Globalisation économique et régimes de protection des droits de propriété intelectuelle

[ N°4 - 11 / 2006 ] Table des matières

Introduction aux enjeux des droits de propriété intellectuelle

Régimes de protection des droits de propriété intellectuelle (DPI) et globalisation économique : enjeux transversaux et perspectives actuelles, par Francisco Padilla

Des conventions internationales à l'Accord sur les Aspects de Droit de Propriété Intellectuelle relatifs au Commerce, par Alexandre Seron

Partie I : Droits de propriété intellectuelle et accès aux médicaments

Le dossier oublié : les brevets qui tuent,, par Raoul Marc Jennar

Grippe aviaire et Tamiflu : l'occasion d'un rééquilibrage Nord-Sud ?, par Daniel De Beer

ADPIC et santé publique de Doha à Hong-Kong : la Belgique et l'Union Européenne ont forcé les pays du Sud à accepter un mauvais accord sur les médicaments, par Francisco Padilla

Partie II : Droits de propriété intellectuelle et accès aux semences

Mouvements sociaux et régimes de protection de la propriété intellectuelle : quelques réflexions sur les enjeux relatifs aux accords de l'ADPIC à partir de l'expérience des mouvements paysans en Inde, par Vandana Shiva

La semence libre, entretien avec Guy Kastler

Partie III : Droits de propriété intellectuelle, logiciels libres et autres formes de travail créatif

Logiciel libre et libertés pour d'autres formes de travail créatif : réinventer et subvertir le droit d'auteur, par Frédéric Couchet

L'utilisation de l’oeuvre “The Pont Neuf Wrapped” de Christo et Jeanne-Claude, par Kobe Matthys

2 Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] Introduction aux enjeux des droits de propriété intellectuelle Première hypothèse de travail : les régimes de Introduction aux enjeux des droits de propriété intellectuelle protection des DPI sont des dispositifs conflictuels qui participent à la recomposition du contrôle des Régimes de protection des ressources dans une économie mondialisée droits de propriété intellectuelle (DPI) et globalisation écono- Sans être ici en mesure de rentrer dans des consi- dérations qui mériteraient des développements plus larges, mique : enjeux transversaux et on peut caractériser la période coloniale par la prise de contrôle direct de la part des puissances européennes des perspectives actuelles terres, des vies des populations et des ressources biolo- giques des territoires colonisés. Les monopoles productifs et commerciaux exercés par les métropoles et l'essor des Francisco Padilla économies esclavagistes des plantations garantissaient le contrôle effectif des ressources tant humaines que maté- rielles par l'exercice d'une souveraineté de fait. Les voies commerciales monopolistiques avaient permis aux puissan- ces coloniales d'effectuer un transfert sans précédent de Introduction ressources des périphéries aux métropoles. Au XVIième siè- cle, par exemple, en dehors de l'or et de l'argent extraits des Ce dossier thématique a été constitué à partir des nouvelles colonies, une centaine de variétés de plantes ali- interventions qui ont eu lieu dans le cadre d'un séminaire orga- mentaires et médicinales ont été introduites rien qu'en nisé par le CNCD-111.11.11 en novembre 2005. Ce séminaire a Angleterre. Cette dynamique s'est ensuite fortement accélé- été consacré à l'exploration des enjeux relatifs à la constitution rée puisque 1000 nouvelles variétés ont été transférées en des régimes multilatéraux de protection des droits de propriété Europe au XVIIième siècle et 9000 durant le XIXième siècle2. intellectuelle. Comme Vandana Shiva l'affirme dans son article publié dans ce dossier thématique, il est difficile si pas impossible d'i- Avec l'extension du commerce mondial et la consolidation d'une maginer ce que serait l'économie des pays industrialisés en économie globale, des domaines matériels et symboliques de l'absence du pillage et du transfert systématique des res- plus en plus vastes se trouvent actuellement investis par les sources des territoires colonisés vers les métropoles. régimes de protection de la propriété intellectuelle. De la pro- blématique générale de l'accès aux connaissances et aux tech- Avec l'accroissement du poids économique de l'activité nologies, en passant par le brevetage du vivant et la création artistique, jusqu'aux enjeux relatifs à la production des médica- industrielle, le prélèvement pur et simple des ressources n'a ments, un tel déploiement n'a cessé de cristalliser des conflits plus été en mesure de garantir à lui seul l'accélération de l'ac- de plus en plus récurrents et transversaux entre les économies cumulation économique. La formation progressive de nou- industrialisées et leurs "périphéries"1. veaux États nations et l'abolition de esclavagisme ont cons- titué autant de défis nouveaux ayant suscité la recomposi- Les économistes du développement ont largement thématisé tion des modes de contrôle des ressources. En période d'ex- depuis plus d'une vingtaine d'années les processus de dérégu- pansion industrielle, il s'est avéré indispensable de promou- lation en oeuvre au niveau des marchés domestiques, de finan- voir l'innovation technique afin de consolider la formation du ciarisation de l'économie et de mise en concurrence de la main capital et le contrôle effectif des ressources. Le mécanisme d'œuvre à l'échelle planétaire. Nous nous attacherons ici à décri- de promotion de l'innovation, qui s'est largement imposé au re les contours d'une dynamique parallèle de redéploiement des sein des économies capitalistes, d'abord marchandes et régimes de régulation au niveau multilatéral. La constitution ensuite industrielles, a consisté à superposer aux droits de progressive d'une économie de marché globale et l'expansion propriété classiques des biens matériels, des nouveaux du commerce mondial n'ont pas su se faire en l'absence d'un droits de propriété qui garantissent aux créateurs et aux approfondissement des droits de propriété et donc, sans la inventeurs des monopoles temporels portant sur la diffusion redéfinition d'un ensemble de dispositifs d'allocation écono- de leurs créations. Ces droits de propriété se rattachent aux mique et de régulation de l'accès aux ressources. En bref, pas savoir-faire et connaissances incorporés dans les biens et de dérégulation des sphères classiques de l'économie domes- donc à la composante immatérielle de ces derniers. C'est tique sans constitution parallèle de nouveaux dispositifs de donc la promotion stratégique de l'innovation qui se trouve à régulation à l'échelle multilatérale. l'origine de la consolidation progressive des régimes natio- Les différents articles présentés dans ce recueil de textes déve- naux de protection des DPI. Comme le mettent en évidence loppent de manière transversale et spécifique trois hypothèses les travaux que Michel Foucault a consacré à la biopolitique, de travail relatives à l'extension progressive d'un ensemble de au simple prélèvement souverain des ressources est venu dispositifs de régulation multilatérale en matière de protection se superposer à partir de la fin du XVIIIième siècle une poli- de la propriété intellectuelle. Nous tenterons dans le cadre de tique générale de maximisation et d'incitation des forces cet article introductif d'expliciter et synthétiser ces trois hypo- productives3. thèses de travail en tant que fils conducteurs pour terminer avec un bref tour d'horizon portant sur un certain nombre de Le XIXième siècle a été une période marquée par un pro- perspectives actuelles autour des DPI. cessus généralisé de copie et d'amélioration des technolo-

4 Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] gies entre puissances rivales dans un contexte marqué par Les économistes ont pris l'habitude de décrire la généralisa- la montée de l'impérialisme et par les guerres commerciales. tion des biens et services à haute teneur cognitive en utili- Comme Alexandre Seron le met en évidence dans son arti- sant les concepts de "travail et production immatérielle". Ces cle consacré à l'histoire des DPI publié dans ce dossier, les biens et services de connaissance sont "immatériels" car ils États européens industrialisés et les USA n'ont de fait n'ont pas de poids4. Le support matériel est non seulement octroyé aucune protection légale à des inventeurs ou remplaçable, mais l'information, les savoirs faire et les auteurs non nationaux. Ce n'est que vers la fin du XIXième connaissances qu'il contient détermine l'essentiel de la que les premières conventions internationales de protection valeur agrégée du produit. Les coûts associés à la reproduc- des DPI ont vu le jour et leur respect n'est souvent devenu tion en série des biens contenant ces connaissances et réellement effectif que depuis quelques décennies. Après savoirs faire ne constituent, par exemple, qu'une proportion avoir donc acquis par copie et transfert les seuils technolo- très marginale du chiffre d'affaires des entreprises de l'au- giques nécessaires au développement de leur économie diovisuel, des logiciels, des semences et de médicaments. nationale, les puissances industrielles ont impulsé la mise en place de nouvelles légalités multilatérales visant à impo- Les recompositions et modes de fonctionnement des gran- ser aux nouveaux États des standards minimaux en matière des multinationales sont en ce sens assez révélatrices de la de protection de la propriété intellectuelle, notamment en ce place de plus en plus centrale qu'occupe la production qui concerne la reconnaissance des droits des créateurs non immatérielle dans l'économie contemporaine. En 2001 par nationaux. Comme nous le verrons tout au long de ce dos- exemple, la multinationale Alcatel a annoncé qu'elle comp- sier, la construction progressive de ce cadre multilatéral s'est tait se séparer de ses onze usines de fabrication pour ne gar- faite largement à l'avantage des puissances industrielles et der que les services de travail et production immatérielle, leur a permis de consolider leur hégémonie économique en c'est-à-dire, de marketing, de recherche, de conception et de période d'expansion du commerce mondial. Il importe éga- vente. En dehors de ce cas limite, et de manière plus géné- lement de souligner que la construction progressive d'un rale, même les entreprises de production de biens standar- régime multilatéral de protection des DPI n'est jamais allée disés classiques (comme l'industrie de l'automobile par de soi. Elle a été largement caractérisée par des crises chro- exemple) investissent jusqu'à 40% de leur chiffre d'affaires niques, des réajustements continuels ainsi que par le rôle dans le marketing, le design et la publicité, si bien qu'elles ne non négligeable des exceptions nationales. Comme le met- produisent pour l'essentiel que des produits qu'elle ont déjà tent bien en évidence l'article de Daniel De Beerd consacré vendus où qu'elles estiment pouvoir vendre en fonction de à la question de l'accès aux médicaments et la perspective leurs campagnes de promotion. Personne n'achète désor- critique sur l'accord de l'ADPIC que Vandana Shiva dévelop- mais une firme en prenant en considération prioritairement pe à partir de l'expérience des mouvements paysans les biens matériels dont dispose la société. "Ce qui compte indiens, ces crises ont constitué depuis 1996 l'un des points ce ne sont pas les immeubles ou les machines des entrepri- litigieux par excellence des négociations internationales ses, mais les contacts et les potentialités de la structure de menées dans le cadre de l'OMC. marketing, de sa force de vente, la capacité organisationnel- le de sa direction et la force d'invention de son personnel"5. Faut-il penser que ces crises récurrentes relèvent d'un pro- Or ces caractéristiques ne sont pas séparables des compé- cessus d'ajustement qui se soldera après quelques turbu- tences et aptitudes des travailleurs sédimentées tout au lences par une stabilisation durable ? Il y a plusieurs raisons long de leurs vie en dehors de l'entreprise et qui se trouvent d'en douter. Nous nous attarderons sur quelques arguments activées et mobilisées ensuite dans les processus de pro- spécifiques qui appuient l'hypothèse d'une crise structurelle. duction.

Ces biens et services présentent des propriétés qui les rap- Deuxième hypothèse de travail : les crises et les prochent de la description que les cadres traditionnels de l'é- conomie contemporaine6 ont fait des biens collectifs et des conflits récurrents autour des régimes de protec- biens publics mondiaux. La lumière d'un phare, par exemple, est considérée comme un service collectif, car l'utilité qu'el- tion des DPI ne sont pas des turbulences passagè- le procure à un usager spécifique est partageable et n'exclut pas d'autres bénéficiaires simultanés. Dans un contexte res, mais relèvent d'une crise structurelle concurrentiel, aucun agent individuel n'aura intérêt à les pro- duire car les autres agents peuvent en bénéficier sans avoir Les crises récurrentes des régimes de protection à encourir les coûts de production (free riding). des DPI sont le symptôme des mutations structurelles de l'é- Contrairement donc à un bien privé conventionnel, un bien ou conomie contemporaine. Les différentes écoles d'économie service collectif est de nature non-exclusive et non rivale7. politique s'accordent pour affirmer que la connaissance incor- Il en va de même pour les biens immatériels ou biens- porée dans les biens et services et la production d'intelligen- connaissance car les connaissances sont par définition par- ce et d'innovation continuelle se trouvent de plus en plus au tageables entre plusieurs bénéficiaires simultanés, et ce à cœur de la formation de la valeur économique. La production l'échelle transnationale. Ces biens immatériels possèdent et l'appropriation des connaissances deviennent, dès lors, le une autre propriété intéressante qui les sépare non seule- principal enjeu de la valorisation et accumulation du capital. ment des marchandises classiques, mais également des Comme le montrent les articles de Vandana Shiva et Frédéric biens publics conventionnels. Alors qu'une marchandise Couchet, ce régime général étend de plus en plus loin son s'use lorsqu'on s'en sert, une connaissance s'enrichit par ses emprise sur les connaissances et savoir-faire et donc, sur les applications techniques répétées et son usage collectif et images, les symboles, et en définitive, sur ce qui est com- coopératif. Dans les biens de connaissance, il y a donc mun et générique par excellence, la vie et le langage. quelque chose "qui les fait tendre vers les biens publics et à

Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] 5 leur accumulation dans un fonds commun destiné à être par- génération" découvertes depuis 1995. Réduire par mille le tagé et ce, non pas simplement pour des exigences prix de ces dernières équivaut donc à multiplier par mille les éthiques évidentes, mais pour des raisons internes au déve- bénéficiaires potentiels de ces thérapies. Lorsqu'il en va de loppement de la science"8. La production de biens et servi- la vie de millions de personnes chaque année, cela pose de ces de connaissance est un formidable vecteur d'externali- manière toujours aussi urgente et incontournable la question tés positives9. C'est-à-dire, qu'elle possède une aptitude parti- de la légitimité éthique et sociale des mécanismes de régu- culière à capter et organiser en réseau la coopération gratuite lation de l'accès aux ressources médicales en vigueur au d'une multiplicité d'acteurs10, ce qui ne signifie pas qu'elle soit niveau multilatéral. sans coût, mais que les coûts sont externalisés et distribués au-delà des unités de production marchande, en amont et en L'argument principal invoqué par l'industrie pharmaceutique aval. Leur usage et appropriation exclusive constitue, dès lors, pour justifier l'octroi d'un monopole a trait à la question des un obstacle à l'innovation et donc à leur valorisation sociale. incitants économiques nécessaire pour produire les médica- Nous y reviendrons. ments. Si tout producteur concurrent pouvait copier et met- tre sur le marché des produits sans assumer les dépenses Lorsque les coûts de reproduction des biens de connaissan- nécessaires au développement de nouvelles molécules fia- ce étaient relativement significatifs, la rémunération de l'ac- bles, aucun agent économique n'aurait des incitants suffi- cès et la génération d'un retour sur investissement par le sants pour innover, puisqu'il devrait seul assumer des frais biais des prix sur le marché étaient viables. C'est ce qui a qui profitent à ses concurrents. L'octroi d'un monopole est rendu possible le fonctionnement des trois instruments clas- donc justifié par la nécessité d'évincer les comportements siques du droit de propriété intellectuelle (le brevet, la opportunistes des autres agents économiques (free riders) marque et le droit d'auteur). Cependant, dans un contexte de et garantir le retour sur investissement nécessaire à la ren- révolution des technologies de l'information et de la com- tabilité économique. Cependant, ce modèle engendre des munication, l'extension du modèle d'affaires (bussiness externalités négatives qui contrebalancent souvent forte- model) classique à la production des biens de connaissance ment les effets escomptés en matière d'innovation. Puisque se trouve confronté à des difficultés fondamentales. La l'objectif premier de toute entreprise financièrement redeva- reproductibilité aisée des biens de connaissance facilite dés- ble sera la maximisation du retour sur investissement, il n'est ormais leur " transférabilité " (qui devient dans beaucoup de pas surprenant que la variable d'ajustement soit la mise en cas quasi gratuite) et rend donc très problématique, voir place de prix élevés excluant les patients insolvables au impossible, leur financement via le marché moyennant une détriment de la maximisation du nombre de bénéficiaires. tarification marginale11. Cette " transférabilité " compromet la De plus, la détention d'un monopole pousse tout agent éco- viabilité même de l'exécution des droits (enforcement) de nomique rationnel à exercer des pratiques sous-optimales propriété exclusifs lorsqu'ils sont étendus aux " biens- qui privatisent les bénéfices d'un bien tout en collectivisant connaissance " par la faible portée dissuasive des normes de les coûts. protection12. De plus, la nature intrinsèquement collective et coopérative des biens de connaissance (qui sont en fait des Lorsqu'on se penche sur les données empiriques en matière biens publics mondiaux) constitue une remise en cause radi- d'innovation pharmaceutique, il y a lieu de réaliser un certain cale de la légitimité éthique et de l'efficacité économique nombre de constats qui remettent fortement en question la per- des cadres normatifs qui imposent des droits exclusifs sur tinence du modèle du retour sur investissement par les prix de ces biens. marché lorsqu'il est appliqué à la production de médicaments. Sur les 1.556 nouvelles molécules commercialisées à l'échelle La problématique des brevets sur les médicaments illustre globale entre 1975 et 2004, seulement 1,3% (soit une vingtaine particulièrement bien cette triple crise (légitimité, efficacité de nouveaux médicaments) ont été destinés à la lutte contre les et exécution) liée à l'application des droits de propriété maladies tropicales, alors que ces maladies comptent pour plus exclusifs aux " biens-connaissance ". La lutte contre le de 12% des cas de maladies au niveau planétaire et qu'elles ont VIH/Sida a mis sur la sellette depuis l'avènement des trithé- développé des résistances aux traitements classiques17. Un tel rapies13 au milieu des années 1990, les dérives éthiques et constat suffit à lui seul à montrer l'insuffisance d'un système d'in- économiques du comportement monopolistique des firmes citation à l'innovation basé sur les signaux du marché. Même si pharmaceutiques. Lorsque des industries productrices de un producteur bénéficie de monopoles de rente, il n'aura pas médicaments génériques14 originaires de l'Inde et du Brésil d'incitants à développer un médicament pour une maladie qui ont réussi à remonter la filière technologique, elles ont clai- affecte principalement des populations n'ayant pas un pouvoir rement mis en évidence les rentes mirobolantes15 de mono- d'achat suffisant. C'est ce que l'on appelle en théorie écono- poles obtenues par les détenteurs des brevets en divisant mique les défaillances du marché (market failures). par mille les prix de ces médicaments. Cependant, comme le met en évidence l'article de Raoul Jennar et notre article Cependant, les manquements du système actuel ne sont pas l'a- consacré à l'accès aux médicaments, malgré les orientations panage exclusif des populations les plus démunies et ne relè- impulsées depuis le sommet de Doha de l'OMC en 2001, le vent pas exclusivement d'un pouvoir d'achat insuffisant. Elles régime actuel ne résout aucunement la question des impor- concernent aussi les usagers des pays du Nord. Des études tations de médicaments à bas prix pour les économies natio- récentes18 montrent que la grande majorité des nouveaux médi- nales n'ayant pas de capacités de production pharmaceu- caments commercialisés depuis 20 ans aux États-Unis et en tique. La barrière du prix est largement reconnue par la com- Europe n'apporte aucun bénéfice thérapeutique nouveau par munauté internationale comme étant l'un des obstacles rapport aux produits déjà existants, ce qui représente un net essentiels à la généralisation accrue de l'accès aux médica- recul par rapport à la tendance des décennies de l'après-guerre19. ments anti-VIH/Sida16, tout particulièrement en ce qui concerne les molécules dites "de deuxième ou troisième

