à la terrible expérience qu’est l’exil13. 12 En effet, il note consciemment les « hautes montagnes » (SLW, p. 63) de Vancouver et ensuite, à Horizon, village perdu sur les plaines sans fin de la Saskatchewan, il constate qu’« [h]eureusement, une chaîne de petites collines, assez loin sur la droite, arrêtait enfin, de ce côté, la fuite du pays » (SLW, p. 67). Ce réflexe translocalisant lui permettra de se sentir quelque peu chez lui dans un pays où la Loi d’exclusion des Chinois14 le contraint dans un rôle de subalterne. Aussi se résigne-t-il à exercer l’un des deux métiers permis alors aux Chinois, celui de restaurateur fournissant à la communauté blanche un service à faible coût. Qu’il accepte sans question d’occuper l’espace socioéconomique exigu que la société d’accueil lui réserve est mis en évidence par son habitude de rester dans les confins de son restaurant où il adopte un comportement extrêmement complaisant auprès des clients. Il offre toujours une écoute bienveillante lorsque les clients, presque tous tristes, esseulés et mécontents, éprouvent le besoin de se vider le cœur — ce qu’ils font en monologuant, sans aucun égard pour le restaurateur — et ce, bien qu’il lui faille rester célibataire et solitaire (SLW, p. 87 et 89)15. « Partout Chinois tout seul » (SLW, p. 82), affirme-t-il lucidement, conscient que la seule communauté à laquelle il saurait appartenir est celle de ses ancêtres16. Dans le but de souligner son infériorité, il adopte un parler variablement, mais délibérément imparfait

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et va jusqu’à répondre à quelqu’un qui s’adresse à lui en employant le terme péjoratif « Chink » (SLW, p. 85). 13 Or, à force de toujours regarder les « légères collines à faible distance du village […] qu’il était venu presque chaque jour contempler de son seuil » (SLW, p. 125), l’Asiatique élargit un tant soit peu son univers et se lie d’amitié avec un Français basque originaire des Pyrénées, un homme selon qui « [i]l n’y avait que les montagnes pour sauver les hommes, les montagnes qui par leur noblesse et leur immuabilité obligeaient l’espèce humaine à s’arrêter de tourner perpétuellement en rond » (SLW, p. 82). Le jour de leur rencontre, le monde leur paraît effectivement plus hospitalier : Était-ce la lueur du feu allant chercher au fond des yeux bridés une expression paisible ? En tout cas, le Chinois paraissait à sa place ce matin comme restaurateur. De son côté, à peine assis, le vieux Smouillya prit l’air d’un client avec juste ce que cela comporte de quelque peu supérieur à celui qui le sert, mais atténué par une camaraderie de bon ton. (SLW, p. 79-80) En plus de leur bienveillance mutuelle et réciproque — l’homme des Pyrénées appelle le restaurateur « Fils du Céleste Empire » (SLW, p. 79) —, le Chinois et le Français ont en commun leur marginalisation, leur parler « différent » — le dernier a un trop fort accent basque et de graves difficultés d’élocution —, mais aussi le don de comprendre des formes alternatives de communication : l’Européen sait déchiffrer les jargons et les patois de toutes sortes, tandis que l’Asiatique sait « lire sur les visages et dans les gestes des hommes » (SLW, p. 79). Le restaurateur offre au Basque, lourdement endetté, des repas à crédit et, en échange, celui-ci s’occupe de tout ce que le Chinois doit faire par écrit. De fait, en écrivant le nom de son ami « à l’occidentale » (SLW, p. 93) et en l’assurant de plus qu’il est « esquire […] [c]omme tout le monde » (SLW, p. 94), Smouillya lui donne le sentiment d’avoir une place sous le soleil17. Avec le temps, Sam Lee Wong s’affirme ; parfois il exprime des points de vue (SLW, p. 91, 92 et 95) différents de ceux de son ami et, une fois, il va jusqu’à se permettre « un léger reproche » (SLW, p. 90). Quant au Basque, l’amitié lui offre la possibilité de répéter encore « le récit broussailleux de sa vie » (SLW, p. 99). 14 Alors que le Chinois habite Horizon depuis vingt-cinq ans et que, sous le coup de la prospection pétrolière, le village a prospéré, son restaurant est condamné par l’inspecteur du Bureau d’Hygiène, et il apprend aussitôt que l’emplacement du café a été vendu à une compagnie de pétrole. « Il n’y eut que Smouillya pour apercevoir que dépérissait davantage le maigre Sam Lee Wong, qu’il était malade de penser, ne dormant plus […]. Se reconnaissant abandonné, Smouillya s’attarda à penser à ce que devait être le sort de Sam Lee Wong. » (SLW, p. 113) Son empathie sort Sam Lee Wong de son immobilité et de son isolement : après s’être renseigné auprès de son ami, Smouillya se rend à la rue principale où il tente d’alerter le village : « il faut faire quelque chose pour Sam Lee Wong, bougre d’affaires ! Il y a vingt-cinq ans qu’il vit parmi nous, c’est un de nous, on ne peut tout de même pas le laisser périr sans aucune espèce d’aide de notre part » (SLW, p. 114). Puisque personne ne comprend ni son français, ni son anglais, il finit par faire appel à la vieille téléphoniste Amanda Lecouvreur, qui, croyant comprendre que le restaurateur repart pour la Chine, décide d’organiser une fête d’adieu. Elle réussit à enthousiasmer le village entier pour le projet, même si, jusquelà, le Chinois était sorti de la conscience de presque tout le monde. Smouillya, quant à lui, oublie qu’il fallait plutôt faire en sorte que le Chinois n’ait pas à quitter le village.

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15 Or, Sam Lee Wong avait projeté d’ouvrir une blanchisserie à Horizon, mais au terme de la soirée « surprise », il comprend, pour avoir constaté la suite d’autres départs, que lorsqu’« un village entier se [met] soudainement à aimer quelqu’un publiquement, […] celui-ci n’[a] plus qu’à quitter les lieux » (SLW, p. 123). Tout se passe comme si, enfin reconnu en tant qu’individu, il ne peut plus faire partie de la communauté. On dirait que la singularisation réalisée par le déroulement de la cérémonie d’adieu − « c’était lui à qui on avait dit adieu. Lui que le maire avait félicité. Lui que le curé avait exalté » (SLW, p. 123) −, transforme l’individu en une excroissance dont le corps social doit se débarrasser. 16 En effet, dès la fin de la soirée, Sam Lee Wong se trouve « abandonné même de Smouillya »(SLW, p. 122). Il se demande alors si « les aïeux […] aussi [ont] fini par oublier leur enfant perdu » (SLW, p. 123). Lorsqu’il quitte Horizon, les cris de « Happy landing ! Charlie…18 » (SLW, p. 125) que des « amis » lui lancent à la gare achèvent de l’aliéner. Ainsi, lorsqu’il décide ensuite de s’établir dans un petit village presque identique à celui où il est arrivé un quart de siècle plus tôt, c’est « un vieil homme aux yeux bridés, en tablier » (SLW, p. 129) qu’on voit en train de préparer une ancienne grange afin d’y installer un restaurant. Certains passants se proposent de lui donner un coup de main, mais d’autres les en dissuadent, prétendant qu’il arrive à de tels vieux « Chinks » d’être grincheux (SLW, p. 129). 17 Le jour de l’ouverture du second « Restaurant Sam Lee Wong », le restaurateur attend d’éventuels clients. Debout devant sa porte entrebâillée, il découvre que « la ligne frêle des douces collines » (SLW, p. 130) est à portée de la vue. Redevenu optimiste, il s’assure alors de retenir le nom de son nouveau village d’adoption : Sweet Clover, Saskatchewan. Contrairement à Horizon, ce nom n’existe pas dans la langue française, mais il laisse entendre que, ayant à évoluer dans un cadre où la diversité ethnoculturelle est vécue sur le mode du vivre et laisser vivre, Sam Lee Wong saura se tailler une place. 18 En revanche, on ne saurait douter de l’atroce solitude que Smouillya connaîtra désormais. Avec la rupture de son unique lien social, il mourra à petit feu. Les autres francophones du village, dont la narratrice n’a mentionné que la téléphoniste et le curé, ne semblent pas mus par la pensée communautaire. On les voit agir de façon solidaire uniquement lorsque, avec tout le monde, ils fêtent le départ de Sam Lee Wong et continuent de contribuer à l’isolement de Smouillya.

