kouadio raymond n’guessan, kone drissa Kouadio Raymond N’GUESSAN1, Drissa KONE2 1- Institut des Sciences Anthropologiques de Développement/ Université Félix Houphouët-Boigny,[email protected] 2- UFR Sciences Médicales/ Université Félix Houphouët Boigny

MOTIVATIONS DES VIOLENCES ET VIOLATIONS DU DROIT À LA VIE OBSERVÉES LORS DE LA CRISE POST- ÉLECTORALE DE 2010-2011 EN CÔTE D’IVOIRE

Revue Africaine d’Anthropologie, Nyansa-Pô, n° 18- 2015

RÉSUMÉ La crise qui avait éclaté au lendemain de l’élection présidentielle de 2010 en Côte d’Ivoire avait été un moment de désordre et d’instabilité qui avait causé d’énormes souffrances à l’ensemble de la population ivoirienne. Ces souffrances traumatiques faisaient suite aux agressions physiques, aux menace-séquestrations, aux viols, aux violences sur proches, aux pertes de proches, aux violences sur autrui, aux vols et destructions de biens, etc. Pour comprendre les motivations réelles de ces violences et violations du droit humain, il a été procédé à l’analyse d’une trentaine d’évènements traumatiques subis par des civils non armés et des ex-combattants dans le district autonome d’. Les données ont été recueillies à partir d’entretiens semi- structurés et d’observations. L’analyse des données s’est appuyée sur les méthodes phénoménologique, cognitive, écologique des comportements humains et compréhensive. Les résultats de ce travail d’opinion indiquent plusieurs raisons qui pourraient expliquer les actes de violences et violations du droit à la vie observés. Ces raisons aussi diverses étaient entre autres l’implication des individus dans la crise armée, les présomptions et la crainte de l’autre, les idées d’appropriation de biens d’autrui et autres intérêts et les règlements de compte. Au-delà donc des raisons politiques qui avaient suscité la crise post-électorale de 2010-2011 en Côte d’Ivoire, des motivations de diverses natures avaient été à l’origine des violences et violations du droit à la vie observées. Mots-clés : Violence, Violation du droit à la vie, Motivations associées, Crise post-électorale, Côte d’Ivoire.

118 Rev Afr Anthropol (Nyansa-Pô), N°18 - 2015 motivations des violences et violations du droit à la vie ...

ABSTRACT The crisis which had burst the shortly after the presidential election of 2010 in had been one moment of disorder and instability which had caused enormous sufferings with the whole of the population of the Ivory Coast. These traumatic sufferings made following the physical aggressions, threat-sequestrations, the rapes, violence on close relation, the losses of close relations, violence on others, the flights and destructions of assets, etc. To understand the real motivations of these violence and violations of the human right, was carried out to the analysis of about thirty traumatic events undergone by civilians not armed and ex-combatants in the autonomous district with Abidjan. The data were collected starting from semi structured talks and of observations. The data analysis was based on the methods phenomenologic, cognitive, ecological behaviors and understanding. The resultsof this work of opinion indicate several reasonswhich could explain the actsofviolence andviolations of the right to the life observed. These so various reasons were inter alia the implication of the individuals in the armed crisis, the presumptions and the fear of the other, the ideas of appropriation of goods of others and other interests and the settlings of score. Beyond thus of the political reasons which had caused the post-electoral crisis of 2010-, of the motivations of various natures had been at the origin of violence and violations of the right to the life observed. Keywords: Violence, Violation of the right to the life, Motivations associated, Post-electoral crisis, Ivory Coast

INTRODUCTION Par sa théorie de l’agression, Konrad Lorenz définit les conflits humains comme le résultat d’un instinct ancestral et animal (Gonnet 2009, p. 173). Lorenz ajoute que c’est l’une des conséquences de l’instinct d’agression dont la définition est malaisée en l’état actuel des connaissances scientifiques (Ibid. p. 152). Toutefois, on peut en dégager trois caractères nécessaires à la compréhension de son fonctionnement (Ibid.). Tout d’abord, l’instinct se traduit par l’existence de « séquences de mouvements de forme constante,