6 Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] Un troisième constat général permet d'affaiblir davantage lement 1% des brevets soient obtenus par des ressortis- l'argument qui justifie l'instauration de monopoles dans le sants du tiers-monde, que 99% de l'innovation mondiale ait but de stimuler l'innovation. Comme de nombreuses études lieu dans les pays du Nord ? récentes20, le mettent en exergue, les frais de recherche et développement recouvrent deux parties, la recherche "imita- La réponse est négative. Comme le met bien en évidence tive" et la recherche "fondamentale". L'industrie pharmaceu- Carry Fawler23, la contribution des communautés des "péri- tique fait essentiellement de la recherche imitative, c'est-à- phéries" est très significative, mais les systèmes d'innova- dire, une recherche qui a pour but, moyennant des change- tion qui y prévalent sont souvent informels, anonymes et, ments marginaux, de développer et commercialiser des dès lors, invisibles pour les cadres normatifs dominants. De variantes à partir d'un seuil technologique préalable. La nombreuses recherches d'anthropologie économique24 ont recherche fondamentale et inventive se pratique, par contre, largement mis en évidence certaines caractéristiques des essentiellement au sein des universités et des centres de processus d'innovation sociale qui ont lieu au sein des com- recherche publics ou des institutions bénéficiant d'un finan- munautés traditionnelles dans de nombreux pays du Sud. cement public très important. Comme l'affirme le dr. Yusuf Ces communautés possèdent des taxinomies extrêmement Hamied, PDG du producteur de génériques indien CIPLA, "si sophistiquées pour inventorier les variétés végétales agrico- vous examinez les 50 premiers médicaments vendus dans le les et médicinales et des pratiques d'expérimentation, de monde, vous découvrirez que 70% d'entre eux n'ont pas été croisement et d'introgression25 hautement complexes, fon- inventés par les entreprises qui les fabriquent et les com- dées sur la gestion durable des ressources et sur l'adéqua- mercialisent. Ce sont tous des produits sous brevets pour tion (appropriateness) aux niches écologiques. Des vérita- lesquels elles paient des royalties à leurs inventeurs. Je veux bles pratiques scientifiques du terroir qui ont été largement faire exactement la même chose. Nous n'avons jamais été ignorées par les modèles dominants de la recherche techno- contre les brevets, nous avons toujours été contre les mono- scientifique et qui commencent à être redécouvertes au poles. Donnez au propriétaire du brevet ses royalties de 4%. Nord dans un contexte de déperdition radicale de la biodi- Personne n'y verra d'objection"21. De nombreux chercheurs versité26 et d'épuisement des sols suite à des décennies d'a- expriment par ailleurs de sérieuses réserves sur la pertinen- griculture industrielle et productiviste. ce de la multiplication des brevets pour l'avancement de la recherche scientifique, puisqu'elle entraîne des coûts d'exé- Cependant, ces innovations ne sont souvent pas suscepti- cution et de transaction considérables lorsqu'il faut repro- bles d'une protection éventuelle par un brevet car elles ne duire, utiliser ou modifier des technologies préalables pour satisfont guère aux critères de brevetabilité (notamment la mener certains programmes de recherche nouveaux22. nouveauté). Plus fondamentalement, l'intérêt social et éco- nomique d'octroyer à un agent économique (fusse-t-il aux Cette triple analyse basée sur des constats empiriques représentants légaux d'une communauté) un droit de pro- concernant la recherche, le développement et la production priété exclusif sur ces innovations semble assez douteux car de médicaments nous permet d'appuyer et d'expliciter l'hy- elles sont largement diffuses et gagnent à l'être. Ces formes pothèse de travail relative à la crise structurelle des régimes d'innovation ne satisfont pas davantage aux critères néces- de protection des DPI. Comme nous avons tenté de le met- saires pour obtenir une protection de la part de l'Union pour tre ici en en lumière, il s'agit d'une crise qui touche au cœur l'Obtention des Variétés Végétales, car ce système de pro- même du paradigme d'innovation dominant basé sur le tection a été fait à la mesure des formes d'exploitation agri- modèle du retour sur investissement par les prix de marché cole intensive et industrielle caractéristiques de l'agrobussi- lorsque celui-ci est appliqué à la production des biens de ness et de la majorité des exploitations agricoles du Nord27. connaissance. Comme nous tenterons de le mettre en évi- dence par l'explicitation de la troisième et dernière hypothè- En continuité avec le pillage du patrimoine biologique des se de travail, ce paradigme de l'innovation passe sous silen- communautés traditionnelles par les puissances coloniales, ce d'autres modes d'innovation sociale dont la reconnais- les résultats de ces formes d'innovation et de créativité sance et mise en valeur constituent à tous égards des sociale continuent à l'heure actuelle à être ramenées de enjeux futurs cruciaux. facto à des ressources "naturelles", c'est-à-dire, à des matiè- res premières librement disponibles divorcées de la créativi- té humaine et dépouillées de la coadaptation millénaire des Troisième hypothèse de travail : les régimes multi- communautés locales et des environnements. Ainsi, entre 1974 et 1984, environ 125.000 échantillons biologiques latéraux de protection des DPI sont des régimes de issus de la bioprospection ont été collectés dans le cadre distribution de la visibilité de l'innovation des missions du Conseil International pour les Ressources Génétiques Végétales, en tant que "patrimoine de l'humani- té" afin de constituer un inventaire pour la recherche. Une La reconnaissance et la visibilité de certains modes partie significative de ces ressources étaient connues par d'innovation sociale s'accompagne de l'invisibilisation d'aut- des communautés locales. Cependant, malgré le fait qu'elles res modes d'innovation et de créativité sociale. Comme nous proviennent essentiellement des pays du Sud (90%), seule- l'avons vu plus haut et comme Vandana Shiva et Guy Kastler ment 15% des échantillons ont été stockés sous le contrôle le mettent en évidence dans leurs articles respectifs, l'exa- des pays du Sud et l'énorme majorité est quasi exclusive- men rétrospectif des régimes de protection des DPI nous ment utilisée par le recherche dans le Nord28. Un tel exem- permet d'affirmer que ces régimes ont été conçus histori- ple suffit à mettre en évidence le caractère éminemment quement pour favoriser les modes industriels d'organisation idéologique du partage nature-culture29 auquel contribuent dans une logique de soutien et d'incitation de l'activité éco- les modèles dominants de l'innovation basés sur le retour nomique privée. Peut-on pour autant déduire du fait que seu- d'investissement par les prix de marché.

Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] 7 Des alternatives existent cependant. Elles tentent de conci- re à inclure des mécanismes multilatéraux susceptibles de lier de manière plus légitime et efficace que le modèle du garantir le respect de ces obligations et d'empêcher l'appro- retour sur investissement par les prix du marché l'impératif priation indue des ressources, mais elle se heurte à l'heure de l'accès général et démocratique aux biens de connais- actuelle au blocage farouche des USA. sance avec l'incitation à la production d'innovation sociale et le partage équitable des coûts et des bénéfices. Sans vou- L'Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle loir prétendre ici à l'exhaustivité, nous allons faire un bref (www.ompi.org) est un troisième terrain de lutte en ce qui tour d'horizon autour de la construction d'un certain nombre concerne l'accès et le partage équitable des bénéfices. La de modèles significatifs qui tentent de répondre à ce défi. constitution d'un comité sur la propriété intellectuelle, les ressources génétiques et les connaissances traditionnelles en 2001 a permis d'approfondir les débats sur la question, Quelques perspectives actuelles autour des DPI mais le comité a été incapable de trouver un consensus entre pays du Sud et pays du Nord. Il en va de même au Ressources génétiques et savoirs traditionnels associés niveau des négociations menées au sein de l'organisation visant à adopter un traité sur les lois matérielles des brevets Toute une série d'initiatives multilatérales et nationales ten- (Substantive Patent Law Treaty)36. tent de frayer de nouvelles voies autour de la problématique des ressources génétiques et des savoirs traditionnels asso- Le concept de Droits des Paysans introduit dès 1989 au ciés. Un élément transversal que l'on trouve dans la plupart niveau de la FAO37 constitue un préalable normatif de pre- des initiatives en la matière a trait à la problématique de l'ac- mière importance pour l'échafaudage des modèles alterna- cès approprié aux ressources et au partage des bénéfices tifs en matière d'accès et partage des bénéfices. Ce liés à leur exploitation commerciale (Access and Benefit concept vise à reconnaître et promouvoir les énormes Sharing)30. Il s'agit de limiter les comportements générateurs contributions passées, présentes et futures des paysans et d'externalités négatives et les pratiques opportunistes d'ap- des communautés rurales à la création, conservation, propriation des ressources biologiques (biopiraterie) ainsi échange et amélioration des ressources génétiques végé- que les comportements responsables de la déperdition de la tales. Le concept des Droits des Paysans reconnaît en outre biodiversité, par l'instauration de mécanismes de coordina- que les pratiques des communautés paysannes tradition- tion et régulation multilatéraux. La problématique de l'accès nelles constituent une composante incontournable pour la et du partage des bénéfices liés aux ressources génétiques conservation de la biodiversité. Ce concept a été traduit et aux savoirs traditionnels (au sens large des deux termes) dans de nombreuses législations régionales et nationales, se trouve au cœur des débats au sein de plusieurs institu- par l'adoption de systèmes sui generis notamment dans la tions internationales. loi indienne et la Loi Modèle Africaine adoptée par l'Organisation pour l'Union Africaine en 2000. Ces outils La Convention sur la Diversité Biologique (CDB) de 1992 législatifs consacrent des droits inaliénables des commu- reconnaît notamment le partage équitable et juste des nautés sur les ressources qu'elles ont développées et dans bénéfices relatifs à l'exploitation des ressources génétiques le cas de la loi modèle, rentrent directement en contradic- comme l'un de ses trois objectifs directeurs. Après presque tion avec le traité de l'ADPIC par l'interdiction du brevetage quinze ans de négociations portant sur le mécanisme de toute forme de vie, y compris les micro-organismes. de mise en oeuvre de cet objectif, la grosse majorité des Cette loi modèle est par ailleurs jugé inconsistante avec la pays du Sud défendent de commun accord la mise en place convention de l'UPOV38. Comme l'affirme Vandana Shiva d'un régime multilatéral sur l'accès et le partage des dans son article repris dans ce recueil, l'intégration progres- bénéfices liés à l'exploitation des ressources génétiques et sive du concept de Droits des Paysans dans les normes les savoirs traditionnels. Un premier brouillon d'un futur internationales, régionales et nationales, en créant des traité31 qui suscite de fortes réserves de la part des pays conflits de normes avec des légalités jugées dangereuses et du Nord a été adopté en février 2006 et devrait illégitimes (ADPIC, lois nationales des brevets, etc.), donne aboutir à un texte définitif en 2010 au plus tard, mais les des outils aux mouvements sociaux pour appuyer les pra- résistances sont assez fortes de la part de nombreux pays tiques de désobéissance civile et pour la création de industrialisés. jurisprudences favorables.

Au niveau de l'OMC, la question de la cohérence entre le trai- Une fois reconnu le concept de Droits des Paysans au té de l'ADPIC et la CDB32 cristallise des nombreux conflits. niveau multilatéral, la question centrale devient celle de la L'article en question énonce que les animaux et plantes (à traduction et mise en oeuvre des principes énoncés. Après l'exception des micro-organismes) peuvent être exclus de la l'adoption d'une résolution de la FAO en 1991 visant à créer brevetabilité33. Cependant, les pays signataires qui souhai- un fonds international pour l'utilisation des ressources géné- tent le faire doivent fournir au moins un système sui gene- tiques et après l'adoption en 1992 de la Convention sur la ris34 de protection de la propriété intellectuelle pour les varié- diversité Biologique, de longues années de négociation ont tés végétales. De nombreux pays du Sud ont fait de nom- débouché en 2001 sur la signature d'un traité international breuses propositions35 de révision de l'article 27.3(b), de légalement contraignant sur les ressources génétiques manière à le rendre compatible avec la CDB, notamment en végétales pour l'alimentation et l'agriculture39. Ce traité, ce qui concerne le respect des pratiques des communautés entré en vigueur en 2004, vise explicitement à jeter les bases traditionnelles (article 8j de la CDB) et les exigences d'accès pour assurer une protection effective des Droits des et de partage équitable des bénéfices. L'Inde à notamment Paysans par l'instauration d'un système multilatéral d'accès poussé pour que la révision de l'article fasse partie des négo- et de transfert aux ressources génétiques agricoles (res- ciations à mener dans le cadre du cycle de Doha, de maniè- sources phytogénétiques) ainsi que le partage des bénéfices

8 Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] des exploitations de ces ressources. Ce système (dont les seule voie possible vers le développement économique pour bases opérationnelles sont toujours en développement à la les pays riches en ressources biogénétiques. En d'autres mi 2006) est censé faciliter l'accès à une liste de ressources mots, elles contribuent à une conception plurielle du déve- phytogénétiques exemptées des droits de propriété intellec- loppement pour laquelle le but du processus de renforce- tuelle, moyennant payement s'il y a commercialisation d'un ment des capacités n'est pas la reproduction des conditions produit dérivé à partir des ressources listées. Afin d'éviter de ayant permis à un certain type de société de générer des reproduire les situations du passé décrites plus haut, où l'ac- modes d'innovation performants dans le passé, mais plutôt cès théoriquement ouvert aux ressources s'accompagne de d'organiser de nouvelles pratiques de gestion des ressour- facto d'un usage quasi-exclusif par les structures de recher- ces qui soient à même de relever les défis actuels. che du Nord, des dispositions relatives au transfert des tech- nologies, au renforcement des capacités (capacity-building) Droits d'auteur, création artistique et logiciels et au financement de programmes pour le développement des communautés paysannes de base ont été prévues dans Comme Frédéric Couchet le met en exergue dans son article le traité. Cependant, de nombreuses voix critiques40 se sont publié dans ce dossier, les droits d'auteur classiques ont fait empressées de signaler que ce modèle ne constitue en l'objet depuis une quinzaine d'années de toute une série de aucun cas une protection réelle pour les Droits des Paysans, stratégies de réinvention qui tentent de concilier avec suc- car sous couvert de renforcement des capacités, d'accès cès l'incitation à la créativité et l'accès élargi aux ressources. ouvert et de partage des bénéfices, c'est en définitive l'agri- C'est notamment le cas du mouvement du logiciel libre basé culture industrielle qui en tire les bénéfices. De fait, en réser- sur la philosophie de l'open source et exploitant la licence vant exclusivement l'accès des ressources phytogénétiques G.P.L. Cette licence réinvente le droit d'auteur en protégeant à la conservation et la recherche au laboratoire, à la sélec- et promouvant la nature collective de la création de logiciels, tion, et à la formation scientifique, le traité ne reconnaît de manière plus efficace que l'industrie du logiciel proprié- aucun rôle réellement opérationnel à la conservation et l'in- taire44. D'autres licences telles que la licence Creative novation in situ par les communautés locales. Ce qui revient à Commons ont été conçues originairement pour favoriser nier tout rôle des paysans dans cette conservation et innovation et l'accès aux oeuvres scientifiques et artistiques45 tout en donc à oblitérer le rôle capital que joue leur expertise de terrain. conservant l'empreinte de l'auteur. Cette licence tente donc de mettre en place un équilibre productif entre le copyright De nombreux modèles théoriques qui tentent de traduire de (ou la logique exclusive du all rights reserved) et le copyleft manière effective et équilibrée le concept des Droits des (all rights reversed) en préservant un certain nombre de Paysans et l'accès et partage des bénéfices ont été propo- droits à l'auteur (some rights reserved). D'autres approches sés depuis quelques années. Les travaux de Swanson et de telles que des systèmes de compensations comme les Dutfield41 parmi bien d'autres, tentent d'intégrer le caractère licences globales visent à concilier l'impératif de la rémuné- collectif et diffus du processus d'innovation au sein des ration des créateurs avec l'état de fait que constitue l'accès communautés traditionnelles. Dutfield défend notamment le généralisé à oeuvres audiovisuelles par Internet46. concept de régime d'obligations (liability regime). Alors qu'un régime de propriété classique donne aux propriétaire des Production des médicaments et recherche médicale droits exclusifs, dont le droit de déterminer les conditions d'accès à la propriété en question, un régime d'obligations Comme les articles de Daniel De Beer et de Raoul Jennar le est basé sur la libre utilisation de la ressource moyennant mettent en lumière, les opportunités avortées de rééquilibrer une obligation de payement ex post. Comme le signale les rapports Nord-Sud en matière d'accès aux médicaments T. Dedeurwaerdere, un tel système a des avantages assez nous rappellent qu'il est plus urgent que jamais de rendre réel- manifestes dans les pays où la majeure partie des savoirs et lement effectif l'usage de licences obligatoires pour la pro- des techniques traditionnelles circule déjà librement sans duction de médicaments génériques et à plus long-terme de que ceux-ci puissent faire l'objet de revendications des réorienter le système d'innovation de la recherche médicale détenteurs originaux42. D'autres approches expérimentales dans son ensemble. A cet égard, tout une série de chantiers de constitution de base de données concernant les savoirs de travail ont été ouverts depuis un certain nombre d'années. traditionnels et les variétés de semences paysannes, Des modèles d'affaires de l'incitation à l'innovation pharma- comme celles de l'organisation Navdanya en Inde ou le ceutique et médicale alternatifs à celui de retour sur inves- réseau Semences Paysannes en France, sont fortement tissement par les prix font partie des discussions théoriques ancrées sur une expertise de terrain et prennent comme en économie publique depuis plusieurs années. L'approche point de départ la nécessité des pratiques de désobéissan- qui a attiré le plus d'attention récemment suite au soutien ce civile. Elles s'attellent à répertorier la biodiversité au public que le prix Nobel d'économie J. Stiglitz lui a accordé47 niveau local par un travail en réseau et à échanger les expé- est celle du prize model. Le concept de base de l'approche riences en matière d'amélioration des variétés tout en garan- prévoit la création d'un système multilatéral de récompenses tissant l'accès libre aux ressources pour des usagers com- pour des produits pharmaceutiques novateurs. L'octroi d'un munautaires43. tel financement permettrait de rentabiliser l'investissement en recherche et développement des producteurs. En contre- Toutes ces pistes de travail constituent autant de chantiers partie, les nouveaux produits pourraient être reproduits faci- ouverts susceptibles de jouer un rôle crucial dans la réorien- lement et rapidement par des producteurs de génériques ou tation des modes et conservation des ressources géné- encore, les techniques et innovations contenues par ces tiques et d'innovation agricole. Elles permettent en tout cas nouveaux produits pourraient être accessibles avec un sys- de consolider la construction d'alternatives au modèle de tème similaire à l'open source moyennant le fait que pendant développement conçu en termes de rattrapage, selon lequel une période déterminée aucune demande de brevet concer- la marchandisation des ressources génétiques constitue la nant une invention développée à partir des données obte-

Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] 9 nues librement ne soit accordée. Le système de récompen- 3 Nous renvoyons ici aux textes "La médecine sociale" et "Les mailles du pouvoir" ses serait financé par un fonds multilatéral créé par un traité publiés dans le deuxième tome des Dits et Ecrits de Michel Foucalt, 1976- 1988, Paris, Gallimard, 2001. Et aux ouvrages "Surveiller et Punir" de 1975 et la sur la recherche médicale sur base de contributions obliga- “Volonté de Savoir" de 1976 également publiés dans les éditions Gallimard. toires. En outre, ces contributions donneraient droit, à l'ins- tar du protocole de Kyoto, à un système de crédits négocia- 4 L'affirmation tautologique de Boulding l'exprime de manière laconique bles48. Cette proposition de traité a reçu depuis 2002 le sou- "L'information n'est ni la masse ni l'énergie, l'information c'est l'information" tien de nombreux scientifiques, personnalités politiques et 5 C. Marazzi, La place des chaussettes, l'Éclat, 1997, p. 57. organisations de la société civile. 6 Nous prenons ici comme référence les travaux fondateurs de l'économiste Les défenseurs du concept affirment que la mise en oeuvre Paul Samuelson pendant les années 50 qui a été le premier à introduire le concept de bien public mondial. d'une telle approche permettrait de concilier accès et inno- vation, tout en permettant d'enclencher des gains d'efficien- 7 Plusieurs usagers peuvent en profiter en même temps et en contexte de ce et des externalités positives par rapport au système concurrence il est très difficile si pas impossible d'imposer un droit d'accès à actuel. Ces gains d'efficacité économique découleraient de d'autres bénéficiaires potentiels. la séparation du financement de la recherche et du dévelop- 8 Y. Boutang Moulier, Le Sud, la propriété intellectuelle et le nouveau capitalis- pement, du financement de la reproduction technique des me, in Multitudes, mars 2005. Article publié en ligne à l'adresse : produits inventés, alors que dans le système actuel les prix http://multitudes.samizdat.net/Le-Sud-la-propriete-intellectuelle.html de marché assurent le financement des deux. Ces idées 9 Il y a externalité positive ou négative lorsque les coûts ou les bénéfices d'un commencent à faire leur chemin au niveau de la commu- bien n'apparaissent pas dans le prix du bien lui-même. Le coût de l'impact nauté internationale. A la fin du mois de mai 2006, rejaillit non sur les acteurs directement responsables de l’activité mais sur les l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) à adopté à l'una- autres. nimité un projet de résolution intitulé " Public Health, 10 Les réseaux coopératifs sont des dispositifs rhyzomatiques qui ne correspon- Innovation, Essential Health Research and Intellectual dent ni au marché ni à une hiérarchie (étatique ou privée), ni à une composi- Property Rights : Towards a Global Strategy and Plan of tion des deux (bien qu'ils puissent traverser et être utilisés par ces types d'or- ganisation). Ils se multiplient par provignement, sans centre, sans la hiérarchie Action" originairement proposée par le Brésil et le Kenya. que l'on trouve dans les arborescences (racine, branche, tronc) ou dans les cer- Cette résolution49 reconnaît explicitement les carences du cles (centre, périphérie, apogée, périgé). Pour une définition plus détaillée du système actuel en matière d'accès aux médicaments et d'in- concept de rhyzome nous renvoyons au chapitre d'introduction du livre de G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Gallimard, Paris, 1980. citation à l'innovation médicale et donne instruction à l'OMS de créer un groupe de travail censé définir pour janvier 2008 11 C'est-à-dire le coût de production d'une unité supplémentaire du bien en ques- (avec un rapport intermédiaire en janvier 2007) un plan d'ac- tion. tion et une stratégie globale. C'est-à-dire un ensemble d'ob- 12 Les droits d'auteur et de marque ne parviennent manifestement pas à dissua- jectifs et de mécanismes de financement nécessaires à la der des millions d'usagers d'Internet de reproduire à loisir des morceaux de création d'un cadre multilatéral visant à répondre au défi des musique, des images, des textes et des logiciels ni les industries de la contre maladies qui affectent de manière disproportionnée les pays façon (qui pourrait représenter jusqu'à 15% du commerce mondial d'après les en développement. Ce groupe de travail, ouvert à la partici- chiffres de la Commission Européenne) de copier les marques. pation des organisations de la société civile constitue une 13 Association de trois molécules anti-VIH ayant permis de prolonger drastique- opportunité de choix pour discuter les approches novatrices ment l'espérance de vie des séropositifs. telles que le modèle de récompenses et le projet d'un traité 14 sur la recherche médicale. Un médicament générique est un médicament qui a la même composition qualitative et quantitative qu'un médicament de référence. Leur production devient légale soit à l'échéance d'un brevet, soit lorsque la firme détentrice du Ces différents exemples concernant les enjeux des ressour- brevet concède une licence volontaire à un fabriquant du générique, soit lorsque l'autorité publique concède une licence obligatoire (sans l'accord du ces phytogénétiques, les savoirs traditionnels, les droits propriétaire du brevet) à des producteurs concurrents. Dans les deux derniers d'auteur et la question de l'accès aux médicaments témoi- cas, l'obtention d'une licence se fait moyennant payement d'un pourcentage gnent du fait que les crises récentes des régimes multilaté- du chiffre d'affaires du fabriquant générique (royalties). raux de protection des DPI sont porteuses de dangers, mais 15 L'industrie pharmaceutique avec l'industrie des logiciels détiennent des taux aussi de potentialités prometteuses en matière de construc- records en matière de profits consolidés. Ces profits peuvent atteindre des tion de modèles pluriels de développement social et écono- taux parfois supérieurs à 30% de leur chiffre d'affaires, c'est-à-dire, un taux mique. Les réponses collectives qui seront données à ces sans aucune mesure avec celui qu'on observe dans d'autres branches indus- trielles concurrentielles. crises diront beaucoup sur ce que nous, en tant que socié- té, voulons devenir et sur le rapport au monde que nous vou- 16 Le rapport de la Commission sur les droits de propriété intellectuelle, l'innova- lons léguer aux générations futures. tion et la santé publique de l'OMS paru en avril 2006 (disponible à l'adresse http://www.who.int/intellectualproperty/fr/) reconnaît que la propriété intellec- 1 tuelle n'est pas à même de stimuler l'innovation pour lutter contre la plupart Par "périphérie" nous entendons ici non seulement les territoires se trouvant des maladies qui touchent les pays en développement, là où les patients ont par delà les frontières physiques des économies industrialisées, mais aussi, un pouvoir d'achat limité. l'ensemble des sphères d'activité se trouvant aux marges des modes domi- nants de création de la valeur et d'accumulation économique. Comme nous le 17 verrons tout au long de ce dossier thématique, le concept de périphérie recou- L'insuffisance du financement de la recherche pour les maladies négligées est vre donc aussi bien un certain nombre de domaines prédominants dans des bien mise en évidence dans l'article de Trouiller P, Torreele E, Olliaro P, White N, nombreuses économies des pays en voie de développement (agriculture fami- Foster S, et al. (2001) Drugs for neglected diseases: A failure of the market and liale de subsistance et savoirs traditionnels) que des pratiques souvent infor- a public health failure? Trop Med Int Health 6: 945-951, disponible sur lite web melles et coopératives qui opèrent également au sein des économies indus- http://biology.plosjournals.org/ et dans la résolution n°27 adoptée par l'OMS en trialisés. 2003, disponible sur le site de l'organisation (www.who.int).

