LE DOCTEUR CHARLES-SEBASTIEN MARCHAL DE (1809-1892) ET LE GÉANT LORRAIN (1798-1842) par M. Georges L'HÔTE, membre titulaire

Photo Georges EHRHARDT

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«Il montait à cheval de grand matin, pour aller visiter ses malades, il rentrait tard, harassé de fatigue; le soir, au lieu de s'enfermer dans sa bibliothèque, il descendait au jardin pour émonder sa treille, écheniller ses arbres, sarcler ses laitues; après le souper, arrivaient Jean-Claude Wacht- mann, le maître d'école, Christian le garde-champêtre, et quelques commè­ res du voisinage avec leurs rouets. On s'asseyait autour de la table, on cau­ sait de la pluie et du beau temps, Mathéus (car il s'agit de l'illustre Docteur du Graufthal), s'entretenait de ses malades, puis on allait tranquillement se coucher à la nuit close, pour recommencer le lendemain» (1). Si cette vie calme et bucolique avait été poursuivie par Mathéus, Erckmann-Chatrian n'auraient pas écrit leur roman picaresque, si telles avaient été les aspirations uniques du Docteur Charles-Sébastien Marchai de Lorquin, je n'en parlerai pas aujourd'hui. Il était d'une autre trempe. Son personnage a dominé l'époque et, parler de lui, c'est un peu faire revivre des aspects de la vie d'un canton agricole au XIXe siècle avant l'irruption de la mécanisation. A l'heure actuelle, son souvenir hante encore les mémoires des vieux et des vieilles, qui, certes, n'étaient pas nés quand il mourut, mais qui en avaient entendu parler autour d'eux au temps de leur jeunesse. «Ah ! la garce !... La v'ià déjà qui commence à m'engueuler. Un jour comme aujourd'hui !... Ça promet pour plus tard !... Eh beun !... pisque c'est comm'çà, j'm'en va.» Et le Docteur Charles-Sébastien Marchai dégringole les escaliers conduisant à la salle des mariages de l'Hôtel de Ville de Lorquin, laisse sa fiancée éplorée et les gens de la noce ahuris. Il avait marché par inadvertance sur la traîne de sa promise. A la suite de cet inci­ dent regrettable, il n'essaya plus jamais de gravir les degrés redoutables et redoutés conduisant à l'hymen et resta définitivement ancré dans le célibat. C'est par ce trait caustique que j'appris, autour de 1937, son exis­ tence au siècle dernier, de la bouche de l'Aubin Roch, maire durant 28 ans de Laneufville - appellation courante pour Laneuveville-lès-Lorquin - vieux garçon âgé de quelque septante ans, sympathique, serviable et madré comme deux; au temps de sa jeunesse «boquion» l'hiver et «wolou» au printemps, comprenez bûcheron et flotteur; au moment où je l'ai connu, chasseur enragé de sauvagine et «ettropou d'fouyants», attrapeur de tau­ pes.

Chacun l'a deviné, à cette époque, la légende s'était déjà emparée de

(1) L'illustre Docteur Mathéus, édit. Pauvert, T. 3, p. 141

155 LE DOCTEUR CHARLES-SÉBASTIEN MARCHAL la personne du Docteur et son mariage manqué, dont il sera reparlé, une affabulation. Dans la suite, j'eus l'occasion de faire de nouvelles rencon­ tres avec le personnage. L'une des plus déterminantes pour la rédaction de ce mémoire a été la communication, par Monsieur Georges Rossel, capitaine retraité à Vasper- , d'un cahier de format écolier contenant un récit de la vie du Docteur, écrit le 6 novembre 1892, deux mois après son décès, par Louise Souter, sa grand-mère, que j'appellerai «ma narratrice». Un ajout rédigé par l'archi- prêtre de l'époque, l'abbé Kools, dans le registre paroissial des sépultures, nous apprend que Marie-Louise Souter, 19 ans, et sa tante Marie-Joseph Souter, 67 ans, étaient toutes deux à son service en qualité de servantes. On peut considérer comme vrais l'ensemble des faits consignés par Louise Souter. Ceux que j'ai pu vérifier se sont révélés exacts sauf les cir­ constances concernant l'un d'eux.

Le profil du Docteur Charles-Sébastien-Paul-Louis Marchai, bachelier es-lettres et es- sciences, docteur en médecine, naquit à Lorquin le 23 mars 1809. Il était le fils de Jean-Sébastien-Joseph Marchai, conducteur des Ponts et Chaussées, né è , décédé à Lorquin le 3 mars 1843 à l'âge de 75 ans et de Marie-Anne Colin, sans profession, née à , décédée à Lorquin le 10 janvier 1851 à l'âge de 80 ans. Sa famille, révèle ma narratrice, était l'une des plus honorables et des plus respectables dans le pays; son père faisait partie des notables de Lor­ quin et sa mère se distinguait par son instruction et son éducation. Lui- même, aîné des enfants, se fit remarquer très tôt par sa vive intelligence alliée à une prodigieuse mémoire, d'où son goût très prononcé pour les étu­ des. Ce fut son père qui lui enseigna les premiers rudiments : la lecture, l'écriture, le calcul, le dessin et le modelage. Puis, l'on fit appel à un pré­ cepteur à la maison pour lui et son jeune frère. Après l'obtention de ses deux bacs, et selon son désir, il s'inscrivit à la faculté de médecine de Strasbourg. Le 31 août 1832, à l'âge de 23 ans, il y soutint brillamment sa thèse de doctorat : «Dissertation sur les inflamma­ tions aiguës de la membrane muqueuse du larynx, de la trachée artère et des bronches, de leur diagnostic et de leur traitement». Il revint ensuite à Lorquin où il s'installa pour y exercer son art pour un bail qui a duré près de 60 années consacrées au service de ses conci­ toyens.

