Sophie de Condorcet

Thierry Boissel

Sophie de Condorcet Femme des Lumières (1764-1822)

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Illustration de la couverture : Autoportrait de Sophie de Grouchy (collection particulière)

© Presses de la Renaissance, 1988. ISBN 2-85616-473-0 H 60-3518-2

Il n'y a qu'une seule vertu, la justice ; un seul devoir, de se rendre heureux. DIDEROT. REMERCIEMENTS Je tiens à exprimer particulièrement ma grati- tude à Jean Aurenche, Jean-Pierre Buffard, Eli- sabeth Carpentier, Jean-Paul Clébert, Maurice Lever, Jean-Pierre Michel, Véronique Oudin, Robert Gérard, Claude Manceron, Mme Patrice de La Tour du Pin. I Grouchette la bien-née (1764-1784)

Jeudi 1 décembre 1763. Mme la marquise de Grouchy est enceinte depuis cinq mois environ. Il n'y a plus de feuilles sur les tilleuls de la grande allée menant à la cour pavée du château. Le parc, silencieux et glacé comme la mort, est noyé dans un épais brouillard. Les Grouchy s'apprêtent à quitter leur domaine de Villette qui surplombe, à deux lieues de Meulan, un méandre de l'Aubette, petit affluent de la Seine. Ils vont hiverner à Paris, en leur modeste hôtel de la rue Royale, et passeront certainement la plupart de leurs soirées dans la famille de la marquise, 15, rue Gaillon : les Fréteau y disposent en effet d'un logement plus spacieux que le leur. Là, ils pourront, comme l'an passé, recevoir qui bon leur semble. Le marquis François-Jacques de Grouchy a près de cinquante ans mais il paraît nettement plus jeune. Il est le fils de Nicolas-Pierre, capitaine des vaisseaux du roi, et d'Élisabeth-Ursule Cousin, fille d'un receveur des finances. Véritable noblesse d'épée d'origine normande que ces Grouchy, depuis Saint Louis. Cependant, on se flatte de génération en génération de compter parmi les aïeux, aux côtés des militaires, bon nombre d'hommes de lettres. Le sabre et la plume, une tradition familiale ! En plein XVI siècle, l'humaniste Nicolas de Grouchy avait été le précepteur de Montaigne. Le marquis ne manque pas de rappeler que si le petit Michel Eyquem parlait couramment le latin à six ans, c'était à son ancêtre qu'il le devait. Le seigneur de « Villette, Condécourt, Tessan- court et autres lieux », bientôt père pour la première fois de sa vie, est un ancien page de Louis XV, aujourd'hui officier de cavalerie. Il a passé presque toute son existence sur ses terres de Villette, posses- sion de la famille depuis la mort du roi Soleil. C'est à quarante-six ans qu'il a épousé en secondes noces Henriette Fréteau, de vingt ans sa cadette. Il n'est pas seulement grand mais robuste, et à un âge où l'on est d'ordinaire voûté, il se tient droit comme un hêtre. Il a de la prestance, le marquis, avec ses cheveux gris-argent fournis, son visage buriné, creusé, ridé, à l'exception du front, lisse et altier ; son nez long et fort domine une bouche au dessin délicat. Ses yeux bleu pâle lui donnent un regard fixe. Étrange sans pour autant être inquiétant. Son apparence est celle d'un gentilhomme provin- cial, d'un hobereau à la fois aisé et lettré. Il porte rarement la perruque et le jabot de dentelle. Il n'a vraiment rien du courtisan dissolu. On le dit farou- che, voire misanthrope. Homme froid et renfermé, il a, c'est vrai, mauvais caractère. Il est peu loquace et ne brille guère dans le monde. Il délaisse les mon- danités ou s'y résout avec peine, dédaigne le faste et l'apparat. En revanche, il lit beaucoup, entre chasses et promenades à pied, à cheval ou en bateau. Il s'ennuie ferme, aussi. Distant, il paraît n'aimer que la solitude. Susceptible, il se met en colère quand on s'y attend le moins. En réalité, c'est un homme capable de générosité. « Le marquis me rappelle assez le philosophe marié qui n'ose avouer son amour et que ce même amour trahit sans cesse, écrit à la mère de l'épouse une parente bienveillante, plus on est recueilli, plus on a de ferveur. Le feu concentré n'en est que plus ardent. » La marquise, elle, confie à l'une de ses soeurs : « Il gèle sur l'écorce... François-Jacques change sou- vent la rosée