traduire, interpréter, connaître

##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== traduire, interpréter, connaître

À la mémoire de nos maîtres et collègues dix-huitiémistes : Ewa Rzadkowska (1913-2009) et Andrzej Siemek (1948-2003)

##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== przekład, interpretacja, poznanie

Akta konferencji naukowej Warszawa 2–4 grudnia 2013

pod redakcjà Izabelli Zatorskiej

##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== traduire, interpréter, connaître

Actes du colloque organisé a Varsovie 2– 4 décembre 2013

sous la direction de Izabella Zatorska

##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== Rapporteur Regina Bochenek-Franczak

Maquette Zbigniew Karaszewski

Responsable éditoriale Maria Szewczyk

Index Izabella Zatorska, Stanisław Świtlik

Coopération Magdalena Kinga Górska, Małgorzata Sokołowicz, Kamil Popowicz, Stanisław Świtlik

Composition Akces

Ouvrage publié avec le concours du Recteur de l’Université de Varsovie, la Société Française d’Étude du Dix-huitième Siècle et l’Institut d’Études Romanes de l’Université de Varsovie

ISBN 978-83-235-2038-2

© Copyright by Wydawnictwa Uniwersytetu Warszawskiego, Warszawa 2016

Wydawnictwa Uniwersytetu Warszawskiego 00-497 Warszawa, ul. Nowy Świat 4 www.wuw.pl; e-mail: [email protected] Księgarnia internetowa: www.wuw.pl

##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== Avant-Propos

Dans l’Europe du XVIIIe siècle les destinées des hommes et des lettres se croisent plus qu’auparavant, notamment celles des Français et des Polonais ; même s’il arrive à certains, Diderot y compris, de contourner la Pologne dans son pé- riple de philosophe en mission. Encore que l’exemple de Rousseau prouve qu’il n’était pas nécessaire d’y mettre le pied pour s’impliquer dans les aff aires de la République des Deux Nations. Avec des collègues français et polonais, nous avons pu revenir sur l’intel- ligence des deux œuvres (et de leur héritage) et sur leur communication, dé- marches entravées ou facilitées – quand et pourquoi ? – par la circulation d’idées au niveau du texte comme au niveau métatextuel, métaculturel et historique : d’autant si l’on admet le sens large du mot texte, renvoyant au message cultu- rel spécifi quement encodé. Avec, pour idée générale : « Rousseau et Diderot : traduire, interpréter, connaître ». I.Z.

##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== Teresa Kostkiewiczowa

(Académie polonaise des , Université Cardinal Stefan Wyszyński)

Vo ltaire-Rousseau-Diderot et les relations scientifi ques polono-françaises : une rétrospective

Le colloque qui s’ouvre est un événement très important pour les chercheurs polonais. Tout d’abord, parce qu’il est dédié à des personnalités aussi impor- tantes dans la culture européenne que Rousseau et Diderot ; ensuite, parce qu’il s’inscrit dans une tradition déjà ancienne de contacts et rencontres des huma- nistes polonais avec leurs homologues français. Le rythme et les circonstances de ces rencontres ont varié : les circonstances elles-mêmes n’ont pas toujours joué, surtout dans la seconde moitié du XXe siècle, en faveur de tels échanges. Peut-être nos invités, surtout les plus jeunes, seront-ils étonnés de ce retour à un temps aussi révolu que la seconde moitié du dernier siècle. Cependant je tiens à rappeler ici un événement scientifi que qui est explicitement lié au sujet du présent colloque et qui, au XXe siècle, a été une importante manifestation du travail commun des dix-huitiémistes polonais et des dix-huitiémistes français ; l’origine et le déroulement de cette coopération résultaient de la volonté des deux parties : aujourd’hui donc, leur mémoire mérite d’être rappelée. Sous le régime politique en vigueur dans la Pologne des années soixante et soixante-dix du XXe siècle, la coopération avec les chercheurs de l’Occident n’a pas été facile, et cela pour plusieurs raisons, jusqu’à devenir parfois un phé- nomène suspect, voire dangereux. L’échange ordinaire se ramenait donc tantôt à des cérémonies offi cielles de façade, sans aucune importance pour faire avan- cer la recherche, tantôt à des contacts individuels, quasiment privés, d’un par- ticulier à un autre, avant tout chez les romanistes. Parmi les chercheurs polo- nais qui ont maintenu de tels contacts, se trouvait Ewa Rzadkowska, à l’époque directrice de l’Institut de Romanistique de l‘Université de Varsovie, et Andrzej Siemek, son disciple et assistant. Dans ce milieu est née l’idée d’organiser en- semble, en Pologne, un colloque polono-français à l’occasion du bicentenaire de la mort de et de Rousseau. Autour de cette initiative se sont vite groupés de nombreux dix-huitiémistes de diverses disciplines et de plusieurs centres de recherche : Université de Varsovie, Institut des Recherches litté- raires de l’Académie polonaise des Sciences, Université de Wrocław et Centre

##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== 8 Teresa Kostkiewiczowa

de Civilisation Française de Varsovie. À l’invitation des chercheurs polonais ont répondu non seulement leurs collègues français mais aussi d’éminents dix-hui- tiémistes belges. L’énergie des organisateurs avait porté ses fruits : du 3 au 6 octobre 1978 se tenait le colloque « Voltaire et Rousseau en France et en Pologne ». Grâce à l’intérêt voué au XVIIIe siècle par Stanisław Lorentz, professeur d’histoire de l’art à l’Université, nous avons pu recevoir nos invités français dans une très belle résidence des Radziwill à Nieborów, résidence attachée au Musée natio- nal de Varsovie dont le professeur Lorentz, à l’époque, était le directeur. Situé à une cinquantaine de kilomètres de Varsovie, Nieborów off rait aux colloquants un cadre parfaitement harmonisé avec le siècle et le sujet qui étaient à l’ori- gine de la rencontre. Les débats eurent lieu dans la bibliothèque du palais, dont les rayons étaient remplis de livres français principalement du XVIIIe siècle, et dont les meubles, tableaux, vieux globes terrestres et bibelots créaient une ambiance singulièrement propice à la réfl exion sur l’époque et ses coryphées. Professeur Lorentz, notre cicerone dans les beaux intérieurs du palais, arrangés dans le goût de l’époque, nous expliquait l’histoire des lieux, leur architecture et les chefs-d’œuvres d’art réunis. Entre les débats, on pouvait continuer les discus- sions en se promenant dans un vaste parc à l’anglaise autour du palais, y admi- rer l’automne d’or polonais [version locale de l’été indien – I.Z.], et se rendre également dans le parc voisin, dit Arkadia : Hélène Radziwill avait commencé à l’arranger en 1777 dans un style sentimental, opérant une synthèse entre la nature, la peinture et la poésie, inspirée en cela par l’œuvre de Jacques Delille qui, dans le Chant quatrième de son poème Les Jardins, évoquera cette création. Une surprise inoubliable attendait tous les colloquants : un dîner leur fut off ert dans un service d’argent ayant appartenu à la maison Radziwill, que la fortune avait épargné dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale. Le menu et l’étiquette à table furent conformes à la tradition.

Tous ces charmes et plaisirs ont accompagné le travail intellectuel d’équipe auquel se sont livrés les plus illustres dix-huitiémistes européens de l’époque. Les chercheurs polonais ont surtout apprécié de pouvoir rencontrer et entendre les savants dont les noms – qu’ils avaient toujours prononcés avec respect – leur étaient bien connus, mais dont les livres étaient rares dans nos bibliothèques. Les intervenants de Nieborów représentaient la crème des dix-huitiémistes de l’époque : Jacques Chouillet de l’Université Paris III, Jean Sgard de Grenoble, Jean Ehrard de Université de Clermont, Roger Mercier de Lille, Jacques Voi- sine de Paris III, ainsi que Roland Mortier de Université Libre de Bruxelles. Du côté polonais, outre Ewa Rzadkowska, l’organisatrice principale, nous avons pu entendre Mieczysław Klimowicz de l’Université de Wrocław, Zdzisław Libera

##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== Vo ltaire-Rousseau-Diderot et les relations scientifi ques polono-françaises… 9

et Bogusław Leśnodorski de l’Université de Varsovie, Zofi a Sinko de l’Institut des Recherches littéraires – malheureusement, ils ne sont plus. De plus jeunes chercheurs polonais se sont aussi manifestés ; pour eux en particulier, la ren- contre d’éminents chercheurs et le débat en commun ont constitué un fonds de connaissances nouvelles et d’inspirations fécondes. La formule suffi samment large du sujet autorisait des enquêtes sur des ques- tions particulières, comme la réception ou la présence de Voltaire et de Rousseau dans la culture européenne. Ainsi, par exemple, Jacques Voisine parla du rôle de Pygmalion dans l’essor de la prose poétique et Andrzej Siemek de la poétique des Rêveries du promeneur solitaire. La plupart des communications polonaises portaient sur la réception des deux écrivains dans la Pologne du XVIIIe siècle ou sur leur présence dans la culture européenne. Ainsi, Jean Sgard examina les Deux siècles d’éditions de la Nouvelle Héloise (1778-1978), Jean Ehrard traita de Voltaire au lycée et Roger Mercier se pencha sur Les contes de Voltaire. Accueil du public et infl uence. Dans son „Allocution d’ouverture”, Ewa Rzadkowska dit avec justesse : « Nous voudrions [que les débats] qui vont suivre fassent encore mieux voir cette grande vérité, que les Lumières venues de France trouvent chez nous un terrain préparé d’avance par plusieurs siècles d’échanges avec toute l’Europe cultivée ». Une formule quasiment symbolique, car elle reliait diff é- rents aspects de la problématique du colloque, est apparue dans la communica- tion de Jacques Chouillet, parlant de La présence de Jean-Jacques Rousseau après sa mort dans les écrits de Diderot. Cette double approche – la réunion des deux écrivains comme trait spécifi que du colloque polonais parmi plusieurs autres commémorations universitaires en Europe et dans le monde entier – elle avait déjà été relevée par Jean Ehrard dans son « Allocution d’ouverture » : « On peut peut-être supposer que, vue de Pologne, cette opposition entre deux hommes, entre deux styles de vie, entre deux visions du monde, entre deux morales, qui paraît si essentielle du côté français [...], cette oposition s’atténue », car les deux sont reçus en Pologne „comme représentants d’une même culture”. Dans son « Discours de clôture », Jacques Chouillet attirait l’attention sur le problème de réception qui s’affi rmait dominant et concluait : « Que pouvons-nous faire mieux pour nous connaître que de nous défi nir les uns par rapport aux autres à travers ce jeu de miroirs indéfi niment renouvelé qu’est la lecture littéraire ? Les Français ont besoin des Polonais pour comprendre leur propre littérature. Ils ont besoin de leur littérature pour comprendre la Pologne. Alors, saluons ce colloque, et avec lui, toutes les initiatives du même genre, comme moyen de défi nir en commun nos ‘horizons d’attente’ ». Dans les années soixante-dix du XXe siècle, les Polonais avaient plus que ja- mais besoin de la France et de sa littérature pour mieux comprendre leur propre situation et l’histoire de leur propre civilisation. Voila pourquoi, entre autres, le colloque de Nieborów a été si important pour nous.