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A la fin de sa vie, atteint d'une maladie incurable du pharynx et de l'œsophage, sans doute un cancer, et ayant conservé jusqu'au bout toute sa lucidité, il se sentit mourir et annonça sa fin prochaine à son entourage. L'archiprêtre qui le connaissait depuis 1877 ajoute qu'il était devenu sourd et aveugle et qu'il était «insupportable» en toussant continuellement. Il nous apprend que sa famille avait donné trois prêtres à l'Eglise de et deux à celle d'Amérique. Le Docteur cependant était peu pratiquant, allait rarement à la messe, moment de prédilection pour visiter ses malades. Il avait de son vivant demandé d'être enterré à l'église et avait légué 900 francs à la fabrique pour l'instauration d'une messe anniversaire de sa mort à l'intention de ses père, mère et frère. Il est mort après avoir reçu le sacrement de l'extrême-onction le 25 septembre 1892. Son nom, selon des renseignements recueillis à la Bibliothèque natio­ nale (2), figure sur une liste d'affiliés à une loge. Il y avait effectivement une loge à Lorquin, mais qui n'a pas duré longtemps et, sur le monument, imposant et original, qui surplombe sa tombe au cimetière de Lorquin, sont gravés les insignes maçonniques : le compas et l'équerre. La «Saarburger Zeitung», en date du 29 septembre 1892, consacra un long article à ses obsèques célébrées à Lorquin : «En tête du cortège funè­ bre, écrivait-elle, marchait la compagnie des pompiers, puis la Société de Musique, un nombreux clergé, les parents et la majeure partie de la popula­ tion. Des notabilités de tous les environs y assistaient également. Sur la tombe, M. Vallet, député, maire de Loerchingen, a dans un discours aussi pathétique qu'éloquent, rendu un hommage solennel à l'honorable défunt». Selon une certaine opinion publique, de nos jours encore d'actualité, Erckmann-Chatrian auraient choisi le Docteur Charles-Sébastien Marchai comme modèle pour représenter le médecin des partisans lorrains dans leur roman «L'invasion» paru en 1861 (3). Ils l'appelèrent le Docteur Lorquin - ce qui n'est pas une preuve - et le décrivirent ainsi : «... un homme grand, maigre, enfourché sur une longue bique rousse, la casquette de peau de lièvre, à large visière plate, enfoncée jusqu'au cou, le nez en l'air.» «C'est le Dr Lorquin de la plaine, celui qui soigne les pauvres gens gratis, il arrive avec son chien Pluton : c'est un brave homme !»

(2) Communiqué par le Dr Hinsberger, médecin de l'Administration à , en retraite. (3) Edit. Pauvert, T. 8, p. 76 et 77.

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«Et sa face rouge, ses gros yeux vifs, sa barbe d'un brun roussâtre, ses lar­ ges épaules voûtées, son grand cheval et son chien, tout cela grandissait à vue d'oeil.». Ce portrait vigoureusement brossé peut convenir au Docteur Mar­ chai. Une photographie en buste datée de 1880, trouvée à la mairie de Lor- quin, révèle un homme sanguin, majestueux, à forte carrure, les pommet­ tes saillantes, la figure envahie par des pattes, une moustache et une barbe grisonnantes, un front dégarni, haut et large, un regard profond qui laisse deviner une pensée puissante en même temps que la conscience de sa valeur personnelle, se moquant du qu'en dira-t-on, sans exclure pour autant la bonté et le dévouement au prochain. C'était, je pense, un notable imbu de la supériorité de son rang conférée par le prestige de l'argent et par celui du savoir. Jules Romains, dans sa suite romanesque «Les Hommes de bonne volonté», l'eût rangé parmi les «Superbes».

Le médecin Ce qui a le plus frappé l'esprit des gens et gravé son souvenir dans le cœur des populations, c'est son dévouement et son empressement auprès des malades. Il avait une haute idée de son art et bien des malheureux et des indigents reçurent ses soins et furent secourus. Cet aspect humanitaire du Docteur, consigné par ma narratrice, rappelé par la «Saarburger Zeitung» déjà citée, est resté gravé dans la mémoire des gens au XXe siècle jusque nos jours comme j'ai pu le constater. Il ne cherchait pas à s'enrichir, vivait simplement, veillait seulement à gérer son patrimoine. Il n'aimait pas les fêtes bruyantes et, ajoute ma nar­ ratrice, était croyant. Vers 1853, dit-elle, une épidémie de choléra sévissait à . Le registre des décès de la commune mentionne 92 décès en 1854 : chiffre effrayant pour une population qui était d'après Henri Lepage (4) de 1062 âmes en 1843. Une certaine nuit, écrit-elle, le Docteur Marchai est appelé d'urgence pour porter secours à une mère de famille atteinte de la maladie et sur le point d'accoucher. Il s'y rend aussitôt. La femme meurt. Il n'hésite pas à pratiquer une césarienne et à baptiser lui-même l'enfant qui hélas ne survivra pas. Ce fait est confirmé par son curé.

Vers la même époque, il vécut une aventure semblable à celle que connut le chevalier Guillaume de au XHIe siècle. L'on sait par

(4) Le département de la Meurthe, réédition Berger-Levrault, 1978, p. 223.