Rev Afr Anthropol (Nyansa-Pô), N°18 - 2015 119 kouadio raymond n’guessan, kone drissa exécutées d’une manière parfaitement identique par tous les individus sains appartenant au même type » (Lorenz, 1963). D’ailleurs, le comportement agressif devient nuisible, favorisant la guerre entre communautés d’hommes par la force de l’instinct que la raison peut difficilement contrôler (Gonnet 2009, p. 167). La guerre entre communautés d’hommes existe depuis les sociétés primitives. Clastres (2013) perçoit l’essence des guerres de cette époque dans le « territoire exclusif ». Il s’agissait donc de guerres «défensives» qui répondaient à des revendications de territoires exclusifs qui ne devraient pas être partagés avec l’autre. Comme le souligne Degryse (2001), la pulsion principale du vivant est de rester en vie. L’agressivité permet aux êtres vivants éventuellement agressés par d’autres de défendre l’extension de leur propre territoire afin de maintenir intactes leurs conditions matérielles de survie (Ibid.). La guerre défensive qui s’est développée avec les sociétés primitives est encore d’actualité dans le monde d’aujourd’hui. Des Etats comme l’Israël et la Palestine s’affrontent depuis des décennies pour revendiquer certains territoire dont la bande de Gaza. Avec les guerres asymétriques instaurées dans le monde par les organisations terroristes, plusieurs populations luttent aujourd’hui pour la défense de leurs territoires afin de se maintenir en vie. En outre, le développement des Etats modernes d’aujourd’hui, conséquence à l’évolution de l’espèce humaine est émaillé d’autres types de guerres dont le plus couramment observé en Afrique est la lutte du pouvoir politique. C’est dans ce cadre que s’inscrit la crise post-électorale de 2010-2011 en Côte d’Ivoire. Cette crise armée qui a éclaté au lendemain du deuxième tour de l’élection présidentielle d’octobre et de novembre 2010 a eu selon le rapport de la Commission Nationale d’Enquête (CNE) publié en juillet 2012 un caractère extrêmement violent (CNE 2012). Elle a occasionné 15 597 cas de violations dont 3248 cas de violations du droit à la vie et plusieurs cas de traumatismes psychologiques (Ibid.). Dans l’opinion générale en Côte d’Ivoire comme dans le monde, ces traumatismes psychologiques et violations du droit à la vie enregistrés faisaient suites aux affrontements qui ont opposé les pro-Gbagbo aux pro- Ouattara dans leur lutte pour le contrôle du pouvoir d’Etat. D’autres voix anonymes dont les défenseurs des droits de l’homme avaient

120 Rev Afr Anthropol (Nyansa-Pô), N°18 - 2015 motivations des violences et violations du droit à la vie ... même décrié le fait que ces violences traumatiques et violations du droit à la vie avaient pris un caractère ethnique et religieux. Les différentes lectures de ces évènements sinistres que la Côte d’Ivoire a connus se justifient bien dans la forme. Les lectures faites au sujet des actes commis se justifient également au regard de certains forfaits. Toutefois, une question mérite d’être posée. Quelles étaient les motivations réelles des violences et violations du droit à la vie observées au cours cette grave crise que la Côte d’Ivoire a connue? En d’autres termes, pour quelles raisons les individus ont-ils été violentés ou tués lors de la crise post-électorale de 2010- 2011 en Côte d’Ivoire? En 1994, le Rwanda a fait une expérience de violence qui a conduit au génocide. Motivée officiellement par un problème politique, la crise Rwandaise à conduit à une violence orientée vers l’éradication de l’ethnie Tutsi et de certains membres de la communauté Hutu qui voulaient s’opposer à cette barbarie génocidaire. Les chiffres officiels indiquent que 800 000 personnes ont trouvé la mort dans cette crise. Il était question d’éliminer tous les Tutsi et leurs alliés au point où les individus étaient même poursuivis et tués dans les églises avec la complicité de certains chefs religieux. Les enfants et même les nouveaux nés n’avaient pas été épargnés. Les personnes avaient été victimes du génocide à cause de ce qu’ils étaient : le fait d’être nés Tutsi ou associés des Tutsi (le cas des Hutu modérés). Au regard du cas Rwandais et des nombres crises observées aujourd’hui en Afrique et dans le monde, il y a bien des raisons de s’interroger sur ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire.