##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== 10 Teresa Kostkiewiczowa

Ce colloque a également ouvert la voie à plusieurs autres rencontres polo- no-françaises, dont est tissée l’histoire de notre coopération. Après 1989, cette histoire a pris une nouvelle vigueur. Dans les conditions nouvelles, en 1996, la Société polonaise d’Étude du Dix-Huitième Siècle a pu naître. Elle devrait focaliser aujoud’hui nos échanges. La présente réunion, bien qu’elle ait lieu dans un tout autre contexte, poursuit encore leur histoire. Elle nous rappelle la ren- contre de 1978 : d’abord, parce que c’est encore un – deux ! – anniversaires qui lui servent de prétexte ; ensuite, parce que ce sont encore deux « esprits forts » des lumières – Rousseau et Diderot, cette fois – qui inspirent les intervenants. Il suffi t de jeter un coup d’œil sur les titres des communications que nous allons entendre, pour nous rendre compte des changements survenus en plus de trente ans écoulés depuis l’anniversaire Voltaire-Rousseau1, changements observables dans les intérêts comme dans les méthodes de la recherche dont le XVIIIe siècle fait l’objet. Il semble d’autant plus urgent d’ouvrir ensemble un débat qui traite des questions importantes dans la perspective actuelle, celle d’une Europe ré- unifi ée et de son patrimoine que nous partageons. Reste à souhaiter que ces échanges étendent nos connaissances de l’époque considérée et nous conduisent à poursuivre la coopération polono-française dans ce domaine.

Voltaire-Rousseau-Diderot et les relations scientifi ques polono-françaises : une rétrospective [résumé]

C’est un bref rappel des origines et des premiers épisodes dans les relations entre chercheurs en littérature polonais et français dans la seconde moitié du XXe siècle. Avant tout il s’agit du colloque international en 1978 à Nieborów : « Voltaire et Rousseau en France et en Pologne », organisé pour le bicentenaire des deux écrivains. Il a eu une grande importance pour les humanistes polonais, ayant per- mis à ce milieu d’augmenter les possibilités de contacts au-delà des frontières, contacts systématiquement entravés par les autorités de l’époque, et de s’ouvrir da- vantage à la coopération avec les collègues étrangers. Les colloquants des deux pays n’avaient cessé de souligner le besoin de cette coopération, y voyant une chance pour un dialogue mieux entendu entre les deux cultures.

1 Voltaire et Rousseau en France et en Pologne ; actes du colloque organisé par l’Institut de romanistique, l’Institut de polonistique et le Centre de civilisation française de l’Université de Varsovie, avec le concours de l’Université de Wrocław et de l’Institut de Recherches littéraires de l’Académie polonaise des sciences (Nieborów, octobre 1978), Ewa Rzadkowska, Elżbieta Przybylska (dir.), Cahiers de Varsovie, vol. 10, Varsovie, Éditions de l’Université de Varso- vie, 1982, 310 p. Accessible en ligne.

##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== Vo ltaire-Rousseau-Diderot et les relations scientifi ques polono-françaises… 11

Mots clés : Voltaire, Rousseau, Diderot, relations scientifi ques polono-fran- çaises, réception de textes littéraires, reconnaissance interculturelle

Voltaire-Rousseau-Diderot and Polish-French academic relations: a retrospective [summary]

Th e present paper sketches the beginning and the development of Polish-French academic relations in the fi eld of literature research in the second half of 20th century. It mainly evokes the international conference “Voltaire and Rousseau in France and in Poland”, celebrating the bicentenary of death of the two writers, held in Polish town Nieborów in 1978. Th e event was of great importance for Polish humanities and resulted in new opportunities for international contacts, generally very limited due to the communist regime. Polish academic circle became also more open to international cooperation which was seen by scholars from both countries as a chance for better understanding of the two cultures. Key-words: Voltaire, Rousseau, Diderot, Polish-French academic relations, literary texts’ reception, intercultural interferences

Wolter – Rousseau – Diderot i kontakty naukowe polsko-francuskie: retrospektywa [streszczenie]

Wypowiedź przedstawia – w krótkim zarysie – początki i przebieg naukowych kontaktów polsko-francuskich w zakresie badań literackich w drugiej połowie XX w. Przede wszystkim przywołuje odbywającą się w 1978 roku w Nieborowie mię- dzynarodową konferencję «Voltaire i Rousseau we Francji i w Polsce», zorganizo- waną w dwusetlecie śmierci obu pisarzy. Miała ona duże znaczenie dla polskiego środowiska humanistycznego, zaowocowała zwiększeniem możliwości kontaktów międzynarodowych systemowo ograniczanych przez władze i większym otwarciem środowiska polskiego na współpracę badawczą. Potrzeba takiej współpracy była podkreślana przez uczonych z obu krajów, jako szansa lepszego zrozumienia obu kultur. Słowa kluczowe: Voltaire, Rousseau, Diderot, kontakty naukowe polsko-fran- cuskie, recepcja literatury, wzajemne oświetlanie się kultur

##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== ##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== Michel Delon

(Université Paris-Sorbonne)

Rousseau, Diderot et la mesure de l’homme

Comment ne pas commencer en rendant hommage à l’auteur de l’article qui sert toujours de référence : « Deux frères ennemis : Diderot et Jean-Jacques » ? Jean Fabre a longtemps enseigné à Varsovie, il fut mon premier maître1. Il exerça à l’Institut français de Varsovie de 1928 à 1939 et fut parallèlement chargé de cours puis professeur à l’Université de la même ville. Sa thèse sur Stanislas-Au- guste Poniatowski (1952), une édition du Neveu de Rameau et un essai sur André Chénier, des recueils Lumières et romantisme, énergie et nostalgie de Rousseau à Mickiewicz (1963) et Idées sur le roman de Mme de La Fayette au (1979) ont marqué des générations de francisants et de comparatistes2. J’ai puisé dans Lumières et romantisme l’inspiration de ma thèse sur L’Idée d’énergie au tournant des Lumières et dans ses cours du grand amphithéâtre de la Sorbonne une curiosité pour Sade qui m’a mené aux trois volumes de la Bibliothèque de la Pléiade. La famille de Jean Fabre, trop tôt disparu en 1975, est restée fi dèle à la Pologne et aux Lumières : un de ses fi ls a épousé une Polonaise et sa petite fi lle a déposé un sujet de doctorat sur la poétique et la philosophie de la marche au XVIIIe siècle. La belle étude sur les deux frères ennemis, d’abord publiée dans les Diderot Studies en 1961 et reprise dans Lumières et romantisme, commence par une mise en garde méthodologique : il faut se garder d’épouser la querelle de l’un ou l’autre philosophe et faire bien attention de rapporter chaque propos à une date précise. Par-delà les invectives et les mots cruels, J. Fabre rappelle que, dans une dernière adjonction à la Lettre sur les aveugles en 1782, Diderot rapporte le

1 En disant cette dette à l’égard de Jean Fabre, je prends conscience d’avoir choisi comme épigraphe à Diderot cul par-dessus tête une formule de Stéphane Audeguy, apparemment contradictoire : « Diderot fut, pour moi qui n’eus jamais de maître, la fi gure qui s’en appro- cha le plus » (Paris, Albin Michel, 2013). C’est que la continuité intellectuelle et morale n’a que peu à voir avec les hiérarchies autoritaires. 2 Voir sa bio-bibliographie dans le recueil Approches des Lumières. Mélanges off erts à Jean Fabre, Paris, Klincksieck, 1974.

##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== 14 Michel Delon

dessein, sérieux ou plaisant, exprimé par Jean-Jacques, « d’ouvrir une école où il donnerait leçons aux bouquetières de Paris »3, comme si le philosophe des deux Discours, l’homme des Confessions était un aveugle susceptible d’une délicatesse supérieure à tout autre dans la comparaison des odeurs. Le handicap serait com- pensé par une sensibilité plus fi ne des autres sens. Ce détail dont se souvient le vieux Diderot a récemment servi à Jean Staro- binski pour off rir un bouquet à Jean-Jacques Rousseau4. Il pourrait tirer Rous- seau vers une futilité mondaine, une superfi cialité jugée féminine, si le maître des bouquetières de Paris n’avait pas réuni le musicien et le botaniste, le cueil- leur de pervenches aux Charmettes, le collectionneur d’herbiers et celui qui serait selon la formule de Bernardin de Saint-Pierre un botaniste de l’odorat. « […] comme il n’usait pas de tabac il avait l’odorat fort subtil. Il ne recueillait pas de plantes qu’il ne les fl airât, et je crois qu’il aurait pu faire une botanique de l’odorat s’il y avait autant de noms propres à les caractériser qu’il y a d’odeurs dans la nature. Il m’avait appris à en connaître beaucoup par les seules émana- tions »5. Saint-Preux vante dans l’Élysée de Julie la fl eur qui « parfume l’air » et qui « enchante les yeux »6. L’histoire de la socialisation humaine passe aussi par une transformation de l’odorat, explique Rousseau dans Émile : « J’ai ouï dire que les sauvages avaient l’odorat tout autrement aff ecté que le nôtre, et jugeaient tout diff éremment des bonnes et des mauvaises odeurs. Pour moi, je le croirais bien »7. Diderot s’intéresse aux liens des odeurs et des couleurs dans son essai sur la peinture en cire et à ceux du goût et de l’odorat dans l’article « Délicieux » de l’Encyclopédie, si rousseauiste, qui chante le simple plaisir d’exister. Il précise que si « le délicieux est le plaisir extrême de la sensation du goût », le suave extrême est « le délicieux des odeurs ». Les deux philosophes se souvenaient de la statue de Condillac s’éveillant à la vie dans une odeur de roses et du débat central de l’empirisme autour de l’équivalence entre les sens qu’on a l’habitude de nommer le problème de Molyneux8. Laissons donc les pièces trop connues du procès que les deux hommes se sont faits l’un à l’autre dans Les Confessions

3 Lumières et romantisme, Paris, Klincksieck, nouvelle édition, 1980, p. 65. 4 « Un bouquet pour Jean-Jacques Rousseau », Le Temps, Genève, 28 juin 2012, repris en épilogue dans Accuser et séduire. Essais sur Jean-Jacques Rousseau, Paris, Gallimard, 2012. Je suggère d’autres échos de ce texte dans Diderot cul par-dessus tête, p. 320-322. 5 Bernardin de Saint-Pierre, La vie et les ouvrages de Jean-Jacques Rousseau, cité par Timothée Léchot, « Jean-Jacques Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre et la botanique de l’odorat », Rousseau botaniste, Fleurier, Éditions du Belvédère, 2012, p. 57. 6 La Nouvelle Héloïse, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, t. II, p. 482. 7 Émile, livre II, ibid., t. IV, p. 155. 8 Voir J.-B. Merian, Sur le problème de Molyneux, postface de Francine Markovits, Paris, Flammarion, 1984.