« Une veille de Noël »

19 Vingt ans après la parution du premier personnage asiatique chez un écrivain franco- canadien, la nouvelle « Une veille de Noël19 », de l’écrivaine franco-albertaine/- britanno-colombienne Marguerite-A. Primeau, attribue un rôle significatif à une Vietnamienne20. Dans un récit bref de dix pages, le personnage n’est guère aussi développé que celui de Sam Lee Wong, mais il n’en permet pas moins de tirer quelques conclusions à l’égard des rapports interculturels entre une francophone de l’Ouest canadien et l’Autre asiatique.

20 Originaire, comme l’était également l’auteure, du village de Saint-Paul dans le nord albertain, la narratrice, âgée de 80 ou 85 ans — son incertitude est symptomatique de sa démence —, habite une maison du troisième âge à Vancouver. Au début de son récit de

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la soirée éponyme, elle se plaint de la perte de son identité. Tout le monde la traite de « Frenchie » ou bien de « dear » (VN, p. 63) et, puisqu’on ignore l’existence de communautés francophones en dehors du Québec, on présume qu’elle est québécoise. En outre, la « disparition21 » de sa fille Charlotte signifie qu’elle n’est plus une mère. Au contraire, on la traite comme si elle était une enfant. Sa communauté natale inconnue, son identité culturelle méconnue, son ancien rôle social oublié, la vieille femme a été placée dans une maison du troisième âge à Vancouver et s’y trouve tout à fait isolée et solitaire. 21 Le soir de la veille de Noël, une infirmière l’assoit devant un téléviseur pour qu’elle puisse écouter un concert qui se déroule à Montréal — « chez elle », présume l’infirmière. La vieille dame pleure sa situation et, en particulier, le « vol » de son Noël villageois. Ses lamentations s’interrompent avec l’arrivée de « la Vietnamienne […] qui a une épaule plus haute que l’autre et une grosse bosse dans le dos » (VN, p. 68). Or, cette triste figure lui souhaite non pas Merry Christmas, Frenchie, mais « Merry Christmas, Joyeux Noël ! Madame Taillefer » (VN, p. 69) en français, mais « [a]vec un accent qui n’est pas de chez nous » (VN, p. 68). Constatant avec étonnement que la Vietnamienne n’est pas muette, « je » s’aperçoit qu’elle pleure, elle aussi, puis remarque que l’autre s’approche et pose sa tête sur son épaule. Se trouvant du coup dans une pose maternelle, « je » cesse de pleurer : émue, elle met son bras autour de la Vietnamienne et « la berce comme [elle faisait] pour [s]a belle Charlotte » (VN, p. 69). Notant alors que, contrairement à Charlotte, « sa » Vietnamienne n’est pas blonde, « je » détaille « les yeux en amande et les cheveux noirs, raides » de « son amie » et affirme qu’elle est « belle, belle. Une madone d’ambre » (VN, p. 70). Du coup, la Franco-Albertaine opère une fusion de caractère translocalisant, de sorte que la Vietnamienne « devient » momentanément Charlotte : « [J]e la berce, et je chantonne comme on fait pour un enfant qui a de la peine. Et de mon mouchoir, j’essuie son visage qu’une mauvaise pluie a trempé. J’essuie le visage de ma Charlotte que le chagrin désole. » (VN, p. 70) 22 De se trouver ainsi réconfortée, la Vietnamienne révèle la source de son chagrin, mais c’est la Franco-Albertaine qui se charge du récit : « Elle dit des mots étranges, des mots qu’on dirait arrachés bribe par bribe, des morceaux de mots tout sanglants. J’ai pitié de ma petite Vietnamienne qui se déchire le cœur. » (VN, p. 70) La Vietnamienne révèle alors que chaque veille de Noël marque l’anniversaire d’un traumatisme survenu tandis qu’elle et sa fille de douze ans fuyaient leur pays natal à bord d’une « mauvaise chaloupe » (VN, p. 70) remplie de boatpeople, tous en manque d’eau22. Le lecteur aimerait sans doute entendre la voix et le parler de la Vietnamienne, mais le discours indirect libre joue un rôle d’ordre identitaire en soulignant l’évolution de l’empathie ressentie par Madame Taillefer. Des pirates arrivent et leur offrent de l’eau, mais en échange, ils souhaitent avoir « la plus jolie fillette. Ils rient, les yeux sur Charlotte » (VN, p. 70). Tout le monde songe à sa propre survie et, par conséquent, lorsque les pirates battent « ma » Vietnamienne, les autres réfugiés de la mer se joignent à eux. À la fin, « [o]n lui arrache sa Charlotte » (VN, p. 71). 23 En se référant à la fille de la Vietnamienne comme s’il s’agissait de sa propre fille, « je » révèle sa capacité pour la compassion et, du coup, sort de son univers exigu et solitaire. Sa mise en mouvement lui permet de non seulement relativiser l’importance de ses propres pertes, mais aussi de traiter l’autre femme comme une sœur, ce qui rehausse symboliquement son propre statut social en lui conférant de l’agentivité : dans la dernière phrase du récit, « je » devient une narratrice à la fois homodiégétique,

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autodiégétique et hétérodiégétique : « — On m’a volé mon Noël, soupire la plus âgée. On m’a volé la Pastorale de mon village. Mais toi, toi, ma pauvre Vietnamienne, on t’a volé… on t’a volé CHARLOTTE. Et la plus vieille berce la plus jeune doucement, tout doucement. (VN, p. 71) 24 La fin de la nouvelle entérine la productivité des rencontres interculturelles fondées sur le partage, l’écoute et l’empathie. Ensemble, mais à l’écart du reste de la société, les deux personnages forment une minuscule communauté franco-féminine solidaire. Celle-ci est certes inscrite sous les signes de la perte et de la solitude, mais elle n’en aboutit pas moins à la création d’un îlot transculturel fondé sur de nouveaux savoirs et une nouvelle dynamique socioculturelle. Le vivre ensemble représenté dans « Une veille de Noël » repose sur le modèle multiculturel canadien dans la mesure où il s’inscrit dans un cadre où l’on vit et laisse vivre ; mais, en même temps, selon le modèle interculturel québécois, la formation de la nouvelle solidarité exige des dénominateurs communs, dont le plus important est la francophonie. À Vancouver, celle-ci a certes le statut d’une culture minoritaire, mais dans le cadre de la nouvelle, la rencontre interculturelle est considérée comme la condition sine qua non pour que se réalise la suite du monde.

Le soleil du lac qui se couche

25 Dans le quatorzième ouvrage littéraire de l’écrivain francomanitobain J. R. Léveillé, Le soleil du lac qui se couche23, un sexagénaire d’origine japonaise, Ueno Takami, joue un rôle on ne peut plus significatif dans un récit mnémonique raconté par Angèle, une Métisse manitobaine. À l’âge de vingt ans, elle a eu le coup de foudre pour le poète et graveur qui, s’étonne-t-elle d’apprendre, était professeur d’anglais à l’université. À plusieurs égards, l’histoire de leur couple est « classique » au sens qu’un vieux sage se sert de ses connaissances et de ses expériences pour guider une jeune personne encore incertaine d’elle, de ses capacités et de sa place sous le soleil. Chez Léveillé, toutefois, la jeune femme incarne les descendants des premiers francophones nés sur le sol manitobain : les Métis, un peuple issu des mariages entre des hommes canadiens- français et des femmes autochtones. S’en rendre compte équivaut à renouveler la signification de l’expression « francophone de souche » : Angèle et les siens sont des francophones « de souche », mais sans du tout être « de pure laine ». Il en ressort un trait du roman souvent cité par la critique24, à savoir qu’il souligne que la beauté des choses, lieux et gens manitobains réside dans leur caractère métissé. Angèle l’ignore, toutefois, jusqu’au jour où Ueno Takami entre dans son univers.

