LA POLITIQUE INTERIEURE

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LES ELECTIONS LEGISLATIVES

/\ l'inattendu, les Dieux laissent toujours passage... Cette sentence du tragique grec s'applique fort aux élections dont les résultats suscitent souvent une surprise, d'une façon ou d'une autre. Les droites bénéficient d'une avance qui les préserve, sem- ble-t-il, d'une égalisation d'ici au mois de mars, mais les experts estiment, selon des expériences du passé, que l'écart se réduira au fur et à mesure que l'on avancera vers l'échéance. A la fin de janvier, les sondages deviendront plus crédibles, avec des approximations très sérieuses à trois semaines du scrutin. Il ne convient pas de s'attendre nécessairement à un écart considérable entre la droite et la gauche. Les changements de majorité s'obtiennent en , sauf cas tout à fait exceptionnel, par le déplacement d'une assez mince couche de Pélectorat « flottant » à l'intérieur d'une fourchette 45-55 %. Comme nous serons régis par le scrutin de listes à un tour, et non plus par le scrutin uninominal à deux tours, ne se repro• duira pas cette amplification de la répartition des voix en sièges par l'effet de la prime à la majorité ou, plus exactement, par la non prise en compte des voix minoritaires. De plus, nous n'assisterons pas à un second tour, lequel accroît généralement le pourcentage de voix enlevé par le ou les vainqueurs du premier tour. L'opposition sera favorisée par une réaction hostile au nou• veau mode de scrutin auquel l'électeur n'est pas habitué, qu'il comprend mal, qui lui ôte « son » député, qui lui impose des élus choisis par un état-major parisien. LES ELECTIONS LEGISLATIVES 699

En revanche, le pays sera peut-être reconnaissant au pouvoir socialiste d'étendre le suffrage universel à l'élection des conseils régionaux encore que, comme l'observe M. Olivier Guichard, les élections régionales seront occultées par les législatives, et seront une consultation résiduelle. La gauche jouera sur la défensive, pour le rejet d'une droite revancharde présentée sous un jour apocalyptique : avec elle aux affaires la multiplication des licenciements dès lors que l'on sup• primera l'autorisation administrative. Des coupes claires dans le personnel des entreprises que l'on dénationalisera. Des menaces pour la fonction publique. Le démantèlement du S.M.I.C. et, d'une façon générale, la mise en cause de l'ensemble du Code du travail. Privatisation d'une partie de la Sécurité sociale devenue à deux vitesses, le tout sous le signe d'un libéralisme sauvage. La gauche réussira une meilleure mobilisation des troupes en dénonçant la droite revancharde plutôt qu'en promettant monts et merveilles, ce qui ne serait pas crédible. L'opinion socialiste sait qu'en niant, avant 1981, la réalité de «crise», M. Mitter• rand énonçait une extraordinaire contrevérité. Clausewitz relève les avantages de la défense, l'adversaire usant davantage ses troupes, ce qui conduit au-delà d'un certain « point culminant » à un reflux... Le président de l'Assemblée nationale, M. Louis Mermaz. un des hommes les plus proches de M. Mitterrand, ne croit visi• blement pas beaucoup à une victoire du P.S., mais il n'exclut pas un « basculement en faveur de la gauche tel qu'il s'en est produit quelquefois dans notre Histoire » face à la résurgence d'une droite autoritaire et revancharde. La plate-forme socialiste se présenterait ainsi au principal : — défense des acquis sociaux de la législature présentés par le P.S. comme plus amples sous M. Mitterrand qu'avec Léon Blum en 1936 ; — établissement d'un revenu social garanti (financé com• ment ?) ; — une loi de respiration du secteur public (sur laquelle les ministres n'arrivent pas jusqu'à présent à se mettre d'accord) afin d'introduire plus de souplesse dans la gestion des entreprises nationalisées ; 700 LA POLITIQUE INTERIEURE