##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== Rousseau, Diderot et la mesure de l’homme 15

et dans ces Confessions de qu’est l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, pour les retrouver dans leur dialogue souterrain et leur communauté profonde. Dans le Dictionnaire de musique, c’est aux articles « Son » et « Son fi xe » que Rousseau se réfère à Diderot et à ses Principes d’acoustique, premier des Mé- moires sur diff érents sujets de mathématique. Diderot y établit une relation entre le calcul des sons et le plaisir musical ; il s’interroge sur le son de référence9. Rousseau rapporte la proposition de celui qui est encore son ami intime pour graduer un tuyau et le rendre « juste et sensible » en le faisant se transformer proportionnellement « aux altérations de l’air, indiquées par le thermomètre quant à la température, et par le baromètre quant à la pesanteur »10. L’eff ort vise à établir des mesures rigoureuses dans un monde tout en variations. L’article « Sons harmoniques ou Sons fl ûtés » évoque l’émotion produite par de grands violonistes qui jouent du doigt et de l’archet, puis fournit l’explication physique du phénomène. Au moyen d’une loi, « tout le merveilleux disparaît ; avec un calcul très simple on assigne pour chaque degré le son harmonique qui lui ré- pond »11. L’expression est ambivalente, mais la question est posée : Jusqu’où la réalité humaine est-elle quantifi able et mesurable ? jusqu’où, selon les catégories du temps, le moral est-il réductible au physique ? Les deux frères ennemis se retrouvent dans un même projet de s’observer et de rendre compte d’eux-mêmes selon le plus grand détail pour mieux com- prendre l’être humain. Rousseau mène l’entreprise dans la solitude de l’intros- pection et recourt à l’image du baromètre, instrument qui transforme en chiff res la pression de l’air qu’on aurait pu croire insaisissable :

Je ferai sur moi-même à quelque égard les opérations que font les physiciens sur l’air pour en connaître l’état journalier. J’appliquerai le baromètre à mon âme, et ces opéra- tions bien dirigées et longtemps répétées me pourraient fournir des résultats aussi sûrs que les leurs. Mais je n’étends pas jusque là mon entreprise. Je me contenterai de tenir le registre des opérations sans chercher à les réduire en système12.

Rousseau a commencé par de grandes lettres à Malesherbes avant de s’aventurer seul à la recherche du temps perdu. Diderot conduit un projet parallèle à travers un dialogue avec un être aimé. Il se confi e à Sophie Volland le 14 juillet 1762 :

9 Diderot, « Principes généraux d’acoustique », Œuvres complètes, éd. DPV, Paris, Her- mann, 1975, t. II, p. 245-281. 10 Dictionnaire de musique, Œuvres complètes, 1995, t. V, p. 1056-1057. 11 Ibid., p. 1058. 12 J.-J. Rousseau, « Première promenade », Les Rêveries, t. I, p. 1000-1001.

##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== 16 Michel Delon

Mes lettres sont une histoire assez fi dèle de la vie. J’exécute sans m’en apercevoir ce que j’ai désiré cent fois. Comment, ai-je dit, un astronome passe trente ans de sa vie, au haut d’un observatoire, l’œil appliqué le jour et la nuit à l’extrémité d’un télescope pour déter- miner le mouvement d’un astre, et personne ne s’étudiera soi-même, n’aura le courage de nous tenir un registre exact de toutes les pensées de son esprit, de tous les mouve- ments de son cœur, de toutes ses peines, de tous ses plaisirs13.

Plus classique, l’image est cette fois empruntée à l’astronomie. Un même mot revient chez les deux hommes : Diderot prétend tenir « un registre exact de toutes les pensées de son esprit, de tous les mouvements de son cœur, de toutes ses peines, de tous ses plaisirs » et Rousseau « le registre » de ses observations sur lui-même14. Les procédures de l’observation de la nature physique peuvent servir à connaître l’être humain. Cet être est déterminé par le contexte physique où il se trouve et par le climat dans lequel il est plongé. On connaît la fameuse lettre du 11 août 1759 dans laquelle Diderot parle à Sophie Volland de ses concitoyens de :

Les habitants de ce pays ont beaucoup d’esprit, trop de vivacité, une inconstance de girouettes. Cela vient, je crois, des vicissitudes de leur atmosphère qui passe en vingt- quatre heures du froid au chaud, du calme à l’orage, du serein au pluvieux ; il est impos- sible que ces eff ets ne se fassent sentir sur eux, et que leurs âmes soient quelque tems de suite dans une même assiette. Elles s’accoutument ainsi dès la plus tendre enfance à tourner à tout vent. La tête d’un Langrois est sur ses épaules comme un coq d’église au haut d’un clocher. Elle n’est jamais fi xe dans un point ; et si elle revient à celui qu’elle a quitté, ce n’est pas pour s’y arrêter15.

De son côté, le Genevois explique son caractère, que nous dirions aujourd’hui bipolaire, par l’infl uence du temps et du vent : « Tout vient également d’un tempérament versatile qu’un vent impétueux agite mais qui rentre dans le calme à l’instant que le vent ne souffl e plus. C’est mon naturel ardent qui m’agite, c’est mon naturel indolent qui m’apaise »16. Les deux hommes sont

13 Diderot, Correspondance, Georges Roth et Jean Varloot (éd.), Paris, Éditions de Mi- nuit, 1955-1970, 16 vol., t. IV, p. 39. 14 Voir M. Delon, Sciences de la nature et connaissance de soi au siècle des Lumières, Ri- mouski-Trois-Rivières, Tangence, 2008, p. 61. Même terme encore pour décrire la forma- tion du jeune enfant : « Sans étudier dans les livres, l’espèce de mémoire que peut avoir un enfant ne reste pas pour cela oisive ; tout ce qu’il voit, tout ce qu’il entend le frappe et il s’en souvient ; il tient registre en lui-même des actions, des discours des hommes » (Émile, t. IV, p. 111). 15 Diderot, Correspondance, t. II, p. 207. 16 J.-J. Rousseau, « Huitième promenade », Les Rêveries, éd. citée, 1959, t. I, p. 1084.

##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== Rousseau, Diderot et la mesure de l’homme 17

bien d’une génération qui devient plus sensible, selon la formule d’Alain Cor- bin, au rôle joué dans la vie humaine par le temps qu’il fait et qui lie deux catégories naissantes, la météorologie et la cénesthésie, la du temps et la conscience du corps. Le savoir sur l’atmosphère accompagne le sentiment de soi17. La confi ance dans le modèle physique appartient à l’âge précédent qui pro- cède à une géométrisation du monde, mais les progrès de la chimie et de la physiologie rendent attentive la nouvelle génération aux liens plus subtils du climat et de la vie morale. Certains lecteurs de Rousseau sont les révélateurs des tendances de son œuvre. Un anonyme donne en 1796 à Genève des Confes- sions d’un solitaire, histoire d’une vie, désaccordée d’avec la société, et publica- tion présentée comme posthume. Il fait naître son personnage à Bordeaux. « Le jour de ma naissance fut celui d’une très grande marée qui parut à ma mère fort extraordinaire»18. Le détail tient du préjugé archaïque, d’une valorisation de l’extraordinaire et du constat d’une infl uence du climat, d’une législation de l’ordinaire. Le personnage devient ainsi un intermédiaire entre le citoyen de Genève et Chateaubriand le malouin. Il n’a pas rompu avec sa famille qui pré- tend faire de lui un commerçant, mais commence par récuser toute mesure quantifi ée de la vie morale.

L’esprit a sa balance ; je n’en connais pas pour l’âme. Les compositions du poète, du statuaire, du savant indiquent le degré de leur talent dans tel ou tel temps, aussi sûre- ment que l’élévation du mercure dans le thermomètre de l’atmosphère. Mais où est le thermomètre du bonheur ? Où est le compas de proportion pour mesurer et comparer les degrés de misère ou de félicité à tel ou tel point de la carrière19 ?

Alfi eri reprend dans ses mémoires, composés entre 1790 et 1803 : « J’ai observé également depuis, en comparant mon esprit avec un excellent baromètre, que je me trouvais avoir plus ou moins de gêne et de facilité pour composer, selon que l’air était plus ou moins lourd. Stupidité complète pendant les vents de l’équinoxe et des solstices ; vers le soir infi niment moins de pénétration que le matin, enfi n beaucoup plus d’imagination, d’enthousiasme et de promptitude à concevoir, au cœur de l’hiver et sous le feu de l’été, que pendant les saisons intermédiaires. Cette matérialité de ma nature […] se retrouve plus ou moins, je crois, chez tous les hommes dont la fi bre est délicate. » (Mémoires de Victor Alfi eri, d’Asti, écrits par lui-même, et traduits de l’italien par Antoine de Latour, Paris, Charpentier, 1840, p. 107-108, rééd. Ma vie, Paris, Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé », 2012, p. 124). 17 La Pluie, le soleil et le vent. Une histoire de la sensibilité au temps qu’il fait, sous la direction d’Alain Corbin, Paris, Aubier, 2013, p. 61, ainsi que J. Starobinski, « Le Concept de cénesthésie et les idées neuropsychologiques de Moritz Schiff », Gesnerus. Revue suisse d’histoire de la médecine et des sciences naturelles, no 34, 1977, p. 2-20. 18 Confessions d’un solitaire, Genève, s.n., 1796, t. I, p. 3. 19 Ibid., t. I, p. 60.

##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== 18 Michel Delon

Il donne alors l’exemple de la nuit délicieuse passée par Rousseau à la belle étoile, « endormi et réveillé par le chant des rossignols ». La douceur de cette nuit « hors de la ville dans un chemin qui côtoyait le Rhône ou la Saône »20 n’est pas chiff rable, ni la comparaison avec des mois de souff rance n’est réductible à un rapport algébrique. Pourtant au terme de sa confession, le solitaire re- vient à l’idée d’une observation méthodique des êtres humains qui permettrait d’approcher des lois du rapport entre extérieur physique et intérieur moral. Il exprime plus de confi ance que son maître dans le savoir scientifi que.