158 DE LORQUIN (1809-1892) la légende, qu'assailli dans son château, ce seigneur réussit à s'enfuir à che­ val à travers l'étang proche, que désarçonné, il manqua de périr noyé, mais qu'ayant invoqué St Nicolas, il fut miraculeusement sauvé par son chien. L'élégante basilique de Munster dont les flèches s'élancent allègrement dans les airs aurait été érigée en reconnaissance. A Lorquin, on était au cœur de l'hiver, le Docteur Marchai laissant reposer son cheval à l'écurie, se rendit à pied avec son chien à Diane- Capelle, distant de 12 à 15 km. Ses visites faites, il se dirige vers Gon- drexange et pour couper au court, étant excellent patineur, décide de tra­ verser l'étang gelé. Hélas ! La glace craque et il tombe dans l'eau glacée. Heureusement, sa tête émerge. Son chien Thiou hurle, alerte la population du village. On accourt et le tire de sa fâcheuse position en poussant vers lui des planches et des perches, puis on le sèche. La nuit approche, intrépide, il se rend encore à pour voir un malade et ne rentre à Lorquin qu'à 11 heures du soir. Il promit d'être plus prudent à l'avenir et Thiou devint un chien des plus choyés parmi la gent canine; il l'avait bien mérité. Nommé médecin cantonal, le Docteur Marchai fut un ardent propa­ gandiste de la vaccination antivariolique. Son registre des vaccinés, affirme ma narratrice, ne comptait pas moins de 26 000 noms. Au temps du creuse­ ment du canal de la Marne au Rhin et de la construction du chemin de fer de l'Est, il fut choisi par l'Administration pour donner les premiers soins aux malades et aux accidentés. Il eut ainsi l'occasion de montrer sa dexté­ rité en chirurgie. Elu membre correspondant non résidant de la Société de Médecine de Nancy, dans sa séance du 24 juillet 1845, il a adressé un mémoire intitulé «Observation d'un agneau monstrueux : animal né à terme se présentant avec une tête unique suivie de deux corps soudés». Le doyen honoraire de la Faculté de Médecine de Nancy, Monsieur Antoine Beau, m'a écrit à ce sujet que «ce fait rapporté avec les détails les plus exacts et les plus minu­ tieux, donne l'idée de la science anatomique du Docteur Marchai». Pour son action en faveur de la vaccination, la Monarchie de Juillet lui décerna en 1838 et 1845 deux médailles à l'effigie du roi des Français Louis Philippe et le ministre de l'Agriculture, du Commerce et de l'Indus­ trie, sous la Seconde République en 1851, une médaille pour le même motif. Le Second Empire ne fut pas moins prolixe et généreux à son égard puisqu'il reçut cinq médailles au titre de l'assistance publique, en 1856, 57, 58, 59 et 60, cette fois frappée au Chef de Napoléon III.

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Dans son ouvrage déjà cité, Henri Lepage (5) dit et je cite : «Avant la Révolution de 1789, une partie de la population de Lorquin était encore imbue de superstitions et de croyances plus ou moins bizarres aux reve­ nants, aux sorciers et à un être fantastique appelé Sauteret, auquel on attri­ buait toutes sortes de sorts, le bon ou mauvais état de la santé des animaux domestiques». Au plein du XIXe siècle, la mentalité et le niveau intellectuel de cer­ tains n'avaient guère évolué. Le Docteur Marchai s'en amusait et prenait plaisir à raconter maintes anecdotes. La tisane de chiendent étant réputée souveraine en thérapeutique pour ses propriétés apéritives et diurétiques, il prescrivit à une vieille d'en boire. Seulement, il eut tort de ne pas appeler le chiendent par son nom. Il aurait dû dire comme chacun sait la «lihesse», seul terme compris par la paroissienne. De bonne foi, elle crut qu'il s'agissait de dents de chien, c'est pourquoi, elle appela ses enfants pour qu'ils arrachassent les dents du chien de la maison et les fissent cuire. Heureusement pour le mâtin, le Docteur n'était pas encore parti. Une autre fois, il est appelé auprès d'un fermier qui avait eu la poi­ trine prise sous la roue d'un chariot. Pas de bris de côte, une contusion seu­ lement. Il prescrit à l'entourage d'appliquer douze sangsues - un remède encore en honneur à l'époque - sur la partie meurtrie, après avoir au préala­ ble lavé la place au lait doux afin qu'elles prennent bien. Le Docteur parti, que pensez-vous que firent nos gens ?... Ils se pro­ curèrent douze sangsues, firent bouillir un bol de lait, y plongèrent les douze bestioles, présentèrent le breuvage au fermier qui s'empressa de l'absorber. Le lendemain, le Docteur aperçoit ce dernier en train de labourer son champ. Il s'arrête, s'enquiert du traitement ordonné et apprend le sort fait aux sangsues. - «Misérable ! crie-t-il, tu as donc envie de te faire périr.» - «Oh ! que non, Monsieû Marchai, ça va très bien, votre remède a été bon, mais j'ai eu du mal à l'avaler. Pour le lait, ça allait encore, mais les sang­ sues étaient dures comme de la corne, fin sûr qu'elles n'étaient pas assez cuites.» - «Cochon ! réplique le Docteur - il avait son franc parler - si tu n'es pas crevé, ce n'est pas de ta faute.»

(5) Op. cité, p. 321.