en brouillard. Qu'importe, je prends sa vie en masse et je vois que, plus que d'autres, il l'a passée à labourer. » Enceinte, elle commence peut-être à aimer ce mari difficile qui est si prévenant et parfois si ten- dre avec elle. Henriette de Grouchy est une belle brune aux cheveux bouclés, aux traits fins, à la peau nacrée. Ses yeux noirs, profonds, lui donnent un air mélancolique, ce qui ne l'empêche pas d'être gaie et d'éclater de rire aux bons mots. Svelte, d'une santé délicate, elle offre à ceux qui l'approchent une impression de douceur, de fragilité. Mais derrière la porcelaine se cachent une grande force spirituelle et une ténacité à toute épreuve. Son père, le con- seiller maître des comptes Fréteau de Saint-Just, l'appelle « la sublime ». Son jeune frère, Emmanuel, est en adoration devant elle. Il n'a pas encore vingt ans lorsqu'il écrit : « Ma sœur... une femme incom- parable avec l'âme de laquelle je changerais la mienne s'il était en mon pouvoir... » La famille Fréteau, composée de magistrats et de parlementaires, est moins noble mais plus riche. Le marquis savoure l'alliance. Et puis, sous des dehors austères, au-delà de sa rigidité, il est plutôt, comme eux, ouvert aux idées nouvelles. Il apprécie leur compagnie depuis trois ans, portant une haute estime au frère et aux deux sœurs de sa femme. Avec eux et une partie notable de l'élite, il s'est détaché de Louis XV. Il n'aime point ce roi insou- ciant, égoïste, corrompu, gouverné par des favori- tes détestables. En outre, l'année qui s'achève voit les armées royales vaincues sur mer et sur terre. La guerre de Sept Ans est perdue. Le traité de Paris entérine l'abandon de la Louisiane et du Canada, la ruine de nos colonies. En bon militaire, Grouchy en est affligé. Il déplore tout haut la situation et peste contre le monarque qu'il a naguère servi de si près, contre ce despote aigri qui s'isole un peu plus chaque jour. Pour l'heure, elle se moque de tout cela, la « sublime et incomparable » Henriette. Lisant énor- mément, elle n'a pas de mal à faire sienne cette opi- nion récemment émise par Rousseau, « la seule société naturelle est la famille » : elle a été heureuse dans sa propre famille, unie. Elle se réjouit donc de retrouver la chaleur des siens qui sauront lui faire oublier la lassitude qu'elle éprouve le soir, à cause de sa grossesse. Que le marquis l'accompagne ou non, elle ren- contrera chez son frère, hôte aussi brillant que char- mant, des gens d'esprit, de jeunes philosophes, des savants en herbe. De ce frère, elle n'est pas peu fière. Il est sur le point d'être nommé conseiller au Parlement, à vingt et un ans. En attendant, elle est plus résolue que jamais à s'occuper personnellement de l'éducation de l'enfant qui va naître. Elle y pense chaque jour, c'est son obsession. Elle ne fera pas partie de ces mères indifférentes ou absentes, encore si nombreuses dans l'aristocratie après 1750. Cer- tes, le bébé aura une gouvernante et plus tard un précepteur, mais le désir qu'elle a de s'investir tota- lement, d'être présente à tous les instants, est sans faille. Mme de Grouchy, si elle le peut, allaitera. Elle se passera de nourrice. Son instinct ne fait que rejoindre ses lectures... Dans de nombreuses bro- chures écrites depuis quelques années par des méde- cins, des moralistes, des administrateurs, l'amour maternel est exalté. Cette valeur naturelle et sociale irremplaçable, on l'avait simplement oubliée ! Le bonheur de l'enfant à venir est la seule chose qui compte. Croyante, mais également un peu voltairienne sans le savoir, elle est séduite par l'idée selon laquelle la philosophie doit nous préparer moins à mourir qu'à vivre doucement... A Villette, on est abonné à l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert. La marquise a en mémoire les articles consacrés à l'amour et à la puissance paternelle. Ce dernier explique que la nature même des enfants appelle la puissance des deux parents, que le père et la mère ont des droits identiques sur leurs enfants. Elle a lu les lettres de Mme d'Épinay à son fils. Le