26 Si, pendant la première moitié du XIXe siècle, les Métis ont cru constituer « la Nouvelle Nation25 », l’échec de la résistance de Louis Riel en 1885 a inauguré une période pendant laquelle ils sont devenus « le peuple oublié du Canada26 » — Riel a été condamné à la peine de mort pour haute trahison, à la suite de quoi les Métis ont été en butte à l’opprobre et à la honte. Pensant que leur survie en dépendait, de nombreuses communautés se sont dispersées et, du coup, des dizaines de personnes n’ont pu ou n’ont voulu transmettre aux générations suivantes les pratiques et les savoirs culturels ancestraux. Angèle serait représentative des Métis dont les parents ont voulu favoriser les chances de réussite sociale et économique de leurs enfants — ou à tout le moins leur éviter de souffrir des préjugés qu’ils ont eu, eux, à subir — en les élevant dans la culture francophone blanche. Selon Ueno Takami, tant qu’Angèle demeure étrangère à son

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héritage multiculturel, c’est-à-dire à son identité culturelle métissée, elle ne saura se réaliser pleinement, tant au plan personnel qu’au plan artistico-professionnel. 27 Lors de leur première rencontre, qui a lieu dans une galerie d’art à Winnipeg, c’est Angèle qui fait les premiers pas, parce que visiblement fascinée par l’apparence du Japonais : Il avait un visage osseux, un peu ridé par l’âge, comme basané, mais avec l’apparence de la santé. Il portait de vieux jeans, des bottes de travail et un merveilleux tricot noir à col roulé qui faisait typiquement japonais27. Surtout il avait ces yeux qu’on dit de charbon, pleins d’une retenue exubérante. (SL, f. 4) Dès qu’il l’aperçoit, il va vers elle et lui dit : « Toi, tu es Métisse » (SL, f. 4), et lorsqu’elle se met à rire, il ajoute : « Ça, […] c’est ton côté indien. » (SL, f. 5) Du coup, la jeune femme dirige son regard vers une fenêtre et le pose « sur le panorama du ciel déclinant », face auquel elle sent monter en elle un « immense sentiment de mélancolie » (SL, f. 6). Il lui dit alors : « Ça, […] c’est ton côté blanc. » (SF, f. 6) Tant de certitudes essentialistes affirmées sur un tel ton confiant ne vexent pas la jeune femme qui, au contraire, trouve que ces paroles, énoncées sans prétention ni valeur de jugement ont quelque chose de rassurant28. 28 Ayant émigré au Canada au début de la quarantaine, Ueno connaît intimement l’expérience du dépaysement et intuitionne qu’Angèle vit une sorte de dépaysement intérieur. Sa propre solution, d’ordre incontestablement translocalisant, est d’habiter le Nord manitobain où il a construit une cabane dans le style des maisons de son pays natal, notamment, celle de ses parents (SL, f. 89). Son rôle auprès d’Angèle consistera à l’amener à renouer avec sa propre identité culturelle ancestrale.

29 Aussi l’initie-t-il peu à peu au Wabi-sabi, un concept philosophique, un art de vivre, une esthétique et une vision du monde dont les principes fondamentaux se sont inspirés du bouddhisme zen — wabi signifie « paisible simplicité » et sabi, « altération par le temps », mais aussi par le passage de l’air, du vent et du soleil (SL, f. 27). Il préconise une vie contemplative, privilégie l’intuition plutôt que l’intellect et enseigne à voir le monde et nos rapports au monde autrement que selon les valeurs occidentales « classiques » axées sur des qualités telles la symétrie et la perfection29. 30 La deuxième fois qu’ils se croisent, Ueno est assis à Central Park, près de la fontaine dont Angèle a rêvé l’avant-veille. L’artiste l’appelle en se servant d’une expression affectueuse — « ma petite Métisse » (SL, f. 16) —, ce qui marque la première fois que quelqu’un l’appelle Métisse « sans provoquer chez [elle] un sentiment de honte » (SL, f. 17). L’ayant ainsi rendue réceptive à sa propre réalité inéluctable, il lui fait part de la conception « wabisabiste » de la beauté et, ce faisant, l’encourage à se fier à son intuition. C’est que dans son rêve, la fontaine de Central Park paraissait « merveilleuse » (SL, f. 12), même si elle coulait au lieu de jaillir. Lorsque, en présence de l’objet, Angèle opine que « [c]’est dommage pour la fontaine », Ueno répond : « Je ne trouve pas. Il y a une beauté dans l’incomplet. » (SL, f. 18) La jeune femme se rappelle alors son rêve et sent qu’« un grand apaisement est descendu sur [elle] » (SL, f. 19). 31 Au fur et à mesure d’autres rencontres et conversations avec Ueno, Angèle apprend à déceler de la beauté dans l’imperfection (SL, f. 80), dans la pauvreté 30 (SL, f. 92) et dans l’ordinaire (SL, f. 119) et, ce faisant, elle se prépare à accueillir favorablement différents aspects de son propre héritage, par exemple, « le métchif », le parler métis honni, mais dont elle admire l’assouplissement des mots et des expressions et le chantonnement des phrases (SL, f. 92). Le thème de la discrimination ainsi abordé, Ueno lui affirme que

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« l’Esprit n’a pas de couleur » (SL, f. 93), ce qui fait qu’en passant « dans la nature sauvage et près de quelques réserves cris et ojibwas », la jeune femme n’y réagit pas d’une façon stéréotypée, mais remarque « tout ce qu’on a fait au pays et au peuple » (SL, f. 95). 32 Or, aux yeux de la Franco-Métisse, les leçons d’Ueno s’avèrent d’autant plus convaincantes que son univers intime à lui s’inscrit sous le signe du métissage. Son vieux camion « poqué » (SL, f. 90) et sa cabane 31en témoignent : représentés sous la forme d’une pagaille hétéroclite, tous deux sont des microcosmes d’un univers alternatif créatif allant à l’encontre des normes de la monoculture (SL, f. 97, 101, 102, 108 et 109). Pour Angèle, tout ce qui concerne Ueno paraît magique, mais la matérialité des traces des activités et intérêts du vieux sage asiatique souligne, ainsi que les références aux bottes de travail qu’il porte toujours (SL, f. 4, 20, 27 et 77), que son rôle n’est pas confiné à celui d’un mystique. Loin de là, puisque, l’ayant trouvé « [e]nvoûtant » (SL, f. 45) dès leur première rencontre, la jeune femme ne tarde pas à le désirer sexuellement. 33 Son récit de la première fois qu’ils font l’amour chez lui souligne le « côté […] romantique » du Japonais. L’ambiance de la chambre fait qu’elle s’attendait « à ce qu’un orgue se mette à jouer » (SL, f. 144). Tout, de la lueur « enjôleuse » des bougies et de « l’air excitant » (SL, f. 144) au poème Le sexe de la femme qu’il lui récite (SL, f. 145), en passant par la reproduction de L’origine du monde de Courbet (SL, f. 144), en dit long sur la soirée qu’ils passent « en oraisons, en ablutions et en diligence de tous genres » (SL, f. 145). En revanche, son récit de la première fois qu’Ueno couche chez elle met en relief sa puissance sexuelle : « J’hésite à dire qu’à ce moment-là il bandait comme un chevreuil. J’ai été longtemps sans arriver à m’expliquer comment il pouvait être à la fois si spirituel et si érotique. » (SL, f. 140) Il en ressort le portrait d’un homme pluridimensionnel. 34 S’épanouissant sous la tutelle de celui qui lui conseille de « laisser sa vraie nature apparaître » (SL, f. 148), Angèle réussit à traduire de l’anglais au français des poèmes du Japonais (SL, f. 123 et 127132) et à créer sa propre œuvre d’art multimédia et transculturelle (SL, f. 156 et 157). Elle réalise alors le rôle qu’elle a à jouer dans le but d’établir des ponts entre plusieurs cultures. Elle apprend alors qu’Ueno mourra bientôt d’une maladie de famille, mais, loin de constituer une simple parenthèse dans le roman, le personnage continuera de faire partie de l’espace franco-manitobain. Le Japonais explique que, comme les désirs, les maladies et la mort font partie de la vie et comme pour appuyer cette vérité, Angèle devient enceinte de lui. La fin du roman s’inscrit par conséquent à la fois sous les signes lumineux des nouveaux commencements et du souvenir impérissable. À la question que pose la Métisse concernant le nom à donner à l’enfant, le Japonais répond : « Alors Isaake. Isaake Takami. » (SL, f. 164) Il se met alors à rire « comme jamais auparavant, et son rire résonne encore dans [s]on cœur comme le croassement du corbeau de la fin des temps » (SL, f. 164). 35 Le rire du vieux sage traduit vraisemblablement le bonheur de laisser derrière lui un fils dont la seule naissance contribuera à renouveler la société. « Isaake » signifie en hébreu, « qui rira ». La spiritualité et la joie de vivre du Japonais continueront d’illuminer la francophonie manitobaine à travers la façon de faire et d’être de la Métisse. La protagoniste, descendante des premiers francophones à avoir habité le Manitoba, les Métis, et ergo, symbole du cœur de la francophonie minoritaire manitobaine, se réapproprie sa propre diversité pour ensuite la métisser encore

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davantage, créant de la sorte le point de départ d’une communauté d’un nouveau genre. Mue par un nouvel esprit, cette communauté contribuera forcément à forger de nouveaux idéaux. Suivant le modèle canadien multiculturaliste, Le soleil du lac qui se couche ne préconise pas l’intégration de l’Autre asiatique dans la communauté franco- manitobaine sur le mode du « vivre/parler comme », mais appuie le principe canadien de la dualité linguistique en le désignant comme un précieux collaborateur de la francophonie, même si, ou plutôt précisément parce qu’il s’agit d’un Japonais anglophile. Ce qui importe, c’est que la Métisse privilégie les aspects francophones de son identité et qu’en outre, elle soit amenée à reconnaître la beauté du monde « comme il va » et aussi, par conséquent, à embrasser sa propre réalité de Franco-Autochtone, faisant d’elle, dès lors, une mère qui saura favoriser le libre épanouissement de leur fils.