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L'archéologue et le collectionneur Esprit aux multiples facettes, sans cesse en alerte, le Docteur Charles- Sébastien Marchai s'adonne à une multitude d'activités dans ses moments de loisirs. Il taquine les muses, écrit, au dire de ma narratrice, des chansons : «Les célibataires» - il était bien placé pour en parler - et «Mon traîneau» - moyen qu'il devait utiliser par temps de neige pour ses déplacements. Per­ sonnellement, j'ai encore emprunté ce mode de transport au cours de l'hiver 1939/40 sur le parcours de Sarrebourg à . Il rédige et publie une étude sur le Donon, la montagne sacrée du coin. En 1843, Henri Lepage, d'abord dans le «Département de la Meur- the» (6) a signalé des découvertes archéologiques communiquées par le Docteur Marchai : à , un hypocauste; à Lorquin, des pièces de monnaies de l'époque gallo-romaine, un sabre-poignard et un petit canon de pistolet et à Foulcrey, des tombes anciennes et des pièces d'or; ensuite, en 1853, dans les «Communes de la Meurthe» (7) à Fraquelfing, deux pavés de mosaïque et un lion en bronze; à Lorquin, un autel portant en relief une Cérès. En 1844, les lecteurs de «L'Espérance - Courrier de Nancy» (8) purent suivre une polémique animée par le Docteur Marchai et l'abbé E. Grosse, curé de Frémonville, à propos de la pierre tombale de Seberge, pre­ mière abbesse de Hesse, nièce du pape Léon IX, polémique au cours de laquelle le premier se montra plus caustique que le second : «Je porte un défi, écrivit-t-il, au savant archéologue de Frémonville d'avoir vu, de ses yeux vu, ce monument dont il a interrogé les débris autrement qu'en peinture ou pendant quelque hallucination toute archéologique» (9). Il est quand même permis de penser que l'abbé E. Grosse avait quel­ que audience puisque le même journal du 5 avril 1842 annonce qu'il a été élevé à la dignité de chanoine honoraire de l'église cathédrale d'Agen. En 1849, il adhère à la «Société d'Archéologie Lorraine» de Nancy; élu membre correspondant (10) l'année suivante, il communique des rensei-

(6) Op. cité, p. 320, 637 et 636. (7) Réédition 1978, Berger-Levrault, p. 379 et 616; voir également Bulletin de la S.A.L., p. 379 et 616. (8) La première lettre du Docteur Marchai est datée de novembre 1844. La réponse de l'abbé Grosse est du 20 novembre; elle est parue dans le n° 141 du journal. (9) Lettre du 29 novembre 1844. Dans «Les Communes de la Meurthe»; Henri Lepage a repris la thèse du Dr Marchai, I, p. 491. (10) Compte rendu et liste des membres de la S.A.L. et du Musée Lorrain, édit. A. Lepage, Nancy, 1850, p. 31 et 44.

161 LE DOCTEUR CHARLES-SÉBASTIEN MARCHAL gnements sur la région de Lorquin jusque 1878. Son nom disparaît de la liste en 1887. Les publications de la Société d'Archéologie Lorraine mentionnent à plusieurs reprises le nom du Docteur Marchai. En 1850, description du tombeau d'un Prince de Salm et de son épouse découvert dans les ruines de l'abbaye de Saint-Sauveur, transféré ensuite au Musée Lorrain à Nancy (11). En 1857, nouvelle communication sur les découvertes faites à Lor­ quin devant l'Hôtel de Ville : des poteries, des squelettes de guerriers avec le mobilier, casque, fer de lance, fer de hache, coutelas (12). En 1860, description des statues de la collection du Docteur Marchai, trois fragments de groupes du cavalier à l'anguipède provenant de St-Jean- Kourtzerode, Diane-Capelle et (13) avec les dessins à l'appui. En 1874, nomenclature des découvertes archéologiques faites entre Héming et , une table ronde, une tête de Mercure, des mon­ naies de Vespasien, une hache, une pioche, une pierre à aiguiser, deux clés conservées dans la collection du Docteur (14).

Les collections du Musée Lorrain profitèrent elles aussi des trouvail­ les du Docteur et accueillirent en : 1853, l'autel gallo-romain, trouvé à Lorquin et signalé plus haut, portant en relief sur une face une Cérès avec corne d'abondance (15); il se trouve actuellement à l'entrée de la section d'archéologie au Musée Lorrain à Nancy; 1855, des empreintes de deux moules en pierres, décorés d'ornements divers : croix de Lorraine, monogramme de Jésus (16); 1860, un lambeau de drapeau pris aux Bourguignons à la bataille de Nancy (17); 1875, une toque en fonte aux armes de Lorraine (18); 1878, une statuette de Ste Catherine en bois polychrome provenant d'une chapelle privée (19).

(11) Compte rendu de la S.A.L. et du Musée Lorrain, ibid., pages 13 et 14. (12) Journal de la S.A.L., p. 108 à 114, 1857. (13) Louis Benoît, Notice sur les antiquités, Mémoires de la S.A.L., 1868, p. 376 à 380. (14) Journal de la S.A.L., 1874, p. 177. (15) Journal, p. 4, 1853 et Musée Lorrain, catalogue par Lucien Wiener, 1895, p. 33. (16) Journal, p. 30, 1855. (17) Journal, p. 39, 1860. (18) Journal, p. 223, 1875. (19) Journal, p. 64, 1878.