baron Grimm — amant de la dame — en par- lait dans un numéro du Mercure de (les Grouchy y sont aussi abonnés), et concluait : « Rien n'est si rare qu'une mère tendre et éclairée. » Elle a découpé cette phrase et l'a conservée comme une relique ! Au début du mois d'avril 1764, les Grouchy reviennent en hâte à Villette. Le dimanche 8, vers neuf heures du matin, naît une fille. L'accouche- ment a été douloureux. Sophie-Marie-Louise voit le jour au premier étage du château, dans l'appartement de la marquise situé au levant. On a ouvert les rideaux de la grande fenêtre afin que les premiers rayons de soleil inon- dent la pièce, ornée de glaces de Venise. Le bébé est blotti dans le sein de sa mère à demi incons- ciente, sous le regard bouleversé du marquis. Le voilà père, enfin. C'est le premier événement con- sidérable de sa vie. Une renaissance pour lui, en quelque sorte. Mais qu'elle a mis du temps à venir ! L'ennui, qui l'a si souvent accablé ces dernières années, s'évanouit comme par enchantement. La « mère éclairée », elle, est muette de bonheur. Le surlendemain, Sophie est baptisée dans la cha- pelle du château par le curé de Condécourt. Il pleut à verse, la petite pleure, tout le monde est aux anges. « J'élèverai ma fille, se dit Henriette, de telle sorte que, plus tard, elle n'ait aucune envie de fuir et qu'elle puisse alors penser d'elle-même, choisir d'elle-même. » Le cadre de Villette y contribuera. « Ses proprié- taires sont parvenus à en faire un petit paradis ter- restre », écrit la belle-sœur de Grouchy. Au cours des deux premières années, la mère passe effective- ment plus de temps avec sa fille que sa propre mère ne l'avait fait avec elle et ses sœurs Adélaïde et Féli- cité. Et la vie s'écoule comme elle l'espérait, tran- quille, régulière, à peine troublée par les séjours que font à la belle saison les parents et les amis intimes, parmi lesquels figure le poète Roucher. A vrai dire, le marquis modifie peu ses habitudes. Il est moins renfrogné, c'est tout. Il se lève à cinq heures du matin, hiver comme été. Il quitte sa chambre à coucher, placée à l'est, et rejoint soit la bibliothèque, située à l'étage supérieur, soit son cabinet de travail, placé à l'ouest, dont la table est en permanence recouverte de journaux et de manuscrits. On sonne le dîner à midi qu'on sert aussitôt dans la grande salle, à la fois salle à man- ger et . La plus belle pièce du château, haute de plafond, donne sur le monumental escalier en fer à cheval. L'arbre généalogique des Grouchy tapisse le dessus de la cheminée de porphyre, et sur l'un des murs, entre des panneaux peints en camaïeu bleu, sont accrochés des pistolets et espingoles. Les deux énormes lustres, le soir, se reflètent à l'infini dans les miroirs et fenêtres. La marquise joue souvent du clavecin, après le souper, dans le salon octogonal en lambris blanc et or qui jouxte la grande salle. La gouvernante, Mme Beauvais, loge au second étage tandis que les trois domestiques, le couple de jardiniers et le palefrenier habitent les communs. Plus loin, les écuries, la grange, le poulailler et un colombier, gros et rond comme une tour fortifiée. Au-delà du bassin alimenté en eau courante, où la nuit coassent les grenouilles, c'est le domaine des ormes, des épicéas, des sycomores majestueux. En octobre 1766 naît un second enfant. Un gar- çon. Emmanuel, promis naturellement à la carrière militaire, sera l'héritier. A quatre ans, la jolie « Grouchette » — ainsi l'appelle son entourage — est une enfant très éveillée, précoce, curieuse, vive. Mais son teint pâle, sa silhouette trop frêle préoc- cupent sa mère au plus haut point. Sophie Grou- chette, que chacun s'accorde à trouver étonnam- ment ressemblante à Henriette, a la joie de voir sur- gir, en mars 1768, une petite sœur. La voilà à pré- sent, et pour la vie, avec deux compagnons de jeu. Elle les entraînera autour du colombier, du grand bassin, dans la futaie ou les massifs de fleurs, où ils feront d'incessantes rondes, des parties de colin- maillard et de cache-cache sans fin ! La nouvelle venue, Charlotte, est