Quelque chose comme une odeur de printemps

36 L’auteure de Quelque chose comme une odeur de printemps 32, Annie-Claude Thériault, vit actuellement à Montréal. Née à Ottawa en 1978 de parents acadiens, elle a fait ses études de premier cycle à l’Université d’Ottawa avant de poursuivre à la maîtrise à l’Université du Québec à Montréal. Pour les propos de cet article, je considère que ses sensibilités ont été à tout le moins partiellement infléchies par celles qui caractériseraient les franco-canadiens minoritaires.

37 Le roman a pour narratrice homodiégétique Béatrice Dugas, une adolescente qui habite Hull avec ses parents, son grand frère et sa petite sœur. Tout le monde l’appelle Béate, mais les événements ayant marqué la dizaine d’années qu’elle raconte dans un prologue suivi de trente-neuf chapitres allant de quelques lignes à cinq ou six pages et divisés en trois parties, révèlent une période extrêmement difficile. Elle voudrait que son grand frère Joachim arrête de mentir, de l’humilier et de faire des crises de folie (QC, p. 47), bref qu’il soit moins « [a]nimal sauvage », « bestial, territorial » (QC, p. 26). Elle voudrait aussi que ses parents reconnaissent que leur fils est « malade » au lieu de se comporter d’une façon infantile à son égard : « Un gros rugissement de sa part et tout le monde s’incline. » (QC, p. 26) Elle aimerait qu’ils s’intéressent davantage à elle et, aussi, que Philomène, sa petite sœur, se comporte autrement que comme une « étrange calculatrice » (QC, p. 20). Or, non seulement s’avère-t-il que Joachim est schizophrène, mais, en outre, il meurt dans un accident de voiture 33tandis que Béate est au volant. Avant et après l’accident, la situation familiale est la source de beaucoup de détresse et tous doivent trouver le moyen de s’y adapter. Béate se réfugie auprès de Wu, son amie qui, née en Chine, est la fille adoptive d’un couple québécois, ou bien auprès de Monsieur Pham qui, originaire du Vietnam, est le propriétaire du dépanneur du quartier. Selon Béate, « [s]i ce n’était pas de Wu et de M. Pham, je pourrais sincèrement croire que je n’existe pas réellement » (QC, p. 67). 38 Béate considère Wu comme son âme sœur : voisines du même âge, qui se connaissent depuis la journée des quatorze ans de Béate, les deux jeunes filles sont inséparables. Béate révèle très peu au sujet des rapports existant entre Wu et ses parents, mais affirme que son amie passe ses soirées à la maison des Dugas et que, la moitié du temps, elle y passe la nuit également. Cette amie s’appelle Chloé, « [m]ais comme elle est Chinoise, tout le monde la surnomme Wu. En fait, elle n’est pas Chinoise. Elle a été adoptée lorsqu’elle était si petite qu’elle ne sait rien de la Chine. Elle ne parle même pas chinois, ou mandarin, ou en tout cas la langue qu’ils parlent là-bas » (QC, p. 24).

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39 Wu présente le cas des enfants adoptés à l’étranger, notamment au Québec, à qui les parents adoptifs n’ont pas transmis de connaissances au sujet de leur culture ethnique. C’est au dépanneur, par exemple, qu’elle mange pour la première fois d’authentiques rouleaux impériaux : « Elle s’évertuait à expliquer que c’était normal parce qu’elle avait toujours vécu ici, dans une famille québécoise qui n’allait que dans des buffets chinois, pas vraiment chinois. Mais M. Pham […] ricanait silencieusement et parsemait son rire de petites exclamations vietnamiennes qui devaient vouloir dire “incroyable, incroyable”. » (QC, p. 89) 40 Il en ressort que si Béate se sent aliénée par sa famille et ce, au point d’avoir peur de perdre Wu qui pourrait vouloir fuir « l’étrangeté » de la famille Dugas (QC, p. 27), son amie souffre en revanche d’un mal d’ordre identitaire profond, sans solution. L’étrangeté qui empoisonne sa vie à elle l’habite et la définit : ses origines sont chinoises, mais elle n’en a que les traits physiques, ce que le regard des autres n’a de cesse de lui rappeler. Du reste, puisque ses liens avec ses origines sont pratiquement inexistants, elle ne saurait s’en distancier, ce qui a pour conséquence de la laisser dans un douloureux état d’ambivalence vis-à-vis de son sens de soi34. Il en découle ses problèmes d’ajustement, ses blessures concernant l’abandon et ses doutes à l’égard de sa propre valeur. Béate l’ignore cependant et croit plutôt que « Wu et [elle] patauge[nt] dans le même marécage » (QC, p. 55). Vraisemblablement, ce qui encourage Béate à penser ainsi est le fait que les « magnifiques tableaux » aux « personnages un peu étranges » (QC, p. 24) à travers lesquels Wu traduit son exil intérieur touchent une corde sensible chez elle. 41 Au moment où les deux amies mangent des rouleaux impériaux au dépanneur, leur petit goûter est interrompu par l’arrivée de la sœur de Béate — ayant cru qu’elle était la seule de sa famille à entretenir des rapports amicaux avec M. Pham, Béate est déroutée de découvrir le contraire et, avec Wu, se cache jusqu’au départ de sa sœur. Sortie du dépanneur, Wu s’assoit « en plein milieu du trottoir » et reste « quelques instants silencieuse, déposant lourdement sa tête entre ses deux petites mains délicates et filiformes » (QC, p. 93). Béate ne saisit pas que son amie réagit à la découverte de son ignorance d’un aliment chinois emblématique et croit plutôt que son amie est « décontenancée elle aussi par l’apparition d’une Philomène qui n’avait rien d’une calculatrice » (QC, p. 93). 42 Après la mort de Joachim, Béate pense s’installer avec Wu dans un appartement à Hull. C’est lors de la visite d’un appartement que Béate commence à comprendre l’état psychologique de son amie. D’abord, pendant leur conversation autour de la grandeur de l’appartement, Wu exprime une certaine réserve « d’un ton songeur et vaguement triste » (QC, p. 129), tandis que Béate avoue ne pas saisir pourquoi son amie « était si hagarde » (QC, p. 129). Ensuite, après avoir déclaré sur un ton péremptoire que l’emplacement de l’appartement est inacceptable, Béate remarque que Wu a l’air de se demander si elles vont réellement déménager et qu’elle semble au bord des larmes. Aux yeux de Wu, la perte de la possibilité de vivre un ersatz de relation familiale doit ressembler à un abandon, mais en même temps, l’idée de rester à Hull ne l’enchante pas. Contrairement à Béate, qui en est venue à valoriser les liens indestructibles qui l’attachent à sa famille, y compris à son grand frère maintenant décédé, Wu préférerait vivre dans une grande ville. — On pourrait déménager à Montréal, comme on voulait, proposa laconiquement Wu. — … Mais c’est loin, répondis-je faiblement.