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Le musée personnel du Docteur, outre le mobilier de l'époque gallo- romaine, contenait bien d'autres objets, certains d'un grand intérêt. Il collectionnait les livres anciens, les armes, les tableaux. Son cabinet d'histoire naturelle contenait des squelettes d'animaux - il faisait des dissec­ tions - des ossements humains, des fossiles, des minéraux, des pétrifica­ tions. Il conservait dans une vitrine voilée, les têtes en plâtre de ses père et mère, et celle de son frère. Une tête en plâtre et une figure gravée sur verre, propriétés de Monsieur Rossel, déjà cité, ont pu être identifiées comme étant celles du Docteur par confrontation avec son portrait dont il a été parlé (20). Il tint à jour de 1832 à 1891 des tableaux météorologiques où d'un coup d'œil, grâce à la couleur, on pouvait lire la température aux diverses saisons. Cela lui valut en 1868, l'attribution d'une médaille de l'Associa­ tion Scientifique de France. Après l'Annexion en 1870, les autorités allemandes le remarquèrent très tôt et s'intéressèrent à son action. Le Kaiser Wilhelm der Erste, par décret du 13 janvier 1874, lui décerna la croix de 4e classe dans l'Ordre de l'Aigle Rouge (Roter-Adlerorden) (21). Cette distinction qu'il arbore fière­ ment sur son portrait lui fut remise à Lorquin le 17 février 1874 par le baron de Freyberg alors Kreisdirektor de Saarburg (22). La «Wochenblatt ftir Saarburg und Château-Salins» du 25 février 1874 commenta longuement la cérémonie qui s'est déroulée en présence des autorités civiles et militaires, la plupart des maires du canton et plusieurs membres du conseil municipal dont il était premier adjoint. Dans sa haran­ gue, le Kreisdirektor rappela ses mérites : 44 années de médecine au service de ses semblables, ses travaux scientifiques, puis il le décora pendant qu'au dehors les tambours faisaient entendre leur roulement. Un maire récita un poème à la gloire du Docteur :

(20) Monsieur Rossel possède, en outre, deux moulages de poings, l'un d'un enfant, l'autre d'un homme. (21) L'aigle rouge fut créé en 1705 par Georges Guillaume, margrave de Bayreuth, confirmé comme Ordre de Prusse après la réunion du margraviat à la couronne. La décoration est suspendue à un ruban blanc à bordure rouge. (22) Répertoire des personnes décorées. Archives de la , 2 AL 1 et 69 A 2. Ma narratrice dit que «sa Majesté l'Empereur Guillaume, auquel il avait eu l'honneur d'un entretien de quelques instants à Saarburg, lui accorda la décoration de l'Aigle Rouge de 3e classe». Or l'Empereur Guillaume 1er ne vint jamais à Sarrebourg, il ne put donc s'entretenir avec lui.

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«Au Docteur MARCHAL de Lorquin, lors de sa décoration de l'Aigle Rouge à Lorquin, le 17 février 1874

Je te dis encore, et ne puis le celer A toute l'assistance; il faut le dévoiler : Descendant d'Esculape, Hippocrate moderne, Sous les lambris dorés, comme dans la caverne, Tu ne remets jamais la cure au lendemain; Tu braves les antans pour secourir l'humain. Pour arriver au but tout t'est propre, Archimède : Coursiers, traîneaux, patins, vapeur, vélocipède ! Docteur Marchai est là !... Comme si tous les dieux L'eussent fait pour paraître à la fois en tous lieux. Au séjour de Pluton, tu sondes les mystères, Et, comme Galilée a fait tourner la terre, Ton esprit, sans relâche, artiste universel ! Tu consacres ta vie à toutes les sciences. L'humanité te doit bien des reconnaissances. Aussi j'espère voir sur le bronze, incrustés Ton nom et tes exploits, pour la postérité. Reçois donc cette croix, qu'elle soit rouge ou noire !... La main qui te la donne a confirmé ta gloire.»

Lh. Auteur présumé : L'huillier, pharmacien à Lorquin

Dans sa réponse, le récipiendaire remercia l'Empereur d'Allemagne. Cette décoration étant, dit-il, pour lui un stimulant et il termina en embras­ sant le Kreisdirektor. Un banquet à l'Hôtel Crevaux rassembla les invités au cours duquel le Docteur porta un toast à la santé du Kaiser. Cela se passait en 1874. La protestation contre l'Annexion des dépu­ tés d'Alsace et de Lorraine à Bordeaux datait du 1er mars 1871 et le Traité de Paix de Francfort était du 10 mai de la même année. Moins de 3 ans après, était-on acquis à l'idée allemande ? On peut affirmer qu'il n'en était rien, puisque en cette même année 1874, Germain, élu député de Sarre- bourg - Château-Salins au Reichstag à Berlin, joignit sa voix à celle de ses trois collègues lorrains pour protester contre l'Annexion et avec eux quitta l'assemblée pour n'y plus jamais revenir.

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A Lorquin, la réponse est donnée par Parchiprêtre Kools qui a écrit que cette «collaboration» du Docteur avec l'autorité d'occupation fut mal interprêtée; il ne fut plus réélu au conseil municipal. Vexé dans son amour- propre, plus tard, il refusa d'y rentrer. De son côté, la Société de Médecine de Nancy l'avait exclu de la liste de ses membres. Le même archiprêtre donne une explication que lui aurait fournie le Docteur. Avant la guerre, une proposition pour son entrée dans l'Ordre de la Légion d'honneur avait été faite par les autorités françaises, qu'égarée durant les hostilités, elle avait été retrouvée par les Allemands qui l'auraient transformée en décoration de l'Aigle Rouge. Bien d'autres Lor­ rains reçurent cette décoration; le 2 février 1879, Wagner, maire d' et Lagrange, inspecteur des Forêts à . Par la suite, en 1882, à l'occasion du jubilé de sa profession de méde­ cin, il fut proposé pour le poste de conseiller sanitaire (Sanitâtsrat) (23).