portée sur les fonts baptismaux par le parrain, Charles Dupaty, nouvel époux de sa tante Adélaïde Encore un magistrat passionné de littérature et de philosophie ! Nommé il y a tout juste un mois avocat général au Parlement de Bordeaux, Dupaty est un jeune Cha- rentais sec et noueux comme un olivier. Ambitieux mais généreux, il est doué d'une imagination débor- dante et d'une énergie peu commune. Son caractère impétueux et des initiatives jugées excentriques lui ont causé bien des déboires. Bizarrement pour un avocat général, il est impressionnable ! Un Discours sur l'utilité des lettres et un Éloge du chancelier de L'Hôpi- tal lui ont valu d'être élu à vingt et un ans directeur de l'Académie de La Rochelle. A présent, membre de celle de Bordeaux, il vient de créer deux prix à décerner aux auteurs des meilleurs éloges de Henri IV et de Montaigne. Sous le règne déclinant du Bien-Aimé2, « le mal nommé » comme se plaît à l'appeler le bouillant oncle, cela sent presque le soufre. Personnalité attachante, Charles Dupaty, qui n'a hérité de son père, trésorier de la Marine, que le scepticisme, est très entouré. Il n'a pas fini de faire parler de lui... Comme il est appelé à effectuer de fréquents déplacements, sa femme lui écrit, de Paris ou de Villette, ses impressions ; et lui, de Bordeaux ou d'ailleurs, les siennes. Le 25 mai 1769, Mme Dupaty : « Votre filleule Charlotte court toute seule. Il ne lui manque que la parole. Son esprit voudrait se manifester et trouver

1. L'autre tante, Félicité, mariée depuis 1765 au marquis d'Arbou- ville, réside à Versailles. 2. Surnom de Louis XV depuis sa jeunesse. une porte de sortie. Il étincelle dans ses grands yeux, dans ses petits mouvements. Mais il faut attendre la nature... Son frère est beau comme un ange. C'est un amour aux yeux bleus. Pour votre petite Grou- chette, elle est toute prête à monter en graine. » A l'automne suivant, Sophie apprend les notes, commence à tapoter sur le clavecin, colorie ses pou- pées de verre, récite sagement ses leçons de latin, prend son premier cours de danse. Sa mère et le nouveau précepteur, M. de Puisé, se relaient pour lui donner des rudiments d'anglais. « Il entre de l'esprit et du sentiment dans l'âme de ma fille aînée dont les dispositions sont heureuses », dit la mar- quise qui veut à tout prix que Grouchette sache lire et écrire à six ans. Après avoir passé plusieurs hivers consécutifs à Paris, les Grouchy restent au château cette année- là. Madame le regrette un peu. Ils ont fait la con- naissance l'an dernier, dans le salon Fréteau, de personnalités réformatrices d'une grande intelli- gence, au demeurant des personnes de cœur. Tel le sympathique Marmontel, la quarantaine, d'origine fort modeste, nouveau membre de l'Académie fran- çaise, auteur de plusieurs articles de l' Encyclopédie, et un temps embastillé pour des écrits satiriques... Ou Beccaria, juriste et économiste milanais dont le Traité des délits et des peines venait d'être traduit en français par l'abbé Morellet et salué par Voltaire comme un « vrai code de l'humanité » (l'Italien y prône la défense des opprimés, l'égalité des peines et la suppression de la torture). Ou encore Condor- cet, brillant mathématicien de vingt-cinq ans, reçu tout récemment à l'Académie des sciences après avoir publié en 1765 un remarquable Essai sur le cal- cul intégral et en 1767 un mémoire sur le Problème des trois corps : le jeune savant, activement soutenu par d'Alembert, s'intéresse maintenant à l'économie sociale et à la philosophie, lui aussi. A la fin du mois de février 1770, la marquise revoit par hasard chez les Dupaty, où elle effectue un bref séjour, ce grand garçon massif et gauche, au regard plein de bonté. Le 16, Rousseau a adressé à celui-ci, devenu l'ami de l'oncle Charles, une lettre qui se termine par ces mots : « Si j'avais à renaître, je tâcherais d'être votre disciple pour mériter un jour d'être votre émule et votre ami. » Fier comme Artaban, Dupaty relit la phrase à haute voix devant sa belle-sœur, tout impressionnée, et Condorcet, fort gêné.