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[…] — C’est loin de quoi ? J’hésitai quelques instants. — De Philo, de mes parents… répondis-je timidement parce que je savais très bien que Wu n’avait pas vraiment de famille. […] Puis je regardai Wu, si petite, si belle, si triste et me demandai de qui elle serait loin, elle, de quoi elle pourrait bien s’ennuyer. Je n’arrivai pas à répondre. J’aurais au moins aimé pouvoir dire « de moi ». « Wu ne pourrait pas être loin de moi », mais je sentais bien que même ça c’était faux : je n’étais ni sa sœur, ni sa mère. Elle n’avait pas de famille. (QC, p. 131-132) 43 Confrontée au départ de Wu, Béate reconnaît l’irrémédiable altérité de son amie aux traits chinois, dont le sens de l’esthétique accentue l’étrangeté par rapport à la culture majoritaire : Elle en a marre d’ici. […] [E]lle n’en peut plus. Elle se fait regarder comme si elle était une extraterrestre avec son tatou de dragon sur la nuque, ses cheveux courts, ses cravates, sa petite bouille d’Asiatique et ses peintures terrorisantes. On dirait que tout le monde pense qu’elle sort d’un manga japonais, qu’elle est un dessin animé. Il la regarde comme si elle allait soudainement surgir d’un nuage avec un élégant mouvement de taekwondo ! […] Au moins, à Montréal, elle pourra passer un peu plus inaperçue. (QC, p. 134) Wu part parce qu’elle est malheureuse. […] Elle a la tête qui veut exploser. Elle n’arrive pas à se sentir chez elle nulle part. Ni ici, ni avec ses parents, ni dans l’idée d’aller en Chine chez des parents qui n’ont jamais été les siens. Même dans son propre corps, elle se sent étrangère. (QC, p. 136) À Montréal, Wu réussit effectivement à mieux vivre sa différence aliénante, mais non pas à force de passer « un peu plus inaperçue » (QC, p. 134) comme l’avait cru Béate, mais en embrassant pleinement son altérité. Tandis que le désenchantement et les maladies de l’âme sont devenus des thèmes à la mode dans les cercles intellectuels et artistiques, les peintures de Wu, qui expriment ou traduisent « toute la souffrance du monde. Et sa beauté aussi […] [ainsi que] [l]es contradictions, les paradoxes, les apories, l’ambivalence » (QC, p. 163) bouleversent et ravissent tout le monde. Le vernissage de ses tableaux s’avère un événement « magique » (QC, p. 162) et important pour la société. Lorsque Wu entre sur scène, elle semble « ne pas croire qu’elle était si bien parvenue à dire ce que l’on ressentait tous » (QC, p. 164), mais salue tout le monde silencieusement et timidement — Béate mérite « un sourire complice » (QC, p. 165) — avant de s’éclipser doucement. 44 L’Asiatique blessée et désinvolte aux dons artistiques révolutionnaires qu’est Wu est destinée à évoluer géographiquement loin de Béate. M. Pham, l’incarnation de l’émigrant asiatique modèle, s’avère en revanche une présence constante dans la vie de Béate. Dès la première fois qu’elle parle du dépanneur, il revêt le caractère d’un petit refuge intime dont la seule présence du propriétaire s’avère apaisante.

45 Faiseur de « sandwichs extraordinaires » (QC, p. 42) — « de petites baguettes croûtées délicieusement fourrées de viande et de carotte qui sont marinées dans je ne sais quelle mixture aux parfums à la fois sucrés et salés. Un délice » (QC, p. 42) — et de « petits rouleaux impériaux fumants qu’il accompagne d’une mystérieuse sauce pimentée au goût délicat de poisson » (QC, p. 42) — Béate dit n’avoir jamais « mangé quelque chose d’aussi exquis » (QC, p. 42) —, le propriétaire du dépanneur aux allées parfumées d’arômes épicés séduisants est lui-même « d’un charisme irrésistible » (QC, p. 42). Tout en soulignant sa « politesse exagérée qui […] donne l’impression qu’il s’excuse d’être

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présent même dans son propre dépanneur » (QC, p. 42), elle note jusqu’au moindre détail sa façon d’être et de faire impeccable, dont « son joli français saccadé » (QC, p. 43) et sa tenue : Il porte toujours une belle chemise d’un blanc éclatant et un pantalon noir soigneusement pressé. Ses petits souliers ronds donnent constamment l’impression d’avoir été polis le matin même. La perfection émane de M. Pham jusque dans la boucle de ses lacets, parfaitement et élégamment nouée. Même son visage est d’une symétrie minutieuse : deux magnifiques yeux noisette ornant un sourire aussi étincelant que sa chemise. (QC, p. 42) En précisant que même lorsqu’il fait de l’ironie pouvant la dérouter, ses paroles s’accompagnent d’une « intonation baignée d’affection » et d’un « sourire tendre » (QC, p. 73), Béate révèle qu’elle apprécie tant cet homme parce qu’il lui rend l’univers plus accueillant : « je me sentais mieux ici, entre ses paquets de gomme et de chips, que chez moi » (QC, p. 73). Il s’avère une source d’apaisement et d’affection pour tous ses proches, dont notamment Mohamed, un résident solitaire du quartier, et aussi Philomène, la sœur de Béate. En conversation avec M. Pham, la sœur que Béate a traitée de « calculatrice » (QC, p. 20) et d’« ordinateur » (QC, p. 78) montre son côté « lucide, sensible » (QC, p. 93) et, de plus, invite son interlocuteur à parler de sa propre vie. Lorsque Philomène lui demande si sa femme va mieux, il répond : « Hélas… non […]. Mais n’en parlons pas, n’en parlons pas aujourd’hui. » (QC, p. 92) 46 Individu attentionné, communicatif et curieux — Béate note sa « charmante curiosité » (QC, p. 90) — qui fait preuve d’une écoute bienveillante, empathique et bienfaisante, M. Pham s’intéresse et participe discrètement, mais activement aux traditions et à la vie quotidienne de son pays adoptif. À l’Halloween, par exemple, non seulement décore-t-il le dépanneur de façon appropriée, mais, de plus, il met une cagoule de voleur et brandit un faux fusil lorsque son ami Mohamed y entre, déguisé en clown apeurant. En moins de quelques secondes, les deux perdent leur sérieux et s’esclaffent, le rire franc et incontrôlable du « chétif voleur » (QC, p. 75) ressemblant au « pépiement d’un moineau » (QC, p. 76). En les voyant rire aux larmes, Béate affirme que « personne n’aurait pu souhaiter être ailleurs qu’ici » (QC, p. 76).

47 En ce qui concerne la vie du quartier, il est au courant de certains aspects de la vie de Béate, de Mohamed et de Philomène et il les aide en discutant avec eux, ses expériences de vie lui ayant donné une certaine sagesse. Avec Philomène, par exemple, il discute de l’indétermination et de la mort (QC, p. 90-91). Il est aussi présent pour ses amis, comme en témoigne sa sollicitude pour Mohamed chez qui il se rend la veille du jour de l’An 2000, le soupçonnant d’être seul. En route, il croise Béate et Philomène qui décident de l’accompagner, ce qui mène à la formation d’une petite communauté d’entraide amicale (QC, p. 149-152). 48 M. Pham est aussi au courant de ce qui arrive dans la communauté plus élargie — par exemple, avant même de faire la connaissance de Wu, il sait qu’elle « peint des bonshommes difformes » (QC, p. 73) et, lorsqu’elle part habiter à Montréal, il s’intéressera à un article sur elle dans le journal (QC, p. 168). Au plan de la politique provinciale, finalement, M. Pham confie à Béate qu’à force de discuter avec ses clients, il a été convaincu du bien-fondé de voter « oui » lors du référendum du 30 octobre 199535. 49 Au chapitre de son « enquébécquoisement », comme le dirait Jacques Ferron36, M. Pham adopte des pratiques de la société d’accueil tout en partageant avec celle-ci des pratiques qui sont siennes. Par exemple, quand Béate est encore une jeune adolescente,

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elle reste perplexe en constatant qu’il « vend des rouleaux impériaux sur le même comptoir que des crottes de fromage » (QC, p. 82). Plus tard elle est estomaquée d’apprendre qu’il fait des rouleaux impériaux congelés pour IGA (QC, p. 135). 50 Doté de toutes les qualités d’un bon citoyen et d’un ami loyal et fiable, M. Pham représente le néo-Franco-Canadien avec qui il fait bon de créer des liens de solidarité. Le fait qu’il ait choisi d’habiter à Hull pour une raison affective — parce qu’il voulait être près d’une tante installée à Ottawa — en dit long sur ses valeurs. Il n’est ainsi pas surprenant que Béate intègre le Vietnamien dans son univers intime, telle une présence-ressource amicale, conséquente et stable. L’une des innombrables fois où elle assiste, ahurie, aux turbulences familiales, elle garde son calme à force de se demander ce que M. Pham en dirait. Lorsque des détails de l’accident de voiture la hantent, elle essaie de se distraire en pensant à M. Pham, à son visage, à son calme, à son sourire. Je m’imagine que lorsque je le reverrai, il m’offrira un verre de saké en ne disant absolument rien parce qu’il n’y a précisément rien à dire. Il aura la même expression que d’habitude, les mêmes vêtements d’une blancheur éclatante et la même odeur sucrée, mais un regard un peu plus soutenu qui voudra à la fois dire « atroce » et « je suis là ». J’essaie de m’imaginer sa compagnie encore et encore […]. (QC, p. 118) À force de jouer un rôle prépondérant dans la vie affective et imaginaire de Béate, M. Pham en vient à acquérir le statut d’un pilier de son monde. Ainsi, lorsque l’angoisse lui fait imaginer l’effondrement de son univers entier, les désastres qu’elle invente incluent tantôt le subit vieillissement de M. Pham (QC, p. 112), tantôt son retour au Vietnam (QC, p. 125). Lorsque sa mère lui offre en cadeau Le grand livre des odeurs, l’objet lui inspire un seul objectif : « décrire précisément l’odeur de la sauce pimentée des rouleaux de M. Pham » (QC, p. 119). Dans son esprit, l’exploit lui mériterait un moment de chaleur humaine. Le Vietnamien « garderait sa candeur habituelle pour [lui] dire avec fierté : “C’est exact, Ma’moiselle Béatrice, vous avez trouvé.” Il me lancerait alors un regard complice et souriant » (QC, p. 120). 51 Au terme du roman, Béate a vingt-quatre ans, elle fait ses études universitaires, mais il lui arrive de se demander si elle est « comme Joachim » (QC, p. 166). Pour se rassurer, elle demande à Philomène si Wu et même M. Pham « ne sont pas que des affiches en papier de riz » (QC, p. 166). Lorsque sa sœur répond négativement en riant aux éclats, Béate doit reconnaître que Wu « avait simplement décidé de [la] bannir étrangement de sa vie. Qu’elle était dorénavant une autre Wu » (QC, p. 166-167). Inévitablement perturbée par cette pensée, elle va « chez M. Pham » (QC, p. 168). Celui-ci lui tend le journal, disant affectueusement « [i]l y a un article sur Wu », avant d’ajouter : « Je m’étais mis à m’imaginer que Wu n’avait peut-être jamais réellement existé. » (QC, p. 168) En examinant « attentivement l’expression délicate et amicale du visage de M. Pham », Béate conclut qu’elle ne peut pas « être folle ; un M. Pham, ça ne s’invente pas » (QC, p. 168).