Tout est intimement lié dans la nature. La distinction de substance morale et de subs- tance physique n’existe que dans notre esprit, trop faible pour apercevoir la continuité de la chaîne. Peut-être la découverte d’une partie de ces rapports, maintenant cachés, est- elle réservée à notre postérité. Le progrès des sciences ne nous a-t-il pas révélé des mys- tères dont on ne se formait pas d’idée dans les siècles réputés les plus savants ? Soupçon- nait-on, du temps d’Aristote, que le système des marées tenait à la pression de la lune, que celui des vents dépendait du soleil, que ces vents ont une infl uence sur l’âme, qu’il en est tel qui lui inspire de la gaieté, et tel autre qui l’attriste, au point de lui faire désirer la mort ? Un recueil d’observations précieuses serait celui qui comprendrait tous les eff ets connus et constatés de l’action et de la réaction réciproques du physique sur le moral21.

Et l’anonyme de citer comme attaché à cette entreprise le chirurgien Claude- Nicolas Le Cat (1700-1768), auteur pourtant d’une réfutation du premier dis- cours de Rousseau et correspondant de Voltaire22 : « S’il se formait une société de physiologistes vraiment philosophes […], je ne doute pas qu’on n’y puisât, mieux que dans les plus sublimes traités de morale, des moyens d’améliorer l’es- pèce humaine ». Le principe lui-même d’une action et réaction réciproque du physique et du moral risque d’être plus diderotien que rousseauiste23, il annonce le grand traité de Cabanis, Rapports du physique et du moral de l’homme, série d’exposés académiques réunie en 180224.

20 Les Confessions, éd. citée, livre IV, t. I, p. 168. 21 Confessions d’un solitaire, op. cit., t. II, p. 172-173. 22 Réfutation du Discours du citoyen de Geneve, qui a remporté le prix à l’Académie de Dijon, en 1750 par un académicien de la même ville et Réfutation des Observations de M. Jean-Jacques Rousseau de Genève, sur une Réponse qui a été faite à son Discours dans le Mercure de septembre 1751, dans J.-J. Rousseau, Discours qui a remporté le prix à l’Académie de Dijon, nouvelle édition, Londres, 1751. 23 Voir J. Starobinski, Action et réaction. Vie et aventures d’un couple, Paris, Seuil, 1999, p. 59-60. 24 « […] les opérations dont l’ensemble porte le nom de moral se rapportent à ces autres opérations qu’on désigné plus particulièrement par celui de physique […] elles agissent et réagissent les unes sur les autres » (Cabanis, cité par J. Starobinski, ibid., p. 148).

##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== Rousseau, Diderot et la mesure de l’homme 19

Diderot de son côté expérimente l’hypothèse d’une quantifi cation du moral, conformément au développement des statistiques et des probabilités. Il joue de l’idée dans un des chapitres qu’il adjoint tardivement aux Bijoux indiscrets. Le sultan et sa compagne se délassent d’écouter les bijoux en lisant le rapport de voyageurs dans des pays lointains. Mais ce rapport rejoint sans doute le bavar- dage des bijoux. Mangogul annonce à Mirzoza « un usage des thermomètres » dont elle n’a pas la moindre idée25. Une société, visitée par les voyageurs, a entre- pris de rationaliser les mariages pour éviter tout échec. Dans cette contrée « où tout se règle par des lois géométriques », on calcule la chaleur propre à chacun afi n d’apparier idéalement les conjoints. Pour mesurer cette chaleur des bijoux féminins et masculins, des thermomètres ont été construits, alors que le ther- momètre médical n’existe pas encore. La garde en est confi ée aux prêtres et aux prêtresses, « comme celle du feu sacré des vestales », comparaison osée puisqu’il s’agit d’un feu opposé à celui des vierges de Vesta. La mesure se déroule selon un rituel cérémonial : « Au son des hautbois et des musettes, s’approchèrent deux couples d’amants conduits par leurs parents ». Le premier examen porte sur la forme matérielle des sexes, le second sur le degré de chaleur de chaque candidat au mariage, à la suite de quoi un couple est consacré et l’autre récusé. Cette société tente de réconcilier les trois codes, naturel, religieux et social. Ne sont admis à prononcer leurs vœux monastiques que les jeunes gens et jeunes fi lles que leur température de bijou ne dispose pas au mariage. « Pour illustrer mon pontifi cat », explique le grand-prêtre, « j’ai publié un diplôme qui fi xe le temps, l’âge et le nombre de fois qu’une fi lle sera thermométrisée avant que de prononcer ses vœux, et notamment la veille et le jour marqué pour sa pro- fession. » À l’inverse, « une fi lle qui fait monter la liqueur à une hauteur, et avec une célérité dont aucun homme ne peut approcher, est constituée courti- sane, état très respectable et très honoré dans notre île »26. Une étrangère, dont on apprend bientôt que c’est une Parisienne, se révèle posséder un bijou d’une forme indéterminée, adaptable à tout organe masculin, et d’une chaleur qui fait monter tout à coup le thermomètre à 190°. Elle devient la maîtresse d’un séna- teur nommé Colibri mais dont les capacités amoureuses semblent inversement proportionnelles à l’oiseau dont il porte le nom27. Cette île racontée dans Les Bijoux indiscrets devient un double de la Tahiti du Supplément. Le raffi nement scientifi que rejoindrait la spontanéité de la simple nature.

25 Diderot, Contes et romans, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2004, p. 51. 26 Ibid., p. 55. 27 Cailhava de L’Estandoux (1731-1813) a adopté le pseudonyme d’abbé Colibri pour rééditer ses contes en 1797.

##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== 20 Michel Delon

Une telle invention n’est pas à mettre au seul compte d’un Diderot dont les idées sont décidément des catins. Elle appartient à l’imaginaire de l’époque. L’un des modèles de la scène dans Les Bijoux indiscrets est peut-être Le Spectateur de Joseph Addison et Richard Steele. Deux feuilles s’amusent à la dissection de la tête d’un petit-maître puis à l’anatomie du cœur d’une coquette. Cette analyse du cœur isole un liquide du péricarde semblable à « l’esprit-de-vin dont on rem- plit les thermomètres qui servent à marquer les diff érents degrés de l’air ». La comparaison est développée dans une image burlesque, susceptible d’être trans- formée en analogie sérieuse. L’analyse morale peut devenir l’objet de procédures identiques aux phénomènes de la nature physique.

Je ne dois pas oublier ici une expérience qu’un des membres de la compagnie nous dit avoir faite avec cette liqueur, dont il avait trouvé bonne provision autour du cœur d’une coquette qu’il avait anatomisé autrefois. Il nous assura qu’il en avait rempli un tuyau de verre, à peu près comme celui d’un thermomètre ; mais qu’au lieu de marquer les varia- tions de l’air, il désignait les qualités des personnes qui entraient dans la chambre où il avait été suspendu. Il ajouta que cette liqueur montait à l’approche d’un plumet, d’un juste-au-corps en broderie, ou d’une paire de gants à frange ; et qu’elle baissait d’abord qu’une vilaine perruque mal peignée, qu’une paire de souliers lourds, ou un habit à l’an- tique paraissait dans la maison. Ce n’est pas tout, il nous certifi a que s’il venait à éclater de rire auprès de cette liqueur, elle montait d’une manière sensible, et qu’elle descendait au plus vite aussitôt qu’il prenait un air sérieux. En un mot, il pouvait reconnaître s’il y avait un homme de bon sens, ou un fat, dans sa chambre28.

Deux récits français au moins exploitent la même comparaison que Le Specta- teur et Les Bijoux, sans qu’on puisse marquer de limite claire entre la plaisanterie et l’hypothèse méthodologique. Le premier récit relève de ce qu’on a pu appeler les « contes parodiques et licencieux ». La Brochure nouvelle, attribuée à Antoine Gautier de Montdorge (1701-1768), date de 1746. Les personnages lisent le jour- nal d’un voyageur qui lui-même y rapporte une conversation. « […] je voudrais que les savants qui arrivent de tous les pays du monde, fi ssent une assemblée générale avec les nôtres pour imaginer une nouvelle espèce de thermomètre, qui marquât distinctement les diff érents degrés du plaisir et de l’ennui ; car je trouve que sur cet article, on vit sans savoir comment. Nous n’avons ni principes ni règles »29. L’interlocuteur remarque que le plaisir et le déplaisir sont, aussi bien que le froid et le chaud, de l’ordre de l’évidence sensible.

28 Le Spectateur ou le Socrate moderne où l’on voit un portrait naïf des mœurs de ce siècle, traduit de l’anglais, Amsterdam, 1723,1, t. III, p. 258. 29 Contes parodiques et licencieux du 18e siècle, textes réunis et présentés par Raymonde Robert, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1987, p. 208.

##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== Rousseau, Diderot et la mesure de l’homme 21

Une quinzaine d’années plus tard, le médecin Tiphaigne de La Roche (1722- 1774) décrit une étonnante utopie, désignée par une anagramme de son propre nom, Giphantie, qui suggère quelque fantaisie gigantesque ou fantasme déme- suré. L’instrument de mesure concerne cette fois les ressources intellectuelles et morales des individus afi n d’assigner à ceux-ci la place qui leur convient dans la société. « Il s’agirait de trouver un moyen mécanique de reconnaître dans chaque personne le degré de chaleur et de mouvement du liquide animal, afi n de dis- cerner à quoi chacun est propre, et l’employer en conséquence »30. L’utopiste pro- pose la fabrication de thermomètres qui seront distribués aux souverains et aux responsables dans la société, mais un usage privé est également possible.

J’en [fournirai] à ces cœurs tendres, ces fi lles vertueuses faites pour donner de l’âme au petit nombre de nos plaisirs, et pour assortir la multitude de nos plaisirs, et pour amor- tir la multitude de nos chagrins. Avec mon thermomètre, elles se choisiront des époux dignes de leur attachement, s’il en est encore, et ne se verront point livrées à ces hommes nés pour le malheur des femmes, ces hommes sans mœurs, qui se marient pour la vie et n’épousent que pour six mois31.

La réfl exion, à la vérité, pourrait tenir lieu de l’instrument, qui ne serait qu’un artifi ce de romancier si la réfl exion n’était pas si rare. L’idée est dans l’air, mais Diderot fi le la métaphore et la leste d’une satire anticléricale qui fait du clergé le manipulateur de la sexualité. Il donne à ses thermomètres du tempérament une précision qui rappelle l’instrument soi- gneusement gradué pour fi xer la hauteur des sons dans le premier des Mémoires sur diff érents sujets de mathématiques (1748) et toute une série d’instruments décrits et représentés dans les articles et sur les planches de l’Encyclopédie. Les connaissances scientifi ques donnent une dimension nouvelle à l’image, mais l’ironie de l’intrigue romanesque, la distance instaurée par l’enchâssement des récits laissent au projet de la quantifi cation du désir et du plaisir une part de fl ou qui pose la question de son opportunité. Ce sont les lecteurs de Rousseau, plus ou moins fi dèles à leur maître, qui avancent la critique radicale de l’ambition de mesure morale. Dans une des Études de la nature, Bernardin de Saint-Pierre s’en prend à ceux qui prétendent réduire les sociétés au climat et l’homme à son environnement physique. « Le climat infl ue sur le moral, il ne le détermine pas, et quoique cette détermination supposée soit regardée, dans beaucoup de livres modernes, comme la base fondamentale de la législation des peuples, il n’y a pas

30 Giphantie, Babylone, 1760, t. II, p. 149. 31 Ibid., p. 152-153. L’auteur fait actuellement l’objet d’une réévaluation : voir Y. Citton, M. Dubacq, P. Vincent (éd.), Imagination scientifi que et littérature merveilleuse, Charles Ti- phaigne de La Roche, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, coll. « Mirabilia », 2014.