1770. Les Grouchy, les Fréteau, les Dupaty et consorts appartiennent de plus en plus à cette société doucement anticonformiste où les notions de talent et de mérite remplacent celles de faste et de magni- ficence, où l'étude est encouragée et la frivolité méprisée ; à cette noblesse qui change, s'accommo- dant fort bien des Lumières. Encore un effort, et ils en viendront à remettre en cause certains de leurs privilèges ! 1770. Déjà une atmosphère de fin de règne. Il y a quelque chose de lourd, d'aigre et de nauséabond dans l'air. La Du Barry a succédé à la Pompadour en qualité de première favorite tandis que Louis XV, après avoir perdu son petit-fils le duc de Bourgogne, le dauphin, son beau-père, la dauphine puis la reine son épouse, s'apprête à célébrer en grande pompe à Notre-Dame le mariage du nou- veau dauphin avec une Autrichienne. Deux mon- des qui s'ignorent... Le 2 octobre de cette même année, la tante Dupaty écrit à Fréteau de Saint-Just, son père : « Ma sœur sublime est toujours aussi aimable et aimante. Son aînée se décore et emprunte chaque jour quelque trait de l'âme de sa mère. Elle n'acquiert que trop de ressemblance avec elle car sa santé est, à mon gré, en bien mauvais état. J'appré- hende pour elle une jaunisse. Les yeux battus, des lassitudes dans les jambes sembleraient l'annoncer. Elle mange fort peu... » La jaunisse ne vient pas, et l'appétit non plus, du reste. En revanche, la Grouchette écrit... « Je t'envoie deux petites lettres qu'elle a écrites d'elle-même à sa mère pendant sa dernière absence à Paris », annonce, la veille de Noël 1770, Mme Dupaty à son mari ; « il est aisé de deviner quel germe a donné naissance à un être aussi intéressant », et elle prend soin de souligner : « C'est un personnage. » L'oncle en est intimement persuadé. Lorsqu'il arrive à Villette, la préférée de son cœur, c'est déjà Sophie. C'est elle qu'il étreint avec le plus d'émo- tion. Sophie, petite fille ravissante avec ses boucles brunes retombant sur sa nuque et ses épaules d'une blancheur laiteuse, ses grands yeux vert jade, rieurs, pleins de malice. Sophie n'a pas sept ans... Sa Grouchette, sa femme, les siens, le bon Dupaty ne les reverra pas de toute l'année 1771. A force de défendre vigoureusement les prérogatives parlementaires contre la royauté, de dénoncer les abus et le despotisme à une heure où les esprits ne sont pas légion dans les cours et parlements, l'iné- vitable se produit : il est emprisonné au château de Pierre-Encise, près de Lyon, sur ordre du maréchal de Richelieu, intendant de Guyenne, aiguillonné par le chancelier Maupeou... Le prétexte de son internement ? Non content de s'élever contre les lettres de cachet, il a critiqué les lettres patentes par lesquelles venait d'être soustrait aux tribunaux ordi- naires un certain La Chalotais, procureur général à Rennes, auteur d'un Essai d'éducation nationale et ennemi juré des jésuites ! Douze semaines de cachot humide seront donc la récompense de Dupaty. Le Parlement de Bordeaux gronde. Les amis et la famille, Grouchy compris, se mobilisent. Ils crai- gnent qu'on ne lui réserve le même sort qu'à ce La Chalotais, vieillard de soixante-dix ans tenu au secret trois années au château du Taureau, dans la baie de Morlaix... Aussitôt libéré, le jeune magis- trat est consigné à Roanne qu'il n'aura pas l'auto- risation de quitter avant de longs mois. Peu importe, il met à profit son isolement pour traduire et commenter Beccaria. Le 29 novembre à Paris, Adélaïde Dupaty accouche d'un beau bébé mâle, prénommé Louis-Marie. Charles est désespéré de ne pouvoir assister à la naissance et au baptême de son fils. Presque au même moment, un courrier lui apporte une nouvelle qui le laisse prostré, abattu : son père spirituel, Claude-Adrien Helvétius, est mort subitement. Fermier général en rupture de ban devenu philosophe, Helvétius, auteur de De l'esprit, véritable traité de philosophie sensualiste et maté- rialiste, l'avait présenté, lui et son ami Condorcet, à Turgot il y a moins d'un an. Et dans l'hôtel de la rue Sainte-Anne, demeure des Helvétius où il était régulièrement reçu à dîner, on débattait, on s'entretenait de tout, on s'interrogeait sur le grand système de l'univers et sur le petit système qui a pour nom royaume de France. « Le malheur presque universel des hommes et des peuples dépend de l'imperfection de leurs lois et du partage trop inégal des richesses. » Un sage, Helvétius. L'élève n'oubliera pas de sitôt l'enseigne- ment