— M. Louis Mermaz a précisé formellement que le pro• gramme du parti socialiste ne comporterait pas de nouvelles nationalisations. Le style de la campagne sera très à gauche ou, plus préci• sément, très anti-droite. La tentative de tonalité centre-gauche de M. a tourné court lors de son dialogue avec M. Jacques Chirac à la télévision. Ainsi vont les choses en démocratie médiatique qui contribue souvent à abaisser le niveau du débat politique. Comme l'écrivit aussitôt dans le Figaro M. Alain Peyrefitte : « Si M. Lau• rent Fabius avait prononcé une déclaration de politique générale et si M. Jacques Chirac avait exposé le programme de l'oppo• sition, quelle audience auraient-ils recueillie ? » Les téléspecta• teurs auraient préféré compter les coups, quitte à oublier le fond de l'argumentation. La classe politique s'attendait à une victoire aux points de M. Laurent Fabius qui s'exprimait jusqu'alors simplement, direc• tement, selon le tempo de sa génération, et ce fut l'inverse qui survint en raison de l'insolence, parfois odieuse, du premier ministre qui voulut, mal conseillé, faire sortir son prédécesseur de ses gonds, en vue de dénoncer un cryptofascisme chiraquien... Les deux hommes d'Etat n'ont répondu en rien à la question cependant posée à deux reprises par les journalistes, et qui cons• titue le grand sujet des dix prochaines années : la protection sociale des Français, l'indemnisation du chômage, le financement de l'assurance maladie, le coût des retraites. « Nos actes nous suivent », selon la belle expression de Paul Bourget. L'image d'un homme, cynique, dissimulé, sans scrupules, accompagnera longtemps M. Fabius, lequel était apparu jusqu'alors très « lisse », vêtu de lin et de probité candide. M. Fabius perdant un moment la face, ses concurrents au parti socialiste relèvent aussitôt la tête. Dur, sincère, intransi• geant, honnête, M. Lionel Jospin se demande pourquoi il avait dû s'incliner devant M. Fabius pour la direction de la campagne électorale : M. Mitterrand n'était-il pas le premier secrétaire du P.S. avant de briguer l'Elysée ? Les plus réjouis, à peine sous cape, furent les rocardiens : M. Fabius ne « squeezerait » plus le maire de Conflans-Sainte- Honorine pour le recentrage, mais aussitôt M. Rocard crut habile de se situer à gauche afin d'obtenir une audience plus grande LES ELECTIONS LEGISLATIVES 701 pour « la candidature à la candidature », s'agissant de l'élection présidentielle. La manière, la tonalité, le phrasé du P.S. seront de gauche, mais on ne chante plus l'Internationale à l'issue des congrès, et M. Louis Mermaz a précisé l'autre jour que le drapeau socia liste était le drapeau tricolore (le drapeau rouge remisé dans le placard). Sans aller expressément à Bad-Godesberg, la plate- forte électorale du parti (voire supra) exclut le collectivisme. La façon de M. Rocard de passer d'un style « de gauche américaine » à un style « très gauche traditionnelle » comme s'il pouvait, sur le corps de M. Fabius, recueillir l'investiture du P.S. à l'élection présidentielle fit sourire les autres hiérarques. M. Louis Mermaz ironisa : « M. Rocard a droit au doute métho• dique. » M. Mauroy plaisanta : « Si cela continue je vais me trouver à la droite du parti. » M. Jospin dissipa les illusions des rocardiens sur un « axe Jospin-Rocard » en disant : « Je suis le moyeu de la roue. » Si M. Mitterrand n'est pas candidat, M. Louis Mermaz. M. Lionel Jospin, M. , M. Charles Hernu s'esti• ment en situation de se présenter à la présidence de la Répu• blique avec plus de titres que M. Michel Rocard. M. Mermaz, comme M. Mauroy, veut rétablir les contacts avec le parti communiste sans les voix duquel il n'y a aucun espoir pour la gauche à l'élection présidentielle. Jamais M. Rocard n'aura le soutien du P.C. au second tour de cette consultation. M. Mermaz a déclaré publiquement : « Nous sommes prêts à parler avec le P.C.F. Les communistes nous ont laissé tomber. Nous sommes à leur disposition pour converser de nouveau. »