L'original et l'indépendant Il est certain que le Docteur Marchai fut un personnage hors du com­ mun, indépendant et original. Louise Souter nous en donne quelques exem­ ples. Il faisait ses tournées, suivant les circonstances, à cheval ou en traî­ neau. Vers 1850, il utilisait par beau temps, un vélocipède, la draisienne inventée en 1818 par le baron Drais : un siège fixé sur une traverse en bois portée par deux roues et mue par un va-et-vient des pieds sur le sol. Mon­ sieur Rossel se souvient d'avoir vu une photo du Docteur, malheureuse­ ment perdue, à côté de sa draisienne. Gros émoi dans le canton. Crainte et méfiance. Un médecin, c'est comme un curé..., un jeteur de mauvais sorts, un de ces personnages qui vivent en marge de la communauté et savent des choses... Les parents défendent aux enfants de s'approcher de cette machine diabolique. «Il y a de la poudre dedans, disent-ils, qui la fait courir et sauter; il pourrait bien vous arriver malheur si vous la touchiez seulement d'un doigt.» Notre bon docteur s'en amusait fort. Un jour qu'il descendait, sur son engin, la côte de Notre-Dame de , entre Saint-Quirin et Heille, deux braves paysannes venues en pèleri-

(23) Archives départementales, 2 AL 140.

165 LE DOCTEUR CHARLES-SÉBASTIEN MARCHAL nage, l'apercevant, sont aussitôt prises de panique, elles tombent à genoux, se signent invoquant la Vierge et les saints, croyant voir arriver le diable. «Ne craignez rien, vieilles sorcières, je ne suis pas le diable, leur cria- t-il en les croisant.» «Ce n'est pas le diable tout de même, dit la plus hardie au bout d'un moment, je crois que c'est Monsieur Marchai de Lorquin. Mais mon Dieu !... qu'est-ce qu'il a donc pour une voiture aujourd'hui ? Il n'y a que le diable qui puisse en faire une pareille.» C'est le moment de reparler de son mariage, rompu le matin du grand jour alors que les invités accourus s'apprêtaient pour la cérémonie. Il avait 44 ans. Si ma narratrice fait mystère du nom de la fiancée, Marie-Rose C..., 31 ans, fille de Pierre C..., cultivateur et maire de la commune et de Marie- Anne B..., domiciliés à H... où doit avoir lieu la noce le 26 mai 1853 à 11 heures, elle raconte les faits. Le Docteur arrive à 9 heures à H..., accompagné de M. L'huillier, pharmacien à Lorquin. Il se rend chez Monsieur Chevrier, cultivateur et ancien maire. Le beau-père averti dépêche aussitôt son domestique pour prendre soin du cheval du fiancé et le conduire dans son écurie. Ce dernier refuse et annonce, au milieu de la consternation générale, qu'il est malade. Au beau-père qui accourt, il dit : «M. C..., je romps le mariage car je crains de rendre une femme malheureuse et je m'engage de payer tous les frais que vous avez faits». La nouvelle circule aussitôt dans le village et ali­ mente les commérages. Elle n'empêche pas Monsieur le Curé de faire son­ ner les cloches; il lui faut dire sa messe quotidienne. Pendant ce temps, Monsieur Cuny, adjoint chargé d'officier à la mairie a fait dresser l'acte de mariage par le greffier. En apprenant la nouvelle, il le fait biffer par un trait de haut en bas et ajouter la mention : «Au moment de prononcer les paroles légales pour unir les époux, ils se sont dédits et se sont retirés aussi­ tôt».

Ma narratrice ajoute qu'elle ne croit pas que les futurs se soient pré­ sentés à la mairie comme la mention le laisse présumer, l'écriture étant d'une autre main. Elle dit encore que malgré l'absence du futur, les gens de la noce firent honneur au repas préparé et qu'ils se retirèrent en se promet­ tant de garder le souvenir de cette journée exceptionnelle. Elle ne dit rien de la fiancée, de ses réactions, de son comportement, de sa déception, et c'est fort regrettable. Une habitante de Lorquin (24), le 15 juin 1981, m'a

(24) Mademoiselle Thiaville, Bibliothèque «Lecture pour tous».

166 DE LORQUIN (1809-1892) déclaré que son père lui avait affirmé que si le Docteur Marchai avait rompu son mariage, c'était à la suite des manœuvres insidieuses d'une charmante personne de Cirey-sur-Vezouze qu'il aurait rejointe pour déjeu­ ner en sa compagnie aussitôt la rupture consommée. Légende !... ou vérité !... Nul ne peut le dire. Ce qui est certain, c'est qu'il avait besoin de se sustenter après ces émotions et que déjeuner en galante compagnie fait oublier tous les soucis et éteint les regrets. Ces révélations à demi-voilées excitèrent ma curiosité. J'éprouvai le besoin de découvrir les noms de la localité et des personnes, de vérifier l'exactitude des dires de Louise Souter. Mes recherches me conduisirent à Hattigny et m'apprirent que la fiancée délaissée s'appelait Marie-Rose Collin, fille du maire Pierre Collin de l'endroit et de Marie-Anne Batho son épouse. L'acte de mariage avait bien été dressé, puis biffé avec la remarque citée. Après cette malheureuse mésaventure, Marie-Rose Collin est restée célibataire. Elle mourut le 14 mars 1898 à Hattigny où elle fut inhumée. Plus tard, ses restes furent transférés à Blamont (25). Comme l'indique ma narratrice, un contrat de mariage avait été rédigé et déposé auprès du notaire de Lorquin, Maître Schott, le 20 mai 1853. Il nous renseigne sur les fortunes des deux familles; nous laisse devi­ ner la mentalité dans la bourgeoisie du XIXe siècle. Le régime choisi par les futurs est celui de la communauté du Code Napoléon. Le fiancé apporte en bien propre des effets et du mobilier pour une valeur de 1 200 F. Les parents de la fiancée lui constituent une dot en avancement d'hoi­ rie sur la succession future : 1) une somme d'argent de 10 000 F, 2) des effets et du mobilier pour une valeur de 1 200 F. Le futur sera chargé de gérer cette dot d'une valeur de 11 200 F qui restera bien propre de sa future. Monsieur Marchai fait don à sa future sa vie durant de l'usufruit et jouissance à partir du jour de son décès d'une maison avec dépendances et jardin à charge d'en user en bon père de famille.