DÉMARCHE MÉTHODOLOGIQUE La question posée dans l’introduction a pu être traitée dans le cadre d’une thèse de Bioanthropologie sur les aspects éthologiques des réponses de la culture aux traumatismes psychologiques causés par la crise post-électorale. L’étude a porté sur les expériences d’une trentaine de victimes du district autonome d’Abidjan. Le district autonome d’Abidjan représente en effet, le cœur du pouvoir politique de la Côte d’Ivoire. Il représente aussi le siège de l’administration publique en Côte d’Ivoire et le pôle économique du pays. De ce fait, Abidjan s’est pratiquement retrouvé avec toutes les sensibilités

Rev Afr Anthropol (Nyansa-Pô), N°18 - 2015 121 kouadio raymond n’guessan, kone drissa ethniques et culturelles que compte la Côte d’Ivoire. Plusieurs autres communautés venues surtout des autres pays de l’Afrique de l’ouest vivent également à Abidjan. Théâtre de plusieurs mois d’affrontement qui ont duré de décembre 2010 à mai 2011, le district d’Abidjan a été la région du pays la plus affectée par la crise selon la CNE (op. cit.) avec à elle-seule 5498 cas de violations. Au cours des travaux de la thèse, des entretiens semi-structurés et des observations eus lieu autour d’une trentaine d’évènements traumatiques. La détermination de l’échantillon d’étude s’était faite par choix raisonné sur la base des notes médicales de la CNE. Ainsi, 30 personnes victimes de traumatismes psychologiques sélectionnées à partir d’une liste non exhaustive de 302 personnes avaient participé à l’étude. La sélection des cas avait obéi à une large diversification selon la nature des évènements traumatiques et de certaines données bio-sociodémographiques telles que le sexe et le statut social (population civil, ex-combattant). Les évènements traumatiques étudiés étaient des cas d’agressions physiques, de menace, de séquestrations, de viol, de violences sur proches, de pertes de proches, de violences sur autrui, de vols et destructions de biens. Devant le caractère très sensible du sujet, la première des choses avant tout entretien avait été d’obtenir l’assentiment des répondants. La confidentialité avait donc été respectée. Les guides d’entretien et les images prises garantissaient l’anonymat des répondants susceptibles d’être victimes de stigmatisation. Les fiches d’entretien ne mentionnaient ni les noms de famille des répondants, ni d’autres éléments pouvant les identifier. De même, le secret avait été gardé sur certaines informations pouvant exposer certaines victimes à tout acte répréhensif. Les évènements traumatiques enregistrés avaient fait l’objet d’analyse suivant quatre approches méthodologiques que sont l’approche phénoménologique, l’approche écologique des comportements humains, l’approche cognitive et l’approche compréhensive. Apparu au XXe siècle et amené dans les sciences par le biais de la critique kantienne et à la suite du positivisme d’Auguste Comte le phénoménisme s’accompagne généralement d’un réalisme empirique. Les faits perçus extérieurement à nous, existent par eux-mêmes,