du maître. Lorsqu'il revient à Villette au printemps suivant, l'oncle est fêté comme un héros rescapé d'une bataille effroyable. Il découvre une Grouchette plus séduisante que jamais. Chaque fois qu'elle aperçoit un parterre de roses, elle y enfouit son visage. Cela l'attendrit. Elle emprunte et feuillette les livres de la bibliothèque paternelle, à l'insu de tous. Cela l'amuse. Elle dit « sa peur de l'ombre » et de la nuit qui vient. Cela le trouble. Un matin, le lendemain de ses huit ans, Sophie va jouer dans le poulailler avec son petit frère. Se promenant par là, le père et l'oncle la surprennent en train de défendre Emmanuel des assauts d'un méchant coq. Tandis que Charles félicite sa nièce intrépide, le marquis morigène son fils qui pleure. « Il serait temps, s'exclame-t-il, que mon garçon sache se défendre seul et protège sa sœur. Plutôt que ce fût le contraire ! »

L'été 1772 est torride. Au point que le Journal de Paris rend compte d'une communication de l'astro- nome Lalande à l'Académie des sciences sur ce « mois d'août extraordinairement brûlant ». Les habitants de Villette, environnés d'eau, souf- frent moins qu'ailleurs de la canicule. Avec ses ombrages, son grand bassin et sa rivière, le château est relativement préservé... Heureusement pour Mme de Grouchy, car elle met au monde un qua- trième enfant, Henri. Un soir de septembre, tandis que Roucher, le poète, et Grouchy, le militaire, jouent aux échecs dans le petit salon, les Fréteau, les Dupaty et les Arbouville lisent et commentent un article du jour- nal de Leyde, Nouvelles extraordinaires de divers endroits : « De Stockholm, le 25 août. « Discours du roi de Suède Gustave III à l'Assemblée plénière des États. « La liberté, le plus précieux des Droits de l'humanité, a dégénéré en un despotisme aristocra- tique intolérable, despotisme exercé arbitrairement par un petit nombre. Dans la Diète récemment tenue l'on n'a rien fait... Je n'ai d'autre but que la liberté et le droit... Le pouvoir illégal que je veux abolir, c'est l'arbitraire. » « Ah ! Que n'avons-nous à Paris un Gustave III ! » soupire Emmanuel Fréteau, le conseiller au Parlement. Au début du mois de décembre paraît chez Yver- don le tome XVI de l' Encyclopédie, « nouvelle édition considérablement corrigée, améliorée et augmentée par une société nombreuse de savants » : l'ami Con- dorcet, l'ami des deux oncles de Sophie, en fait par- tie. Tranquillement, il progresse dans le monde. Après avoir effectué en 1770, avec d'Alembert, le pèlerinage à Ferney et participé à une réunion de philosophes où l'on a envisagé de faire exécuter par Pigalle une statue de Voltaire (de son vivant), il s'est lancé dans la rédaction d'éloges d'académiciens morts un siècle plus tôt. Mlle Julie de Lespinasse, en son salon, l'appelle « le bon Condorcet » et Dide- rot dit de lui : « Dans ses portraits, les vertus sont exposées à la grande lumière tandis que les défauts sont cachés dans la demi-teinte. » En 1773, il devient secrétaire perpétuel de l'Académie des scien- ces. Il a tout juste trente ans et travaille jusqu'à dix heures par jour dans son appartement de la rue Jacob, ne traversant la Seine que pour aller se délas- ser chez les époux Suard, rue Louis-le-Grand, où il a son couvert et son lit. Il aime, dit-on, Amélie Suard, fille de Pancoucke, libraire-éditeur, une rela- tion de Dupaty. Les mauvaises langues ajoutent que le « ménage à trois » est curieux : c'est l'amant qui est platonique, pas le mari ! Pendant ce temps, la belle veuve d'Helvétius ouvre un salon à Auteuil. Aussitôt quittée la rue Sainte-Anne, elle a acheté dans cette commune la maison que possédait le célèbre Quentin de la Tour, peintre du roi. A partir du printemps 1773, les jeu- nes gens brillants s'y retrouvent à souper chaque semaine. Dupaty est du nombre. Condorcet fait de rares apparitions. Le plus jeune de ces hôtes a dix- sept ans et se nomme Cabanis. De son côté, le baron d'Holbach réunit les philosophes à sa table tous les jeudis. Son principal ouvrage, Le système de la Nature, a obtenu un succès indéniable. Son Essai sur les préjugés enthousiasme les uns et scandalise les autres. « Le besoin religieux n'est pas inhérent à la nature humaine ; il a sa source dans l'ignorance et la crainte », écrit le baron. Les oncles de Sophie sont divisés sur la question. Dupaty prend position pour d'Holbach, en qui il découvre un nouveau maître à penser. Fréteau, si éclairé soit-il, est hostile à l'homme comme à ses idées.