52 Un peu plus tard, forte de quelques certitudes — elle sait que le lendemain, elle ira souper avec ses parents et Philomène, que les deux personnes les plus importantes de sa vie — en dehors de sa famille, s’entend — continueront d’habiter son univers personnel, M. Pham d’une façon concrète et Wu, en occupant une place spéciale dans son cœur, et qu’il existe des façons d’« apprivoiser » ses souvenirs de l’accident de voiture qui a tué son frère —, Béate quitte le dépanneur et rentre chez elle, optimiste quant à l’avenir.

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53 Au terme de cette étude comparative de quatre textes littéraires mettant en scène des personnages asiatiques, force est de conclure à l’évolution améliorative de la question de la rencontre interculturelle. « Où iras-tu Sam Lee Wong ? » de Gabrielle Roy, nouvelle parue à l’époque où, au Canada, on assiste à l’évolution graduelle vers l’acceptation de la diversité ethnoculturelle comme aspect légitime et indissociable de la société 37, a pour protagoniste éponyme la figure la plus solitaire. Représentant l’émigrant chinois dont la condition sociale et psychologique est dictée par les conséquences de la Loi de l’exclusion et de la taxe d’entrée, Sam Lee Wong a le plaisir quelque peu mitigé de fréquenter un Français qui, lui aussi, vit dans la marge de la petite communauté saskatchewanaise d’Horizon. Grâce à son don pour la pensée translocalisante, le Chinois supporte sa situation et au final, il est « libre » de recommencer sa vie dans une autre petite communauté. Le Français, en revanche, disparaît du texte. Obnubilé par l’alcool consommé lors de la fête d’adieu, il abandonne Sam Lee Wong et finira ses jours plus seul que jamais.

54 « Une veille de Noël » de Marguerite-A. Primeau met en scène une Vietnamienne du troisième âge qui est résidente du même foyer vancouverois que la narratrice d’origine franco-albertaine. La petite Asiatique est francophone et c’est dans la langue minoritaire qu’elle prend la parole pour raconter l’histoire atroce de la perte de sa fille aux mains de pirates, lors de leur fuite du Vietnam. Puisque c’est la narratrice qui prend en charge le récit toutefois, l’agentivité de la figure asiatique est minimisée, mais le fait de partager sa tragédie crée un lien d’amitié avec la Franco-Albertaine. En recevant et en articulant le récit, celle-ci, quant à elle, sort de son univers exigu fait d’apitoiement sur soi pour jouer un rôle maternel. La nouvelle communauté limitée qu’elles forment à deux au dénouement, fondée sur l’écoute, l’empathie et le partage, laisse entrevoir une francophonie qui, bien que limitée dans ses possibilités, n’est plus moribonde, mais revitalisée grâce à une nouvelle solidarité à la base de laquelle se crée une rencontre interculturelle. 55 Le soleil du lac qui se couche de J.R. Léveillé ensuite, attribue un rôle psychosocial on ne peut plus important à un Néo-Canadien d’origine japonaise. Professeur de littérature anglaise, poète et artiste visuel, le personnage asiatique est un sage et un tendre amoureux sous l’aile de qui la jeune narratrice franco-métisse manitobaine apprend à reconnaître et à s’ouvrir à son côté autochtone, ce qui l’amène à assumer et à apprécier son héritage métis. L’élargissement de ses horizons culturels lui permet certes de réaliser son potentiel — le seul fait de narrer sa propre histoire fait ressortir son agentivité —, mais, en outre, elle en vient à jouer un rôle significatif vis-à-vis de la francophonie manitobaine. Vraisemblablement, elle communique avec son ami poète en anglais, mais, en acceptant de traduire en français ses poèmes, elle considère la possibilité de les traduire en français mitchif, dialecte longtemps dévalorisé par les francophones non-autochtones. Grâce à l’Autre asiatique, elle ouvre la francophonie manitobaine à une diversification ethnoculturelle infiniment riche qui lui permet de renouer avec ses propres différences. 56 Quelque chose comme une odeur de printemps finalement, présente deux figures asiatiques ayant un rôle on ne peut plus important pour la narratrice outaouaise. L’une est une jeune fille d’origine chinoise adoptée au Québec et que les parents adoptifs ont gardée dans l’ignorance de sa culture d’origine. Les problèmes d’identité et d’ajustement qui

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en découlent s’avèreront toutefois de riches sources d’inspiration artistique pour cette dernière. L’autre, d’origine vietnamienne, est le propriétaire d’un dépanneur. Sa bienveillance, sa gentillesse et sa loyauté en amitié contribuent à la fois au maintien et au renouveau de la petite communauté franco-outaouaise. 57 Enfin, les Asiatiques imaginaires chez Gabrielle Roy, Marguerite-A. Primeau, J. R. Léveillé et Annie-Claude Thériault révèlent des francophonies engagées et, bien qu’à un degré moindre dans la nouvelle de Gabrielle Roy, un rapport interculturel porteur de solidarité. Dès lors, au chapitre de ces nouvelles solidarités, leur présence dans le paysage littéraire indique une ouverture de plus en plus inclusive de la part des francophones canadiens et québécois.

NOTES

1. Voir Chedly Belkhodja (dir.), Canadian Issues/Thèmes canadiens [En ligne], Spring 2008 (Immigration and Diversity in Francophone Minority Communities), consulté le 13 septembre 2018, URL : http://canada.metropolis.net/publications/CITC_spring2008_franco_e.pdf. 2. Voir Gérard Bouchard, L’interculturalisme, un point de vue québécois, Montréal, Boréal, 2012, p. 176. 3. À l’œuvre de ces écrivains s’ajoutent, par exemple, L’enfant chinois (1998) de Guy Parent ; HKPQ (2009), la trilogie Dragonville (2011, 2012, 2013) et Étincelle (2016) de Michèle Plomer ; ainsi que la traduction française de romans signés par des Canadiens chinois, dont Wayson Choy, auteur de La pivoine de jade ([1 995 pour la version originale] 2007) et de La montagne d’or ([2005 pour la version originale] 2010), et Madeleine Thien, auteure de Certitudes ([2006 pour la version originale] 2008). La traduction française de Do Not Say We Have Nothing, roman pour lequel Thien a obtenu plusieurs prix littéraires, dont le Scotiabank Giller et celui du Gouverneur général, paraîtra en 2018. 4. Voir Michael Peter Smith, « Power in Place/Places of Power : Contextualizing Transnational Research », City & Society, vol. 17, n o 1, 2005, p. 5-34 ; et Michael Peter Smith, « Transnational Urbanism Revisited », Journal of Ethnic and Migration Studies, no 31, 2005, p. 235-244. 5. Je traduis l’expression de la géographe Doreen B. Massey pour qui les gens locaux viennent originellement d’ailleurs. À ce propos, elle précise : « [T]he identity of a place is formed out of social interrelations, and a proportion of those interrelations — larger or smaller, depending on the time and on the space — will stretch beyond that “place” itself. » « L’identité d’un lieu est formée d’interrelations sociales et une proportion de ces interrelations — qui augmente et qui diminue selon le temps et l’espace — va s’étendre au-delà de ce lieu. » (Doreen B. Massay, « Double Articulation. A Place in the World », dans Angelika Bammer [dir.], Displacements. Cultural Identities in Question, Bloomington et Indianapolis, Indiana University Press, coll. « Theories of Contemporary Culture », 1994, p. 115) 6. Gabrielle Roy, « Peuples du Canada : Ukraine », Le Bulletin des Agriculteurs, avril 1943, p. 44. 7. Gabrielle Roy, « Où iras-tu Sam Lee Wong ? », dans Un jardin au bout du monde [1975], Montréal, Stanké, coll. « Québec 10/10 », 1987, p. 59-130. Désormais, les références à cette nouvelle seront indiquées par le sigle SLW, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. 8. Gabrielle Roy, Un jardin au bout du monde, ouvr. cité, p. [8]. Selon François Ricard, Roy a achevé cette nouvelle en mai 1974 (Gabrielle Roy. Une vie. Biographie, Montréal, Boréal, 1996, p. 479).