122 Rev Afr Anthropol (Nyansa-Pô), N°18 - 2015 motivations des violences et violations du droit à la vie ... sans autre forme de procès. Les faits existent en eux-mêmes et sont saisis et reliés par des lois grâce à « l’esprit humain ». Sur cette base, l’analyse se réfère aux récits subjectifs de l’individu plutôt qu’à une description objectivante des faits. Cette approche avait permis d’apprécier le sens que donnait chaque participant ou victime rencontrée à l’évènement traumatique subi. Dans une perspective pluridimensionnelle intégrant l’ensemble des disciplines précitées dans le mode d’intégration des données, les caractéristiques de ces évènements traumatiques avaient été établies afin de comprendre les différents affects et leurs vécus psychologiques Pour les théories cognitives, la conscience produit en permanence des pensées automatiques et involontaires face aux réalités de la vie quotidienne. Les évènements et les situations qui se produisent dans l’environnement constituent des informations que chacun interprète ou traite à sa façon, selon les caractéristiques de sa personnalité. Cette méthode a permis d’analyser les conflits intrapsychiques, interpersonnels, intragroupes et intergroupes ayant conduit à l’élaboration des projets de violence. L’approche écologique des comportements humains s’intéresse à l’interaction des facteurs psychologiques, environnementaux, sociaux et culturels. Selon Bronfenbrenner (1979), quatre systèmes composent l’espace écologique : le microsystème (maison, école, lieu de travail) ; le mésosystème (relations entre les différents contextes immédiats) ; l’exosystème (extension du mésosystème auquel l’individu ne participe pas de façon active) et le macrosystème (la culture et la sous-culture). L’interaction entre ces systèmes constitue le contexte dans lequel l’individu fait l’expérience de la réalité sociale. Ainsi, dans ce modèle, les facteurs explicatifs d’un phénomène tel que la violence familiale appartiennent aussi bien aux attributs individuels qu’aux conditions environnementales d’où sa nécessité pour comprendre certains agissements. Quant a la méthode compréhensive, elle implique une familiarité avec le monde socioculturel du groupe étudié ; car « comprendre l’action sociale, c’est remonter aux motifs, aux intentions, aux projets des acteurs à partir desquels ces manifestations deviennent significatives » (Rocher 1968). Il avait été donc convenable de mettre à contribution cette méthode afin de mieux cerner le rôle des référents culturels dans développement des comportements de violences observés.

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RÉSULTATS DE L’ÉTUDE A l’issue des investigations menées, il ressort que plusieurs raisons avaient été à l’origine des actes de violences et violations du droit à la vie observés lors de la crise post-électorale de 2010-2011 en Côte d’Ivoire. Ces raisons sont ici regroupées au nombre de quatre. La première raison qui justifiait les actes de violences et violations du droit à la vie observés étaient l’engagement des individus dans la guerre. Ce fait concerne les cas des civils instigateurs de la guerre dans les communes et quartiers d’Abidjan et des combattants. Durant la décennie de crise qu’a connue la Côte d’Ivoire, plusieurs individus avaient clairement marqué leurs adhésions aux différents mouvements politiques. Parfois au devant des troupes, ils organisaient ou participaient aux réunions et meetings politiques de leurs communes, quartiers et villages. Dès le déclanchement de la crise post-électorale, ces individus avaient été les premières cibles des violences et tueries. Ils étaient en effet devenus nuisibles pour l’adversaire politique ou pour le voisinage. Dénoncés très souvent par le voisinage ou pris sur le terrain des activités politiques, ils étaient violentés et tués. De même, plusieurs jeunes ivoiriens désœuvrés, sur la base des idéologies politiques où dans l’espoir de trouver des emplois dans l’armée et dans les corps paramilitaires s’étaient engagés aux côtés des forces régulières appelées Forces de Défense et de Sécurité (FDS) et des forces de l’ancienne rébellion appelées Forces Armées des Forces Nouvelles (FAFN). Aux côtés de ces deux forces, il y avait aussi des mercenaires étrangers venus de plusieurs horizons. La guerre farouche menée par ces hommes armés avait entrainé de nombreux morts et blessés dans les deux rangs. Les traumatismes psychologiques avaient aussi été importants. Ces combattants victimes avaient été fusillées, égorgés, découpé à l’arme blanche, torturés, violés, etc. Les victimes de cette catégorie l’avait été à cause de leurs engagements dans la guerre en tant qu’acteurs politiques où combattants. Ces violences et violations du droit à la vie n’étaient ni liées à l’ethnie, ni à la religion, ni à la nationalité, ni au sexe. La deuxième raison qui justifiait les violences et violations du droit à la vie subies observées était liée aux présomptions et à la crainte de l’autre. Les individus avaient été violentés, voir tués à cause de