12 mai 1774. Le roi est mort ! Vive le roi ! Espoir de respirer un air plus sain... Qui sait ? Ce nouveau Louis, seizième du nom, n'a pas l'air aussi mauvais que son aïeul défunt, et il est jeune... « De Versailles, le 15 mai. « On fait, à sept heures du soir, la levée du Corps du feu Roi qui est conduit sans cérémonie à Saint- Denys selon l'usage pratiqué pour les Princes qui meurent de la petite vérole. » Juin. Le tome XXX de l' Encyclopédie paraît. Les souscripteurs sont de plus en plus nombreux. De grands changements s'amorcent avec Louis XVI. Le premier d'entre eux est constitué par la nomi- nation de Turgot, en août, au poste clef de contrô- leur général (ministre) des Finances. Magistrat réformateur, auteur de réflexions sur « la formation et la distribution des richesses », celui-ci a rédigé les articles Foires et Marchés, parmi d'autres, de l' Ency- clopédie. Il compte une multitude de philosophes et gens de lettres parmi ses amis. Condorcet est de ceux-là : Turgot le nomme aussitôt inspecteur géné- ral des Monnaies. Pour le mathématicien- philosophe, qui logera désormais à l'entresol de l'hôtel des Monnaies, en face du Louvre, c'en est fini des dissertations scientifiques pures. Le voilà au cœur de l'action ! Turgot n'oublie pas Roucher, dont il apprécie les chants poétiques : le familier des Grouchy, des Fré- teau et des Dupaty est promu... receveur de la gabelle à Montfort-l'Amaury. « Je veux, mon ami, précise le bienfaiteur, que vous puissiez travailler pour la gloire seule et que votre esprit soit en repos. Un commis pourra toujours vous remplacer et vous éviter un travail aride si étranger à vos goûts et à vos talents. » Roucher se réjouit d'autant plus d'occuper ces nouvelles fonctions que Montfort est seulement à une demi-heure de cheval de Meulan. Or il aime déclamer ses poèmes au petit public de Villette, et la marquise de Grouchy le reçoit aussi souvent que possible. Un jour, elle écrit à Dupaty : « Écoute mon infortune. J'avais demain à dîner les Petitval, d'Arbouville, Lope et autres, enfin mille oreilles, pour entendre Roucher, et voilà que son crachement de sang le travaille... Cela me fâche, je n'aime point cette habitude de cracher du sang. J'espère qu'il va se rétablir. » Et quelque temps plus tard : « Hier, Roucher m'acquitta un peu de ses promesses. Nous étions douze. Hélas ! il ne voulut nous dire qu'un chant qui nous a laissés trop affamés de beauté. Il part demain pour fuir la fatigue. Il est tué. » Sophie qui a dix ans passés est maintenant admise dans le cercle de ces auditeurs « affamés de beauté ». Dans sa robe de mousseline claire, elle applaudit joyeusement. Un sourire exquis allonge sa bouche aux lèvres déjà sensuelles, ses grands yeux verts pétillants d'intelligence regardent Roucher avec admiration. Le poète, qui a traduit des vers de Young, lui donne des leçons d'anglais lorsqu'il vient au château. La longue chevelure brune presque en désordre, la fillette a quelque chose d'indomptable. Alors qu'Emmanuel, petit garçon sage et obéissant, joue encore au cerceau, Sophie, elle, lit tout ce qui lui tombe sous la main et veut peindre, dessiner, chan- ter, faire de la musique, danser, écrire. Comme une grande jeune fille qu'elle n'est pas encore. Au mois d'avril 1775, la marquise confie à son beau-frère préféré : « ... La rose blanche, c'est ma Grouchette. Elle croît assez et reste sensible aux charmes des arts, de l'esprit et de la vertu. » Autre univers, autres moeurs : à quatre lieues de là, à Pontoise, le 29 avril, éclate une émeute paysanne. Une foule armée de bâtons, excédée par la cherté du pain, pille systématiquement les fari- niers et marchands de blé de la région. C'est la guerre des Farines, poussée de fièvre printanière qui ne perturbe guère la vie du château... En juin, le Grand-Orient de France, dont le duc de Chartres, cousin du roi, assure discrètement la direction, accueille, dans l'ordre, Roucher, Dupaty et Condorcet. C'est le « compagnon » Fréteau qui est le parrain maçonnique des nouveaux « appren- tis », ses amis, ses proches. Désormais, avec Tur- got et des centaines d'hommes qui comptent dans la vie sociale et politique, à Paris, à Versailles, ils se retrouvent frères dans la franc-maçonnerie. Les femmes éclairées suivent le mouvement, quand elles ne l'anticipent pas. Mme Helvétius, Mme d'Épinay et quelques autres sont membres de loges « d'adop- tion » liées au Grand-Orient. Tranquillement, de