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9. Il en va de même pour tous les personnages du recueil, à savoir un vagabond, des Doukhobors et un couple originaire de l’Europe de l’est, d’humbles fermiers. Chez Roy, l’intérêt pour ces groupes sociaux marginaux a une motivation morale et s’ancre dans la réalité plus qu’il n’exprime le désir utopique d’inclure la totalité des laissés-pour-compte. Les romans de facture carnavalesque d’Antonine Maillet en témoignent. Rappelons, par exemple, trois groupes nommés dans Les Cordes-de-Bois : les résidents de la petite butte — « [l]es jureux, les buveux, les traîneux, les coureux de chemins et de galipote […], les voleurs de planches et de billots et les filles de mauvaise vie —, ceux qu’ils adoptent — « [d]es pauvres, des infirmes, des restants de buttes et de terres d’en haut » — et ceux dont s’occupent les bonnes familles de la paroisse — « les pauvres, les orphelins, les vieillards, les paralytiques, les nécessiteux, les sans-logis » (Antonine Maillet, Les Cordes-de-Bois, Montréal, Leméac, 1977, p. 167, 308 et 313). 10. Ce lieu liminaire conserve son importance pour la figure transformée en personnage fictif : « Cent fois par jour il venait sur son seuil guetter une éclaircie dans le ciel couleur de terre. » (SLW, p. 98) 11. Tel que l’a souligné la critique, bien que le récit soit écrit à la troisième personne, nombreux traits d’écriture — dont notamment le jeu des focalisations et l’usage du pronom « on » —, du discours indirect libre et des modalisateurs — dont, en particulier, « peut-être » — contribuent à inscrire dans le texte de l’incertitude ou de l’équivoque. En diminuant l’autorité de la voix auctoriale, tous ces traits contribuent à conférer au protagoniste une rare liberté. À cet égard, voir Estelle Dansereau, « Formations discursives pour l’hétérogène dans La rivière sans repos et Un jardin au bout du monde », dans Claude Romney et Estelle Dansereau (dir.), Portes de communications. Études discursives et stylistiques de l’œuvre de Gabrielle Roy, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 1995, p. 119-136 ; et Isabelle Daunais, « Éthique et littérature. À la recherche d’un monde protégé », Études françaises, vol. 46, no 1, 2010, p. 63-75. 12. C’est ce qu’indique le passage suivant : « Quelquefois, en retrouvant le vague souvenir du manteau de coton piqué et du bol de riz, il croyait aussi entrevoir un aimant visage de femme. Sa mère ? Une sœur aînée ? Une tante ? Il ne savait pas. » (SLW, p. 87) 13. Edward W. Saïd a écrit que l’exil est un phénomène qui est « strangely compelling to think about but terrible to experience. It is the unhealable rift forced between a human being and a native place, between the self and its true home: its essential sadness can never be surmounted » − « étrangement fascinant du point de vue conceptuel mais épouvantable dans la perspective de l’expérience. C’est le clivage irréparable qui s’insère violemment entre un être humain et un lieu d’origine, entre le soi et le chez-soi : on ne peut jamais surmonter sa tristesse essentielle. » (Reflections on Exile and Other Essays, Cambridge, Harvard University Press, coll. « Convergences », 2000, p. 173 ; je traduis.) 14. Adoptée en 1923, la loi ne fut abrogée qu’en 1947. 15. Pendant les années 1920 et 1930, le Canada comptait entre 12 et 15 fois plus d’hommes chinois que de femmes chinoises (Peter S. Li, The Chinese in Canada [1988], Toronto, Oxford University Press, 1998, p. 65). 16. Il en découle le besoin impérieux de gagner assez d’argent pour assurer le futur envoi de son cercueil en Chine. 17. C’est ce qu’indique le passage suivant : « Parfois alors renaissait dans le souvenir de Sam Lee Wong le profil des collines d’avant celles d’Horizon. Un visage de femme perçait la brume des années. Il ressentait presque une sorte de continuité avec de confuses choses perdues. » (SLW, p. 94) 18. Ce nom qu’on employait pour se référer de façon stéréotypée aux Chinois s’explique peut- être par la publication dans des journaux américains et canadiens, entre le 30 octobre 1938 et le 31 mai 1942, de la bande dessinée Charlie Chan créée par Alfred Andriola à partir du personnage de la série de romans écrits par l’écrivain américain Earl Derr Biggers. Sam Lee Wong ignore cela,

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toutefois, et lorsqu’on l’appelle Charlie au restaurant, sa perplexité sert à la fois à l’aliéner et à le protéger d’un stéréotype blessant. 19. Marguerite-A. Primeau, « Une veille de Noël », dans Ol’ Man, Ol’ Dog et l’enfant et autres nouvelles, Saint-Boniface, Éditions du Blé, 1996, p. 61-71. Désormais, les références à cette nouvelle seront indiquées par le sigle VN, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. 20. Selon l’Encyclopédie canadienne, « [e]n juillet 1979, le gouvernement du Canada s’engage à accueillir 50 000 réfugiés indochinois (Viêt Nam, Cambodge et Laos) avant la fin de l’année 1979. En avril 1980, le pays revoit sa cible d’accueil et annonce qu’il acceptera 10 000 réfugiés supplémentaires, portant le nombre de réfugiés indochinois à 60 000 pour l’année 1979-1980. » (S. a., « Canadiens vietnamiens [Vietnamo-Canadiens] », Encyclopédie canadienne, s. d., consulté le 2 octobre 2017, URL : [http://www.encyclopediecanadienne.ca/fr/article/vietnamiens/]. Grâce à la volonté des Canadiens prêts à parrainer leur voyage jusqu’au Canada, l’accueil des boat people ou réfugiés de la mer a été nettement différent de celui des Chinois de la génération représentée par Sam Lee Wong. 21. Le personnage ne reconnaît pas sa fille, sa « belle Charlotte » aux cheveux blonds, en la dame aux « cheveux tout gris » qui lui a rendu visite plus tôt dans la même journée (VN, p. 61). 22. La narratrice se souvient : « Il y a trop de monde […]. Et pas assez de riz pour nourrir tout ce monde. Et il n’y a plus d’eau. Ma petite Vietnamienne n’a pas bu depuis trois jours. Elle donne sa ration à Charlotte. » (VN, p. 70) 23. J. R. Léveillé, Le soleil du lac qui se couche, agrémenté de six tableaux de Lorraine Pritchard, Saint-Boniface, Éditions du Blé, 2001. Les pages ne sont pas numérotées, mais chacun des 164 fragments l’est. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle SL, suivi du numéro du fragment, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. 24. Voir Robert Chartrand, « La beauté est métisse », Le Devoir, 16 juin 2001, p. D3. 25. Voir Olive Patricia Dickason, « From “One Nation” in the Northeast to “New Nation” in the Northwest. A look at the emergence of the métis », dans Jacqueline Peterson et Jennifer S.H. Brown (dir.), The New Peoples. Being and Becoming Métis in North America, Winnipeg, University of Manitoba Press, coll. « Manitoba Studies in Native History », 1985, p. 19-36. 26. J’emprunte cette expression à D. Bruce Sealey et Antoine S. Lussier Sealey, The Métis. Canada’s Forgotten People, illustrations par Rhéal Bérard, Winnipeg, Manitoba Métis Federation Press, 1975. 27. Dans le fragment où Angèle évoque la fois où, en rencontrant Ueno dans la rue, elle l’entend déclarer à son égard : « Tu as un bon bassin, toi. […] Ça se voit à ta démarche. Ton côté indien. » (SL, f. 53), elle révèle à nouveau que pour elle, ce vêtement est « typiquement japonais » : « Ce jour-là, c’est moi qui devais faire plus “japonais” que lui. Je portais des collants noirs, un tricot noir à col roulé et des espadrilles couleur moutarde. Avec mes cheveux noirs, droits, j’aurais pu, de loin, paraître nipponne, à la moderne évidemment. » (SL, f. 54) 28. Du reste, Angèle n’hésite pas à affirmer son contentement lorsque, habillée d’une façon peu chic et accompagnée d’Ueno, elle se sent comme une petite fille (SL, f. 99). Elle a certes été élevée dans la croyance qu’il faut toujours se comporter d’une façon déférente auprès des aînés — tout le long de leur fréquentation, elle n’a pu tutoyer Ueno —, mais Léveillé complexifie sa relation avec le poète japonais en soulignant qu’aux yeux de la Métisse, le sage est on ne peut plus sexuellement attirant. Tandis qu’une autre le trouve « charmant », Angèle le trouve « [e]nvoûtant » (SL, f. 45) et en peu de temps, il occupe l’esprit de la jeune femme. 29. Dans un entretien qu’il a accordé à la revue littéraire Prairie Books Now, J. R. Léveillé a soutenu que s’il n’a jamais voyagé au Japon, il a fait plusieurs lectures au sujet de l’art et de l’architecture japonais (Robyn Maharaj, « Out in the Soleil », Prairie Books Now, printemps 2001, p. 8). Ce qui est intéressant réside certes dans la façon littéraire dont il a traduit des connaissances livresques. En témoigne le fragment 98 qui fait référence à la place du kitsch dans la culture japonaise. Voir à cet égard Thorsten Botz-Bornstein, « Wabi and Kitsch. Two Japanese Paradigms », Canadian