124 Rev Afr Anthropol (Nyansa-Pô), N°18 - 2015 motivations des violences et violations du droit à la vie ... ce qu’ils étaient supposés avoir fait, vouloir faire ou pouvoir faire si l’occasion se présentait. Ainsi, des individus, des familles, des communautés, etc., loin des idéologies politiques et de l’univers des combattants avaient été confrontés à des violences et massacres à cause de leurs patronymes, de leurs ethnies, de leurs religions, des langues locales couramment parlées, de leurs nationalités. La longue crise politico-militaire qui a débuté avec le coup d’Etat militaire de 1999 avait engendré plusieurs remaniements dans les regroupements politiques pour se cristalliser autour des noyaux formés par les groupes ethniques. Le second tour de l’élection présidentielle avait opposé La Majorité Présidentielle (LMP) conduite par et le Rassemblement des Houphouëtistes pour la Démocratie et la Paix (RHDP) conduite par . Au sein de la LMP étaient majoritairement regroupées les ethnies de l’ouest (Bété, Guéré, Kroumen, Dida, Goidié, Gouro,…), de la région des lagunes et du sud forestier (Ebrié, Attié, Adjoukrou, Abbey, Abidji,…) et de l’est (Agni principalement). Le RHDP lui était dominé par les ethnies du nord (Sénoufo, Lobi, Djimini, Tagbana, Malinké, Koyaka, Mahouka,…), du centre (les Baoulé) et l’oust montagneux (Yacouba et Toura). Les ressortissants des pays comme le Libéria et le étaient taxés de soutenir la LMP et ceux des pays comme le Burkina Faso, la Guinée Conakry, le Mali, le Niger, le Togo et le Sénégal étaient taxés de soutenir le RHDP. Les individus du fait des ethnies, des patronymes, des religions, des langues couramment parlées ou de leurs nationalités (le cas des non ivoiriens), des appartenances politiques étaient identifiés comme amis ou ennemies selon le camp dans lequel l’on se trouvait. Dès l’instant que l’individu en face avait un patronyme Bété, Guéré, Attié, Ebrié,… ou parlait couramment l’une des ces langues, il était systématiquement taxé de LMP. Dès l’instant que l’individu avait un patronyme Baoulé, Yacouba, Malinké, Sénoufo,... ou parlait couramment l’une de ces langues, il était taxé de RHDP. Dès l’instant que l’individu venait de tel ou de tel pays de la sous région, son camp était déterminé. De cette façon, les uns et les autres avaient identifié leurs amis et leurs ennemies. Ainsi, pendant que des amitiés de circonstance se créaient sur la base de ces répartitions, des méfiances naissaient entre amis de longues dates. L’ennemi identifié était donc suspecté, menacé, violenté ou tué à cause de ce qu’il aurait fait, de ce qu’il se préparerait à faire ou de ce

Rev Afr Anthropol (Nyansa-Pô), N°18 - 2015 125 kouadio raymond n’guessan, kone drissa qu’il ferait si l’occasion venait à se présenter. Il faillait placer l’ennemi supposé sous son contrôle, le corriger ou l’anéantir. Suite à une défaite ou un dommage subis, à la mort d’un proche ou tout simplement par crainte d’être attaqué, le voisin innocent était attaqué. Le patronyme, la langue parlée et la nationalité, cet ensemble de capital social pouvaient sauver les individus ou les nuire à jamais. Dans ce cycle de violence motivé par les présomptions et les craintes, les hommes étaient tués, tabassé ou enlevés. Les femmes quant à elles étaient dans la majorité des cas violées. La troisième raison qui justifiait les violences et violations du droit à la vie observées était les idées d’appropriation de biens d’autrui et autres intérêts. Au vus des témoignages reçus, les armes avaient été distribuées par les deux camps comme de petits pains. Certains individus au lieu d’aller combattre avec les armes reçues, avaient trouvé là l’occasion de faire fortune en allant piller les biens matériels d’autrui. Les entreprises, les domiciles, les parkings auto, etc. étaient attaqués. Les propriétaires de ces biens étaient dans des cas violentés ou tués sur coup s’ils venaient à s’opposer ou non. L’objectif principal qui était la prise ou le contrôle du pouvoir d’Etat n’avait jamais préoccupé ces individus. C’était donc une guerre d’intérêts. Des ambulances avaient été arrachées de force et parfois après avoir éliminé les occupants pour être ensuite démontées en pièce détachées. Des personnes avaient été éliminées par des proches parents ou avec leur complicité afin d’hériter de leurs biens. Des trafiques d’organes humains et des pratiques occultes sur des individus (la sodomie des hommes et le viol des fillettes par exemple) auraient été observés dans des quartiers selon certains témoignages. Des comportements anthropophagiques (endocannibalisme funéraire et exocannibalisme guerrier) aurait été observés dans certaines communes d’Abidjan (Abobo et Yopogon) et dans d’autres localités de l’intérieur du pays. Ces actes qui consistaient à consommer du sang et de la chair humaine avaient été observés selon les témoignages avec les deux groupes de combattants que sont les pro-Ouattara et les pro-Gbagbo. Un autre fait décrit par les enquêtés était la guerre sourdine entre combattants ivoiriens et mercenaires étrangers. Certains combattants ivoiriens s’étant rendus compte que les mercenaires étrangers se déplaçaient avec leurs payes, ils s’étaient mis à les