##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== 22 Michel Delon

d’opinion philosophique mieux réfutée par tous les témoignages de l’histoire »32. Contre un déterminisme du climat, les peuples orientaux ne sont pas voués au despotisme et la liberté ne doit pas être réservée aux pays du Nord. L’énergie physique pour lutter contre le froid et les rudes conditions météorologiques ne se traduisent pas immédiatement en énergie morale et politique. Une excla- mation résume ce refus du fatalisme : « Faut-il donc que nous réglions à notre baromètre et à notre thermomètre les vertus et le bonheur des nations ! » Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre voient dans l’appropriation des biens communs et dans le creusement de l’inégalité la dérive des sociétés et la réduc- tion de l’homme à sa seule réalité physique et quantifi able. L’auteur anonyme des Confessions d’un solitaire dénonce le commerce auquel son père a voulu le destiner. Cette optique marchande donne un prix à chaque chose et une va- leur comptable à chaque homme. Elle voit dans la société une juxtaposition d’intérêts individuels. La géométrisation classique de l’univers n’est plus qu’une tarifi cation générale. La mesure dérive vers l’imposition de la monnaie comme équivalent universel. Diderot compare la langue à la monnaie et choisit comme métaphore de la communication les Comptes faits de François Barrême33. Du calcul des plaisirs et des peines par Maupertuis à l’usage des probabilités en dé- mographie par Buff on et en politique par Condorcet34 s’impose une mathémati- sation de la société qui se transforme facilement en marchandisation. L’univer- salité du modèle scientifi que s’inverse en privatisation des intérêts particuliers. Le solitaire de 1796 accuse :

Les économistes de Paris [il aurait dû ajouter : et de Londres] qui voient dans le com- merce une grande machine faite pour rapprocher les hommes, réunir et fortifi er les liens de l’aff ection et les moyens du bonheur, qui croient que le commerçant n’est occupé dans son cabinet qu’à imaginer des opérations tendant à verser la surabondance d’un pays dans un autre pressé par la disette, à établir partout le niveau dans les besoins et dans les jouissances, sont dans une grande erreur. Personne n’est plus proprement égoïste que lui : il ne s’occupe du matin au soir qu’à accroître sa fortune particulière aux dépens de tout. C’est un barbare : il n’a ni parents, ni amis, ni patrie. C’est un vandale […]35

32 Études de la nature, Saint-Étienne, Presses universitaires de Saint-Étienne, 2007, p. 182. Colas Dufl o dans son introduction présente Bernardin de Saint-Pierre comme un « disciple légèrement hétérodoxe de Rousseau » (p. 26). 33 Voir « Tous comptes faits », Diderot cul par-dessus tête, p. 40-44. 34 Voir G.-G. Granger, La mathématique sociale du , 1955, rééd. Paris, Odile Jacob, 1989 et T. Martin, « Buff on et l’arithmétique politique », Math. Inf. Sci. hum., n° 148, 1999. 35 Confessions d’un solitaire, t. II, p. 135.

##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== Rousseau, Diderot et la mesure de l’homme 23

On croirait une dénonciation actuelle de la virtualisation et de la fi nanciarisa- tion du monde. Diderot et Rousseau dans leur collaboration comme dans la rupture de leur amitié sont les témoins et les acteurs d’une évolution qui mène de la géométri- sation de l’espace à la mathématisation du moral et du social. Ils expriment la sensibilité au monde extérieur et la conscience des infl uences que celui-ci exerce sur nous. Ils appliquent à la vie morale les procédures d’observation et d’enre- gistrement qui ont été validées dans les sciences de la nature et s’investissent plus ou moins dans l’espoir qu’une science nouvelle de l’homme puisse être fon- dée sur ces bases. Les convictions religieuses de Rousseau le préservent d’une dérive de ce savoir en technique de pouvoir politique et d’exploitation écono- mique, tandis que Diderot pousse à la limite l’hypothèse de la mesure et l’usage d’instruments. Il y a de la dérision dans le chapitre des Bijoux indiscrets et il est signifi catif que l’image de Jean-Jacques maître des bouquetières intervienne dans une adjonction à la Lettre sur les aveugles et que la thermométrisation des jeunes gens soit décrite dans un chapitre supplémentaire du roman. Diderot tra- vaille dans une écriture par fragment et supplément qui lui permet d’exprimer la complexité de situations contradictoires36. La sensualité est pour les deux amis l’évidence d’une réalité qui s’off re au plaisir et à la connaissance, elle doit rester pour Rousseau dans la gratuité du moment et se prolonge pour Diderot dans une rationalisation de la vie sociale qui menace toujours de s’inverser en une aliénation des hommes, funeste dialectique de l’Aufk lärung selon Adorno et Horkheimer. La force de cette amitié contrariée entre celui qui croyait au Ciel et celui qui n’y croyait pas empêche les Lumières de se fi ger en un dogme, en une leçon défi nitive. Elle nous lègue une culture du plaisir sensible, un goût des idées et un impérieux devoir de vigilance.

Rousseau, Diderot et la mesure de l’homme [résumé]

Jean Fabre parlait de Jean-Jacques Rousseau et de Denis Diderot comme de « frères ennemis ». Leur fraternité s’exprime dans une même recherche de la connaissance de soi, fondée sur une observation quotidienne, analogue à la description quantifi ée des phénomènes météorologiques. La référence au thermo- mètre et au baromètre n’est-elle qu’une image ou bien la conscience de procédures de mesure, communes aux phénomènes physiques et moraux ? On peut suivre l’image depuis Le Spectateur d’Addison et Steele jusqu’aux Bijoux indiscrets et aux

36 Voir F. Cabane, L’Écriture en marge dans l’œuvre de Diderot, Paris, Champion, 2009.

##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== 24 Michel Delon

Confessions, mais Rousseau et Diderot s’interrogent sur le bien-fondé et les limites de cette mesure quantifi ée de l’humain. Mots clés : mesure, instrument, sciences, nature, sciences humaines

Rousseau, Diderot and the measure of man [summary]

Jean Fabre spoke of Jean-Jacques Rousseau and Denis Diderot as „enemy brothers”. Th eir Brotherly connection expressed itself in a shared quest for self-knowledge, based on methodical observations, analogous to the precise measurement of me- teorogical phenomena. Are references to the thermometer and barometer merely metaphors or do they suggest an awarenesse of measuring methods shaured by physical and moral phenomena? One can race these images from Addison and Steele’s Spectator to the Indiscreet jewels, to the Confessions, although Rousseau and Diderot question the limits and legitimacy of precisely measuring what is human. Key-words: Measuring, Instrument, Human Sciences, Nature, Science

Rousseau, Diderot i miara człowieka [streszczenie]

Jean Fabre mawiał o Janie Jakubie Rousseau i o Dionizym Diderocie jako o «wro- gich sobie braciach». Ich braterska więź przejawia się w podobnym poszukiwa- niu samowiedzy opartej na codziennej obserwacji, podobnej do ilościowego opisu zjawisk meteorologicznych. Czy w przywołaniu termometru lub barometru idzie tylko o pewien obraz, czy też o świadomość procedur pomiaru, wspólnych zjawi- skom fi zycznym i moralnym? Można podążać za tą analogią od Spectatora Addi- sona i Steele’a po Niedyskretne klejnoty Diderota i Wyznania Rousseau. Z tym, że tak Rousseau jak i Diderot zadają sobie pytanie o zasadność i granice owej miary człowieka opartej na liczbie. Słowa kluczowe: pomiar, instrument, nauka, nauki humanistyczne, natura

##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== Bernard Gittler

(Lycée Stendhal, Grenoble)

Le premier Discours de Rousseau, radicalisation politique de la position de Diderot sur la vertu

1. L’indécidable illumination de Vincennes

Parler des rapports entre Rousseau et Diderot au moment du premier Discours, c’est inévitablement évoquer l’illumination de Vincennes. Il faut commencer par l’envisager de façon factuelle, même si, nous le verrons, cet aspect est pour une part indécidable et qu’il est conceptuellement secondaire. L’épisode de l’illumination est évoqué dans la seconde des Lettres à Males- herbes et dans le livre VIII des Confessions1. Rappelons-en les circonstances et le récit qu’en fait Rousseau. Diderot est emprisonné au Donjon de Vincennes le 24 juillet 1749. Il obtient l’autorisation de recevoir des visites le 21 août. Peu après, Rousseau accourt à Vincennes, et rend visite à son ami « tous les deux jours » au moins. Manquant d’argent pour payer un fi acre, Rousseau presse le pas sur le trajet, long de « deux lieues » – soit environ huit kilomètres. En raison de la « chaleur excessive », il trouve un moyen pour ralentir son pas : lire en marchant. Un jour d’octobre 1749, sa lecture « tombe » sur le Mercure de France qui vient de paraître. Il éprouve une « inspiration subite » en lisant le sujet mis au concours par l’Académie de Dijon. Entrevoyant les principes fondamentaux qui deviendront ceux de son système, il compose sous un chêne la prosopopée de Fabricius, et aperçoit « tout le devant de [sa] veste mouillé de [ses] larmes sans avoir senti qu’[il] en répandait ». Arrivé à Vincennes, il lit sa prosopopée à Diderot qui l’exhorte à « donner l’essor à [ses] idées et de concourir au prix ». Le récit de cette « illumination » n’a cessé d’être remis en cause. Les pre- miers, Marmontel et Morellet ont prétendu que Rousseau s’apprêtait à défendre le progrès des arts et des sciences, et qu’il en aurait été dissuadé par Diderot qui

1 Rousseau, Œuvres complètes, 5 vol., dir. B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 1959-1995 [désormais OC I à V], vol. I, p. 350-351 et p. 1135-1136. Toutes les références du récit de l’illumination qui suivent sont tirées de ces quatre pages.