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Aesthetics Journal/Revue canadienne d’esthétique, vol. 15 (William Morris), 2008, consulté le 2 octobre 2018, URL : http:// www.uqtr.uquebec.ca/AE/Vol_15/Authenticity/Authenticity_Bornstein.htm. Même en ignorant qu’un lien existe entre la pensée Wabi et le kitsch, le fragment a pour effet de complexifier et d’humaniser le personnage. 30. La pauvreté est à comprendre au sens non pas de l’absence de possessions matérielles, mais de la non-dépendance à leur égard. 31. La cabane de l’artiste japonais rappelle l’appentis de Miranda, la Métisse peintre dans Cantique des plaines de Nancy Huston : « L’endroit est rempli de chats et de plantes, de tendres torsions de vrilles et de queues, de boîtes de peinture et de tasses de thé sales, de vieux vêtements et de manuels scolaires et, même si la température à l’intérieur connote la pauvreté aussi impérieusement que le quartier alentour, tu trouves cette pagaille enivrante par contraste avec l’impeccable ordre scandinave de ta propre maison. » (Cantique des plaines, Arles/ Montréal, Actes Sud/Leméac, 1993, p. 58.) Du reste, à propos de sa cabane qu’il a construite « avec l’aide d’Indiens de la réserve de Cross Lake », Ueno dit être « convaincu qu’en participant à [s]on projet, aussi hybride fût-il, ils ont retrouvé l’esthétique naturelle de leurs ancêtres ; et [lui] [il a] été privilégié, par eux, de sentir le souffle de leur esprit soutenir et alléger à la fois [s]on petit édifice » (SL, f. 104). 32. Annie-Claude Thériault, Quelque chose comme une odeur de printemps, Ottawa, Éditions David, coll. « Voix narrative », 2012. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle QC, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. 33. Dans le prologue, intitulé « Hiver », Béate décrit à l’imparfait le contexte hivernal du 20 février 1996, le jour de la mort de son grand frère et, aussi, de la sienne. Une version quasiment identique du récit, mais racontée au présent, compose le vingt-sixième chapitre, « L’hiver, encore », le dernier de la première partie intitulée « Âcre ». La deuxième partie, « Aigre-doux », prend fin en 2000, lorsque la frénésie causée par les craintes concernant le « bogue » de l’an 2000 ou Y2K et l’anéantissement des réseaux informatiques dans le monde entier s’avère sans fond. La troisième partie, « Frais » se déroule lorsque Béate a vingt-quatre ans. 34. De nombreuses recherches scientifiques confirment que le fait de reconnaître les différences culturelles tout en mettant l’accent sur les similarités qui lient les parents adoptifs à leur enfant favorisent l’ajustement psychologique de ce dernier. Par ailleurs, si la majorité des adoptés interraciaux essaient d’intégrer de façon harmonieuse leurs deux « appartenances » culturelles en choisissant l’assimilation à la culture majoritaire de la communauté d’accueil, pour des gens comme Wu, l’ignorance de la culture originaire fait qu’il est impossible de la « rejeter » en faveur de la culture d’accueil. Voir, entre autres, Richard. M. Lee et coll., « Cultural Socialization in Families With Internationally Adopted Children », Journal of Family Psychology, vol. 20, no 4, 2006, p. 571-580 ; Myrna L. Friedlander et coll., « Bicultural Identification. Experiences of Internationally Adopted Children and Their Parents », Journal of Counseling Psychology, vol. 47, n o 2, 2000, p. 187-198 ; et Wanda Grosso et Gianni Nagliero, « Adoption, fostering and identity », Journal of Child & Adolescent Mental Health, vol. 16, no 1, 2004, p. 45-48. 35. Tout comme le « patron chinois » du livreur de mets chinois (QC, p. 86), soit dit en passant. 36. Dans Le ciel de Québec, le personnage Frank-Anacharcis Scot, ayant traversé une série d’événements qui le transforment en François Anacharcis Scot, déclare : « Ainsi donc, […] me voilà drôlement enquébécquoisé. » (Jacques Ferron, Le ciel de Québec, Montréal, Éditions du Jour, 1969, p. 373.) 37. Voir Laurence Brosseau et Michael Dewing, Le multiculturalisme canadien, Ottawa, Bibliothèque du Parlement, 2018.

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RÉSUMÉS

Les communautés franco-canadiennes reconnaissent, du moins sur le plan discursif, le besoin de former de nouvelles solidarités interculturelles et d’intégrer de nouveaux savoirs, de nouvelles perspectives et attitudes et de nouveaux goûts, mais on pourrait bien se poser la question de savoir quels Autres peuplent l’imaginaire de leurs artistes littéraires. Étant donné l’importance pour la littérature d’expression française au Canada de l’œuvre d’écrivains d’origine asiatique, dont, par exemple, Ying Chen, Kim Thúy, Ook Chung et Aki Shimazaki, cet article s’intéresse à l’Asiatique imaginaire chez des auteurs issus des francophonies à l’ouest du Québec. Dans le but de déterminer dans quelle mesure il serait possible d’inclure l’immigrant ou l’émigrant asiatique au chapitre des nouvelles solidarités imaginées au sein du Canada francophone, cet article interrogera quatre textes : « Où iras-tu Sam Lee Wong ? » de Gabrielle Roy, « Une veille de Noël » de Marguerite-A. Primeau, Le soleil du lac qui se couche de J.R. Léveillé et Quelque chose comme une odeur de printemps d’Annie-Claude Thériault.

French-Canadian communities acknowledge, at least in discussion, the need to form new intercultural solidarities and integrate new knowledge, new perspectives and attitudes and new tastes; we may well wonder, however, what “Others” populate the imagination of their literary artists. Given the importance, for French-language literature in Canada, of the work of Asian- born writers including, for example, Ying Chen, Kim Thúy, Ook Chung and Aki Shimazaki, this article examines perceptions of the Asian in authors from Frenchspeaking communities west of Quebec. To determine to what extent the Asian immigrant or emigrant can be included within the chapter of the new solidarities imagined within French-speaking Canada, this article focuses on four texts: Où iras-tu Sam Lee Wong? by Gabrielle Roy, Une veille de Noël by Marguerite-A. Primeau, Le soleil du lac qui se couche by J.R. Léveillé and Quelque chose comme une odeur de printemps by Annie-Claude Thériault.

AUTEUR

PAMELA V. SING

Faculté Saint-Jean, Université de l’Alberta Pamela V. Sing est professeure titulaire à la Faculté Saint-Jean, le campus francophone de l’Université de l’Alberta, où elle enseigne les littératures franco-canadiennes, québécoise et française et occupe le poste de directrice de l’Institut d’études canadiennes. Ses publications récentes ou à paraître incluent : « “À l’ouest de l’Ouest” : extrême minorisation et stratégies scripturaires », 2016 ; « Une “autotraduction” sauvage : Le Canada français dans “Le loup-garou” et “The Werwolves” d’Honoré Beaugrand », 2017 ; « Écrire un passé “altéritaire” : éléments du discours alimentaire dans Le pavillon des miroirs de Sergio Kokis », 2017.

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