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éliminer discrètement pour leurs prendre l’argent. Ainsi, disait un participant (ex-combattant) : « A un moment donné, chacun cherchait son libérien. Si tu as tué un seul, tu deviens millionnaire sur le champ parce qu’ils se promenaient avec beaucoup d’argent.» Ces derniers (les libériens principalement) ayant pris conscience de ce phénomène s’étaient à un moment donné regroupés pour défendre leurs gains et riposter aux attaques venant surtout de leurs hôtes. La quatrième et dernière raison qui justifiait les violences et violations du droit à la vie observées étaient les règlements de compte. La crise post-électorale avaient été l’occasion toute trouvée pour certains de se régler les comptes. Devant l’anarchie et l’Etat de non droit qui régnaient dans le district d’Abidjan, les uns et les autres avaient trouvé l’occasion de se faire justice. Des individus de même ethnie, de même religion, de même camp politique ou non s’étaient attaqués à cause de vieilles querelles qui les opposaient bien avant l’éclatement de la crise. Des personnes avaient ainsi été violentées et éliminées. Les conflits à l’origine de ces violations du droit humain étaient généralement liés aux droits de propriété foncière et immobilière, aux non paiements de dettes financières et à la rivalité autour de la femme. Dans la commune d’Abobo par exemple, un homme après avoir reçu sa dotation d’arme était allé directement fusiller celui avec qui sa femme avait violé en son temps, le devoir de fidélité conjugale. Toujours dans la commune d’Abobo, un autre homme avait été battu à sang par des individus armés à la demande de son locataire de maison à cause d’une histoire d’argent qui les opposait.

ANALYSE DES RÉSULTATS Les raisons à l’origine des actes de violences et violations du droit à la vie observés lors de la crise post-électorale de 2010-2011 en Côte d’Ivoire étaient l’engagement des individus dans la guerre, les présomptions et à la crainte de l’autre, les idées d’appropriation de biens d’autrui et autres intérêts, les règlements de compte. Il s’agit là des résultats obtenus à l’issu des investigations. A la lecture de ces raisons, elles sont toutes conséquentielles au climat de tension créé par la lutte du fauteuil présidentiel. Au delà des enjeux politiques, la plupart des raisons énumérées présentaient