D u côté de l'opposition l'interrogation demeure sur la question, inlassablement controversée, de la cohabitation. M. Raymond Barre maintient son point de vue qu'il ne faut pas déjeuner avec le diable, même avec une longue cuillère, mais il assouplit un peu sa tactique pour ne pas donner prise à l'accusation d'être un «diviseur», accusation à laquelle une partie de l'opinion a paru sensible au point de vouloir, avec une extraordinaire inconséquence, que M. Barre allât à Matignon sous M. Mitterrand (résultats d'un récent sondage). 702 LA POLITIQUE INTERIEURE

M. Bernard Stasi, l'un des leaders du C.D.S., très barriste, a parfaitement expliqué la position de ses amis politiques : « Redisons tranquillement, mais avec force, que nous som• mes opposés à la "cohabitation". [...] Mais nous ne pouvons éluder cette question qui nous est souvent posée : "Si malgré nos efforts pour dissuader nos amis de se lancer dans une telle aventure, un gouvernement de cohabitation est formé, quelle sera l'attitude du C.D.S. ? Pour enlever à nos adversaires l'occasion d'ironiser sur ces divergences et de spéculer sur nos divisions, pour leur enlever aussi toutes illusions sur leurs possibilités de se livrer à des manœuvres subtiles après les élections, il faut déclarer, dès maintenant, que nous ne ferons rien pour compliquer la tâche, elle sera déjà terriblement ardue, d'un gouvernement dont la plupart des membres auront été élus sur les mêmes listes que les députés C.D.S. [...] Notre soutien ne sera pas inconditionnel, et nos votes dépendront de la nature des projets qui nous seront présentés, mais pourrons-nous rester inertes dans les conflits inévitables qui verront s'affronter le gouvernement et l'opposition soutenus, très vraisemblablement, par le président de la République ? » L'assouplissement de la tactique des barristes s'est manifesté dans des déclarations à France-Inter de M. Philippe Mestre, bras droit de M. Barre, et qui se situent en retrait sur ce qui avait été parfois dit dans le passé, sur un ton martial. On ne parle plus de créer une masse de manœuvre d'une centaine de députés s'en- gageant à voter contre la cohabitation. « M. Barre, déclare M. Mestre, soutiendra les candidats qui se réclameront de lui, qui solliciteront son appui, c'est dire qu'il voyagera beaucoup dans les trois ou quatre mois à venir... » Et M. Mestre de préciser ceci : « Demandera-t-on un engagement contre un gouvernement composé de nos amis et qui cohabiterait avec M. Mitterrand ? Non, nous ne violerons pas les consciences, c'est une affaire de conscience individuelle. Nous ne créons pas un parti barriste. » Les barristes — puisqu'il faut les appeler par leur nom (M. Barre fait la moue quand on dit « les barristes ». De Gaulle disait qu'il n'était pas tellement gaulliste... Boutade, coquetterie !) — se défausseront de l'échec assez probable d'un gouvernement LES ELECTIONS LEGISLATIVES 703 de cohabitation, et la stratégie de M. Barre est une stratégie pour l'élection présidentielle. M. Barre critique les partisans d'un libéralisme absolu et indique qu'il n'est pas un «fanatique de la dénationalisation». Le premier, comme disent ses collaborateurs, se refuse à faire des promesses d'allégements fiscaux et n'entend pas bercer le pays d'illusions quant à une protection sociale qu'il veut maintenir grâce à des mesures rigoureuses. M. Philippe Mestre a précisé que le barrisme ne « procédera à aucune opération de régression sociale », mais il se félicite de la désindexation des salaires. M. Chirac, quant à lui, est décidé à aller à Matignon. Il y a un an il préférait ne pas supporter les impopularités d'une gestion difficile dont le pays ne recueillerait les fruits que dans trois à cinq ans, donc bien après l'élection présidentielle. Aussi le maire de expliquait-il quand on lui parlait du poste du premier ministre : « Non, j'ai déjà donné. » Et M. Chirac s'est aperçu que M. Giscard d'Estaing se proposait quelque peu à M. Mitterrand... ; puis on assistait à une vague de popularité pour M. Barre (qui serait sans doute élu chef de l'Etat si l'élection présidentielle avait lieu aujour• d'hui). Enfin, le R.P.R. souffrait fort de se voir tailler des crou• pières par M. Le Pen et le Front national. On procéda à une réflexion générale et en accord de pensée, notamment avec M. Pasqua (et ce que l'on appelle dans la classe politique « le clan corse »), M. Chirac décida de reven• diquer Matignon. Une fois en place, loin d'essuyer les plâtres jusqu'en 1988, il trouverait le terrain où soutenir une grande querelle avec le chef de l'Etat en l'acculant « à se soumettre ou à se démettre ». Dans ce cas, il convient de ne pas exclure l'hypothèse où M. Mitterrand ferait preuve d'une inaltérable, d'une hiératique, d'une marmoréenne attitude dans l'attente d'un excès d'un adver• saire qui lui retirerait la faveur d'une partie de l'opinion publique. M. Mitterrand dissoudrait alors. Si l'opposition faisait « grève du premier ministre », M. Mitterrand pourrait « se saisir des pleins pouvoirs en invo• quant l'article 16 qu'il a critiqué, mais sans le faire abroger, argument pris que le fonctionnement régulier des pouvoirs constitutionnels serait interrompu » ? 704 LA POLITIQUE INTERIEURE