##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== 26 Bernard Gittler

lui aurait montré que cette position était un « Pont aux ânes »2. Tous deux pré- tendent s’appuyer sur des propos de Diderot. Marmontel certifi e qu’il a fait ce récit à Voltaire3. Outre que ces témoignages tardifs relèvent d’un parti pris qui vise à ternir l’image de Rousseau, ils ne peuvent être reçus sans examen critique, car Diderot, qui fait état de cet événement bien avant Marmontel et Morellet, ne donne aucun élément qui contredise les récits de Rousseau4. Une étude récente de Renato Galliani remet en question le récit de Rousseau sur la base d’éléments factuels. D’une part, les relevés de température eff ectués par l’astronome Delisle montrent qu’il ne faisait pas chaud en octobre 17495. D’autre part, les arbres bordant l’avenue menant de la place du Trône à Vincennes étaient des ormes et non des chênes, si bien que Rousseau n’aurait pas pu écrire la pro- sopopée de Fabricius sous un chêne6. Galliani en déduit que l’illumination a été imaginée par Rousseau « quelque treize ans après »7. Rousseau aurait élaboré son récit en y introduisant des éléments symboliques, en précisant dans le manuscrit de Genève que la prosopopée de Fabricius a été rédigée sous un chêne alors qu’il aurait d’abord écrit dans le manuscrit de Paris « sous un arbre »8. Les éléments objectifs concernant les relevés de température et l’essence des arbres utilisés dans les alignements de l’avenue de Vincennes sont incontes- tables. Mais, ils ne permettent pas de conclure. En eff et, remarquons d’abord que le texte ne mentionne pas un fait ponctuel mais l’habitude, prise en raison de la chaleur de l’été, de lire en marchant. En aucun cas le récit des Confes- sions ne précise que, le jour où Rousseau a pris avec lui le Mercure de France d’octobre 1749, il faisait une chaleur étouff ante. Ensuite, nous ne connaissons

2 J.-F. Marmontel, Œuvres postumes, Mémoires, t. 2, Paris, impr. de Xhrouet, 1804, p. 240. A. Morellet, Mémoires de l’abbé Morellet, de l’Académie Française, sur le dix-huitième siècle et sur la révolution, t. 1, Paris, Ladvocat, 1821, p. 115-116. 3 Op. cit., p. 240. 4 Diderot en fait le récit dans La réfutation de l’ouvrage d’Helvétius intitulé « L’homme » (t. 1, section 1, ch. 8) écrit en 1773 et 1774, et dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron (livre 1, § 66) publié en 1779. Voir Diderot, Œuvres philosophiques, M. Delon et B. de Negroni (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 2010, p. 465, 729 et 1267 n. 1. Comme le notent Bernard Gagnebin et Marcel Raymond (OC I, p. 351n.3) à la suite de Havens (Rousseau, Discours sur les Sciences et les Arts, G.R. Havens (éd.), New York, Modern Language Association of America ; London, Oxford University Press, 1946, p. 8), Diderot ne contredit aucunement le récit de Rousseau. 5 Renato Galliani, Rousseau, le luxe et l’idéologie nobiliaire, SVEC [Studies on Voltaire and the Eighteenth Century], n° 268, Oxford, Th e Voltaire Foundation, 1989, p. 28-30. 6 Ibid., p. 31. 7 Ibid., p. 31. 8 Cette modifi cation aurait été eff ectuée en référence à la conversion d’Augustin sous un fi guier (Ibid., p. 36-37).

##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== Le premier Discours de Rousseau, radicalisation politique de la position de Diderot…27

pas l’itinéraire emprunté par Rousseau pour aller au donjon de Vincennes. D’autres voies étaient possibles que celle retenue par Galliani, et les arbres d’ali- gnement n’étaient pas les seuls présents9. Enfi n, rien ne permet de connaître, pour ce passage, l’ordre de rédaction des manuscrits de Paris et de Genève10. Le raisonnement de Galliani s’en trouve fragilisé au point de cesser d’être concluant : rien ne permet de démontrer que le récit de Rousseau est une éla- boration imaginaire. Mais il serait imprudent de conclure le contraire. Compte tenu des éléments factuels dont nous disposons, la réalité de l’illumination de- meure indécidable. Faut-il le regretter ? Sans doute pas. Cette incertitude nous force à étudier les rapports entre Diderot et Rousseau, quant au concept de ver- tu, à partir du matériau propre à l’histoire de la philosophie : l’étude des textes. Cette étude montre le dialogue que Rousseau eff ectue avec Diderot dans son premier Discours, et en particulier par l’intermédiaire de Montaigne que Dide- rot cite à plusieurs reprises dans sa traduction de l’Essai sur le mérite et la vertu de Shaft esbury11. L’importance qu’a eue cette œuvre dans la première philoso- phie de Rousseau n’a pas encore donné lieu à une étude d’envergure12. Pour le faire, nous allons dans un premier temps analyser la conception de la vertu que développe Diderot avec Shaft esbury dans l’Essai, puis nous examinerons le rôle qu’il donne à Montaigne.

9 Interrogé sur cette question, Yoann Brault, du centre de Topographie historique de Paris, précise que « les terrains et propriétés bordés par les avenues rayonnant de la place du Trône, alors très peu urbanisés et pas nécessairement clôturés, pouvaient être plantés par leurs propriétaires d’essences variées et, par conséquent, de chênes » (courriel du 18 mai 2009). 10 Jacques Voisine précise que pour les livres VII à XII, les manuscrits de Paris et de Genève ont été rédigés simultanément en 1769-1770 (Rousseau, Les Confessions, J. Voisine (éd.), Paris, Champion, 2011 (rééd.), p. cxvii). 11 Diderot a off ert un exemplaire de l’édition originale à son ami ; il est conservé au musée J.-J. Rousseau de Montmorency sous le numéro d’inventaire 2002.15.1. On lit sur la page de garde précédant le frontispice : « Ce livre m’a été donné par l’Auteur ; le 16e de mars 1745. J.-J. Rousseau ». Paolo Casini et John S. Spink font état de cet exemplaire dans leur édition de l’Essai, Diderot, Œuvres complètes, t. 1, Le modèle anglais, A.M. Wilson, B.T. Hanna, R. Desné, J. Roger [et al.], (éd.), Paris, Hermann, 1975, p. 282. Les mentions manuscrites « Shaft esbury » et « traduit par Diderot » sur la page de titre sont données comme étant de la main de Rousseau (ibid.). 12 Signalons l’étude récente de John T. Scott qui relie l’Essai à la bonté naturelle de l’homme du second Discours (John T. Scott, « En vertu de la bonté. Shaft esbury, Diderot et la bonté naturelle », Philosophie de Rousseau, B. Bachofen, B. Bernardi, A. Charrak et F. Guénard (dir.), Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 233-247). Cette importance durable de l’Essai dans la pensée de Rousseau invite d’autant plus à l’examiner dans le premier Discours.

##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== 28 Bernard Gittler

2. Diderot, un traducteur contre la censure

Peut-on considérer la traduction publiée en 1745 de l’Essai sur la morale et la vertu de Shaft esbury comme une œuvre de Diderot13 ? Roger Lewinter apporte une réponse affi rmative à cette question14 en s’appuyant sur le Discours prélimi- naire de Diderot publié en tête de cette traduction :

Il ne me reste qu’un mot à dire sur la maniére dont j’ai traité M. S… je l’ai lû et relû : je me suis rempli de son esprit, et j’ai, pour ainsi dire, fermé son Livre, lorsque j’ai pris la plume. On n’a jamais usé du bien d’autrui avec tant de liberté. J’ai resserré ce qui m’a paru trop diff us ; étendu ce qui m’a paru trop serré ; rectifi é ce qui n’étoit pensé qu’avec har- diesse ; et les réfl exions qui accompagnent cette espece de Texte, sont si fréquentes, que l’Essai de M. S… qui n’étoit proprement qu’une Démonstration Métaphysique, s’est converti en Elémens de Morale assez considérables15.

L’étude critique de John S. Spink et Paolo Casini montre que cette position pa- radoxale résiste à l’analyse16. Il ne faut pas la prendre à la lettre : compte tenu des exigences du XVIIIe siècle, Diderot n’est pas « un traducteur infi dèle »17. Les modifi cations apportées par Diderot concernent souvent des détails et restent en général conformes à la pensée de Shaft esbury. Les cinquante notes que com- porte l’ouvrage sont pour la plupart composées de citations extraites d’autres essais de Shaft esbury18. Cette liberté affi chée dans le Discours préliminaire ne se

13 Sur la question du choix de l’Inquiry concerning vertue or merit parmi les traités de Shaft esbury, voir Paolo Casini, article « Essai sur le mérite et la vertu », Dictionnaire de Diderot, R. Mortier et R. Trousson (dir.), Paris, Honoré Champion, 1999, p. 177-179. La publication en a été mouvementée, la première publication, par , étant si fautive que « l’auteur racheta tours les exemplaires » (ibid.). Le texte, remanié, a été publié avec la première édition des Characteristics en 1711 (Shaft esbury, Characteristics of Men, Manners, opinions, Times, t. 2, Londres, J. Darby, 1711, p. 5-176). 14 Diderot, Œuvres complètes, R. Lewinter (éd.), t. 1, Paris, Le Club français du livre, 1969, p. 10-11. 15 Diderot, Principes de la philosophie morale ou essai de M. S*** sur le Mérite et la Vertu. Avec Refl exions, Amsterdam, Zacharie Chatelain, 1745, « Discours Préliminaire », p. xxix- xxx. Le texte de l’Essai sera donné dans l’édition originale, dans lequel Rousseau l’a lu. 16 Voir leur introduction dans Le modèle anglais, op. cit., p. 269-279. 17 Ibid., « sur le style de la traduction », p. 280. 18 Outre l’édition critique mentionnée ci-dessus, on trouve les sources des notes de Diderot dans F. Venturi, Jeunesse de Diderot (de 1713 à 1753), trad. J. Bertrand, Paris, Albert Skira, 1939, p. 346-357. On ne trouve que dans « quelques rares notes […] quelque chose qui soit caractéristique de [la] façon de sentir [de Diderot] » (ibid., p. 346). Sur