2 La constitution progressive des jardins botaniques depuis le XVIIième siècle 18 Nous renvoyons ici aux études publiées dans la revue spécialisée Prescrire témoigne à elle seule de l'intérêt croissant porté par les métropoles au patri- notamment l'étude intitulée Drugs in 2001, A number of ruses unveiled, in moine biologique des colonies. Voir C. Fawler, Biotechnology, Patents and the Prescrire International, 11 (2002), pp. 58-60. Third World in Biopolitics, a feminist and ecological reader on biotechlogy, Ed. par Vandana Shiva et Ingum Moser, Zed Books, Londres, 1995. 19 Comme le montre Phillipe Pignarre dans son ouvrage, Le grand secret de l'in-

10 Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] dustrie pharmaceutique, La Découverte, Paris, 2003, sur la quinzaine de médi- duisant des obligations supplémentaires dans les domaines où ces conven- caments qui génèrent plus d'un milliard par an de recettes chez les majors qui tions sont muettes ou insuffisantes. Le deuxième définit les moyens de faire accaparent 45 % du marché mondial, une douzaine vont tomber dans le respecter ces normes et le troisième porte sur le règlement des différends pris domaine public en 2007 et devenir accessibles à la production de génériques. en charge par l'ORD (Organisme de Règlement des Différends de l'OMC).

20 Nous renvoyons ici à la remarquable synthèse et analyse critique des études 33 Dès lors, comme l'affirme Vandana Shiva, rien n'est a priori exclu du domaine et données statistiques concernant les investissements en recherche et déve- de la brevetabilité. loppement aux USA de James Love, Evidence regarding research and deve- lopment Investments in innovative and non innovative medicines, Consumer 34 Un système sui generis, qualifie une situation juridique dont la Project on Technology, Sept., 2003, disponible sur le site web : singularité prévient tout classement dans une catégorie déjà répertoriée et www.cptech.org. nécessite de créer des textes spécifiques. Un exemple de ce type de système est le système de protection de l'UPOV adopté par une cinquantaine de pays 21 Cet extrait est tiré d'un entretien que le Dr. Hamied à concédé à l'association dont l'UE. D'autres systèmes sui generis mieux adaptés aux modes de pro- Sidaction. L'intégralité de l'entretien est disponible à l'adresse du site web de duction et d'organisation des communautés paysannes de base et à l'agricul- l'association Act-Up Paris. Voir http://www.actupparis.org/article1899.html. ture familiale ont été proposés ou adoptés depuis l'entrée en vigueur de l'ADPIC. Pour une bonne introduction critique à la question des système sui 22 Nous renvoyons à l'article de John Barton, "Research-tool patents : issues for generis, voir l'article de Graham Dutfield, Les nouvelles formes de protection health in the developing world," publié dans le Bulletin de l'OMS en 2002; n°80, sui generis, disponible à l'adresse: http://www.canmexworkshop.com/docu disponible sur le site web de l'OMS (www.who.int). ments/french/III.3.2.pdf.

35 23 C. Fawler, Op. cit., pp. 220-223. Ces propositions sont compilées dans le document IP/C/W/368/Rev.1 du 8 février 2006 disponible sur le site web de l'ADPIC http://www.wto.org/french/tratop_f/trips_f/trips_f.htm. 24 Notamment les recherches menées par Steve Brush dans les Andes et parmi les communautés rurales productrices de riz en Asie ; les recherches de Gary 36 Nabhan au Mexique, de Paul Richards au Sierra Leone parmi des nombreuses Alors que l'ADPIC établit des standards minimums en matière de brevetabilité, autres études. les négociations sur le SPLT vont plus loin car elles ont pour objectif d'har- moniser les contenus des lois nationales des brevets, notamment en ce qui concerne les critères de brevetabilité. 25 Dispersion naturelle des gènes d'une espèce à l'intérieur d'une autre espèce par hybridation interspécifique suivie de plusieurs rétro-croisements avec le 37 parent local. Pour une synthèse historique des enjeux relatifs au concept de Droits des Paysans, nous renvoyons ici à l'étude de Regine Andersen intitulée The History of Farmers Rights de 2005 disponible sur le site web Farmers Rights Project à 26 D'après l'agence des Nations Unies pour l'environnement, plus de 50% des l'adresse : http://www.fni.no/farmers/Lit-survey.htm. zones humides et des dizaines de milliers d'espèces végétales à usage agri- cole sont disparues ou en voie de disparition depuis le début du XXième siè- 38 cle. Pour plus de renseignements sur la question, voir site web de l'organisa- C. Diaz, Intellectual Property Rights and Biological Ressources, an overview of tion à l'adresse www.unep.org. key issues and current debates, Wuppertal Papers n°151, février 2005, p. 45. Le papier est disponible sur le site web du Wuppertal Institute for Climate, Environnement and Energy à l'adresse : 27 www.upov.org. Cette organisation internationale composée d'une cinquantai- http://www.wupperinst.org/Sites/home1.html. ne de pays membres a pour but principal de protéger les nouvelles variétés végétales par un système de protection des DPI différent du brevet. Ce systè- 39 me est plus souple que celui du brevet et mieux adapté à l'agriculture car des Voir page web du traité à l'adresse : http://www.fao.org/AG/cgrfa/itpgr.htm. exceptions aux droits exclusifs sont concédées aux paysans (qui peuvent réuti- liser leurs récoltes pour ensemencer) et aux chercheurs (qui peuvent sous cer- 40 Notamment le réseau mondial , l'organisation GRAIN et le taines conditions utiliser les variétés obtenues pour en créer des nouvelles), il réseau semences paysannes parmi bien d'autres. n'en reste pas moins que les critères d'obtention des variétés restent beau- coup trop contraignants pour les modèles d'innovation propres aux "pratiques 41 G. Dutfield, Protecting Traditional Knowledge and folklore. A review of progress scientifiques du terroir". Les variétés obtenues doivent notamment satisfaire in diplomacy and policy formulation, ICTSD Working Paper, 2002. Article dispo- aux critères de distinction, d'homogénéité et de stabilité. Or ces critères ne nible en ligne sur le site web de l'International Center for Trade and Sustainable sont pas pertinents ni adaptés aux variétés paysannes traditionnelles qui cons- Developement - www.ictsd.org., T. Swanson, Global Action for . An tituent cependant la norme au sein des agricultures de subsistance et des agri- international Framework for Implementing the Convention on Biological cultures traditionnelles. Pour des développements plus larges sur la question, Diversity, Earthscan, Londres, 2002. nous renvoyons à l'article de Guy Kastler paru dans ce dossier, de même qu'à son article intitulé Les variétés techniquement verrouillées publié sur le site 42 T. Dedeurwaerdere, Bioprospection, gouvernance de la biodiversité et mon- web de l'organisation GRAIN à l'adresse : dialisation. De l'économie des contrats à la gouvernance réflexive, in Les http://www.grain.org/seedling/?id=406 Carnets du Centre de Philosphie du Droit, n°104, 2003. Article disponible sur le site web du CPDR - www.cpdr.ucl.ac.be. 28 C. Fawler, Op. cit., p. 221. 43 La constitution de banques de semences par l'organisation Navdanya en Inde 29 La thématique du caractère idéologique et instrumental du partage culture- (www.navdanya.org) et les pratiques de conservation du réseau "semences nature a fait l'objet d'une très large littérature. Les ouvrages de D. Haraway, paysannes" (www.semencespaysanne.org). Simians Cyborgs and Women et de B. Latour, Politiques de la Nature apportent 44 Pour des développements plus longs sur la question, je renvoie à mon article: des synthèses éclairantes sur la problématique à partir d'une perspective fémi- Capitalisme cognitif et logiciel libre publié dans l'édition de Juin/Juillet 2005 de niste pour la première et d'une perspective d'anthropologie des sciences pour La Revue Nouvelle. le deuxième.

45 Voir www.creativecommons.org. 30 Pour une excellente synthèse des enjeux actuels liées à la question de l'accès et du partage des bénéfices, nous renvoyons au dossier thématique publié sur 46 le site web de l'International Center for Trade and Sustainable Development, Voir le site web de l'alliance public et artistes pour une solution légale aux disponible à l'adresse : www.ictsd.org ainsi qu'au dossier thématique très échanges sur Internet www.lalliance.org détaillé du site web Intellectual Property Watch (www.ipwatch.org) contenant les éléments essentiels de l'actualité en la matière et des analyses critiques 47 Voir l'article en ligne de J. Stiglitz paru dans l'édition de septembre 2006 de variées. la revue The New Scientist http://www.cptech.org/ip/health/js_new_scientist_06.pdf.

31 Le draft est disponible sur le site web de la Convention sur la Diversité 48 Pour un aperçu exhaustif du prize model, nous renvoyons ici au site web Prize Biologique (www.biodiv.org). Fund Homepage http://www.cptech.org/ip/health/prizefund/. Pour le projet de traité sur la recherche et le développement médical nous renvoyons à la page: 32 Comme nous le verrons de manière extensive tout au long de cet article, le http://www.cptech.org/workingdrafts/rndtreaty.html. traité ADPIC de l'OMC (Aspects des droits de propriété intellectuelle qui tou- chent au commerce) est l'un des trois piliers fondateurs de l'Organisation 49 La résolution A59/A/Conf.Paper No.8, du 27 mai 2006 est disponible sur le site Mondiale du Commerce. Le texte du traité de l'ADPIC est divisé en trois grands web de l'OMS (www.who.int). sous-ensembles : le premier porte sur les normes et renforce les conventions préalables dont notamment la convention de Paris (propriété industrielle) et la convention de Berne (protection des oeuvres littéraires et artistiques) en intro-

Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] 11 2. Introduction aux enjeux des droits de propriété intellectuelle La PI est ce qui relève du fruit de la créativité de l'in- tellect humain. Le Droit de Propriété Intellectuelle (DPI) per- Des conventions internationales met à un propriétaire à qui appartient le fruit de sa créativité d'exercer des droits sur sa création. Le concept de propriété à l'Accord sur les Aspects de intellectuelle vise donc l'idée d'appropriation à titre privé des fruits de la créativité humaine. Droit de Propriété Intellectuelle Petite chronologie partielle : on signale dès l'an 300 ACN une relatifs au Commerce sorte de monopole de la recette culinaire : on accorde aux cuisiniers des droits exclusifs pour qu'ils préparent un mets unique et particulier, ce qui incite les autres à exceller dans Alexandre Seron leur travail de la même façon. Le système des brevets et celui des droits d'auteurs se sont mis en place très lente- ment : de 1480 à 1800, et essentiellement dans des situa- tions nationales. Il a fallu la fin du 19ième siècle, âge de l'im- La Propriété Intellectuelle (PI) est un concept juri- périalisme européen pour que s'internationalisent les règles dique présent dans notre quotidien plus qu'on ne l'imagine. d'application internationale de la propriété intellectuelle, Quand une action en justice menée en Belgique oppose avec l'apparition des premières Conventions traitant du DPI Madonna à Acquaviva, pour le plagiat par l'une d'un accord (Paris, Berne et Madrid). musical de l'autre, cela relève de la PI. Quand des acteurs hollywoodiens comme Arnold Schwarzenegger et Jackie Chan mènent campagne en Chine contre le piratage de 3. films, cela relève encore de la PI. Quand l'UCL annonce un programme informatique pour scanner les mémoires étu- La PI ne présente par ailleurs aucun caractère natu- diants et voir quand des passages sont copiés/collés par rel. Elle ne peut s'appuyer sur des " évidences " comme l'ex- ceux-ci sans citation ou référence, aussi! John Williamson, clusivité, la divisibilité et la rivalité que l'on observe dans le dans un effort de revalider son concept détourné de cas des biens matériels. Le caractère du DPI est donc " consensus de Washington ", oppose d'ailleurs la PI à la conventionnel. Ces conventions sont nationales, régionales, notion de bien public de la façon suivante : When I first internationales, voire multilatérales. Ainsi l'ADPIC est un came across this usage, I asserted that it was a misuse of my accord multilatéral qui couvre, en principe, toutes les formes intended meaning. I had naïvely imagined that just because de propriété intellectuelle, vise à harmoniser et à renforcer I had invented the expression, I had some sort of intellectual les normes de protection tout en assurant leur mise en property rights that entitled me to dictate its meaning, but in vigueur efficace à l'échelon aussi bien national qu'internatio- fact the concept had become public property. Dès lors nal. aujourd'hui quand on parle de PI, de quoi parle-t-on exacte- ment ? D'où cela vient-il ? Qu'est-ce que cela recouvre ? Quels sont les enjeux ? Quelle était la situation avant 4. l'Accord sur les Aspects de Droit de Propriété Intellectuelle relatifs au Commerce (ADPIC) ? Et depuis qu'en est-il ? Le système de protection par le DPI est une vérita- ble prouesse, voire un paradoxe dans notre société: le DPI réalise, dans une société libérale, une surprotection de la Droit de Propriété Intellectuelle au croisement des créativité/inventivité alors que ladite société, par définition et selon l'axiome libéral, n'admet pas la limitation de la liberté échelles et des époques d'entreprendre (liberté du commerce et de l'industrie) au pro- fit d'intérêts privés. Mais une telle forme d'appropriation pri- vée des fruits de la créativité humaine et sa traduction juri- 1. dique par le biais du DPI ne font pas l'unanimité : l'harmoni- sation de la protection de la propriété intellectuelle à l'échel- En guise de prélude, rappelons-nous la notion de le internationale est toujours à l'ordre du jour et oppose le " propriété " et son évolution. Etymologiquement, cela vient centre occupé par les pays développés à la périphérie où de la racine " proprius ", c'est-à-dire qui appartient en propre, sont situés les pays en développement. qu'on ne partage pas avec d'autres. Ainsi Cicéron, Phil. 6, 19: populi romani est propria libertas : la liberté est le patrimoi- ne des Romains ; ou encore Cicéron, Off.1,5 : viri propria 5. maxime est fortitudo: le courage est surtout le propre de l'homme. Depuis la révolution française, libérale s'il faut le Le DPI est aussi à voir différemment selon que les rappeler, la notion de propriété privée devient la norme dans Etats étaient sous emprise coloniale ou pouvaient exercer l'organisation humaine. Seul l'intermède communiste a défi- leur souveraineté sur leurs territoires. Ainsi avant 1960, tout ni la propriété sous un aspect collectif, présageant de la dispositif légal émane de l'autorité centrale : le DPI des colo- notion de propriété ou de l'Etat, donc de tous, que l'on retro- nies est donc majoritairement fonction du droit des pays uve dans la notion actuelle de services publics. européens. Selon les cas, le droit du pays européen est tout

12 Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] simplement " étendu " du centre à la périphérie. Dans d'aut- res cas, il est le résultat de certaines conventions internatio- 7. nales, dont la signature des colonies est vue comme une extension de la signature centrale (notamment via la clause Cet exemple montre que la gestion collective du coloniale qui prévoyait dans les conventions l'intention d'ap- DPI par des conventions/organismes supranationaux devient pliquer celles-ci aux colonies). En raison de la spécificité des progressivement la norme. En effet, les lois nationales territoires coloniaux et de leur dispersion géographique, les reconnaissant des droits sur les oeuvres littéraires et artis- textes revêtaient parfois des variantes dans leur application. tiques, sur des inventions industrielles, sur des découvertes Depuis 1960, la situation a évolué… avec notamment l'élabora- scientifiques… n'ont d'effet que sur le territoire du pays tion en droit national d'une législation ad hoc et l'adhésion aux concerné. Via les conventions régionales et internationales, conventions internationales en matière de PI… Sous impulsion axées notamment autour principe du traitement national, les des déposants européens qui craignaient un vide juridique. titulaires de droits étrangers sont traités, presque à tous égards, de la même manière que les ressortissants d'un pays. Ce principe est défendu par les organisations de ges- 6. tion collective qui, en vertu de contrats de représentation réciproque, administrent les brevets/titres étrangers sur leur Pour illustrer le propos, regardons l'exemple du DPI territoire national, échangent des informations et paient des industriel en Afrique. Jusqu'en 1962, la propriété industrielle redevances aux titulaires de droits étrangers, qui seront dans la plupart des Etats francophones, anciennes colonies exercés tantôt personnellement (un dramaturge peut accep- de la France, était régie par les lois françaises. L'Institut ter que son oeuvre soit exécutée sur scène à certaines National Français de la Propriété Industrielle était l'Office conditions convenues), tantôt collectivement (un auteur est National de chacun de ces Etats regroupés alors au sein de matériellement incapable de contrôler toutes les utilisations l'Union Française. Avec l'accession de ces territoires à l'indé- de ses œuvres), soit par secteur, soit par aire géographique. pendance, la législation du pays colonisateur en la matière risquait de ne plus être en vigueur, bien que des dispositions transitoires prévues dans leurs Constitutions nationales pré- 8. voyaient une prorogation de la validité en attendant l'élabo- ration d'une législation nationale dans ce domaine. Le risque Dès l'origine, la PI a donc eu une vocation interna- d'un vide juridique inquiétait bien des déposants Européens tionale. Rapidement il est apparu qu'une harmonisation des demandeurs de brevets et détenteurs de titres. lois promulguées en DPI dans les pays en développement n'aurait que des avantages... pour les pays du centre, à C'est ainsi qu'une délégation française se rendit à savoir les pays développés. De nombreuses institutions se Madagascar en avril 1961 afin d'inciter les autorités de ce sont dès lors vues confier la mission de s'en charger depuis pays à prendre des mesures dans ce domaine. Les diri- très longtemps, et ce bien avant l'OMC. geants Africains d'alors animés du double souci d'une part de maintenir le statu quo aménagé avec le centre, d'autre - La Convention de Paris (1883) a été le premier acte en part de rassurer les futurs investisseurs, avaient pensé par vue d'harmoniser les lois sur la PI dans le monde entier. l'adoption de ces Conventions résoudre leur problème de Des conférences internationales ultérieures ont étendu développement. Plusieurs formules s'offrirent à eux : le champ d'action de la Convention de Paris. 164 États adhéraient à la Convention de Paris fin 2003. - mettre en place pour chaque pays une protection envi- - L'Association Internationale pour la Protection de la sagée au niveau national; Propriété Intellectuelle (AIPPI, 1897) a été fondée dans le - choisir un système de protection basé sur une but de travailler à la défense et à l'amélioration du droit Convention Bilatérale ; de la Convention d'Union de Paris et à l'unification de la - recourir à un mécanisme de protection relevant d'une protection de la PI. Aujourd'hui, l'AIPPI compte près de Convention Multinationale entre Pays Africains. 8.000 membres répartis dans 53 groupes nationaux, plu- sieurs groupes régionaux. C'est finalement cette dernière formule qui fut adoptée via - L'Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle l'Organisation Africaine et Malgache de la Propriété (OMPI, 1970) a acquis en 1974 le statut d'institution spé- Intellectuelle (OAMPI, 1962), devenue ensuite l'Organisation cialisée des NU, dont la mission est d'administrer les trai- Africaine de la Propriété Intellectuelle (OAPI, 1977) via tés internationaux sur les DPI, notamment les traités de l'Accord de Bangui, dont les nouvelles dispositions portaient Pairs, Berne et de veiller à la protection des droits des sur trois points essentiels : créateurs et autres titulaires de DPI à travers le monde. L'OMPI compte 181 Etats membres, soit près de 90% - réduction de la durée de vie du brevet de 20 à 10 ans, des pays du monde. sans doute en raison de la prise en compte de l'obso- lescence des connaissances techniques ; Par ailleurs, signalons que, bien que l'activité principale de - meilleure défense des intérêts économiques des Etats l'IDLO50 et de l'OCDE51 ne soit pas dédiée à la PI, il est certain membres par le biais de différents mécanismes ; que leurs activités sont/seront, tôt ou tard, confrontés à des - meilleure protection contre la piraterie. problématiques se rapportant, directement ou non, à la PI. Les bienfaits de la protection internationale du DPI résident Mais si une telle démarche était louable, il n'en demeure pas dans l'encouragement de la créativité humaine, incitant le pro- moins que l'Accord n'eut qu'une très faible effectivité au grès de la science et des techniques, et enrichissant le monde niveau régional. de la connaissance, ce qui a pour objectif ultime d'améliorer

Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] 13 les conditions de vie de l'Homme et de son bien-être. De même, le DPI pourvoit une certaine stabilité dans le système 3. commercial international, en lui procurant un environnement juridique stable pour la commercialisation des biens et servi- Les pays en développement étaient relativement ces. Mais à quelles conditions et au bénéfice de qui ? défavorables à l'inscription du DPI dans l'agenda du cycle d'Uruguay. Mais rien n'y fit, leur marge de manœuvre étant réduite. D'autant que pour pouvoir négocier des accords Vers une gestion multilatérale du Droit de dans les textiles et l'agriculture, ils n'avaient d'autres choix que d'accepter ces discussions sur les DPI. La réticence des Propriété Intellectuelle PED était justifiée par les revers potentiels qu'un renforce- ment des DPI pouvait engendrer :

1. - remise en cause de l'accès facilité aux médicaments et soins, puisqu'un strict respect du DPI augmenterait les Bien que l'Accord Général sur les Tarifs Douaniers et prix sur les produits protégés et réduirait l'offre ; le Commerce (GATT52), prédécesseur de l'OMC, n'eût pas - hausse du coût d'accès pour les innovateurs locaux aux vocation à réglementer ou à légiférer en matière de PI, dans technologies clés protégées par des accords de licen- la pratique, il y eut dès le départ une étroite corrélation entre ces ; le commerce international et l'exercice du DPI. A l'origine, le - difficultés de profiter des avantages des DPI en termes DPI n'était pas directement concerné par le GATT. Toutefois, de transfert de technologies, investissement et diffusion les articles 30 à 34 du Traité autorisaient des restrictions de l'information étant donné la faiblesse des capacités quantitatives de mouvements des biens (matériels et intel- d'innovations locales ; lectuels) lorsqu'elles étaient nécessaires à l'application des - pertes en termes d'emploi possibles dans les industries lois et règlements qui avaient trait à la protection des bre- dont l'activité repose sur la copie de produits protégés ; vets, marques de fabriques et droits d'auteur et de repro- - risque de sanctions commerciales pour retards duction. et/ou non-respect des obligations de DPI.