Rev Afr Anthropol (Nyansa-Pô), N°18 - 2015 127 kouadio raymond n’guessan, kone drissa des enjeux autres que la lutte du fauteuil présidentiel. L’engagement des individus dans la guerre avait été tout naturellement la première raison qui expliquait les actes de violences et violations du droit à la vie perpétrés. Les individus violentés et tués étaient les protagonistes identifiés. Ce groupe composé de combattants et de politiciens était bien conscients des conséquences des actes qu’il posait. Les individus concernés avaient payé pour leurs idéologies politiques (militants des deux familles politiques) ou pour leurs choix de devenir combattants (militaires des deux camps et leurs supplétifs). Les autres personnes avaient en effet été confrontées à la violence par la force des choses. Les présomptions et la crainte de l’autre dans cette situation avaient fait naître des comportements d’agressivité allant dans le sens de l’anéantissement de l’autre. Ainsi, Deleuze (1972-73) dira que la crainte de l’autre rend impossible toute sublimation de l’agressivité et celle-ci dégénère alors en violence pure et simple. Les personnes ciblées étaient placées au banc des accusés sans même qu’elles ne sachent de quoi l’on les accusait. Elles étaient agressées à cause de ce qu’elles étaient supposées avoir fait, vouloir faire ou pouvoir faire si l’occasion se présentait. Cette situation avait créé une scission dans la communauté en fragilisant les relations interpersonnelles et intergroupes. Dembélé (2013, p. 47) avait en effet fait le même constat à l’époque et l’avait ainsi exposé : «Aujourd’hui dans les cours communes urbaines, mélanges ethniques très caractéristiques du melting-pot ivoirien, les tensions sont vives entre familles de groupes différents ; sur les lieux de travail, la scission est plus nette entre collègues et collaborateurs, les échanges se limitent à de simples civilités ou sont souvent émaillés de disputes violentes dues aux positions prises sur la crise. Les communautés s’entrecroisent, mais se moulent dans une carapace de prévention contre l’autre qui prend l’allure d’un silence contenu chez les nordistes, et de vives manifestations publiques de quartier chez les groupes du Sud.». Cette guerre que la Côte d’Ivoire a connue avait très vite pris le caractère de guerre civile en provoquant une recomposition des relations de voisinage qui traduisaient la réalité de l’opposition entre l’ami et l’ennemi développé par Konrad Lorenz dans sa théorie de constitution. Elle a en en effet fait naître chez les protagonistes une sorte d’»enthousiasme militant». S’inscrivant dans la même

128 Rev Afr Anthropol (Nyansa-Pô), N°18 - 2015 motivations des violences et violations du droit à la vie ... théorie constitutionnelle de Lorenz, l’enthousiasme militant est une expression de la puissance de l’instinct d’agression sur la rationalité humaine. Il dévoile le potentiel destructeur de l’opposition entre l’ami et l’ennemi, pourtant à l’origine de toute vie sociale et de l’organisation constitutionnelle (Gonnet 2009, p. 167). Le danger est d’autant plus grand que la réaction de protection sociale peut être déclenchée par l’existence de «menaces virtuelles» (Ibid.). En tant que réaction innée, il conduit les individus à rechercher les situations les plus stimulantes pour le déclencher, situations dépendantes de quatre facteurs (Ibid., 168). Tout d’abord, il faut que le symbole de l’unité sociale semble menacé de l’extérieur. Ensuite, il faut la « présence d’un ennemi détestable de qui émane le danger qui menace les «valeurs» du groupe » (Lorenz 1963, p. 260). L’ennemi peut être concret ou abstrait (un groupe déterminé ou une idéologie). Le troisième critère réside dans la «figure inspirante d’un chef» (Ibid.). Enfin, la dernière condition est la masse des individus gagnée par l’enthousiasme : plus elle sera importante, plus le besoin de conquête suscité sera grand (Ibid. p.261). Il avait été aussi observée une orientation des violences en fonction du sexe qui constitue selon Ndonkou et Mayou (2013), une violation majeure des droits humains et une expression des inégalités sociales qui existent entre les hommes et les femmes du fait de leur sexe. Elles existent par ailleurs dans le monde en générale et en Afrique au Sud du Sahara en particulier (Ndonkou et Mayou, 2013). Les idées d’appropriation de biens d’autrui et autres intérêts comme troisième raison à l’origine des violences et violations du droit à la vie illustrent des comportements contre nature décriés par la société ivoirienne dans son ensemble. Il s’agit du vol, du viol, des actes homosexuels, des trafiques d’organes humains, des comportements anthropophagiques etc. Ce sont des actes qui sont parfois perçus comme des comportements antisociaux ou des abominations. Les conséquences de ces actes avaient été dans certains cas, des dislocations des familles (conjoint décédé ou abandon par le conjoint laissant les femmes seules avec leurs enfants), des états de précarité, de pauvreté et de vulnérabilité sociale des survivantes. Le viol par exemple avait été source de stigmatisation sociale qui pouvait engendrer un isolement social (exclusion et rejet des victimes).