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trouve donc pas chez le traducteur, mais chez le philosophe : en prenant appui sur Shaft esbury, Diderot poursuit son propre projet, qu’il faut préciser. Shaft esbury défend un déisme qui articule avec radicalité la morale et la reli- gion19. La religion n’est légitime que si elle se fonde sur le sentiment naturel de la morale inscrit en tout homme. Rejetant le péché originel, Shaft esbury construit son anthropologie à partir de la sociabilité naturelle et de la bonté naturelle de l’homme. Shaft esbury rompt donc à la fois avec le christianisme, et avec le pessimisme athée de Hobbes. Si la religion n’est pas fondée sur la religion natu- relle, il s’agit d’une fausse religion qui s’appuie sur l’enthousiasme et qui tombe dans le fanatisme et la barbarie : « For inspiration is a real feeling of the Divine Presence and enthusiasm a false one »20. Il en découle deux enjeux majeurs : d’une part, la morale, pensée comme naturelle, trouve une autonomie qui donne à l’athéisme une légitimité ; d’autre part, cette position renverse la révélation divine, puisqu’aucune morale ne peut tenir ses principes d’un Dieu transcendant connu par la révélation – celle-ci n’est pas à proprement parler niée, mais elle devient secondaire par rapport au sentiment naturel et soumise à l’autorité de la raison, ce qui en constitue une remise en cause radicale. Cette réfl exion sur les rapports entre la morale et la religion possède des enjeux politiques propres à Shaft esbury que Diderot néglige21. Il en a d’autres. Diderot ne pense la religion ni en théologien, ni à partir de ses propres convic- tions religieuses, tout aussi diffi ciles à identifi er dans l’Essai que dans les Pensées philosophiques écrites en dialogue avec Shaft esbury22. Comme l’indique la lettre À mon frère placée en tête de l’Essai, Diderot réfl échit en philosophe, et considère les rapports entre foi et raison « en bon citoyen », soucieux de déterminer les limites que la religion se doit de respecter dans une société politique se préser- vant de la barbarie. Cela marque déjà politiquement la traduction de Diderot.

l’intertextualité chez Diderot, voir B. de Negroni, « Diderot et le bien d’autrui », Diderot, Œuvres philosophiques, op. cit., p. xxvii-xxxviii. 19 Pour cette analyse, voir l’introduction de Casini et Spink, op. cit. 20 Shaft esbury, Characteristicks of Men, Manners, Opinions, Times, vol.1, [s.l.] : [s.n.], 1732, « A Letter Concerning Enthusiasm », p. 53. « Car l’inspiration est un sentiment certain de la divine présence, et l’enthousiasme en est un sentiment faux » (Shaft esbury, Les Œuvres de Mylord Comte de Shaft sbury contenant ses Caracteristicks, ses Lettres, et autres Ouvrages, t.1, trad. attribuée à D. Diderot, J.-B. Pascal et J.-B. Robinet, éd. J.B. Robinet, Genève, [s.n.], 1769, « Lettre sur l’enthousiasme », p. 43). Sur la traduction et le rôle de Jean-Baptiste Robinet, voir la réédition critique de cette traduction : Œuvres de Mylord comte de Shaft esbury, éd. F. Badelon, Paris, H. Champion, 2002, p. 33. 21 Le modèle anglais, op. cit., p. 272. 22 Voir la présentation des Pensées philosophiques par Michel Delon, op. cit., p. 1030.

##7#52#aSUZPUk1BVC1WaXJ0dWFsbw== 30 Bernard Gittler

Mesurons le pari de Diderot dans son entreprise éditoriale. Sa position dis- crédite comme fausse et barbare la religion révélée – c’est-à-dire fondée sur la révélation –, au profi t d’un christianisme vrai s’appuyant sur la religion natu- relle. Cela passe par un dispositif à double face : d’un côté, Diderot manipule le texte de Shaft esbury et le fait apparaître comme acceptant la révélation ; de l’autre, il utilise un art d’écrire qui trompe la censure mais non un lecteur atten- tif : il s’agit bien d’attaquer la religion révélée. Ce dispositif oblige Diderot à ruser avec la censure, comme avec la question du tyrannicide : Diderot remplace l’allusion de Shaft esbury par des références aux usurpateurs dans les républiques anciennes, et rédige une note où il déclare avoir rectifi é la pensée de Shaft esbury car « la Sorbonne l’a décidé en 1626 »23. Loin d’être la marque d’un désengagement politique24, Diderot met en scène son art d’écrire contre la censure. Dans le Discours préliminaire, Diderot fait croire que Shaft esbury oppose déisme et théisme – le premier s’opposant à la révélation que le second recon- nait –, alors qu’il n’en est rien. Cette distinction, comme l’indique Diderot dans une note, fait référence à l’abbé de La Chambre « docteur en Sorbonne », et vise à satisfaire les censeurs25. Pour laisser croire que cette distinction vient de Shaft esbury, Diderot manipule une citation en changeant intentionnelle- ment le terme « deist », donné par Shaft esbury comme « the highest of all Names », en « theist »26, et il eff ectue une coupe qui, sans cela, aurait révélé son stratagème27. Le dispositif mis en place par Diderot met en scène sa clandestinité pour affi cher une position philosophique qui, exprimée en toutes lettres, condamne- rait son livre au feu. Il donne en note du Discours préliminaire une citation de Shaft esbury et il explique ne pas la traduire faute de pouvoir « la rendre dans notre Langue avec tout sa force »28. Cette note oppose la philosophie enseignée dans les facultés de théologie, qui est fausse, à la recherche de la sagesse, qu’il faut pratiquer comme Nicodème allait rendre visite à son Maître « en secret, et de nuit »29. Comme le montre Franck Cabane, Diderot invite à lire les auteurs

23 On trouvera ce passage dans l’édition originale, op. cit., p. 163. 24 C’est ainsi que l’interprètent Casini et Spink, op. cit., p. 272. 25 Op. cit., p. 12. 26 Voir l’édition de Casini et Spink, op. cit., p. 298 n. 25. 27 Op. cit., « Discours prélimianire », p. xxiii ; voir Characteristicks, vol. 2, op. cit., « Th e Moralists, a Philosophical Rhapsody… », p. 209. 28 Op. cit., « Discours Préliminaire », p. xii-xiii. 29 Characteristicks, vol. 2, op. cit., « Th e Moralists, a Philosophical Rhapsody… », p. 184. Pour l’allusion à Nicodème, voir Le modèle anglais, op. cit., n. 12 p. 294. Voir également C. Dédéyan, L’Angleterre dans la pensée de Diderot, Paris, Centre de Documentation Universitaire, coll. « Les cours de Sorbonne », 1958, p. 34.

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condamnés par l’Église30, comme John Asgill et le déiste Matthew Tindal, que Diderot feint de critiquer alors qu’il cite habilement l’éloge qu’en fait Jonathan Swift 31. Ce dispositif à plusieurs faces conduit Diderot à composer un nouveau para- graphe au cœur de l’Essai, qui fait croire qu’il ne faut pas se satisfaire du bon- heur terrestre, alors qu’au contraire il critique ceux qui, insatisfaits, s’empêchent ainsi d’en jouir32. Ce procédé a eu son effi cacité : ce paragraphe a été loué par les Jésuites33. D’autres ont su lire sa position : le Journal des savants conclut que malgré les précautions de Diderot, « s’il conduit la créature, comme il le dit, jusqu’à la porte de nos Temples, il semble en même temps qu’il veuille la dis- penser d’y entrer »34.

3. L’instrumentalisation de Montaigne par Diderot

Diderot ouvre sa traduction de Shaft esbury par la lettre À mon Frère, provo- cation adressée à son cadet Didier-Pierre « catholique intransigeant »35 qui s’apprête à prendre les ordres. Diderot le donne pour un « ennemi de l’enthou- siasme et de la bigotterie »36, c’est-à-dire, selon les concepts de Shaft esbury, de la religion révélée. La lettre ne cite jamais le nom de Shaft esbury et porte sur les dérives barbares de la religion. Pour constituer son concept de barbarie, Diderot s’appuie sur une longue et unique citation de Montaigne, extraite du chapitre « De la liberté de conscience »37. Cette citation condamne le zèle des chrétiens qui, lorsque leur religion a acquis du pouvoir, ont détruit les ouvrages de Tacite et « porté plus de nuisance aux lettres que tous les feux des barbares »38. Diderot tire son concept de barbarie de Shaft esbury : toute religion faisant appel à l’enthousiasme est barbare. Ainsi Shaft esbury juge-t-il avec sarcasme

30 F. Cabane, L’écriture en marge dans l’œuvre de Diderot, Paris, H. Champion, 2009, p. 126-127. 31 « Discours préliminaire », op. cit., p. xxvi-xxviii. 32 Ibid., p. 171-172. Voir le modèle anglais, op. cit., p. 377 n. 159. 33 Ibid., Mémoires de Trévoux, février 1746, p. 197-220, p. 212-213. 34 Journal des savants, avril 1746, p. 210-219, p. 219. 35 R. Mortier, « Didier Diderot lecteur de Denis : ses réfl exions sur l’Essai sur le mérite et la vertu », Recherche sur Diderot et l’Encyclopédie, n° 10, avril 1991, p. 21-39, p. 21. 36 « À mon Frère », op. cit., p. ix. 37 Montaigne, Les Essais, J. Balsamo, M. Magnien et C. Magnien-Simonin (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 2007, II.xix, p. 707. La citation occupe plus d’une page, sur les sept de la lettre. 38 « À mon Frère », op. cit., p. vi.

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les réfugiés protestants français, qui voudraient « former une Église consi- dérable par les mêmes moyens qui ont répandu l’ancienne, c’est-à-dire par le sang des Martyrs »39 : il s’agit de l’enthousiasme passif des victimes qui les rend inhumaines. À cette barbarie, Shaft esbury oppose Julien l’Apostat dans une longue note où il montre à la fois l’humanité de l’empereur romain et l’inhumanité des persécutions que les chrétiens ont fait endurer aux païens. On reconnait l’inversion entre le concept de barbarie et l’usage courant du mot, qui découle de l’analyse de Montaigne40 : les chrétiens, en considérant les païens comme des « Bêtes brutes »41 et en ne reconnaissant pas leur humanité, sont les vrais barbares. Ne citant pas Montaigne, Shaft esbury considère que cette barbarie, par le christianisme, gangrène la culture française, et il cite des vers de Corneille qui décrivent sans la dénoncer la violence des actes commis au nom de la religion42. Les Essais jouent un rôle important dans la réception francophone de la philosophie issue du cercle de Locke. Pierre Coste, qui a donné la première édition des Essais43 après leur mise à l’Index, a auparavant introduit des cita- tions de Montaigne dans ses traductions de Shaft esbury et de Locke44, pour les placer dans son héritage. Diderot poursuit cette dynamique, mais en instru- mentalisant la pensée de Montaigne, sur laquelle il plaque celle de Shaft esbury. En eff et, Montaigne n’exige pas de trouver un remède à la religion chrétienne parce qu’elle repose sur la révélation. Le chapitre « De la liberté de conscience » montre avec la réhabilitation de Julien l’Apostat l’impuissance politique à main- tenir de façon juste « la religion et la police ancienne du pays », si bien que les souverains, ne pouvant ce qu’ils veulent, doivent faire semblant de vouloir ce qu’ils peuvent45. Alors que la réfl exion de Shaft esbury porte sur les principes de la morale considérée dans ses enjeux théologico-politiques, Montaigne marque par cette impuissance une séparation entre la morale et la politique que Jean

39 Op. cit., vol. 1, p. 23. Pour le texte anglais, voir Op. cit., vol. 1, p. 27. 40 Op. cit., I.xxx « Des Cannibales », p. 211-212. 41 Op. cit., vol. 3, p. 68. Pour le texte anglais, voir Op. cit., vol. 3, p. 87. 42 Corneille, Polyeucte, Acte II, scène vi, v. 711-718. 43 Montaigne, Les Essais, P. Coste (éd.), Londres, J. Tonson et J. Watts, 1724. 44 Pierre Coste a introduit dix-sept citations de Montaigne dans les notes de sa seconde édition de l’ouvrage de Locke, De l’éducation des enfans, Amsterdam, Henri Schelte, 1708. Il a ajouté neuf nouvelles citations dans la troisième édition de 1721, et deux nouvelles dans la quatrième de 1733. Il a par ailleurs revu la traduction d’Eff en de l’Essai sur l’usage de la raillerie de Shaft esbury, et a introduit une citation de Montaigne en note (Shaft esbury, Essai sur l’usage de la raillerie…, trad. J. van Eff en et P. Coste, La Haye, Henri Scheurleer, 1710, p. 103-105). 45 Op. cit., II.xix « De la liberté de conscience », p. 706 et p. 710.