Aussi, en parallèle au commerce mondial, le GATT a évolué Les pays en développement ont toujours considéré qu'un par le biais de 7 négociations commerciales multilatérales, renforcement du DPI ne contribuerait pas à leur développe- dites cycles, élargissant le nombre de pays participants, ment, bien au contraire. C'est pourquoi, ils réclamaient déjà mais aussi de sujets abordés. Le cycle de l'Uruguay (à partir une révision de la Convention de Paris dès les années 1970. de 1986, 124 pays) fut longtemps bloqué sur la politique Ils s'inquiètent aussi face aux chiffres : quelles seront les agricole de l'UE et sur l'exercice de certains droits incidences du DPI sur leur développement, en constatant de propriété industrielle, mais se conclut par l'accord de que sur le nombre de brevets en cours de validité, il n'y a que Marrakech, créant l'OMC. Une négociation particulière fut 6% environ qui ont été délivrés chez eux, et les 5/6 sont aux aussi conduite parallèlement à la négociation globale... mains d'étrangers et 1/6 seulement par les nationaux ? Or menant à l'ADPIC. ces pays recèlent d'un immense capital de connaissances (par exemple dans le domaine de la médecine traditionnelle) et de ressources (par exemple biodiversité) qui suscitent la 2. convoitise des multinationales et des pays développés. Face aux " trade-off ", chantages et pressions internationales, en Prétextant la lutte contre la piraterie internationale, provenance surtout des pays ayant des intérêts offensifs, ils les EU prennent très tôt l'initiative de lancer un " Code Anti ne peuvent qu'accepter l'ADPIC… La question de l'époque Contrefaçon ". Sans succès. Alors, ils reviennent à la charge, reste valable aujourd'hui : tout renforcement du DPI via pendant le cycle de l'Uruguay, pour inclure un accord sur le l'ADPIC sous couvert de lutter contre la piraterie ne revient-il DPI, avançant l'argument économique : il s'agit de réduire les pas à promouvoir le piratage ? distorsions aux échanges causées par l'absence de législa- tions nationales sur les DPI. Outre la question de la lutte contre la piraterie et les pertes croissantes qui en découlent, 4. la nécessité d'une harmonisation internationale reposait aussi sur l'essor des biotechnologies et technologies de l'in- A la fin du cycle de l'Uruguay, l'OMC est créée par formation connaissant de nombreuses applications indus- un accord international, dont une annexe est l'ADPIC. L'AD- trielles et faisant objet de DPI (brevets, copyrights, marques, PIC devient alors la première convention multilatérale et la etc.), leurs produits et services - part croissante des expor- plus complète en matière de propriété intellectuelle, recou- tations des UE et de l'UE - et la nécessité pour les pays déve- vrant les secteurs suivants : loppés d'assurer leur prédominance commerciale et techno- logique via un régime juridique solide. Malgré des divergen- - droits d'auteur et droits voisins (c'est à dire droits des ces, les UE ont obtenu le soutien de l'UE et du Japon, non artistes interprètes ou exécutants, des producteurs de sans avoir aussi exercé une forte pression sur les pays en phonogrammes et des organismes de radiodiffusion) ; développement. Devant la réticence de certains de ces - droit de propriété industrielle (brevet, dessins et modè pays, ils ont été jusqu'à utiliser des mesures de rétorsions les industriels, marques, indications géographiques) ; unilatérales… comme à l'encontre du Brésil, de l'Inde et de - protection des obtentions végétales, des schémas de la Corée du Sud. configuration de circuits intégrés et les renseignements non divulgués.

14 Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] 5. 7.

La transposition de l'ADPIC après signature par les Au-delà des dispositions substantielles, l'accord contient pays membres de l'OMC et donc la mise en conformité de des dispositions axées sur les procédures et mesures cor- leur législation est relativement flexible : rectives afin de faire respecter de manière efficace les DPI. L'accord prévoit ainsi la création d'un Conseil sur les ADPIC, - pays développés : un an (échéance 1996); en charge de suivre la mise en oeuvre de l'accord et de - pays en développement et les économies en transition : contrôler que les Etats s'acquittent des obligations en résul- 5 ans (échéance 2000). Aujourd'hui, près de 40 pays en tant. N'est-ce pas parce que l'OMC, à la différence de l'OMPI, développement ne sont pas en conformité avec l'accord possède des procédures contraignantes de respect des ADPIC et sont donc une cible potentielle de sanctions obligations et de règlement des différends qu'elle a été pré- commerciales ; férée pour la négociation de l'accord sur les ADPIC ? En - pays les moins avancés : 10 ans PMA (échéance 2006), effet, le DPI étant rattaché désormais à l'OMC, un Etat peut, mais sur demande dûment motivée d'un pays, le Conseil en cas de conflit sur le respect des obligations, porter plain- de l'ADPIC de l'OMC peut accorder des prorogations. te à l'Organe de Règlement des Différends (ORD). Il appar- tient alors à l'ORD de trancher sur le respect des disposi- Toutefois, pendant ces périodes transitoires, les obligations tions liées à l'accord ainsi que sur le respect des principes d'appliquer les principes généraux de l'ADPIC, de protéger fondamentaux de l'OMC. Par exemple, le conflit opposant par des brevets les produits pharmaceutiques et les produits les Etats-Unis et l'Inde en 1998, en matière de protection des chimiques pour l'agriculture et de ne pas diminuer le niveau produits pharmaceutiques et agrochimiques, s'est conclu de protection existant, sont déjà de rigueur. aux torts de l'Inde, dont la législation interdisait le dépôt de brevet pour des substances utilisées pour l'alimentation ou 6. la fabrication de médicaments.

Au niveau de l'esprit général, selon l'article 7 de l'ac- 8. cord, la protection et le respect du DPI visent à " contribuer à la promotion de l'innovation technologique et au transfert Depuis l'entrée en vigueur de l'ADPIC, les conflits et et à la diffusion de la technologie, à l'avantage mutuel de polémiques sont légion et suscitent des questionnements ceux qui génèrent les connaissances techniques et de ceux légitimes sur le droit d'auteur, les logiciels libres, les nouvel- qui les utilisent". Le renforcement du DPI est supposé, via les technologies de l'information et de la communication, la les canaux de l'innovation et du transfert de technologie, brevetabilité du vivant, le génie génétique, la sécurité ali- contribuer " au bien-être social et économique ". La légitimi- mentaire, les OGMs. Quant à l'enjeu de la santé publique et té économique de l'accord sur les ADPIC repose ainsi sur de l'accès aux médicaments, l'ADPIC porte à vingt ans la l'hypothèse d'un cercle vertueux entre le respect des normes durée du brevet sur les médicaments qui, avant la signature minimales de protection, la promotion de l'innovation, la dif- de cet accord, variait entre 5 et 15 ans selon les pays. fusion des technologies, l'accroissement des investisse- Pendant vingt ans, il est donc interdit à toute entreprise phar- ments directs étrangers et la croissance économique. Aussi maceutique de fabriquer des versions génériques de molé- trois principes fondamentaux animent l'ADPIC : cules nouvelles. Ce qui exclut les revenus modestes de tout accès aux nouveautés thérapeutiques. Certes des disposi- - Protection minimale des droits industriels : de la tions existent depuis en 2001 (Doha) et 2003 (Cancùn). Mais Convention de Paris (pour la protection de la propriété celles-ci ont un urgent besoin d'interprétation claire et sou- industrielle), de la Convention de Berne (pour la protec- ple en faveur des pays en développement et/ou de tout pays tion des oeuvres littéraires et artistiques) et du Traité de en situation d'urgence sanitaire. Mais la 6ième conférence Washington (sur la protection des circuits intégrés), en ministérielle de l'OMC a confirmé et renforcé ces procédu- constituent la base. res quasi impraticables d'accès aux médicaments essentiels - Principe du traitement national, principe de base de la en cas d'urgence sanitaire. Dès lors, plutôt que d'accroître la Convention de Paris : l'accord sur les ADPIC exige pour flexibilité de l'ADPIC dans le domaine essentiel de la santé, chaque Membre d'accorder aux ressortissants des aut- l'UE et les EU ne seraient-ils pas en train de la faire disparaî- res Membres, un traitement non moins favorable que tre ? celui qu'il accorde à ses propres ressortissants en ce qui concerne la protection de la propriété intellectuelle. - Principe de la nation la plus favorisée : prévu dans le Conclusion GATT de 1947 à propos du commerce de marchandises, il devient aussi la règle pour l'ADPIC. Ce principe consis- La Propriété Intellectuelle est un enjeu décisif dans te en ce que tous les avantages, faveurs, privilèges ou la mondialisation actuelle. Le DPI est au croisement entre de immunités accordés par un Membre de l'OMC à un autre nombreux enjeux : industriels, commerciaux et écono- Membre ou non de l'OMC, soient étendus sans condi- miques d'une part, et d'autre part sociaux, éthiques et de tion aux ressortissants de tous les autres Membres de développement. Or force est de constater que sur cette l'OMC. question, la PI reste l'apanage du centre au détriment de la périphérie. Le régime de DPI est complexe, variable dans le temps et dans l'espace, en réajustement continuel et en croissance constante depuis une vingtaine d'années, au

Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] 15 point de constituer un cas d'école des négociations multila- térales à l'OMC... et de ses controverses ! De Doha à Hong- Kong en passant par Cancùn, le DPI est en mode échec au développement, malgré une forte mobilisation des pays en développement et de la société civile sur la nécessité d'un rééquilibrage entre les droits privés et les préoccupations d'ordre public liées au développement, à l'environnement, à la santé et à la sécurité alimentaire. Dans ce contexte, une réflexion globale sur la notion d'" intérêt général " s'impose, pour éviter l'appropriation privée de tout bien commun de l'humanité.

L'histoire ne repasse pas les plats, on le sait. Et pourtant en matière de DPI, on semble avoir oublié l'histoire : il ne faut pas omettre que les pays aujourd'hui développés n'ont reconnu et accepté les droits d'auteurs et validité des bre- vets qu'à partir de leur ascension au rang de grande puis- sance ! Ainsi la France s'opposa-t-elle à l'Allemagne sur la reconnaissance du caractère brevetable des molécules chi- miques et pharmaceutiques jusqu'en 1914. Dès lors, les pays aujourd'hui développés, mais en développement hier, ne se sont-ils pas appuyés pour se développer sur le modè- le conventionnel de biens publics ? Dès lors, convient-il de parler de régime de DPI sans le contextualiser au dévelop- pement ? Est-il donc aujourd'hui équitable, surtout au regard du comportement d'antan du centre de demander au monde entier, en ce compris la périphérie, de respecter les mêmes standards juridiques de DPI dans des délais qui n'ont aucu- ne commune mesure avec ceux ayant été adoptées par les principaux promoteurs des DPI ?

50 L'Organisation Internationale de Droit du Développement (IDLO) est une orga- nisation internationale intergouvernementale dont le siège est à Rome. En 2001, l'IDLO a obtenu d'office le Statut d'Observateur auprès de l'Assemblée Générale des NU. L'IDLO compte actuellement 16 États Membres (Australie, Autriche, Bulgarie, Colombie, Égypte, Équateur, États-Unis d'Amérique, France, Italie, Norvège, Pays-Bas, Philippines, République Populaire de Chine, Sénégal, Soudan et Tunisie), et œuvre à la promotion de l'État de Droit dans l'ambition de réduire la pauvreté, de renforcer la sécurité des citoyens et de développer le commerce et l'investissement des pays en développement.

51 L'Organisation de Coopération et de Développement Économique (OCDE), créée à Paris en 1961, regroupe à ce jour 30 pays membres, tous attachés à la démocratie et l'économie de marché. Renommée pour ses publications et ses statistiques, ses travaux couvrent tout le champ économique et social, de la macroéconomie aux échanges, à l'enseignement, au développement, et à la science et à l'innovation.

52 Le GATT signé le 30 octobre 1947 par 23 États, qui, à l'époque, représentaient 80% du commerce mondial, portait sur près de 50.000 produits et visait à éta- blir une économie mondiale libérale, par interdiction des contingentements, du dumping et des quotas, avec des exceptions pour les pays en développement.

16 Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] Partie I : Droits de propriété intellectuelle et accès aux médicaments infectieuses faute d'avoir accès aux médicaments essen- Partie I tiels, soit un peu plus de 35.000 par jour. Deux milliards d'ê- tres humains n'ont pas accès aux soins de santé de base, Droits de propriété intellectuelle et parce que ceux-ci sont trop coûteux. Le droit à la santé du accès aux médicaments plus grand nombre passe après les profits de quelques-uns.

L'effet direct de l'ADPIC a été finalement reconnu lors de la Le dossier oublié : conférence ministérielle de l'OMC à Doha, en novembre 2001 : il y a une incidence directe et forte de la réglementa- les brevets qui tuent tion des brevets sur les prix des médicaments. Les ministres ont formé le vœu que l'ADPIC " n'empêche pas les Membres de prendre des mesures pour protéger la santé publique " et Raoul Marc Jennar ils ont affirmé que l'ADPIC ne doit pas empêcher " de proté- ger la santé publique et, en particulier, de promouvoir l'accès de tous aux médicaments. " Ils souhaité qu'aucune plainte ne soit déposée contre un pays qui, ayant une capacité de pro- duction pharmaceutique, aurait recours à la pratique de la Depuis le début de l'année 2006, des pays comme " licence obligatoire " (production de médicaments géné- l'Afrique du Sud, l'Inde, le Kenya ou la Thaïlande n'ont plus le riques sans le consentement du détenteur de brevet) et droit de fabriquer des médicaments génériques libres de autoriserait la fabrication de médicaments de qualité fabri- droits. En effet, le 31 décembre, se terminait une période de qués à bas prix. Peu de pays sont concernés : l'Afrique du 10 ans, considérée comme transitoire, pour l'application aux Sud, le Brésil, l'Inde, le Kenya, la Thaïlande…Quant à l'im- pays en développement de l'Accord sur les Droits de mense majorité des pays frappés par de nombreuses mal- Propriété Intellectuelle en rapport avec le Commerce adies mortelles et qui ne possèdent pas d'industrie pharma- (ADPIC). Ces pays ne peuvent plus copier librement les ceutique, un accord intervenu le 31 août 2003 leur permet de médicaments mis au point après 1995. recourir aux " importations parallèles " (le droit d'importer des médicaments du pays où ils sont les moins chers, sans l'ac- L'ADPIC porte à vingt ans la durée du brevet sur les médica- cord du détenteur de brevet). Mais cet accord impose de si ments qui, avant la signature de cet accord, variait entre 5 et nombreuses conditions qu'il est quasi impraticable. 15 ans selon les pays. Pendant vingt ans, il est interdit à toute entreprise pharmaceutique de fabriquer des versions Maintenant que les dérogations en faveur des pays du Sud génériques de molécules nouvelles. Ce qui exclut les reve- ayant une capacité de production pharmaceutique sont nus modestes de tout accès aux nouveautés thérapeu- venues à terme, que valent encore les engagements en tiques. La santé est réservée à ceux qui peuvent payer. faveur de ceux qui n'ont pas de moyens de production, qui dépendent totalement des premiers et qui ne pourront plus L'ADPIC est un des accords négociés dans le cadre de obtenir de médicaments génériques ? Les brevets tuent les l'Uruguay Round, signés en 1994 et gérés par l'Organisation malades. Mondiale du Commerce. Le paradoxe de cet accord, c'est qu'il érige des protections au nom de la lutte contre le pro- Plus fondamentalement, dix ans après l'entrée en vigueur de tectionnisme. Mis en œuvre par une institution qui fait du l'ADPIC, qui promettait un accroissement de la R&D grâce à libre-échange, de l'accès au marché, de la privatisation de la protection accrue des brevets, on est loin du compte. toutes les activités, de la compétition et de la concurrence Comme le souligne le Dr Karim Laouabdia, un des respon- l'alpha et l'oméga des rapports humains, il protège les pro- sables de Médecin Sans Frontières International, " en ce qui priétaires d'un brevet. Certaines dispositions de l'ADPIC concerne les besoins des pays en développement, les pro- concernent explicitement les produits pharmaceutiques. messes n'ont pas été tenues. Le système des brevets est Comme si un médicament était une marchandise; comme si censé stimuler l'innovation, mais il n'y a aucun mécanisme un médicament devait d'abord servir la rentabilité des firmes pour orienter cette innovation. Le système est animé par la pharmaceutiques ; comme si un médicament ne devait pas recherche du profit. ". échapper aux règles du marché. La possibilité pour les pays qui ne sont pas en mesure de A cet argument, les défenseurs de l'ADPIC répondent que produire des médicaments génériques d'en importer a été les brevets et les recettes qu'ils procurent sont indispensa- introduite avec l'accord de 2003 sous forme d'une déroga- bles pour financer la recherche et le développement. C'est tion provisoire aux dispositions de l'ADPIC. Cette dérogation l'argument classique des industries pharmaceutiques et de doit être activée à la fois par le pays importateur et par le leurs lobbies. Ce qu'ils oublient d'avouer, c'est que moins de pays exportateur qui doivent le notifier à l'OMC et démontrer 10% de la recherche médicale sont consacrés aux maladies ainsi qu'ils remplissent les multiples conditions imposées qui touchent 90% de la population mondiale. A peine 1% par l'accord de 2003. Or, au cours des deux années écou- des nouveaux médicaments mis sur le marché concernent lées, aucune notification n'a été présentée à l'OMC. Comme ces maladies. le constate MSF, " il n'y a pas la plus petite preuve que cet accord fonctionne effectivement." Ce qui signifie, en clair, L'ADPIC a eu une conséquence immédiate : la flambée des qu'aucune solution n'a été apportée au problème de l'accès prix des médicaments. Or, plus que le commerce, la santé aux médicaments essentiels. Rien n'a changé : en moyenne, est un indice du niveau réel de développement. Quinze au moins 30.000 personnes continuent de mourir chaque millions de personnes meurent chaque année de maladies jour de n'avoir pu recevoir les soins dont elles avaient besoin.

18 Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] Face à cette tragédie, les pays africains ne veulent plus d'une solution provisoire qui ne fonctionne pas et ont donc dépo- sé en mars 2005 une proposition détaillée qui représente une base discutable pour une négociation.

Le 25 octobre 2005, lors d'une réunion du Conseil de l'ADPIC, à l'OMC, les USA ont objecté qu'une modification de l'ADPIC ne pouvait aller au-delà d'une transposition tech- nique de l'accord impraticable de 2003. L'Union européenne a adopté le même point de vue ainsi que l'Australie, le Japon, la Nouvelle Zélande et la Suisse. Par contre, la pro- position africaine a reçu le soutien explicite du Brésil, de la Chine, de l'Inde, de la Jamaïque et des Philippines.

La Commission européenne a confirmé au Parlement euro- péen l'essentiel de la position que défend l'Europe en cette matière : " La Commission ne voit pas la nécessité d'une réunion spéciale à l'OMC pour examiner si les règles de l'OMC existantes en matière de brevets sont suffisantes pour rencontrer les besoins des pays en développement en ce qui concerne la santé publique. L'Accord ADPIC, la Déclaration de Doha et la décision du 30 août 2003 fournissent les flexi- bilités suffisantes pour permettre aux membres de l'OMC de protéger la santé publique et de promouvoir l'accès aux médicaments. " Une fin totale de non recevoir à la demande des pays les plus concernés.

Une fois de plus, l'OMC ne peut cacher ce qu'elle est en réalité : l'enceinte où les pays les plus riches s'efforcent de dicter leur loi à l'ensemble de la planète.

Une fois de plus, l'Union européenne, à l'inverse d'une rhé- torique généreuse qui ne trompe plus personne, n'est pas aux côtés des plus faibles. Nos 25 gouvernements soutien- nent une Commission européenne qui ne sert que les inté- rêts des firmes pharmaceutiques. Peu importent les millions de vies sacrifiées sur l'autel du profit.

Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] 19 oiseaux sont la cible naturelle. Identifiée pour la première Partie I fois en 1878, on a découvert en 1959 en Écosse qu'elle pou- vait être hautement pathogène. Cette grippe a déjà sévi plu- Droits de propriété intellectuelle et sieurs fois dans le passé, la première fois en Italie il y a plus accès aux médicaments d'un siècle. Depuis mi-2003, l'Asie est frappée d'une épidé- mie qui se révèle être la plus large et la plus sévère qu'on ait jamais vue. L'agent causal, le virus H5N1, dérivé du virus de Grippe aviaire et Tamiflu : la grippe de type A, s'est montré particulièrement tenace. En dépit de l'abattage et de la destruction de quelque 150 l'occasion d'un rééquilibrage millions d'oiseaux, le virus est considéré à présent comme endémique dans plusieurs pays. Il continue à se répandre. Il Nord-Sud ? a notamment atteint la Russie en juillet 2005, le Kazakhstan et la Mongolie en août, la Turquie, la Croatie et la Roumanie Daniel de Beer en octobre. La capacité du virus H5N1 de se renforcer et de muter est une préoccupation majeure. Occasionnellement l'infection peut sauter d'un oiseau atteint (via du matériel infecté comme les excréments) à l'homme. Le premier cas a Introduction été détecté à Hong-Kong en 1997. Toutefois, le virus ne se transmet pas facilement de l'oiseau vers l'homme. Le 25 Publié dans "La Revue Nouvelle" du mois de décem- octobre 2005, 123 cas seulement ont été recensés depuis le bre 2005, le texte qui suit a été écrit à la fin du mois de début de l'épidémie actuelle, au Cambodge, en Indonésie, novembre, alors que le tapage médiatique à propos de la en Thaïlande et au Vietnam. Soixante-cinq des victimes en grippe aviaire battait son plein. On y construit le lien existant sont cependant décédées. Jusqu'à présent, on n'a pas entre cette actualité brûlante et les discussions, discrètes et apporté la preuve de la capacité du virus de se transmettre moins 'sexy' pour les médias, qui se tenaient au même d'un humain vers un autre humain. Le danger principal vient moment à Genève, dans l'enceinte de l'Organisation de la probabilité de la rencontre du virus avec un autre virus Mondiale du Commerce. Le débat portait en effet sur un de la grippe et de la fusion entre les deux. Si une personne, aménagement technique du droit international des brevets. ou un porc (particulièrement sensible aux virus aviaires), por- Il s'agissait de couler dans le marbre un accord vieux de teur du virus saisonnier de la grippe, rencontre le virus de la deux ans qui était censé permettre aux pays qui en ont grippe aviaire, il pourrait y avoir un échange de matériel besoin d'importer des médicaments génériques. Il en a été génétique entre les deux virus. Cet échange pourrait se tra- fort peu question dans les médias. Pourtant, ce qui était en duire par l'émergence d'un nouveau virus dont les caracté- jeu n'était ni exotique, ni trop complexe pour les profanes… ristiques peuvent être différentes des deux virus d'origine et En décembre 2005 à Genève, il y avait un 'possible', l'article plus dangereuses. Selon l'O.M.S., personne ne serait immu- le décrit. Malheureusement, il faut ajouter au texte un 'post- nisé en pareille occurrence. Il est également possible que le scriptum'… virus actuel mute graduellement en s'adaptant progressive- ment à l'homme. Dans cette hypothèse, le monde aurait Novembre 2005. Sur la toile de fond du risque annoncé davantage le temps de se préparer plus adéquatement. Trois d'une pandémie mondiale meurtrière et de la question des conditions doivent être réunies pour qu'une pandémie brevets, le Tamiflu est devenu en moins d'un mois le sym- humaine se déclenche. Premièrement, il faut qu'une nouvel- bole de la géopolitique du médicament où se croisent le souche, un nouveau sous-type de virus de la grippe émer- enjeux de santé publique à l'échelle mondiale, rapports ge avec la capacité d'atteindre les humains. Cette condition Nord-Sud, relations commerciales internationales et centai- est remplie, car le virus H5N1 peut à présent s'attaquer à nes de millions d'euros. Le virus continue à se propager et l'homme. Deuxièmement, ce nouveau virus doit être dange- les experts évoquent avec insistance le risque de mutation reux pour l'homme, ce qui a également déjà été attesté par qui le rendra meurtrier. Foyer de la grippe aviaire, le Sud-Est la mort de plus de la moitié des personnes qui ont été infec- asiatique serait alors en première ligne. Avec des réserves tées. Enfin, il faut que ce virus se dissémine facilement et dérisoires de Tamiflu, les pays du Sud sont en mauvaise pos- durablement parmi les humains, ce qui n'est actuellement ture. De l'autre côté de l'hémisphère, les gouvernements se pas le cas. Toujours d'après l'O.M.S., le risque de connaître veulent rassurants. Toutes les mesures sont prises, assure- une pandémie est sérieux. Selon de nombreuses sources t-on, pour constituer d'importants stocks de Tamiflu. scientifiques, elle est inévitable. Si elle se déclenche, on Malheureusement l'analyse montre le contraire. Si le risque considère que les chances de la juguler sont très minces, est sérieux, les gouvernements des pays industrialisés font tant le virus se propagerait rapidement par la toux et l'éter- alors courir des risques inconsidérés à la population tout en nuement. Le risque est d'autant plus grand que les person- rendant la tâche plus difficile pour les pays du Sud. Un petit nes infectées seraient contagieuses avant de ressentir les mécanisme juridique et des postscriptums empoisonnés premiers symptômes de la maladie. On ne peut déterminer sont au cœur de cette situation absurde et injuste. Il en faut à l'avance le degré de sévérité qu'aurait la maladie, ni le nom- peu pour changer la donne… bre de morts qu'elle pourrait entraîner, tant qu'on ne connaît pas précisément la nouvelle forme que prendrait le virus. Les épidémies du passé ont touché entre 25 et 35 % de la popu- La grippe aviaire lation. Sous les meilleures conditions, entre 2 et 7 millions de morts sont à craindre (selon les projections établies sur La grippe aviaire, appelée parfois grippe du poulet la base de l'épidémie de 1957 au cours de laquelle 4 millions ou peste des oiseaux, est une maladie contagieuse dont les de personnes ont succombé). Plus le virus est virulent, plus

20 Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] haute sera la mortalité. La grippe espagnole a tué au moins des pays qui en ont la possibilité financière tablent sur des 40 millions de personnes en 1918. réserves permettant de traiter entre 20 et 25 % de leur popu- lation. Peut-on se prémunir par vaccination ? L'état des stocks Un vaccin pour les oiseaux existe déjà. Néanmoins, si les oiseaux infectés sont alors protégés de la maladie, ils Fin octobre 2005. La plupart des pays du monde n'en continuent pas moins d'être infectieux. L'arme de la s'accordent sur la réalité du risque du déclenchement d'une vaccination des oiseaux doit donc être utilisée avec pruden- pandémie et sur l'impérieuse nécessité de constituer des ce. Les vaccins contre la grippe saisonnière diminuent le stocks d'antiviraux. Cependant, la hauteur des stocks envi- risque de combinaison génétique entre virus et réduisent les sagés dépend essentiellement des capacités financières risques de transmission de personne à personne. L'O.M.S. des États. Le gouvernement nord-américain veut se doter recommande chaudement la vaccination contre la grippe d'une réserve de 81 millions de doses (ou traitements), soit saisonnière, tout en reconnaissant que tant les stocks l'équivalent de 210 millions de gélules. L'Union européenne actuels que les capacités de production mondiale sont lar- s'est déclarée en état d'alerte globale et a pressé ses États gement insuffisants pour répondre aux besoins. Un vaccin membres de constituer des stocks. L'importance des réser- spécifique contre le virus H5N1 est à l'étude dans différents ves est laissée à l'appréciation des États, mais on évoque le pays. Malheureusement, il ne pourrait être disponible que plus souvent des stocks suffisants pour traiter 25 % de la plusieurs mois après le déclenchement d'une pandémie. En population. La Belgique a pris les mesures pour provisionner effet, il n'est pas possible de prévoir quelle sera la forme du une réserve de 3 millions de traitements (33% de la popula- virus mutant, et dès lors il est impossible de préparer à l'a- tion). En Amérique latine ou en Asie, les stocks et les com- vance le vaccin adéquat. Indépendamment du délai requis mandes sont plus modestes voire quasi inexistants, état des pour la mise au point d'un vaccin, les capacités mondiales finances oblige. Rien qu'au vu de la situation qui prévaut actuelles de production de vaccins seraient tout à fait insuf- dans quelques-uns des pays déjà touchés par la grippe aviai- fisantes pour répondre aux besoins nés d'une pandémie. En re, la différence avec les pays occidentaux est saisissante. Europe, où se concentre plus de 70 % de la production mon- Par exemple, la Thaïlande, 62 millions d'habitants, a com- diale de vaccins, 30 à 60 % seulement de la population pour- mandé 200 000 traitements, de nature à couvrir 0,3 % de la raient être vaccinés. population ; Taïwan, 23 millions de personnes, 3 millions de doses (7 %) ; l'Inde, un milliard d'habitants, 10 millions de doses (1 %)… Si de nouveaux foyers de la grippe aviaire sur- Quelle médication possible ? gissent ou si une pandémie humaine se déclenche, la plu- part des pays asiatiques ne peuvent compter que sur une Deux molécules, l'oseltamivirphosphate (dont le hypothétique solidarité internationale. À cet égard, Roche a nom de marque est Tamiflu, que produit la firme pharma- promis à l'O.M.S. un don de 3 millions de traitements, mais ceutique Roche) et le zanamivir (commercialisé sous le nom ce stock ne sera constitué qu'en 2007. Du côté des pays de Relenza, fabriqué par GlaxoSmithKline), peuvent réduire sub-sahariens, l'impréparation est totale. Si les impératifs de la sévérité et la durée de la maladie causée par la grippe sai- santé publique poussent les États qui en ont les moyens à sonnière. Ces médicaments ne sont efficaces que s'ils sont constituer des réserves, celles-ci sont dramatiquement loin administrés dans les quarante huit heures de l'apparition des d'atteindre les objectifs fixés. Fin octobre 2005, le gouverne- premiers symptômes. Bien que les données cliniques soient ment nord-américain disposait d'un stock de Tamiflu sus- très limitées, on peut s'attendre à ce que, traitées dans les ceptible de traiter 2,3 millions de personnes, soit moins de temps voulus, les personnes atteintes par le virus H5N1 1 % de sa population. À quelques pourcents près, la situa- voient leur chance de survie augmenter considérablement. tion est la même pour quasiment tous les pays du monde. Les mérites respectifs des deux médicaments sont l'objet de D'après les données disponibles, l'ensemble des États mem- discussions. Le Tamiflu est généralement préféré pour ses bres de l'Union européenne disposaient à cette date d'un facilités de stockage. Bien que de nombreux pays cherchent stock d'environ 10 millions de traitements pour 500 millions également à acquérir du Relenza, c'est essentiellement de d'habitants (2 %) et n'atteindront 46 millions (9,2 %) que fin l'oseltamivir et de Roche dont il sera question. Les deux prin- 2007. L'O.M.S. n'est pas mieux lotie. Ses stocks ne lui per- cipales contraintes, substantielles, sont les limites des capa- mettent de traiter que 80.000 personnes. Ce n'est qu'en cités de production industrielle du Tamiflu et son prix qui est 2006 et 2007 qu'elle recevra de quoi traiter finalement prohibitif pour de nombreux pays. Bien que la capacité de 3 millions de personnes. Les États sont bloqués par l'inca- production ait récemment quadruplé, il faudrait dix ans à pacité de Roche de répondre aux commandes dans des Roche pour produire assez de Tamiflu pour traiter 20 % de la délais raisonnables, malgré l'accroissement de ses moyens population mondiale. de production directs ou indirects. La situation est pour le moins paradoxale. Des mesures draconiennes, au coût se chiffrant en milliards d'euros, sont prises pour prévenir l'ir- L'Organisation mondiale de la santé et le Tamiflu ruption d'une pandémie. Les scientifiques jugent les risques de mutation du virus et de contagion d'homme à homme L'O.M.S. surveille la situation du plus près possible inévitables, probables ou plausibles selon les expertises, et elle propose divers conseils, guides et recommandations. avec des estimations variant de 2 à 300 millions de morts. Elle a fortement recommandé à tous les pays du monde de Cette menace est prise au sérieux par la plupart des gouver- constituer des stocks d'antiviraux comme le Tamiflu. nements. Aujourd'hui, ce qui est considéré comme étant la L'O.M.S. n'a pas fixé de quota de référence, mais la plupart principale, si ce n'est la seule mesure pouvant protéger les

Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] 21 populations en situation de pandémie humaine, tient tout menter la disponibilité du produit sur le territoire. D'ici mi- entière entre les mains d'une firme privée, celle-ci avouant, 2006, Roche aura, au total, augmenté de huit à dix fois sa de surcroît, être incapable de répondre, dans des délais rai- capacité de production initiale de Tamiflu. Roche n'en reste sonnables, aux besoins considérés comme vitaux pour la pas moins très en deçà de pouvoir répondre aux demandes, santé publique. et les pressions ne cessant pas de peser sur la firme, elle a dû concéder le principe d'ouvrir de nouvelles discussions. Ces pourparlers portent sur la concession de licences Roche et le Tamiflu secondaires de production du Tamiflu. Il s'agit de négocia- tions bilatérales menées au cas par cas, selon les conditions Le géant pharmaceutique suisse Roche a été fondé fixées par Roche pour préserver ses acquis commerciaux et en 1896 par Fritz Hoffman-La Roche. Roche est le huitième ses droits de propriété intellectuelle. Fin octobre 2005, les géant de la pharmacie mondiale. Une vingtaine de membres pressions sur Roche ne faiblissaient pas malgré les mesures de la famille fondatrice détient encore un dixième des parts prises par la firme pour augmenter la production. À moins tout en ayant conservé 50,01 % des droits de vote. Roche d'un éloignement très improbable à court ou moyen terme n'a pas inventé le Tamiflu. L'origine du médicament vient de la menace d'une pandémie, Roche va très probablement d'un laboratoire public, comme bien souvent en pharmacie. être acculée tant en Europe qu'aux États-Unis, et peut-être Ces recherches ont abouti au zanamivir, médicament connu au Japon, à faire affaire avec d'autres compagnies, éven- sous le nom de Rélenza dont le géant britannique tuellement concurrentes, et à les autoriser à produire le GlaxoSmithKline s'est procuré les droits et brevets. Se Tamiflu sous licences. Roche ne s'y résoudra pas de gaieté basant sur les mêmes recherches, la société californienne de cœur, ces concessions seront durement négociées et se Gilead Science a produit l'oseltamivir, appelé Tamiflu. Gilead feront au coup par coup. S'il y a effectivement augmentation Science est le propriétaire des brevets sur le Tamiflu, qui des capacités de production par l'octroi de nouvelles licen- expirent en 2016. En 1996, Gilead a signé avec Roche un ces, il faudra cependant attendre un temps considérable accord de développement et d'exploitation sous licence du avant d'en voir les effets concrets. Après le temps des négo- médicament, comprenant notamment le droit de " sous- ciations viennent les délais de fabrication ou d'adaptation licencier " moyennant certaines conditions. En compensa- des outillages, de commande du matériel, etc., alors qu'en tion, Gilead reçoit des royalties. En 2004, le chiffre d'affaire octobre 2005 la demande de Tamiflu continuait d'exploser du Tamiflu n'était que de 212 millions d'euros, un montant même en Europe. Malgré le spectre de la pénurie en situa- dérisoire dans le monde de la pharmacie. L'explosion de la tion de pandémie, l'Occident s'accommode des délais de demande de Tamiflu a changé la donne, avec des retombées Roche. Sauf éventuellement comme arme de négociation financières aussi sensationnelles qu'inespérées pour Roche. vis-à-vis de la firme, on n'évoque pas le recours à la licence Roche est actuellement la firme pharmaceutique la plus per- obligatoire, ce mécanisme juridique qui permet de confier à formante au monde sur le plan financier. Atteignant 553 un tiers la fabrication de la précieuse molécule malgré le millions d'euros en septembre 2005, les ventes de Tamiflu refus de Roche. Pourtant, on verra plus loin que de grands ont bondi de 263 % durant les trois premiers trimestres de laboratoires internationaux étaient déjà prêts, début novem- l'année 2005, et le chiffre d'affaire global de la firme attei- bre, à commencer immédiatement la production massive de gnait 16,36 milliards d'euros pour la même période, affichant copies du Tamiflu. Les gouvernements occidentaux sem- ainsi une hausse de 16% en neuf mois. Avec l'extension de blent faire le pari que la pandémie aura le bon goût de suiv- ses capacités directes ou indirectes de production, le re l'agenda de Roche… Le reste du monde est logé à la Tamiflu de Roche a toutes les chances de devenir un block- même enseigne que l'Occident… à quelques solides nuan- buster avec des ventes annuelles de plus d'un milliard de ces près. Les stocks d'antiviraux sont dramatiquement fai- dollars. bles ou inexistants, y compris pour les pays du Sud-Est asia- tique qui sont en première ligne, et les conditions écono- miques ne peuvent être comparées. Comme en Occident, Le monopole de la production mondiale Roche a dû abandonner ses prétentions d'être le seul fabri- quant de Tamiflu. Elle s'est déclarée prête à envisager toute Roche livre bataille. Bataille d'abord pour demeurer forme de collaboration, c'est-à-dire la concession de licences le seul fabriquant du Tamiflu, et quand cette position est de fabrication. Une palette de conditions assortit habituelle- devenue intenable, combat pour rester maître de cette pro- ment ces licences : paiement de royalties non négligeables, duction, et offensive pour garder l'intégralité des prérogati- limitation des ventes au territoire du pays, fixation d'un prix ves liées à la détention des brevets. Roche a d'abord voulu minimum de vente, éventuelle fourchette de production et rester le seul fabriquant de Tamiflu. Le pharmacien a étendu de vente, etc. Ce scénario est malheureusement impratica- ses capacités de production autant qu'il le pouvait, notam- ble dans les pays du Sud. On ne peut comparer le marché ment aux Etats-Unis où une nouvelle unité de production du médicament1 en Europe ou aux États-Unis avec celui des sera opérationnelle à la fin de cette année. Roche a égale- pays en voie de développement, et c'est là que le bât blesse. ment fait appel à des sous-traitants, dont le nom a été tenu secret pour " des raisons de sécurité ". Un influent sénateur américain ne s'en est pas satisfait, et Roche s'est vu brandir Le marché du médicament dans les pays en voie de la menace d'une licence obligatoire s'il n'étendait pas davan- tage les capacités de production du médicament aux États- développement Unis par l'octroi volontaire de licences à d'autres fabricants. Face à cet ultimatum, Roche s'y est résolu et la firme a L'économie du médicament dans les pays en voie ouvert des négociations avec quatre fabricants de médica- de développement est complexe et contrastée. À tout le ments génériques installés aux États-Unis, en vue d'aug- moins est-il certain que, à de rarissimes exceptions, elle est

22 Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] complètement conditionnée par la grande faiblesse du pou- Roche est soumis à d'intenses pressions pour plus de sou- voir d'achat de la population, et par l'étroitesse des ressour- plesse dans les pays du Sud. Son image de marque pourrait ces mobilisables par le secteur public. Un industriel avisé être sérieusement écornée par une intransigeance trop n'envisagera de se lancer qu'à certaines conditions dans les absolue. Il faut éviter aussi de nourrir la tentation de contour- investissements non négligeables inhérents à la production ner les brevets pour les gouvernements qui doivent faire d'un médicament comme le Tamiflu. Il est indispensable de face à des opinions publiques nationales et internationales pouvoir vendre à un prix très bas, fixé à une petite fraction de plus en plus inquiètes ou offusquées. Enfin, et ce n'est au-dessus des coûts de production, ceux-ci devant être pas le moindre argument, un blocage total de la part de quant à eux écrasés par d'importantes économies d'échelle Roche affaiblirait considérablement la position des pays et et donc par un volume de vente considérable. Les stocks de lobbys qui défendent un régime de brevet strict en pharma- Tamiflu que ces pays cherchent à constituer sont bien trop cie. Roche va donc vraisemblablement lâcher du lest, mais petits pour valoir les investissements, même s'ils les décu- de manière ciblée et limitée. On peut imaginer des licences plaient. D'autre part, le marché libre offre peu de potentiel, ou des accords de partenariat avec des gouvernements suf- car les gens n'ont pas les moyens d'investir dans un médi- fisamment argentés, comme la Corée du Sud, Taïwan, voire cament dont ils n'ont pas un besoin actuel vital. En revanche, le Vietnam. Ou avec la Chine, où Roche négocie actuelle- en situation de pandémie, le marché pourrait jouer un rôle ment une implantation globale durable. On peut songer important par l'explosion certaine de la demande privée. aussi au Brésil qui a une forte expérience de programme de L'équation n'est pas facile à résoudre. Par contre, la donne santé segmenté4. Considérant ce qui est dit sur l'ampleur change si le marché n'est pas limité au territoire national. des besoins, et sur l'urgence d'y répondre, c'est fort peu… L'addition des commandes de plusieurs pays d'Afrique, d'Asie ou d'Amérique latine, par exemple, fussent-elles Comment expliquer la dureté de la politique de Roche à pro- réduites pour chacun d'entre eux, pourrait commencer à pos du Tamiflu, qui rappelle tant celle de ses concurrents faire volume. Dans les pays en voie de développement, la pour les médicaments antisida ? Par un grand appétit de pro- viabilité économique de la production de Tamiflu ou de fit maximum à court terme ? Par le souci de préserver les copies ne peut donc être assurée qu'à trois conditions : un capacités de recherche de nouveaux médicaments ? Ces taux de royalties extrêmement bas, un marché couvrant tant motifs ne résistent pas à l'analyse. En réalité, l'octroi de le secteur public que privé, et un marché international2. Tant licences souples et viables n'entraîne pas nécessairement que Roche ne souscrit pas à ces prérequis, les contraintes une diminution des bénéfices de Roche et de ses pairs. La du marché et les conditions de Roche resteront difficilement plupart des pays dits " moins avancés " ne constituent pas compatibles. aujourd'hui un marché financièrement intéressant. Pénétrer ces marchés, fût-ce au prix de royalties fort modestes, pour- rait même peut-être permettre d'engranger des bénéfices Les licences dans les pays en voie de inespérés de ces marchés aujourd'hui largement stériles. L'enjeu réel n'est pas là. La seule hypothèse plausible est développement que Roche est inspirée par le souci de préserver un mono- pole de fait sans faille et par la volonté d'étouffer dans l'œuf On ne peut s'empêcher d'établir le parallèle avec la ce qui pourrait devenir une jurisprudence légitimant la mise politique des pharmaciens dans le domaine des médica- en balance d'intérêts privés avec les impératifs liés à la santé ments antisida. Malgré l'hécatombe, aucun des géants phar- publique. La licence obligatoire, cette autorisation de copier maceutiques titulaires de brevets sur des médicaments anti- sans la permission du titulaire du brevet, est le cauchemar sida n'a jamais concédé à un industriel du Sud une licence des pharmaciens mondiaux. Roche est évidemment parfai- volontaire sur un médicament dont l'exploitation aurait été tement consciente de l'incompatibilité de ses exigences économiquement viable. En termes de disponibilité des avec les finances et le marché de la plupart des pays du Sud. médicaments antisida, le résultat en est en général un sal- Dans ces pays, la tentation de recourir aux licences obliga- migondis, mêlant quelques programmes nationaux publics, toires est forte. Parallèlement à la bataille de tranchées pour des aides internationales finançant des achats ponctuels ou la maîtrise de la production du Tamiflu, Roche, avec le sou- desservant une aire géographique réduite (les médicaments tien des puissants lobbys pharmaceutiques, n'a de cesse de devant être de marque ou pouvant être génériques3 selon chercher à décourager toute velléité. Le fabriquant a d'abord les convictions des donateurs), quelques dons de l'industrie traité les menaces de contournement de son monopole par pharmaceutique, et un marché mal fourni en médicaments le mépris. La production de Tamiflu est un processus très vendus à prix prohibitif… Si Roche n'est pas très diserte sur complexe requérant au moins dix étapes et prenant au le détail des conditions qu'elle entend imposer, l'expérience moins douze mois, affirmait la firme. " Personne ne peut le atteste qu'elles sont assurément limitatives. Il est certain faire plus rapidement. Notre hypothèse est que cela pren- que Roche monnaye un taux de royalties plus favorable que drait au moins trois ans à un fabriquant de médicaments celui qu'elle réclame en Occident en jouant avec quatre génériques pour y arriver. Il n'y a dès lors aucun sens à se types de clauses. Les licences seront, en tout ou partie, limi- lancer dans la fabrication sans licence ", sous-entendu sans tées dans le temps, limitées au secteur public, limitées au le transfert de technologie et la communication des données territoire du pays demandeur et limitées à la constitution de techniques qui accompagnent la concession volontaire réserves. Le profond fossé entre les contraintes du marché d'une licence. Autrement dit, tenter de passer outre à l'auto- du médicament dans l'hémisphère Sud et les pratiques com- risation de Roche en obtenant une licence obligatoire est merciales des géants de la pharmacie comme Roche ne une ineptie… Roche soutenait ainsi que la production de semble pas près d'être comblé. Il est néanmoins très proba- Tamiflu est impossible à court ou moyen terme sans son ble que quelques accords finissent par être conclus entre savoir-faire. L'expérience montre cependant que l'industrie Roche et certains gouvernements du Sud. D'évidence, du générique a habituellement la capacité de réinventer la

Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] 23 technologie avec plus ou moins de célérité. Cette fois-ci, les tant notamment l'émission de licences obligatoires lorsque pronostics de Roche ont été déjoués en vingt quatre heures. la santé publique l'exigeait. Face au scandale de ces " bre- Dès le lendemain de la déclaration de Roche, une des plus vets contre la vie ", les firmes ont abandonné le procès en importantes compagnies pharmaceutiques indiennes, Cipla avril 2001. La question est revenue sur la table de la réunion de Bombay, annonçait qu'elle était en mesure de commen- de l'Organisation mondiale du commerce en novembre de la cer la fabrication de copies du Tamiflu dès le mois de janvier même année. Le contexte international de l'époque était tel 2006, qui seraient vendues à un prix " humanitaire ". La com- que les puissants défenseurs de droits de propriété intellec- pagnie précisait qu'elle n'excluait pas le recours à une licen- tuelle inflexibles en matière de pharmacie, les États-Unis, ce obligatoire, au plus grand déplaisir de la firme bâloise qui l'Europe, le Japon et la Suisse, n'ont pu empêcher ce qui est a averti qu'il y aurait de promptes réactions s'il y avait la devenu la Déclaration de Doha. Malgré celle-ci, émettre une moindre entorse à ses droits. Malgré ces menaces, d'autres licence obligatoire n'est pas une sinécure. S'il y a des limites pays ont suivi l'Inde et ont déclaré envisager sérieusement la juridiques strictes, il y a aussi d'autres difficultés tout aussi production de médicaments génériques, éventuellement redoutables bien que moins aisément quantifiables. En sous couvert d'une licence obligatoire : Taïwan, la Thaïlande, effet, Doha n'a pas empêché les champions des entreprises l'Argentine, le Brésil, la Corée du Sud, le Vietnam, la Chine, pharmaceutiques de continuer à combattre bec et ongles les Philippines… Deux laboratoires gouvernementaux, à tout recours aux licences obligatoires dans le domaine phar- Taïwan et en Thaïlande, avaient déjà réussi, début novembre maceutique. À cet égard, l'Occident ne manque pas d'argu- 2005, à copier le Tamiflu et annonçaient être en mesure de ments économiques de poids face à des économies fragi- commencer la production à très bref délai. Le prix en serait les, terriblement dépendantes de leurs exportations6. Il faut au moins 66 % inférieur à celui du Tamiflu. garder cet aspect à l'esprit. En elle-même, la manière de faire n'est pas très complexe, dès que le pays qui s'apprête à émettre une licence obligatoire déclare qu'il s'agit d'une Les licences obligatoires situation d'urgence nationale. En pareille circonstance, le titulaire des droits liés au brevet ne peut s'y opposer. Des Il est très compréhensible que les pays du Sud qui royalties doivent être payées, mais elles seront calculées envisagent de se lancer dans la production de Tamiflu évo- " selon le cas d'espèce, compte tenu de la valeur écono- quent le recours aux licences obligatoires. C'est pour les uns mique de l'autorisation ", ce qui n'est pas de nature à grever un argument de négociation vis-à-vis de Roche, mais il s'agit trop lourdement les coûts de production de médicaments pour les autres du seul moyen d'échapper aux contraintes génériques dans un environnement au pouvoir d'achat très imposées par la firme, et d'espérer pouvoir fabriquer et déli- faible. Malheureusement, impérieuses exigences de santé vrer le médicament selon des termes économiquement sou- publique ou non, une licence obligatoire ne peut être émise tenables. On parle de licence obligatoire, ou de licence d'of- qu'en vue d'approvisionner principalement le marché inté- fice, lorsque les autorités d'un pays accordent à un produc- rieur. On en revient ainsi à la case départ, l'absence de viabi- teur le droit de copier et d'utiliser ce qui est protégé par un lité économique de la production de médicaments géné- brevet sans l'autorisation du titulaire de ce brevet. Ce droit riques destinés au seul marché intérieur… Pressions inter- est formellement reconnu à l'échelon mondial, par l'Accord nationales et contraintes juridico-économiques… Il n'est pas sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui tou- étonnant que le recours aux licences obligatoires dans le chent au commerce (Accord sur les A.D.P.I.C.), qui fait partie domaine de la pharmacie soit si rare dans les pays en voie du droit de l'Organisation mondiale du commerce (O.M.C.). de développement, quels que soient les ravages du sida, par La licence obligatoire est d'ailleurs prévue dans toutes les exemple. législations sur les droits de propriété intellectuelle du monde. Il s'agit d'une " institution juridique " d'usage relative- ment courant, notamment entre sociétés commerciales Les doubles licences obligatoires pour contrer des pratiques anti-compétitives5. Roche y a déjà recouru. Les États-Unis eux-mêmes, pourtant grand La Déclaration de Doha avait néanmoins un autre champion des droits des pharmaciens, ont brandi la menace mérite. Elle a aussi établi un agenda pour résoudre l'épineux d'une licence obligatoire pour convaincre Roche de concé- problème des pays qui n'ont pas de fabricants locaux, ou der à quelques fabricants de médicaments génériques natio- dont l'industrie pharmaceutique est incapable de répondre à naux des licences volontaires de fabrication du Tamiflu. Le un besoin de santé publique. Sans fabricant local à qui gouvernement étasunien avait usé de la même menace à confier la production de médicaments génériques, une licen- l'encontre de Bayer lors des envois postaux d'anthrax peu ce obligatoire n'a évidemment pas de sens. Les pays après les attentats du 11 septembre 2001. dépourvus de capacité industrielle en pharmacie cumulent souvent les handicaps de la pauvreté et des ravages occa- L'Accord sur les A.D.P.I.C. prévoit diverses hypothèses qui sionnés par le sida, la malaria et autres fléaux. Sans entrer peuvent justifier l'émission d'une licence obligatoire. Parmi dans le détail de longues et pénibles négociations, un celles-ci figurent en bonne place les considérations de santé accord sur cette question a été obtenu à l'arraché le 30 août publique. La conférence ministérielle de l'O.M.C. l'a encore 2003, à la veille du sommet de l'O.M.C. à Cancun. Il a été confirmé en novembre 2001 dans ce que l'on appelle la convenu qu'un pays qui a besoin de médicaments géné- Déclaration de Doha. Il n'est pas inutile de rappeler que cette riques sans avoir sur son territoire la capacité industrielle d'y déclaration est l'aboutissement d'une gigantesque bataille répondre, doit émettre une licence obligatoire. Cette licence mondiale qui a commencé en Afrique du Sud - pays où la est dirigée vers le pays de son choix qui, par hypothèse, pandémie du sida est la plus meurtrière -, lorsque trente- dispose des moyens de répondre à la demande. Si ce der- neuf firmes pharmaceutiques, dont Roche, ont fait procès nier l'accepte, il doit à son tour émettre une licence obliga- contre le gouvernement qui voulait adopter une loi permet- toire correspondant à la demande. Le principe est déjà un

24 Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] peu byzantin, mais la procédure à suivre pour le mettre en traitements… et elle se contente d'attendre passivement pratique est à tout le moins complexe et dissuasive. que Roche soit en mesure d'honorer la commande. Si le L'accord est truffé de contraintes techniques, d'arcanes risque a l'acuité et l'actualité qu'on lui prête, le gouvernement administratives et de mesures qui en handicapent la viabilité joue à la roulette russe avec la santé et la vie de la popula- économique. L'Accord du 30 août 2003 s'applique à tous les tion. membres de l'O.M.C. Mais le bénéfice de cet accord est facultatif et ne contraint personne. Toutefois, lors de la signature de l'accord, les États-Unis, les quinze membres de Il suffit de peu pour changer la situation l'Union européenne de l'époque et quelques autres pays ont ajouté, sous forme de " note en bas de page ", qu'en aucun Pourtant il faut peu pour changer la donne. Si une cas, même en situation d'impérieuse nécessité nationale, ils simple déclaration unilatérale a suffi pour se mettre la corde n'utiliseraient le système mis en place (du moins en qualité au cou, il suffit de faire la déclaration inverse pour se délier. de pays demandeur ou importateur). On voit mal l'objectif de La démarche est simple : l'envoi d'une lettre du ministre du cette " clause de sortie " ou " déclaration de non-usage " - par Commerce à l'O.M.C. Une fois déliée, la Belgique devrait référence au mot anglais opt-out -, sauf le souci de rassurer adapter sa législation. Il s'agit notamment de compléter la loi l'industrie pharmaceutique occidentale, d'affaiblir la légitimi- sur les brevets en y intégrant le dispositif mis en place par té du dispositif mis en place et de stigmatiser les pays qui y l'Accord du 30 août. Sous couvert de l'urgence, quelques auraient recours. Tout a été fait pour rendre ce dispositif dis- semaines seulement seraient nécessaires. Le gouverne- suasif. La preuve éclatante de l'échec du système est ment pourra ensuite émettre sans attendre des licences d'ailleurs faite : plus de deux ans après l'entrée en vigueur de obligatoires en direction d'autres pays, comme l'Inde dont l'accord, aucun pays de par le monde n'y a fait appel. l'industrie pharmaceutique est déjà prête à produire le médi- Aucun… cament. Menées avec diligences, ces démarches pourraient permettre un gain de temps considérable pour la constitu- tion des réserves. En tout état de cause, on créerait ainsi La corde au cou et la roulette russe ? une source d'approvisionnement qui pourrait devenir vitale pour des dizaines ou des centaines de milliers de personnes En pratique, ces déclarations de non-usage entraî- si une pandémie se déclare sur le territoire national avant nent pour ceux qui les ont signées une auto-interdiction que les stocks qui permettraient d'y faire face soient consti- d'importer des médicaments dont la portée est fort large. tués. Le reste est affaire de gestion, de choix et de négocia- L'exemple de la Belgique et du Tamiflu peut l'illustrer. La tions politiques et techniques pour lesquels les pays occi- Belgique est en état d'urgence nationale, le Tamiflu manque dentaux sont bien outillés. L'achat de médicaments géné- et Roche ne peut répondre aux commandes en temps utile. riques permet de faire des économies en termes de royal- Il ne sert à rien d'émettre une licence obligatoire, car il n'y a ties. Pourquoi ne pas suivre la proposition de l'Américain pas d'industrie du générique en Belgique susceptible de pal- James Love et prévoir que ces royalties seraient versées à lier les déficiences du fournisseur. Fidèle à sa déclaration de Roche si jamais les stocks de médicaments génériques non-usage, la Belgique n'a pas intégré dans sa législation devaient être utilisés ? Sans doute les institutions européen- nationale le mécanisme fixé par l'Accord du 30 août. En nes ne verraient-elles pas d'un bon œil un pays européen conséquence, elle ne peut pas recourir à une licence obliga- s'engager dans cette voie. Mais ces institutions sont au ser- toire dirigée vers l'Indien Cipla ou vers d'autres industriels du vice des Européens et la politique européenne reflète celle générique qui peuvent assurer des livraisons rapides du des États. Mise au courant de la situation actuelle, il est cer- médicament. Le pays ne pourrait pas davantage se tourner tain que la population des pays d'Europe voterait massive- vers un pays dans lequel Roche a conclu un contrat de licen- ment pour la levée des " déclarations de non-utilisation ". Et ce de production de Tamiflu, comme aux États Unis aujour- l'exemple d'un pays pourrait faire rapidement tache d'huile. d'hui et peut-être ailleurs demain. Ces licences limitent, en Le retrait de la déclaration de non-usage aurait par ailleurs effet, la production et la vente à l'aire géographique fixée par d'autres incidences hautement appréciables. Ce serait un Roche, la firme ne prévoyant pas l'autorisation de lui faire message clair à destination des pays du Sud. Une jurispru- concurrence sur d'autres territoires. Même en l'absence de dence qui signifierait que, oui, les considérations de santé pareille clause, la priorité de ces États, qui peinent à consti- publique valent qu'on recoure aux flexibilités qu'offre le droit tuer leurs propres stocks, est d'approvisionner leur marché des brevets et, non, ce n'est pas se mettre au ban de la com- intérieur. La Belgique s'est placée en situation d'autarcie. Elle munauté internationale que de les utiliser. La première com- s'est bel et bien mis la corde au cou… Il en est de même mande de copies du Tamiflu, provenant du Nord ou du Sud, pour tous les pays qui ont signé ces regrettables déclara- ferait des émules. Elle serait rapidement imitée. Une autre tions, y compris ceux qui disposent d'une industrie pharma- conséquence heureuse en serait de renforcer grandement la ceutique. Les États-Unis, par exemple, ne sont pas logés à viabilité économique de la production de médicaments meilleure enseigne. À l'époque où ces " déclarations de non- génériques dans les pays du Sud. Enfin, renoncer à la clau- usage ", très condescendantes pour les pays du Sud, ont été se de sortie permettrait de peser sur un débat qui se dérou- signées, les pays occidentaux imaginaient sans doute le discrètement au siège de l'O.M.C., à Genève. L'Accord du impensable d'être confrontés à une pénurie de médica- 30 août 2003 est provisoire. Il a été entendu qu'il serait coulé ments. Elles ont aujourd'hui un fâcheux " effet boomerang ". en amendement permanent qui s'enchâsserait dans le texte À l'instar de la communauté internationale, la Belgique est de l'O.M.C. qui traite des droits de propriété intellectuelle. en état d'alerte maximale. Elle a adopté une kyrielle de dispo- Les États Unis et la Commission européenne défendent sitions préventives ou précautionneuses, à un coût écono- comme à l'accoutumée des positions très restrictives. Ils mique considérable. Elle a considéré que le souci de la santé cherchent également à augmenter le poids juridique des publique requérait de se doter d'un stock de 3 millions de déclarations de non-usage, voire même selon certaines

Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] 25 interprétations, à les rendre permanentes. Consumers International, la plus importante association internationale de consommateurs, qui regroupe deux cent trente quatre associations nationales de défense des consommateurs dans cent treize pays du monde, a fermement condamné les " déclarations de non-usage ". Elles induisent auprès du public la croyance qu'il est normal et inéluctable que les coûts de fabrication des médicaments soient élevés. Elles ont pour effet de réduire la capacité de production des stocks tant au Nord qu'au Sud, et d'augmenter le nombre potentiel de victimes en cas de pandémie. Parlant de la grip- pe aviaire, Kofi Annan a déclaré le 7 octobre 2005 que les Nations unies n'allaient pas laisser les brevets faire obstacle à l'accès aux médicaments, ajoutant qu'il refusait d'entendre le même genre de débat que pour les médicaments antisi- da. Même son de cloche à l'O.M.S., où on promet de soute- nir les pays qui décideraient de recourir à une licence obli- gatoire. Les voix sont nombreuses à s'élever pour réclamer une meilleure compatibilité entre les règles et pratiques en matière de brevet, et la santé publique. Une première étape en est le retrait des " déclarations de non-usage ". La démar- che ne manquerait pas d'appui dans le monde. On doit espé- rer qu'il n'y aura pas de pandémie. En attendant, nous som- mes tous devenus parties intéressées, parties prenantes, à une question qui relève de la santé publique et de l'intérêt public au Nord et au Sud. Somme toute, il y va aussi de ce qu'est un État de droit démocratique et du visage de la mon- dialisation.

Post-scriptum 1 En 2004, le marché mondial du médicament se répartissait comme suit : Amérique du Nord 49 %, Europe 28 %, Japon 11 %, Amérique Latine 4 % et l'Asie, l'Afrique et l'Océanie réunis 8 %. Les premiers jours de décembre 2005 ont été fort animés, à l'OMC à Genève. Il fallait se mettre d'accord sur la 2 En réalité, avoir accès au marché international est une condition de viabilité manière de fixer définitivement ce fameux Accord du 30 économique partagée par les pays industrialisés. D'après l'O.M.C., même le août - et ce qu'il adviendrait des déclarations de non-usage -, Canada a un marché intérieur insuffisant pour avoir une industrie générique viable s'il n'y a pas d'accès au marché international. il ne fallait plus que la question de l'accès aux médicaments essentiels parasite encore les débats. Bref il fallait aboutir 3 Un médicament est qualifié de générique s'il est copié soit d'un médicament avant la conférence ministérielle qui se tenait à Hong-Kong de marque encore protégé par un brevet, ou dont le brevet a expiré. Dans ce dernier cas, la copie générique du médicament original ne pose aucun problè- quelques jours plus tard… me. En revanche, un médicament de marque encore protégé par un brevet ne peut être copié sans l'accord du titulaire du brevet, ou en passant outre son Les Etats-Unis, la Commission Européenne, le Canada, le accord par une licence obligatoire. Certains donateurs refusent de financer l'achat de médicaments obtenus sous couvert d'une licence obligatoire. Japon et la Suisse avaient deux objectifs : bien qu'imprati- cable ou en tout cas impratiqué, confirmer tel quel le texte 4 Depuis le milieu des années nonante, l'État brésilien mène un programme de l'Accord du 30 Août 2003, ainsi que renforcer le poids des public de prise en charge des malades du sida dont l'efficacité est unanime- 'déclarations de non-usage' de sorte à empêcher les pays de ment saluée. La réussite de l'initiative vient d'une mobilisation multisectorielle et d'une participation forte de la société civile. Sur le plan économique, la via- pouvoir aisément y renoncer. Le 6 décembre 2005, c'était bilité du système pour les finances publiques est obtenue pour une part par chose faite… une négociation féroce avec les firmes pharmaceutiques sur le prix d'achat des médicaments, et pour une autre part par la production d'antirétroviraux sous formes de génériques.

5 À titre d'exemple, la Commission européenne a été saisie en octobre 2005 par plusieurs compagnies internationales dans le domaine de la téléphonie mobi- le. Ces sociétés dénoncent les pratiques anti-concurrentielles et le montant des royalties réclamées par une entreprise concurrente dans le cadre d'un contrat de licence. Elles réclament la suppression du contrat et l'émission d'une licence obligatoire sur le brevet en question.

6 À cet égard, les États-Unis sont les plus redoutables. Ils se sont dotés en 1984 d'une législation, qui leur permet d'exiger de leurs partenaires commerciaux qu'ils assurent une protection " adéquate et effective " des droits de propriété intellectuelle américains, sous peine de rétorsions économiques. Les critères permettant d'évaluer si la protection est adéquate et effective ne sont pas ceux de la législation nationale du pays concerné, ni même ceux que fixent les règles internationales de l'Organisation mondiale du commerce. L'appréciation se fait selon les critères fixés par la législation américaine elle-même.