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Les règlements de compte observés en dernier ressort comme autre raison à l’origine des violences et violations du droit à la vie expliquent des scènes de vengeance qui avaient eu lieu lorsque que la situation était devenue confuse dans le pays. La sécurité n’inexistant plus en ce moment, chacun était libre d’agir comme dans une jungle pour se faire justice ou pour imposer sa loi. Les scènes observées traduisaient donc une sorte de vendetta urbaine. Poussé par le désir de vengeance, les uns et les autres avaient agi sans pitié et parfois sans regret. Ces attitudes expliquent bien ici l’instinct ancestral animal de l’Homme à l’origine des conflits dans la théorie d’agression de Lorenz rapportée par Gonnet (2009, p. 173). En résumé, les positions prises dans la crise post-électorale ivoirienne par certains individus et les idées de nuisance de «l’autre» ou d’autrui nées des suspicions et des désirs d’acquisition de biens matériels avaient été à l’origine des violations du droit humain observées. Il s’agit donc d’une situation qui diffère bien du cas Rwandais. Mais, elle pourrait s’apparenter à d’autres crises dans le monde. Le caractère des violences et des violations du droit à la vie observé dans le cas de la Côte d’Ivoire montre bien que celles-ci étaient essentiellement circonstancielles. La déchéance morale causée par la crise est cependant marquante que celles du Rwanda, de la RDC, du Libéria, de la Siéra Léon, etc. Elles sont tous conséquentielles à la violence humaine. Verhoeven et Van Neerven (2014, p. 70) soulignaient en effet que « la violence est omniprésente dans la nature, mais elle l’est encore plus chez les hommes parce que l’espèce humaine est la plus violente de toutes les espèces. L’homme n’a ni griffe, ni gueule, mais il s’est doté d’armes qui le rende capable de tuer son semblable sans somation». Ces moments traumatiques avaient donné aux individus « un sentiment puissant et amer d’être devenu un animal ou un objet » (Lebigot 2005), d’où la nécessité d’aider les victimes à trouver une réponse à leur souffrances.

CONCLUSION Les événements traumatiques que traversent les groupes et les sociétés humaines reposent sur des éléments de motivation qui sont parfois ignorés par les individus qui en sont victimes. Dans les situations de guerre, c’est parfois même une confusion totale qui règne autour des motivations réelles des actes commis. Fort de ce contact, l’intérêt de cette

130 Rev Afr Anthropol (Nyansa-Pô), N°18 - 2015 motivations des violences et violations du droit à la vie ...

étude a été de conduire une réflexion sur la situation de crise armée que la Côte d’Ivoire a connue après l’élection présidentielle de 2010. Cette réflexion a permis de relever plusieurs raisons qui avaient justifié les violences et les cas de tueries enregistrés. A l’analyse donc des évènements traumatiques et à l’issue des observations faites sur le terrain, il ressort qu’au-delà de la raison politique qui avait motivé la guerre, des raisons de diverses natures avaient aussi motivé les violences et violations du droit à la vie observées. Il s’agissait notamment des implications des individus dans la guerre, de la cristallisation du débat politique autour de l’ethnicité, la religion, la nationalité…, de certains intérêts personnels, et de l’Etat de non droit qui s’était installé. Ces raisons font suite aux comportements des individus généralement induits par les situations guerre et de conflits. Les enjeux de ces raisons sont cependant différents et variés. Au-delà de ces aspects causales, la crise a permis aux ivoiriens de se rendre compte des conséquences de la guerre à la fois économiques, physiques et psychologiques, etc. La question reste cependant de savoir si, cette situation de désordre et d’instabilité a pu amener les ivoiriens à opérer des changements dans leurs comportements vis-à-vis de la violence et de la guerre.

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