(25) Dans le n° 48, octobre 1982, de «La Revue Lorraine Populaire», p. 264, M. François Lavielle de Lucy écrit que dans la famille de sa tante Mélanie Collin, fille de J.-Pierre Collin et de Marie-Rose Batho, quand on évoquait «l'affaire» du mariage manqué, «le Docteur passait pour fou».

167 LE DOCTEUR CHARLES-SÉBASTIEN MARCHAL

En cas de décès de Pépouse sans enfant, le mari survivant s'engage à rembourser la dot de sa femme à ses héritiers. Le mariage n'ayant pas eu lieu, un acte de résiliation fut signé par les deux parties le 1er août 1853. Une question se pose, les deux ex-fiancés se sont-ils rencontrés chez le notaire au moment de la signature ? Ce qui paraît plus probable, ma narratrice l'ajoute gentiment et ingénument, c'est que «dans la suite, ils se sont vus à diverses reprises et se causaient». Le Docteur Marchai a déposé un testament en 1892, entre les mains du notaire déjà cité. Cet acte qu'il aurait été intéressant et instructif de con­ sulter est conservé au secret dans les archives de l'étude de son successeur jusque... 1992 conformément à la loi. Peu de choses en ont transpiré. Ce qui est certain, c'est qu'il a deshé­ rité les membres de sa famille en usant de termes assez vifs au profit des deux demoiselles Souter, ma narratrice et sa tante. Il a fait don à la ville de Lorquin de ses collections et de sa maison à condition que cette dernière soit transformée en hospice. Les anciens Lorquinois se souviennent encore de l'hospice Saint-Sébastien qui accueillit et hébergea des vieillards dému­ nis jusqu'à la guerre de 1939/45. La ville de Lorquin reconnaissante a donné le nom de Docteur Charles-Sébastien Marchai à la large et pittoresque rue montante qui part de la rue principale derrière l'église.

LE GÉANT LORRAIN

Si à Nancy au temps de Stanislas, la cour ducale se divertissait des saillies de langage d'un nain célèbre : «Bébé», le village de Laneuveville-lès- Lorquin connut la célébrité avec son géant, appelé «lo Géant de Lénieû- ville» dans le canton, le «Géant Lorrain» au-delà (26). Le 28 novembre 1938, le Républicain Lorrain publiait dans ses colonnes le résultat d'une enquête, qu'à l'époque j'avais conduite sur place; la moisson ne fut pas abondante : quelques rares souvenirs relégués dans les mémoires. Le géant Louis Jacques naquit à Laneuveville, le 2 Brumaire An VII

(26) Après la lière guerre mondiale jusque 1935, Fontenoy-le-Château (Vosges) s'enorgueil­ lissait de compter parmi ses habitants, Arsène-Hippolyte Remond, l'homme le plus gros du monde, 315 kg pour une taille de 1, 75 m, «La Revue Populaire Lorraine», n° 23.

168 DE LORQUIN (1809-1892) de la République (1798) à 9 heures du soir. Il était le fils de François Jac­ ques, agent de la commune et de Marie-Rose Pierron, sa 3ème épouse, native de la Neuve-Grange, commune de Bertrambois (M.-et-M.). Il mesurait 7 pieds 2 pouces (soit 2,32 m) et avait le corps propor­ tionné à sa taille (27). La phalange de son pouce notamment pouvait recou­ vrir entièrement une pièce de 100 sous en argent (5 francs, d = 37,5 mm). Il aurait pu s'enrichir, racontait-on au village, mais manquait d'intelli­ gence. Des étrangers en profitèrent en l'exposant aux foires, en France, dans les pays voisins et en Angleterre. Il revint dans son village natal avec pour seul bien... un tilbury attelé d'un poney blanc. Il mourut le 20 mars 1842 à 5 heures de l'après-midi à l'âge de 44 ans. Il fut enterré à l'ombre de son clocher, contre un des murs latéraux de la petite église de Laneuveville. Sur sa tombe, une simple croix dressée sur laquelle on peut lire encore aujourd'hui : Louis JACQUES dit le Géant Lorrain ayant la taille de 7 pieds 2 pouces (1798-1842) Pour qu'on ne vint pas le déterrer, sa mère fit recouvrir la fosse d'une dalle en grès vosgien de 30 cm d'épaisseur qui déborde de l'alignement et s'étale sur une partie du sentier. Pourquoi cette mesure ? Par précaution, pour éviter qu'on s'emparât de son corps. Qui pouvait nourrir l'idée macabre de déterrer un mort du cimetière ?.... Mais le Docteur Marchai qui désirait faire l'autopsie du géant et conserver son squelette. Comment ?... Ayons recours, une fois encore, à Erckmann- Chatrian, dans «L'invasion» où il est écrit que les partisans rapportèrent

(27) A la suite de l'article de M. Camille Maire : «Le mariage manqué du Docteur Marchai de Lorquin» paru dans «La Revue Populaire Lorraine», n° 46, page 167, une contestation fut élevée au sujet de la taille du géant. Deux façons de convertir les mesures de longueur anciennes en mesures métriques peuvent être en effet envisagées : a) mesures de Lorraine : pied = 0,2859 m; taille du géant : 2,058 m; b) mesures de France : pied = 0,3248 m; taille du géant : 2,327 m; J'opte pour les mesures de France pour deux raisons : 1) dans les foires de France où le géant fut présenté, sa taille ne pouvait frapper les esprits qu'exprimée en mesures de France, seules reconnues; 2) la dalle qui recouvre la fosse du géant, mesure 2,75 m de longueur. Pour une taille de 2,05 m, un telle longueur ne se justifierait pas.