26 Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] conditions qui permettent aux membres de déroger à l'arti- Partie I cle 31.f. Parmi ces conditions, on trouve différentes procé- dures de notification adressées aux pays exportateurs et Droits de propriété intellectuelle et importateurs (paragraphes 2, 3, 4, 5 et 6) qui imposent un accès aux médicaments processus de décision de type "cas par cas", molécule par molécule, pays par pays et démultiplient ainsi les licences nécessaires et donc les obstacles administratifs et les frais ADPIC et santé publique de de transaction nécessaires au lancement d'une production Doha à Hong-Kong : rentable. Comme les analyses de l'association Act-up Paris7 l'ont mis la Belgique et l'Union en exergue. Au lieu de parler de flexibilités, il faudrait en Européenne ont forcé les pays toute honnêteté intellectuelle parler de rigidités : du Sud à accepter un mauvais 1. Obligations additionnelles imposées aux pays exporta- teurs : accord sur les médicaments - Préciser dans la licence obligatoire d¹exportation les Fransisco Padilla quantités fixées à l’avance que le génériqueur local est autorisé à fabriquer et [paragraphe 2bi de la Décision] le producteur de génériques est notamment obligé de modifier le labelling, le marketing, le packaging, la cou leur et/ou la forme de ses produits pour chaque pays La déclaration sur l'accord sur les ADPIC et la santé importateur [D2bii] publique du 14 novembre 2001 comporte sept paragraphes. - Publier sur le site de l'OMC les quantités et les signes Le paragraphe 4 stipule explicitement : distinctifs des médicaments pour chaque producteur "L'Accord sur les ADPIC n'empêche pas et ne devrait pas [paragraphe 2biii de la Décision] empêcher les Membres de prendre des mesures pour pro- - Notifier au Conseil de l¹ADPIC de l'OMC les quantités et téger la santé publique. En conséquence, tout en réitérant les signes distinctifs [paragraphe 2c de la Décision] notre attachement à l'Accord sur les ADPIC, nous affirmons - Rémunérer le détenteur du brevet en fonction de la que ledit accord peut et devrait être interprété et mis en oeu- valeur économique du brevet pour le pays importateur vre d'une manière qui appuie le droit des Membres de l'OMC - L'obligation de modifier le label, le marquage, etc. s'ap- de protéger la santé publique et, en particulier, de promou- plique aussi aux poudres de matières premières phar- voir l'accès de tous aux médicaments (...) " maceutiques [paragraphe 2 de la Déclaration du Président]. A cet égard, le paragraphe 5b de la déclaration réaffirme le droit (déjà énoncé dans l'article 31 de l'accord de l'ADPIC, 2. En ce qui concerne les pays importateurs : mais interprété de manière plus large dans le cadre de la déclaration) de chaque membre de l'OMC à "accorder une - Notifier à l'avance les noms et les quantités de produit licence obligatoire et à en déterminer les motifs pour l'octroi nécessaires [paragraphe 2ai de la Décision]; de cette licence". Le 6ième paragraphe de la déclaration - Notifier une confirmation de ce que l¹insuffisance de constitue un engagement formel des pays membres pour capacité de production nationale dans le domaine phar- aboutir à une "solution" à la question épineuse des restric- maceutique a dûment été établie [paragraphe 2aii de la tions imposées par l'ADPIC aux exportations de médica- Décision] ments manufacturés sous licence obligatoire, puisque la - Prendre toutes les mesures nécessaires afin de garantir déclaration reconnaît que beaucoup de membres n'ont pas qu'il n'y aura pas de ré-exportations illégales [paragraphe de capacités de fabrication suffisantes. Instruction est don- 4]. née au conseil de l'ADPIC de trouver "une solution expéditi- - Notifier comment le pays en développement concerné a ve". établi qu¹il n¹a pas la capacité de produire seul [paragra- phe 3i de la Déclaration du Président] La source du problème réside dans l'article 31.f de l'ADPIC qui énonce que les licences obligatoires "doivent être autori- sées principalement pour l'approvisionnement du marché 3. Pouvoirs additionnels octroyés au Conseil de l'ADPIC (et intérieur du Membre qui a autorisé cette utilisation". donc aux membres développés de ce Conseil, comme les Etats-Unis) par la Déclaration du Président du Conseil : le Après deux ans de négociations, un accord est intervenu in Conseil de l'ADPIC est mandaté pour examiner chaque noti- extremis à la veille de la réunion interministérielle de Cancún, fication d¹utilisation de cette procédure, à remettre en ques- le 30 Août 2003. Cet accord prétend donner une "solution tion la validité de chaque utilisation, et à demander cessation temporaire" ou une mise en oeuvre du paragraphe 6 de la ou réparation [paragraphe 3ii et 3iii de la Déclaration]. déclaration de Doha sur l'ADPIC et la santé publique. Cet accord est temporaire non pas au sens où il aurait une durée De nombreuses organisations de la société civile8 ainsi que de vie prédéfinie, mais au sens où il est appelé à être rem- les industriels du générique9 ont dénoncé de manière assez placé ultérieurement par une modification définitive de unanime un dispositif qui s'avère à l'heure actuelle incapable l'ADPIC. L'accord énumère un ensemble de procédures et de répondre à l'urgence sanitaire, si bien que trois ans après

Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] 27 l'aboutissement de cet accord, aucune notification n'a été introduite auprès de l'OMC10. Les différentes organisations non gouvernementales et les industriels du génériques s'ac- cordent pour dire que les lourdeurs techniques et adminis- tratives du dispositif constituent autant d'entraves pour le lancement d'une production en série de molécules géné- riques seule à même d'enclencher des économies d'échelle et donc une réduction des coûts nécessaires à une branche très compétitive et disposant de marges étroites. En bref, contrairement au mandat donné par la déclaration ADPIC et santé publique à Doha, le dispositif adopté en 2003 ne cons- titue en aucun cas une solution satisfaisante à la question épineuse des restrictions imposées par l'ADPIC aux exporta- tions de médicaments manufacturés sous licence obligatoi- re et donc à l'application effective du droit reconnu aux pays membres de l'OMC de promouvoir l'accès aux médica- ments.

Le groupe africain au sein de l'OMC (2) avait pourtant intro- duit en mars 2005 une proposition de simplification de la procédure du 30 Août 2003 qui aurait pu faciliter la stimula- tion de la production générique en série de médicaments produits sous licence obligatoire en diminuant les obstacles administratifs à l'export/import. Cependant, cette proposi- tion a été rejetée par les puissances du Nord et le 6 décem- bre 2005 à la veille de la réunion interministérielle de Hong- Kong, l'Union Européenne et les USA ont verrouillé la procé- dure du 30 août 2003(3) sous forme d'un amendement per- manent à l'ADPIC.

Cette situation est par ailleurs aggravée par les restrictions supplémentaires en matière de propriété intellectuelle que les très nombreux accords commerciaux bilatéraux que les USA imposent au pays en voie de développement en matiè- re de protection des droits de propriété intellectuelle. Ces accords contiennent un volet " ADPIC plus " autrement plus contraignant que les accords multilatéraux arrachés à l'OMC : prolongement de la durée des brevets (pourtant déjà fixé à vingt ans par l'ADPIC) en compensation des délais d'autori- sation de mise sur le marché ; exclusivité octroyée aux détenteurs des brevets sur les données issues des essais cliniques nécessaires à l'octroi du permis des autorités sani- taires préalablement à la commercialisation, et ce pendant plusieurs années (cinq ans dans le cas du Maroc) ; obligation de conditionner la fabrication d'un générique à l'accord du détenteur du brevet, ce qui équivaut à rendre de facto impossible cette fabrication. Comme le conclut un rapport du Congrès des Etats-Unis commandé par le parti démocra- te : "Contrairement aux principes de la déclaration de Doha, les dispositions des accords de libre-échange privilégient les intérêts financiers des grandes multinationales de l'industrie pharmaceutique aux dépens de la capacité des pays en développement à affronter les problèmes de santé publique"11. 7 Voir le site web de l'association et plus particulièrement la rubrique Nord-Sud : www.actupparis.org En bref, en dépit des grandes déclarations de principe, les puissances du Nord continuent à perpétuer un système illé- 8 Voir http://www.cptech.org/ip/wto/p6/ngos12032005.html gitime, inefficace et criminel. 9 Voir également www.egagenerics.com/doc/ega_compulsory-licensing_2005-03.pdf

10 Voir le site web des notifications : www.wto.org/french/tratop_f/trips_f/public_health_f.htm#top.

11 " Trade agreements and access to medications under the Bush administration ", June 2005, cité par Le Monde Economie, 20 juin 2006.

28 Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] Partie II : Droits de propriété intellectuelle et accès aux semences humaines et l'environnement, mais aussi les connaissances Partie II formelles développées de manière cumulative et publique dans les universités. Droits de propriété intellectuelle et accès aux semences Une deuxième restriction inhérente au traité de l'ADPIC est que les inventions et donc les innovations font l'objet d'une Mouvements sociaux et régimes obligation multilatérale de protection minimale du droit de propriété des créateurs et innovateurs seulement si elles de protection de la propriété sont susceptibles de donner lieu à des applications indus- trielles (article 27.1). L'accord n'impose donc pas de protec- intellectuelle : tion des inventions et innovations qui se font en dehors du quelques réflexions sur les enjeux mode d'organisation industriel et en dehors de la logique économique du privé. Dès lors, l'accumulation privée de relatifs aux accords de l'ADPIC à capital par l'activité industrielle devient le mode d'activité par partir de l'expérience des mouve- excellence qui est reconnu et protégé par l'ADPIC comme activité innovante, au détriment des communautés tradition- ments paysans en Inde nelles et de la créativité inhérente à la nature.

Vandana Shiva Dans le sillage de la période coloniale qui avait permis aux Etats nations européens de s'approprier les terres et les richesses des territoires colonisés, en faisant passer un acte de piraterie de grande échelle comme un droit naturel du Un aspect essentiel qui est largement omis dans de colonisateur, les contributions apportées par les autres for- nombreuses analyses portant sur l'évolution historique des mes de création et d'innovation qui caractérisent les formes régimes de protection de la propriété intellectuelle est que de vie et de connaissance non-occidentales sont oblitérées la rédaction des premiers textes qui ont très largement inspi- et naturalisées, c'est-à-dire définies comme des ressources ré les accords ADPIC a été l'initiative d'une seule entreprise, "naturelles" librement disponibles et appropriables. Une telle la multinationale pharmaceutique Pfizer, qui a ensuite fait cir- conception sous-jacente est lourde en conséquences car culer ce texte parmi d'autres conglomérats multinationaux. elle permet un renversement de perspectives assez alar- La multinationale Monsanto avait déclaré à ce moment qu'en mant. Ainsi, la commission des USA sur le commerce inter- rédigeant ce projet de traité, les représentants du commer- national prétend que l'industrie américaine perd chaque ce et de l'industrie devenaient les patients, les diagnosti- année entre 100 et 300 milliards de dollars à cause du défi- ciens et les médecins traitants, le tout en même temps. Ce cit de protection que les pays du tiers monde accordent aux qui veut dire, que ces multinationales se sont de facto arro- droits de propriété intellectuelle sur leur territoire. Dans gées les moyens de définir les problèmes et les solutions cette perspective, les populations du Sud voleraient chaque qu'il faut y apporter en ce qui concerne une très vaste année des ressources significatives à l'industrie américaine. gamme de sphères de l'activité humaine, dont notamment la Cependant, lorsque nous prenons en considération la valeur production et la reproduction de semences, de médica- de la biodiversité et des savoirs et connaissances tradition- ments et traitements, de logiciels, ainsi que les différentes nelles utilisées librement et sans compensation aucune par formes de création artistique. les firmes américaines (et aussi européennes), il en résulte que ce sont les USA -et non pas des pays comme par exem- On a depuis assisté à un glissement significatif des droits ple l'Inde- qui sont responsables d'une piraterie à très gran- des communautés traditionnelles et des créateurs vers les de échelle. Que serait l'agriculture américaine sans les varié- firmes multinationales. En effet, le traité de l'ADPIC qui cons- tés de blé, maïs, patates, riz, coton, etc. développées par les titue à ce jour l'accord multilatéral le plus systématique et communautés agricoles traditionnelles et qui ont été impor- complet en matière de protection de la propriété intellec- tées des pays du Sud? Que serait l'industrie pharmaceutique tuelle est fondé sur un concept très restrictif de la création américaine sans les quelques 300 variétés de plantes médi- et de l'innovation. Cette conception de l'innovation et de la cinales connues ancestralement et qui se trouvent à la base création favorise largement les firmes multinationales au de l'essentiel des médicaments actuels? Que serait l'indus- détriment des citoyens en général, et plus particulièrement trie américaine sans les technologies jadis développées en des paysans du Sud et communautés traditionnelles. Une Europe et en Asie et qui ont été copiées librement durant la première restriction imposée par le traité de l'ADPIC est que révolution industrielle ? les droits de propriété intellectuelle sont reconnus comme des droits exclusivement privés. Une telle restriction exclut Si nous portions l'attention requise et nécessaire à ces pro- du champ de la protection du droit de propriété intellectuel- cessus majeurs et nouveaux, nos stratégies devraient s'a- le conféré par l'ADPIC tout type de connaissances, de dapter de manière à ouvrir des débats et à nous impliquer savoirs et en définitive de formes d'innovation qui s'appuient activement, en tant que société, dans la définition des sur les "savoirs communs" (intellectual commons), c'est-à- responsabilités et des limites des droits reconnus. Si nous dire, des savoirs et des formes d'innovation qui sont par défi- voyons ces processus en continuité stricte avec le passé, nition communs et non exclusifs et qui ont évolué au gré des l'enjeu peut sembler trop énorme et les marges de manœu- contributions apportées par des générations d'usagers. Cela vre fort étroites. En ce qui nous concerne, je pense qu'il faut concerne non seulement l'essentiel du patrimoine vivant des les envisager dans une perspective de discontinuité, car ce variétés agricoles, qui est le résultat d'une patiente et très sont des nouveaux domaines qui se trouvent désormais longue sélection et co-adaptation entre les communautés investis et capturés par les régimes de protection de la pro-

30 Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] priété intellectuelle, dont notamment les organismes vivants Lorsque, par exemple, les Africains-américains ne pouvaient et les savoirs traditionnels. pas s'asseoir dans les premiers rangs des bus au sud des USA, Rosa Park a décidé un jour de s'asseoir dans une place En effet, les accords de l'ADPIC énoncent explicitement que réservée aux Blancs. Gandhi en a fait de même avec le rien ne peut en principe être exclu du domaine de la protec- Satyagraha. tion de la propriété intellectuelle, ce qui revient à soustraite du champ social et du débat public la capacité qu'ont les Nous nous sommes inspirés de cette pratique en ce qui sociétés de définir des limites, et de décider de ce qui concerne les semences. Notre point de départ est le suivant : devrait être maintenu ou non dans le domaine public. Ce nous recevons les semences de la nature et de nos ancêtres sont à mon sens des droits fondamentaux qui constituent et il est de notre devoir de continuer à en faire de même vis- des enjeux de base pour les mouvements sociaux. Seuls les à-vis des générations futures. Cela n'est pas un crime. Par mouvements sociaux peuvent définir des agendas sociaux contre, la destruction de ces pratiques ancestrales est cri- et seuls les mouvements sociaux, en tant que forces de minelle. Nous avons donc adopté un compromis écrit repre- contrepoids à la subversion de la démocratie opérée par l'é- nant ces idées de base. En 1993, avant le fondation de laboration et la consolidation de certains accords internatio- l'OMC, 500.000 paysans avaient donné leur adhésion à cet naux dont celui de l'ADPIC, peuvent traduire ces agendas en engagement. En mars 2005, lorsque la loi sur les brevets a processus politiques et dès lors, définir les contextes de été modifiée en Inde pour satisfaire aux standards imposés construction normative. Cela doit donc se faire au niveau par le traité de l'ADPIC, j'ai pu déposer au premier ministre la des mouvements sociaux. Telle est la prémisse de ce que signature de 5 millions de paysans qui avaient marqué leur nous tentons de mettre en place en Inde. adhésion à cet engagement. Le message qu'il contient est assez simple : vous avez beau continuer à changer les lois Lorsque nous avons pris connaissance entre 1991 et 1993 et les codes, vous ne changerez pas nos cœurs et nos des brouillons successif en négociation de l'ADPIC, nous esprits. Nos cœurs et nos esprits seront gouvernés par ce avions le sentiment que les impositions que ces accords que nous considérons comme étant juste du point de vue comportaient au niveau de l'appropriation des formes de vie écologique, éthique, social et politique. C'est sur base de étaient tout simplement inacceptables. Nous avons alors cette prémisse que nous devons chercher à résoudre nos commencé à en débattre avec des paysans et des commu- problèmes. A partir de ce point de départ, nous nous som- nautés de base en Inde. Nous avons aussi approché des mes placés au niveau de la jurisprudence, qui a à mon sens juristes, mais comme vous le savez, les juristes ont souvent atteint un seuil conflictuel qui est désormais devenu assez une attitude extrêmement prudente envers les cadres nor- commun aussi bien en Inde qu'en Europe. Je m'explique : en matifs. Il en va de même pour de nombreux scientifiques et prenant comme point de départ une perspective issue des académiciens qui avaient l'impression que les processus en mouvements de base, les villages indiens réclament des cours étaient trop massifs et qu'on n'y pouvait pas grand droits souverains sur leurs propriété collective. Non pas des chose si ce n'est de tenter de les reformer par la suite... Avec droits de propriété privée, mais des droits communs et col- les paysans, les choses se sont passées autrement. Nous lectifs. Des droits souverains à notre biodiversité et à nos avons commencé à établir des engagements et des posi- savoirs traditionnels. Ces droits sont en fait reconnus par tions portant sur les principes auxquels nous croyons. Nous notre constitution, mais nous considérons que les traités croyons, par exemple, que les semences constituent un établis au niveau de l'OMC constituent une menace pour patrimoine des communautés et dès lors, le fait de sauve- notre constitution et mettent ces droits à la disposition des garder et de partager ces semences doit être considéré firmes multinationales. C'est exactement ce qui se passe en comme un droit inaliénable. Dans cette perspective, les Europe (en France, en Italie et en Autriche) avec les zones régimes de propriété intellectuelle en élaboration étaient libres d'OGM. Des régions invoquent des droits constitu- perçus comme des violations de nos droits. Par conséquent, tionnels pour se déclarer libres d'OGM. La Commission en faisant ce que nous faisons et en désobéissant à des nor- Européenne estime que ces pratiques sont illégales. Nous mes injustes, nous ne contrevenons pas aux droits de pro- nous trouvons donc devant des cas de figure où des légali- priété intellectuelle. C'est plutôt le contraire qui se passe. tés différentes rentrent en conflit, à savoir, la loi telle qu'elle Les droits de propriété intellectuelle, tels qu'ils se trouvent est établie au niveau local, régional et/ou national et la loi énoncés dans un cadre comme celui de l'ADPIC constituent supranationale, dont notamment les normes de l'OMC qui une menace pour nos droits inaliénables. ont été faites, rappelons le, à la mesure des multinationales.

Nous avons dans ce contexte commencé un mouvement Je crois personnellement que depuis Seattle (1999) nous inspiré des idées de Gandhi. Lorsque les Britanniques avons réussi à mettre l'appareil normatif de l'OMC en posi- avaient décidé de monopoliser le marché du sel en Inde, tion défensive. Bien entendu, l'agenda de l'OMC continue à Gandhi avait décidé de rejoindre les producteurs de sel sur avancer à l'aide d'une bonne dose d'abus de pouvoirs et de les plages et de braver ainsi l'interdit imposé par les coloni- malhonnêteté, mais nous devons continuer à nous opposer sateurs en continuant la production. Le mouvement a été à cet agenda au niveau quotidien des pratiques de base et à nommé Satyagraha, qui signifie, "lutte pour la justice et la défendre la primauté des mouvements sociaux et de la vérité" expression que Gandhi utilisait pour nommer la dé- démocratie pour la définition de ces enjeux cruciaux. C'est sobéissance civile. Dans un très beau passage, Gandhi écrit : dans ce cadre que les mouvements de lutte pour l'accès aux " Aussi longtemps qu'existera la superstition selon laquelle médicaments ou pour l'accès aux semences continuent à se les lois injustes doivent être obéies, l'esclavage et l'injustice consolider et à se battre. Je viens de recevoir une lettre vont perdurer. " Gandhi, aussi bien que Martin Luther King et d'une organisation allemande de paysans qui s'est inspirée bien d'autres, n'ont cessé d'affirmer que les lois injustes doi- de notre travail en Inde et qui a décidé de défier la multina- vent être brisées par et dans la pratique quotidienne. tionale Monsanto par le biais d'un procès puisque cette der-

Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] 31 nière est en train de menacer le droit des paysans allemands introduire une clause légale lorsque l'Inde a dû modifier ses à utiliser leurs récoltes pour ensemencer. lois sur la propriété intellectuelle afin de les adapter aux standards imposés par le traité de l'ADPIC. Cette clause Nous devons diversifier nos stratégies. Quelques fois, il faut énonce que la biopiraterie et l'appropriation indue des se battre au niveau de la rue, d'autres, au niveau des tribu- connaissances traditionnelles sont formellement interdites. naux, comme nous l'avons fait en Inde lorsque des firmes Elle permet donc de défendre et faire valoir des droits au ont breveté le riz basmati ou le neem1. En allant aux tribu- niveau national. Une telle garantie n'est certainement pas naux, nous obtenons des sentences. Ces sentences devien- suffisante, puisqu'une firme ou un particulier peuvent tou- nent au gré du temps des précédents qui contribuent à créer jours tenter de breveter une forme de vie ou un produit déri- de la jurisprudence. vé des connaissances traditionnelles dans un autre pays, mais elle donne des outils aux mouvements sociaux lorsque Nous devons aussi continuer à faire pression pour la révision des paysans se voient empêchés de réutiliser leurs semen- des accords de l'ADPIC. Il faut rappeler qu'il existe à l'heure ces ou des guérisseurs sont empêchés d'utiliser leurs traite- actuelle un mandat qui oblige les pays membres de l'OMC ments traditionnels. de revoir notamment l'article 27.3 de l'ADPIC et ce, dès 1999. Il y a à cet égard une véritable montagne de propositions d'a- De plus, il existe à mon sens un niveau de connexion entre mendement émanant de nombreux pays du Sud. Une bonne le local, le national et le global qu'il importe de bien mettre partie de ces propositions met clairement en exergue que en évidence. Ce qui est fait au niveau local par les mouve- les formes de vie ne devraient pas faire l'objet du brevetage ments sociaux peut faire une grande différence. Nous avons car elles ne sont pas des inventions. Le brevetage du vivant fait toute une série d'actions, dont une superbe, qui est ma constitue donc une perversion de la finalité première des préférée, qui a eu un impact réel sur l'attitude de notre gou- brevets qui est la protection des inventions. La plupart de vernement. Des cartes postales ont été envoyées depuis les ces propositions d'amendement vise également à trouver villages aux multinationales, à notre premier ministre et au des mécanismes adéquats pour interdire l'appropriation et la directeur général de l'OMC. Les cartes adressées aux firmes privatisation indue du vivant, c'est-à-dire, la biopiraterie. Une disaient : "Nous savons que lorsque les gens volent, c'est troisième position qui fait l'objet d'un large consensus des qu'elles sont désespérées. Venez donc en discuter avec pays du Sud pointe le fait qu'en ce qui concerne des domai- nous pour voir s'il est possible d'y remédier. Pourquoi volez- nes essentiels tels que celui des médicaments et des vous donc le Neem, le riz, les variétés de blé traditionnelles semences, les gouvernements devraient avoir de larges pré- et d'autres produits aux gens pauvres? Venez et expliquez rogatives pour émettre des licences obligatoires. Cela signi- nous votre désespoir..." Les cartes postales s'adressaient fie qu'ils devraient être à même de briser les monopoles aux destinataires avec le même langage que les conseils octroyés aux détenteurs de brevets sur des médicaments et villageois utilisent pour tenter de régler des litiges : "Venez des semences et permettre à d'autres producteurs de rend- donc vous asseoir avec nous en dessous d'un arbre de re accessibles ces biens essentiels en cas de besoin. banian et nous tenterons de négocier avec vous dans un souci de compréhension, car personne ne vole sans dés- Ces trois positions font l'objet d'un large consensus en ce espoir !" qui concerne la nécessaire révision des accords de l'ADPIC et nous devons continuer à les défendre. D'autres lettres qui avaient comme destinataire notre pre- mier ministre disaient : "Tels sont les droits que notre consti- En outre, l'article 71.1 de l'ADPIC, qui est entré en vigueur tution reconnaît aux villages et aux communautés locales. en 2002, permet notamment aux pays membres de l'OMC Vous avez négocié à l'OMC un traité qui modifie ces droits. de revoir l'entièreté des articles du traité si les pays signatai- Dès lors, vous outrepassez vos prérogatives en tant que chef res se rendent compte que l'accord entraîne un certain nom- du gouvernement car le gouvernement central n'a pas le bre de conséquences imprévues au moment de son adop- droit de modifier à sa guise ces droits". Les lettres adressées tion. En 1996, au moment où les pays membres de l'OMC à Mike Moore, qui a l'époque était le directeur général de ont adopté le texte du traité, les organismes génétiquement l'OMC, affirmaient que l'organisme international outrepassait modifiés n'étaient pratiquement pas utilisés dans le domai- sa juridiction car des enjeux tels que celui de la biodiversité ne de l'agriculture. Les grands monopoles sur l'offre de n'ont pas à faire l'objet d'un traité sur le commerce. La biodi- semences n'étaient pas non plus aussi importants et versité relève de notre culture, de notre éthique et de notre concentrés qu'ils le sont aujourd'hui. L'ampleur des défis écologie et les droits qui s'y rapportent doivent être définis sanitaires auxquels nous sommes aujourd'hui confrontés et localement. Suite à ces lettres, Mike Moore est venu en Inde les réponses que l'on peut y apporter -dont les défis posés discuter avec des communautés locales et notre gouverne- par les grandes épidémies comme le VIH/Sida- sont égale- ment a adopté des mesures pour donner des garanties à l'o- ment nouveaux. Nous faisons donc face à des situations pinion publique. Nos gouvernements utilisent la moindre entièrement nouvelles qui demandent de revoir nos concep- excuse pour travailler pour les firmes. Nous devons donc leur tions de la propriété intellectuelle de manière à redéfinir la donner quelques excuses pour travailler pour l'intérêt géné- portée de droits octroyés en fonction des responsabilités ral. A moins que nous leur donnions ces excuses, certaines devant lesquelles nous nous trouvons actuellement. choses qu'il est possible de faire seront inimaginables.