Si M. Mitterrand choisissait M. Chaban-Delmas et si le R.P.R. voulait M. Chirac à Matignon, le chef de l'Etat réagirait vivement, estimant qu'il a le droit de choisir qui il veut.

Dans la Revue des Deux Mondes d'octobre 1985, M. Mau• rice Schumann a souligné l'importance de l'article 8 comme arme du Président : « La faculté de désigner, à l'intérieur de la majo• rité, parmi ceux auxquels le R.P.R. et l'U.D.F. ne pourront pas d'emblée refuser leur concours, tel homme de préférence à tel autre est une arme essentielle pourvu qu'elle soit bien employée. »

... Le jeudi 21 novembre, conférence de presse du chef de l'Etat. Aux questions posées sur l'éventualité de la cohabitation, il se dérobe en constatant que son mandat est de sept ans, en affirmant qu'il ne se place jamais dans l'hypothèse d'une victoire de la droite, que, de toute façon, il fera son devoir.

Nous avons toujours pensé qu'il ne fallait pas exclure la possibilité d'une démission de M. Mitterrand en cas de forte majorité contre lui : c'est un démocrate. 11 a le souci de son image historique. Et le moyen de faire autrement ?

Ce point de vue fait sourire la plus grande partie de la classe politique pour qui c'est un dogme que M. Mitterrand « s'accrochera jusqu'au bout ». Ceux qui émettent un avis réservé font figure de naïfs.

Tant pis, passons pour un naïf, mais d'ailleurs nous ne le sommes plus depuis les propos dominicaux du président Alain Poher, cette grande sagesse : « Connaissant le président François Mitterrand, je suis certain que, si une nouvelle alternance devait résulter des élections, il veillera personnellement dans son rôle et dans sa fonction à ce que cette alternance se déroule dans le respect des traditions républicaines. Moi, j'ai dans l'arrière-pensée que si vraiment l'échec des socialistes est important, le Président aura la sagesse de s'en aller. Ce sera dur, il cherchera peut-être à trouver une forme de gouvernement qui ferait durer un moment. Mais je ne crois pas qu'il puisse durer contre un échec grave aux élections législatives. »

ALBERT LEBACQZ