169 LE DOCTEUR CHARLES-SÉBASTIEN MARCHAL après une attaque le corps d'un cosaque qu'ils avaient tué (28). Le Dr Lor- quin, l'ayant regardé, dit : - «C'est un bel échantillon de la race tartare; si j'avais le temps, je le ferais mitonner dans un bain de chaux, pour me procurer un squelette de cette famille». En face du refus ferme de la famille de lui livrer le corps du géant, il se contenta de faire un moulage de l'une de ses mains et de construire une reproduction en carton, grandeur nature, de son squelette. Au cours de l'été 1937, grâce à des complicités, je pus m'introduire dans les combles de l'Hôtel de Ville de Lorquin où je vis, répandues en vrac, les collections du Docteur Marchai et la reproduction du squelette du géant déjà un peu abîmée. Je puis vous certifier qu'elle était impression­ nante. Dans les bureaux, on me montra le moulage de la main et une paire de gants. Je suis allé aussitôt trouver le maire pour lui suggérer l'idée de dépo­ ser toutes ces reliques abandonnées au Musée de Sarrebourg seul apte à pouvoir les conserver. La réponse surgit, cinglante et brutale : «Tout ce qui appartient à Lorquin restera à Lorquin». Et ce fut la guerre. Au cours du dernier hiver des hostilités, celui de 1944/45, mes fonctions d'officier de Sécurité Militaire me conduisirent à Lorquin. J'en profitai pour m'enquérir du sort des collections et de la reproduction du squelette du géant. Hélas !... Les Allemands d'abord, les Américains ensuite, étaient passés par là. Tout avait été enlevé et dispersé. A l'heure actuelle, il ne reste qu'une seule relique du géant lorrain, une de ses chaussettes, conservée religieusement par Monsieur Arthur Roch de Laneuveville.

CONCLUSIONS Le moment de conclure est arrivé. Quelques sujets livrés à réflexions. Dans la première moitié du XIXe siècle, l'instruction secondaire n'était pas à la portée de tous. Il est bien vrai que des établissements accueillaient des élèves à , à Lunéville et à Blâmont. A Sarre­ bourg aussi, plus proche de Lorquin. Mais Sarrebourg avait, et c'est en fait avéré, bien triste réputation. L'abbé E. Grosse, déjà cité, dont les écrits manquent parfois de rigueur scientifique, s'exprimait ainsi en 1843 dans le

(28) P. 114.

170 DE LORQUIN (1809-1892)

«Dictionnaire statistique du Département de la Meurthe» (29) : «Mais l'incurie, la torpeur et des circonstances qu'il serait trop long d'énumérer, ont toujours abaissé le collège de Sarrebourg au rang de zéro». Notre con­ frère M. Yves Le Moigne dans l'«Histoire de Sarrebourg» (30) le confirme. L'école secondaire, «maintenue en 1815 avec un seul professeur, elle ne cesse de stagner : 17 élèves en 1830, et disparaît en 1835 pour être remplacée par le pensionnat de l'abbé Huber, lequel n'a guère plus de succès (17 élè­ ves en 1846)». Les familles aisées, telle celle du Docteur Marchai, pouvaient engager des précepteurs à domicile. Mais les autres... Faut-il rappeler ici, pour qui s'en étonnerait, que si l'étudiant en médecine Charles-Sébastien Marchai s'inscrivit à la faculté de Strasbourg, c'est parce qu'il n'y avait pas d'enseignement médical à l'Université de Nancy avant la date du repli de la faculté de médecine de Strasbourg en ses murs en 1872. 1871 !.... 1940 .... des dates malheureuses pour l'histoire nationale, tragiques pour les populations des marches de l'Est, ballottées d'un état à un autre avec les douloureux cas de conscience qui se posent : partir... ou bien rester, ... partir c'est abandonner la terre à l'envahisseur, rester, c'est risquer de collaborer, et comment ne pas tomber dans le piège ? Le Docteur Marchai l'apprit à ses dépens; d'autres après lui, car les passions exacerbées et déchaînées étouffent toute mesure et tout esprit de justice. Pourquoi ne pas le dire et le répéter. Si les collections du Docteur Marchai sont définitivement perdues, c'est parce qu'elles ont croupi, aban­ données dans un grenier alors qu'elles auraient dû être confiées à un musée. Il en est aujourd'hui d'autres dans le même dénuement. Il serait souhaita­ ble que les pouvoirs publics prennent la chose en main pour y porter remède. Maintenant, le mot de la fin puisé dans le roman «Le médecin de campagne» d'Honoré de Balzac (31). Il explique le sens donné à sa vie ardente par le Docteur Charles-Sébastien Marchai, demeuré célibataire, mais archéologue, chercheur et médecin dévoué : «Un homme très expres­ sif, mon cher monsieur, est-il écrit, éprouve un invincible besoin de s'atta­ cher particulièrement à une chose ou à un être entre tous les êtres et les cho­ ses dont il est entouré, surtout quand pour lui la vie est désolée».

(29) Edit. Waltrin à Lunéville, T. III, p. 456. (30) Ed. Serpenoise, p. 216. (31) Aux éditions Rencontre de Lausanne, p. 126.

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