concert, ils tissent leur toile. Soudain, l'orage. A la fin de l'été, une terrible nouvelle vient secouer la communauté de Villette : l'aînée des quatre enfants Grouchy, Sophie, aurait contracté une petite vérole des plus graves. Émoi, effroi, désespoir. Père, mère, gouvernante, précep- teur, domestiques, tout le monde est sens dessus dessous. Emmanuel et Charlotte sont en pleurs ; seul le petit Henri, trois ans, vaque à ses occupa- tions comme si de rien n'était. Le médecin de Con- décourt, alerté, se montre impuissant ; le célèbre Missa, docteur en médecine de la Faculté de Paris, appelé en renfort, ne cache pas son pessimisme devant l'évolution du mal. Fièvres tenaces, boutons rouges hideux couvrant le corps et la face, et sur- tout, yeux extrêmement boursouflés... Tout cela n'augure rien de bon. Sophie a d'horribles sensa- tions d'étouffement. Il semble bien que ce soit un symptôme caractéristique de cette maladie à la fois très grave et fort répandue. La petite vérole, ça vient à n'importe qui n'importe comment. Un malade sur sept en meurt, généralement par asphyxie ou hémorragie. Sophie le sait. Dès son avènement, Louis XVI a montré l'exem- ple en se faisant inoculer la « vaccine », maladie de la vache ou du cheval. Le jeune médecin anglais Jenner a découvert en effet que la vaccine (ou « cow-pox ») inoculée à l'homme l'immunise con- tre la petite vérole. Mais les Grouchy ne se sont pas fait vacciner. Ils ont délibérément ignoré un progrès scientifique qui reste, d'ailleurs, sujet à controverse. Couverte de boutons, en proie à des tremble- ments dans tout le corps et à des « douleurs aiguës dans les nerfs », la vue trouble et obscurcie, Sophie garde le lit deux longues semaines. Veillée par sa mère qui prie comme jamais elle n'a prié. Soignée par des onguents à l'efficacité douteuse. Saignée au bras et lavée avec du vinaigre une fois par jour. Abreuvée de tisanes de racines de salsifis coupées de sirop de guimauve, puis purgée. En réalité l'enfant, qui s'est beaucoup promenée autour des étables et des écuries pendant les grosses chaleurs d'août a attrapé... le cow-pox. Malencontreuse coïncidence, elle a aussi ses premières règles. Malade et pubère en même temps ! Il n'y a rien d'étonnant à ce qu'elle ressente des douleurs physiques et psychiques peu ordinaires ! Cette hémorragie, est-ce la fin ? La malheureuse enfant le croit. Elle va mourir, ne pas se réveiller de ce cauchemar. Non. Elle devient femme, tout simplement. D'un coup. Intellectuelle, artiste peintre, progressiste, féministe, répu- blicaine, révolutionnaire..., c'est beaucoup pour une seule femme, même au plus fort du siècle des Lumières. La vie de Sophie de Grouchy, marquise de Condorcet, fut en effet. pleine de risques et de passions. Occultée pour la postérité par l'ombre de son célèbre mari, Sophie fut de celles dont on dit qu'elles ont connu un destin exceptionnel. Chanoinesse issue d'une famille d'aristocrates éclairés, Mlle de Grouchy est, dès l'adolescence, devenue athée par amour pour un oncle voltairien. Elle a vingt-deux ans lorsqu'elle épouse Condorcet. Non contente de s'engager dans le combat philosophique et politique, Sophie pratique avec brio l'art du portrait qu'elle a appris chez Mme Vigée-Lebrun. Ce talent lui sera d'un grand secours personnel et financier sous la Terreur, notamment lors de la clandestinité de Condorcet, lorsqu'elle se retrouvera seule pour élever sa fille. Peu de femmes de cette époque se lancent avec autant de détermination et de courage, dans la lutte pour les droits de l'homme, pour l'abolition de la peine de mort et de l'esclavage, pour l'avènement de la République. A partir de 1793, Sophie va devoir se battre pour sa propre survie. C'est l'ère de tous les dangers : Condorcet est pros- crit; Sophie le voit clandestinement; elle est dénoncée et compromise à son tour... Échappant à l'échafaud, elle res- tera cependant fidèle à ses convictions jusqu'à sa mort. Jeune veuve, elle continuera sous l'Empire et la Restaura- tion à œuvrer pour la mémoire de son mari, même si cer- taines aventures sentimentales lui feront découvrir des plai- sirs qu'elle avait jusque-là négligés...

Né en 1955 au Havre, Thierry Boissel est historien. Attaché parlementaire à l'Assemblée nationale, il collabore aussi à la revue L'Histoire. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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