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Balsamo identifi e comme un « développement particulier du thème machiavé- lien de la dissimulation »46. En prenant Montaigne comme référence, Diderot fait écho aux Lumières françaises. Voltaire, dans son anti-Pascal47, et surtout Boyer d’Argens48 ont fait de Montaigne un précurseur des Lumières, et ils se sont opposés au discrédit porté sur Montaigne par la Logique de Port-Royal49 et par Malebranche50. Un détail de la lettre À mon Frère montre comment Diderot fait dialoguer par l’intermédiaire de Montaigne Shaft esbury avec le cercle des philosophes français. Il donne comme exemple de barbarie, dans la première édition de l’Essai, la mutilation des statues du palais Farnèse51. Cela prolonge la note de Shaft esbury sur l’empereur Julien, dans laquelle on peut lire ce vers de Corneille : « Allons briser ces Dieux de Pierre et de Metal »52. L’indication du lieu situe l’événement après la Renaissance. On trouve une référence à Montaigne chez Bayle sur la mutilation des statues, expli- quant qu’il s’agit de châtrer les nus antiques par pudeur morale53. Les recherches critiques n’arrivent pas à identifi er l’événement auquel Montaigne fait référence. Diderot, corrigeant rapidement son texte, a dû s’apercevoir d’une erreur concer- nant le lieu54. On trouve cependant dans la première édition des Lettres juives de

46 Ibid., p. 1658. 47 « Le charmant projet que Montagne a eu de se peindre naivement, comme il a fait ! Car il a peint la Nature humaine ; Si Nicole et Mallebranche avoient toujours parlés d’eux même, ils n’auroient pas reussi. Mais un gentilhomme campagnard du temps de Henri trois, qui est savant dans un Siécle d’ignorance, philosophe parmi des fanatiques, et qui peint sous son nom nos faiblesses et nos folies, est un homme qui sera toujours aimé. » Voltaire, Lettres philosophiques, vingt-cinquième lettre, XL, O. Ferret et A. McKenna (éd.), Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 183 et p. 244 var. al. 48 Voir J.-B. Boyer d’Argens, La philosophie du bon sens, G. Pigeard de Gurbert (éd.), Paris, H. Champion, 2002, p. 67-74. 49 Voir A. Arnauld et P. Nicole, La logique ou l’art de Penser…, seconde éd., Paris, Charles Savreux, 1664, IIIe partie, ch. XIX, vi., p. 345. Cette section se trouve dans les éditions Coste à partir de la seconde édition des Essais, op. cit., Paris, La société, 1725, t. 1, p. lxx-lxxiii. 50 Voir Malebranche, De la recherche de la vérité, G. Rodis-Lewis (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 1979, Livre II, IIIe Partie, chapitre V « Du livre de Montaigne », p. 275-284. 51 « À mon Frère », op. cit., p. iv-v. 52 Op. cit., vol. 3, p. 87 (trad., op. cit., vol. 3 p. 68). Pour le vers, Corneille, Polyeucte, Acte II, scène vi, v. 716. 53 P. Bay l e , Réponses aux questions d’un provincial, ch. XXIII « Des dettes contractées par Madame Mazarin », Rotterdam, Reinier Leers, 1704, p. 195. Pour la référence cf. Les Essais, op. cit., III.v « Sur des vers de Virgile », p. 901. 54 Il a changé « ceux qui mutilèrent les Statues dont le Palais Farnèse étoit orné » en « ceux qui mutilèrent les statues qui s’étoient sauvées des ruines de l’ancienne Rome ». Les éditions critiques ne mentionnent pas le premier état du texte.

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Boyer d’Argens le récit de la mutilation qu’un prince Pamphili a fait subir aux sta- tues antiques de sa villa d’été, la « Villa Doria » : sous l’emprise d’un « moine jésuite [sic] », il leur a fait donner des habits de plâtres, et pour cela les a fait « déchique- ter avec le Ciseau » pour que cela tienne55. L’exemple de Diderot permet ainsi de situer Shaft esbury en dialogue avec les Lumières françaises, elles-mêmes pensées dans l’héritage de Montaigne. Le problème philosophique de Shaft esbury est ainsi présenté par Diderot dans la lettre À mon Frère sans jamais le nommer, et il le présente par l’héritage de Montaigne dans les Lumières françaises. Cela permet de comprendre la fonction de cette lettre dans le dispositif de Diderot.

4. Le premier Discours en dialogue avec Diderot

Lorsqu’il prépare la publication de son premier Discours, Rousseau donne de nombreuses citations de Montaigne en note, et affi che ainsi ses références aux Essais. La première occurrence du nom de Montaigne, lors d’une citation du chapitre « De l’art de conférer », sert d’appui pour un hommage à Diderot56. Cette citation fait écho à l’avertissement liminaire des Pensées philosophiques57 : de même que Montaigne aime à discourir « avec peu d’hommes », et pour lui, Diderot « compte sur peu de lecteurs » et ne cherche pas à plaire. Rousseau en fait une exception parmi les philosophes, comme la note non traduite de Shaft esbury du Discours préliminaire de l’Essai considère ceux qui pratiquent la philosophie pour chercher la sagesse. En ramenant cet hommage à des rapports biographiques, on en a manqué l’enjeu philosophique58. Il faut, pour le comprendre, lire le dernier paragraphe du premier Discours :

Ô vertu ! Science sublime des âmes simples, faut-il donc tant de peines et d’appareil pour te connoître ? Tes principes ne sont-ils pas gravés dans tous les cœurs, et ne suffi t-il pas pour apprendre tes Loix de rentrer en soi-même et d’écouter la voix de sa conscience dans le silence des passions ? Voilà la véritable Philosophie, sachons nous en conten- ter ; et sans envier la gloire de ces hommes célèbres qui s’immortalisent dans la Répu- blique des Lettres, tâchons de mettre entre eux et nous cette distinction glorieuse qu’on

55 J.-B. Boyer d’Argens, Lettres juives…, t. 1, La Haye, Pierre Paupie, 1736, lettre XXII, p. 174. 56 OC III, p. 9. Voir Les Essais, op. cit., III.viii, p. 967. 57 Diderot, Pensées philosophiques, M. Delon (éd.), dans Diderot, Œuvres philosophiques, op. cit., p. 3. Nous reviendrons sur la référence du premier Discours à cette œuvre. 58 François Bouchardy explique l’hommage à Diderot par le fait que ce dernier s’est chargé de la publication du premier Discours (OC III, p. 9 n. 2).

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remarquoit jadis entre deux grands Peuples ; que l’un savoit bien dire, et l’autre, bien faire59.

L’expression « dans le silence de ses passions » est rapprochée de Malebranche par François Bouchardy. Malheureusement, cela a mis trop de lecteurs sur une mauvaise piste, parce qu’ils n’ont pas suffi samment fait attention aux réserves de l’éditeur60. En eff et, si cette référence s’impose, l’articulation logique entre Male- branche et Rousseau n’a rien de simple. Malebranche considère que « la voix de la nature » est universelle et parle à tous les hommes dans un langage très clair et très intelligible61, mais, à rebours de la démarche déiste, il construit un sys- tème philosophique s’appuyant sur les dogmes chrétiens, ce qui lui vaudra les attaques de Robert Challe rédigées vers 1710-1712 et publiées en 176762. Or, la « science sublime des âmes simples » sur laquelle repose la vertu est caractéris- tique de la religion naturelle à laquelle Rousseau marque ainsi son attachement par la conclusion de son Discours. Robert Challe écrit par exemple en déiste contre Malebranche : « On ne veut point que la religion soit une science, tout au contraire, on veut que ce soit un instinct, une idée innée, une connaissance à la portée de tout le monde ; […] ce sera une science naturelle […] tirée de la connaissance naturelle qu’on avance en parcourant successivement les espaces contigus »63. L’expression « dans le silence des passions » confi rme cette ana- lyse : Diderot l’emploie en eff et dans une note de l’Essai pour demander que les livres soient lus « dans le silence des passions », c’est-à-dire libéré de l’en- thousiasme chrétien, comme il aurait voulu que son frère cadet le soit64. Selon le dispositif que nous avons mis en évidence, Diderot situe ce prolongement de la pensée de Shaft esbury dans l’héritage de Montaigne : il instrumentalise à nouveau Montaigne pour faire croire que cet appel au « silence des passions » correspond à la critique qu’il cite des esprits « superfi ciels » se laissant « manier aux créances et exemples publiques »65. Malebranche, aux yeux de Diderot, ne s’est pas aff ranchi de cette passion : en reprenant son expression, il la retourne contre lui. Rousseau, le contexte le montre, se situe dans le sillage de Diderot

59 OC III, p. 30. 60 OC III, p. 30 n.1. Avec précaution, F. Bourbardy précise qu’il y a chez Malebranche « une expression analogue, sans plus ». 61 Malebranche, De la recherche de la vérité, op. cit., p. 8-9. 62 Robert Challe, Diffi cultés sur la religion proposées au Père Malebranche, édition nouvelle, d’après le manuscrit complet et fi dèle de la Staatsbibliothek de Munich, F. Deloff re et F. Moureau (éd.), Genève, Droz, 2000, p. 565-566 ; voir également l’introduction, p. 9. 63 Ibid., p. 221 64 Op. cit., p. 6-9. L’expression se trouve p. 6. 65 Ibid., p. 8. Pour le passage cité : Les Essais, op. cit., II.xii, « Apologie de Raimond de Sebonde », p. 467.

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