On objecte souvent qu'il est fort difficile de mettre en place Chaque action que nous accomplissons à chaque niveau, des mécanismes de protection au niveau national lorsque que ce soit au niveau local, national ou international se trou- des traités internationaux sont en vigueur, mais il faut signa- ve interconnectée avec ce qui se passe aux autres niveaux et ler que de bons exemples existent. Suite à la pression des fait donc une différence. Nous devons donc favoriser ce type mouvements de base nous avons, par exemple, réussi à de synergies et d'interventions stratégiques.

32 Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] Une réflexion qui est souvent soulevée dans le domaine des matière suite aux moratoires que plusieurs pays imposent connaissances traditionnelles est que nous devrions nous- aux OGM. Et si l'opinion publique européenne continue à mêmes breveter les produits dérivés de ce type de connais- refuser l'introduction de variétés génétiquement modifiés, il sances pour en garantir la protection. Une telle stratégie est fort à parier que les USA intenteront des nouvelles pro- nous semble cependant peu productive. Comme nous le cédures au niveau de l'OMC. disions, un brevet octroie au détenteur un droit exclusif et privé de monopole. Or les connaissances traditionnelles Dès lors, c'est parce que l'OMC "a des dents" que l'organisa- sont par définition collectives, cumulatives et partagées. tion est puissante et c'est pour cette raison que nous Elles évoluent lentement à travers le temps. Une demande devons créer des mouvements sociaux puissants afin de d'un brevet est basée par contre sur une prétention à la nou- soustraire certaines prérogatives de l'emprise de l'OMC. veauté. Puis-je voler le Neem par exemple à ma grand-mère Dans cette perspective, le mouvement global après Seattle pour le breveter ailleurs ? Est-ce éthiquement correct ? Un a pris comme slogan et mot d'ordre la phrase "notre monde pirate peut prétendre qu'il a inventé quelque chose qu'il a en n'est pas à vendre". Un certain nombre de choses essentiel- fait volé, mais les usagers des connaissances traditionnelles les ne doivent pas être réduites à des marchandises : l'eau, ne sont pas en mesure de prétendre qu'ils ont eux-mêmes la biodiversité, le domaine des connaissances publiques, l'in- inventé quelque chose de nouveau, alors même que ces pra- formation, les médicaments essentiels, etc. Ces composan- tiques ont évolué depuis des millénaires et appartiennent au tes doivent être restituées au domaine public et arrachées à patrimoine collectif d'une communauté. Dans votre propre leur prise en otage par les multinationales. Elles doivent être société vous ne pouvez prétendre avoir inventé quelque réintroduites dans la sphère du commun. A ce niveau là, je chose qui appartient au patrimoine collectif. suis confiante. Je pense que l'appropriation de ces domai- nes et leur monopolisation marchande ne s'imposeront pas, Le droit conféré par un brevet est en dernière instance le car elles sont dénuées de toutes légitimité. Je pense aussi droit d'exclure d'autres. Les connaissances traditionnelles que chaque geste que nous accomplissons pour maintenir sont par contre définies par le partage. Voulons-nous donc et recréer le domaine public et la sphère du commun fera à convertir une connaissance traditionnelle en un droit à l'ex- terme une différence. Ces dernières années des nouveaux clusion ? Est-ce la seule manière de protéger des connais- espaces auparavant inimaginables ont été ouverts par les sances ? Je ne le pense pas. J'ai écrit des textes adressés à mouvements sociaux qui se battent pour l'accès aux semen- notre gouvernement dans lesquels je défends la notion de ces, aux médicaments, aux logiciels libres, entre autres, et propriété collective pour notre patrimoine intellectuel et bio- ces combats ont déjà fait une différence et continueront à logique2. Le gouvernement les a pris en considération et a faire une différence. introduit certains de ces éléments dans nos lois, mais nous ne sommes pas encore satisfaits et nous continuerons à Les enjeux relatifs à la propriété intellectuelle sont donc faire un usage commun de ces connaissances et à faire ouverts. Rien n'est fermé, et dans la mesure où nous serons pression au niveau national et international. Dans le contex- créatifs, obstinés, solidaires et dévoués à la conquête des te actuel des rapports de force, ce n'est que petit à petit et droits fondamentaux, je pense que nous pouvons réussir. à chaque niveau que nous créerons les conditions pour que Notre objectif de base devrait donc partir du fait que la pro- nos systèmes soient orientés vers les êtres humains. C'est priété intellectuelle n'a pas à être réglementée par une orga- patiemment et "morceau par morceau" que cela doit se faire. nisation dont la finalité première est la libéralisation com- merciale au niveau multilatéral. C'était une erreur et une sub- Je voudrais ici mentionner qu'il y a un nouveau et magnifique version et nous devons faire en sorte que ces enjeux fassent traité adopté récemment par l'UNESCO3, un traité sur la l'objet d'une véritable définition démocratique. Et je suis diversité culturelle qui a fait l'objet de négociations depuis convaincue que nous le pouvons. quelques années et qui est censée protéger toute forme de création traditionnelle, qu'elle soit du design, de la musique, etc. Les USA n'ont pas signé le traité et ont même tenté de l'arrêter, car il représente une menace pour les intérêts éco- nomiques des firmes nord-américaines. Je pense que nous devons renforcer ce traité en l'utilisant dès que ce sera pos- sible, sachant pertinemment bien que les instruments des Nations Unies n'ont pas "des dents" comme le dit l'expres- sion. L'OMC par contre, "a des dents" car l'organisation peut décider des mesures de rétorsion commerciale par le biais de l'organisme de règlement de différends (ORD). Cet orga- nisme peut notamment imposer des amendes à des pays ou à des blocs régionaux. C'est ce qui s'est passé et qui se passe toujours suite au différend entre les USA et l'UE en ce qui concerne la viande aux hormones américaine. Vous ne le 1 Plante utilisée depuis des millénaires en Inde comme médicament et pesticide. savez peut-être pas, mais une partie de vos impôts sont uti- Autant le riz Basmati que le Neem, ont fait l'objet d'une tentative de brevetage aux USA qui a été contrée avec succès par des organisations sociales que le lisés pour financer une amende que l'UE paye aux USA car réseau Navdanya auquel appartient Vandana Shiva. (ndt) les consommateurs européens ne veulent pas consommer du boeuf aux hormones. Ce sont des milliards de dollars 2 Voir les nombreux articles que Vandana Shiva consacre à la question des qu'ont été et continuent d'être payés pour cette raison là. Droits des Paysans et aux droits sui generis sur le site web www.navdanya.org.

Maintenant, vous ne voulez majoritairement pas consommer 3 Le traité en question a été adopté en septembre 2005. Pour plus d'information sur des OGM, et les USA ont déjà entamé des procédures en la le traité, voir site www.unesco.org.

Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] 33 vé et/ou fait évoluer des variétés anciennes ouvertes, les ont échangées entre eux (dans l'illégalité). C'est sur cette base que notre travail est possi- Partie II ble. Nous avons d'ailleurs entamé un inventaire de ces savoirs l'an dernier Droits de propriété intellectuelle et avant de lancer formellement le réseau au printemps 2003. Aujourd'hui, un accès aux semences nombre croissant de paysans entrent dans ce travail formidable. Un réseau de vignerons revenant aux sélections "massales", parfois sans porte greffe, se constitue. Nous avons un incroyable conservatoire de la tomate. Nous avançons, malgré les entraves du lobby semencier, dans la La semence libre reconstitution de "variétés population" de maïs. Nous explorons la diversi- té des variétés anciennes de blé pour y trouver des qualités pour la bou- Entretien avec Guy Kastler, lange artisanale bio. Dans ce dernier cas par exemple, 50 ans de sélection sur des critères industriels (orientés vers la teneur en grosses protéines du réseau semences paysannes4 gluten donnant l'élasticité pour optimiser le pétrissage industriel) ont conduit à des pains contenant des protéines dont on commence à mesu- rer le caractère allergène ou indigeste et il faut donc reprendre entière- ment le travail de sélection avec de nouveaux critères. Bref, plusieurs pro- Quel est l'objectif du Réseau Semences Paysannes ? jets en réseaux ont avancé à pas de géant et commencent à donner de Guy Kastler : Les semences paysannes existent depuis que l'homme cul- premiers résultats. tive des plantes. Un peu de terre, un peu d'eau et la main des paysans suf- fisent. C'est ainsi que la biodiversité des plantes cultivées s'est constituée Avez-vvous encore besoin des chercheurs ? depuis le néolithique. Mais depuis 150 ans de sélection alignée sur des Guy Kastler : Redonner au paysan une place centrale dans l'innovation ne critères industriels, la biodiversité cultivée est menacée et la sécurité ali- signifie pas que nous n'avons plus besoin des chercheurs. Tous ceux qui mentaire du monde est fragilisée par une érosion génétique et par la cap- sont las de jouer les agents de l'extension de la sphère marchande au tation du génome par quelques oligopoles. Les OGM sont l'aboutisse- vivant et sont prêts à se lancer dans une autre aventure, à la fois plus ment de ces logiques. Depuis la mise au point de la sélection généalo- scientifique et plus créatrice de lien social, ont un rôle à jouer dans un nou- gique à la fin du XIXe siècle, on a sélectionné des variétés standardisées veau paradigme de recherche et d'innovation. Une recherche repensée (clones pour la vigne suite aux maladies virales générées par le producti- pourrait apporter des compétences (et des collections) essentielles en visme, lignées pures puis croisement dirigé de lignées pures avec le maïs matière de diversité des génomes des plantes cultivées, de gestion dyna- "hybride") pour favoriser la mécanisation et les transformations industriel- mique, et pourrait aider à concevoir puis animer, en dialogue avec des pay- les des produits agricoles, bref pour faire du paysan un simple rouage sans passionnés, les schémas de sélection participative et dynamique de d'une chaîne de valorisation industrielle et marchande. Résultat, quatre notre réseau. Plusieurs chercheurs travaillent déjà avec nous, mais ils ne lignées représentent à elles seules 80% des surfaces plantées en blé en sont guère soutenus par l'INRA où les vieux réflexes perdurent. Ses diri- France. Or l'uniformité génétique favorise les maladies et les ravageurs qui geants veulent nous faire croire qu'ils vont sauver les PME semencières prennent alors des allures épidémiques. Il y a des exemples célèbres françaises des méchants américains et des oligopoles agrochimiques depuis les années 1970, tant chez les végétaux que dans l'élevage. (Monsanto, Syngenta...) grâce à Génoplante (consortium public-privé de génomique végétale). Ce combat est perdu d'avance, une alliance Inspiré d'expériences indiennes, brésiliennes italiennes, et d'autres, le " semence paysanne-PME-recherche publique " serait plus efficace tant au "Réseau Semences Paysannes" français part donc du constat que la pré- plan de l'emploi qu'au plan de l'agriculture durable et bio. servation de la biodiversité cultivée suppose une réorientation complète des paradigmes industriels de l'amélioration des plantes. On ne peut pas L'innovation déléguée aux firmes semencières que vous décrivez n'est pas d'un côté continuer dans le régime actuel de sélection végétale et préten- sans rappeler ce que les économistes appellent le modèle fordiste. La dre de l'autre préserver la biodiversité dans des frigos. On ne peut pas réappropriation des savoirs d'amélioration des plantes par les paysans, séparer production, conservation et évolution des plantes cultivées qui c'est donc pour le monde rural la sortie du modèle fordiste ? pour vivre dans notre société doivent être mises sur le marché. Ce serait Guy Kastler :Oui, c'est un peu cela mais nos "créations" sont culturelles une fois de plus nous enfermer dans une logique "Rationalisation mar- avant d'être économiques. Comme dans le cas du logiciel libre, nous fai- chande ? Disparition ? Muséification", habituelle au capitalisme mais qui sons le pari que la coproduction de l'innovation par son usager agriculteur, n'est pas celle du vivant. On ne s'en tirera pas comme ça ! La biodiversité, en réseau non marchand, est plus efficiente que l'innovation propriétaire. il faut la cultiver dans les fermes. C'est notre constat de base. Et pour cela Et nous devrons inventer une forme ouverte de protection de nos variétés il faut revoir les paradigmes scientifiques, les dispositifs d'innovation et les qui serait l'équivalent du "copyleft" pour le vivant. cadres réglementaires. C'est notre chantier. Du côté réglementaire, quelles sont les ouvertures possibles ? Avec le réseau de fermes comme moteur de biodiversité, Guy Kastler : En France le verrou réglementaire est total. Mais une directi- le paysan devient moteur de l'innovation ? ve européenne de 1998 (l98/95/CE) reconnaît que les conditions d'inscrip- Guy Kastler : Bien sûr ! Et là encore nous avons une tendance de plus d'un tion au catalogue sont un facteur d'appauvrissement de la biodiversité cul- siècle à remonter. Le succès de l'industrie semencière reposait sur la sépa- tivée. En effet, l'inscription d'une variété donnée, qui est la condition ration des fonctions de production (laissée au paysan) et de reproduction indispensable pour pouvoir en vendre ou simplement en échanger les (réservée au semencier) alors que le vivant, doué d'autoreproduction, semences, est un processus d'une part très coûteux, et d'autre part qui repose sur l'union intrinsèque de ces deux fonctions. Il fallait pour cela exclut les semences paysannes ou de terroir, par nature peu stables et fermer des cycles vivants ouverts, sortir la plante du temps évolutif pour peu homogènes. Cette directive permet donc d'assouplir les critères la placer dans le temps industriel, voire la stériliser. Il fallait faire de la d'inscription au catalogue (en s'écartant des critères homogénéité et sta- semence une marchandise, un facteur de production à renouveler chaque bilité) pour les "variétés adaptées à des habitats spécifiques et menacées année et mettre le paysan en dépendance. Cela s'est fait par des voies d'érosion génétique", des "variétés de semences et plants adaptées à l'a- techniques (avec les lignées pures fixées qui "dégénèrent" dans le champ griculture biologique " et les " mélanges de genre et d'espèce", et de créer du paysan, les hybrides -qui perdent leur caractéristiques agronomiques ainsi un catalogue dit "de conservation", pour lequel la commercialisation si on re-sème la récolte- ou, à l'avenir, les technologies "Terminator" de sté- des semences serait soumis à des restrictions quantitatives qui restent à rilisation de la graine récoltée), par des voies juridiques (propriété indus- définir. Certes, la séparation conservation/régime général est absurde car trielle, brevet) et par des voies réglementaires (système d'inscription -le l'enjeu est de transformer radicalement le cadre général, mais cette direc- "catalogue des semences autorisées à l'échange"- et certification obliga- tive, si elle est transposée correctement en France malgré les pressions toire avec des critères biaisés en faveur des intérêts des firmes, avec des semenciers, peut nous offrir un peu d'air et légaliser nos pratiques et notamment l'exclusion des "variétés population" diverses et évolutives). nos échanges aujourd'hui illégaux. Dans le cas contraire nous continue- rons dans l'illégalité : c'est l'autre face, constructrice, de la désobéissance Il s'agit donc de créer les conditions d'une réappropriation des savoirs liés civile indispensable à propos des OGM. à la semence par les paysans. Ces dernières décennies, avec la disparition des variétés de pays, la grande majorité des agriculteurs a perdu ses com- pétences relatives à la semence. Heureusement, quelques "attardés" pas- 4 Cet entretien a été concédé par Guy Kastler en 2003 à la revue sionnés ont maintenu des connaissances de sélectionneurs, ont conser- Ecorev consultable en ligne sur le site www.ecorev.org.

34 Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] Partie III : Droits de propriété intellectuelle, logiciels libres et autres formes de travail créatif ceci par cela. Au contraire, le rédacteur de la recette aura émaillé cette dernière de commentaires et de conseils pour la préparation, Partie III qui disparaîtront lors de la réalisation de la recette. Droits de propriété intellectuelle, logiciels libres et autres formes de Du point de vue de l'utilisateur, un logiciel est une application qui travail créatif répond à l'un de ses besoins (traitement de textes, programme de dessin, jeu...). C'est une suite de petites instructions invisibles pour l'utilisateur, qui forment un tout cohérent. Notons que cette notion Logiciel libre et libertés pour de code source n'est pas spécifique au logiciel. On peut également parler de code source ou plutôt de format de données dans le cadre d'autres formes de travail de texte, de musique... Un texte dit "libre" diffusé sous le format créatif : réinventer et subvertir le Microsoft Word par exemple est-il vraiment libre ? droit d'auteur Le logiciel libre se définit alors par rapport à quatre libertés fonda- mentales : la liberté d'utilisation du programme pour tous les usa- Frédéric Couchet ges ; la liberté de distribuer le programme ; la liberté d'en étudier son fonctionnement et de le modifier pour le corriger ou l'adapter à des besoins spécifiques ; et enfin la liberté de diffuser les versions Le modèle du logiciel libre n'est pas une préoccupation modifiées du programme. La licence d'utilisation d'un logiciel libre réservée aux seules considérations informatiques et aux seuls doit garantir ces quatre libertés. Je parle bien de licence d'utilisation informaticiens. Bien au contraire, les principes sous-jacents, qui car le logiciel libre n'existe pas en dehors du système juridique exis- mettent en avant le bien commun sur l'appropriation privée, trou- tant. Grâce à ce type de licence, non seulement le logiciel est léga- vent sans aucun doute toute leur pertinence dans de nombreux aut- lement rediffusable à l'infini (éventuellement gratuitement mais pas res domaines tels que la production et la diffusion des savoirs ainsi forcément) mais quiconque est libre de reprendre le travail d'autrui que tout ce qui touche à la création en général. Le logiciel libre abo- pour son propre compte et de publier ainsi un nouveau logiciel ou lit les frontières ou barrières artificielles existant entre les commu- poursuivre le développement d'un logiciel abandonné par son ou nautés de producteurs de logiciels et les communautés d'utilisa- ses auteur(s). On dit d'ailleurs qu'il ne peut exister de logiciel libre teurs de logiciels. mort mais uniquement des logiciels libres congelés, qui n'évoluent pas, pour le moment. Ces libertés différencient radicalement les Le terme "propriété intellectuelle" est un fourre-tout qui inclut aussi logiciels libres des logiciels dits privés ou des logiciels dits proprié- bien le droit d'auteur, les brevets, les marques déposées et d'autres taires. Le logiciel propriétaire est diffusé exclusivement sous la zones de la loi. Ces lois ont si peu de choses en commun, et diffè- forme exploitable par l'ordinateur, et sans les libertés précédem- rent tant, qu'il est mal avisé de faire des généralisations. Il est beau- ment citées. Quant au logiciel privé c'est celui qui n'est tout simple- coup mieux de parler spécifiquement de "copyright", de "brevets" ou ment pas diffusé. Bref, un logiciel libre doit donc offrir la liberté à ses de "marques déposées". Par ailleurs, le terme "propriété intellectuel- utilisateurs d'exécuter, de copier, de distribuer, d'étudier, de modifier le" contient un postulat caché : à savoir, que la façon naturelle de et d'améliorer le logiciel. Richard Stallman, père fondateur du logiciel penser à ces divers problèmes est basée sur une analogie avec les libre, américain, définit également le logiciel libre par les triades des objets physiques et que la façon dont nous les envisageons est de valeurs républicaines françaises : Liberté (les quatre libertés déjà notre propriété. Quand il s'agit de copie, cette analogie néglige la dif- évoquées), Egalité dans la liberté d'accès à un même service férence cruciale entre des objets matériels et l'information : l'infor- quelque soit son statut (entreprise, administration, gouvernement, mation peut être copiée et partagée presque sans effort, alors que simple particulier) et Fraternité dans la coopération de tous pour ce n'est pas possible avec les objets matériels. Ainsi, pour éviter la construire quelque chose ensemble. Le logiciel libre n'est donc pas méprise et la confusion de ce terme, il est préférable de ne pas par- qu'une question de technique ou de licence. ler ni même de penser en termes de "propriété intellectuelle". Il est important de noter les grandes caractéristiques de la produc- tion du logiciel libre. Très brièvement, la production du logiciel libre Les principes du logiciel libre se distingue par le fait qu'il est produit en coopération, de manière volontaire, par des communautés de développeurs (bénévoles ou Les logiciels (programmes ou applications) sont écrits par payés par des entreprises, administrations) qui travaillent de maniè- des hommes avec des environnements et des langages de pro- re décentralisée et qui se coordonnent grâce à Internet. Chacun grammation. L'aspect de la programmation destiné à être manipulé étant libre d'apporter ses modifications, sa pierre à l'édifice du libre. et partagé par des hommes s'appelle le code source. Les machines La cohésion des communautés (et non pas de "la" communauté) du elles utilisent, pour des raisons historiques, d'économie de place ou logiciel libre fonctionnent avant tout sur la reconnaissance et la com- de vitesse, des codes binaires ou exécutables. D'un point de vue du pétence technique plus que sur la rétribution. Une spécificité ainsi développeur de logiciel, le logiciel est donc un texte écrit dans un du développement du logiciel libre est que les contributeurs de logi- langage de programmation. La transformation du code source en ciels libres ne sont pas "physiquement" au même endroit, ne tra- code binaire s'appelle la compilation. Elle est menée par un compi- vaillent pas au même moment, et travaillent en l'absence de struc- lateur, et elle détruit des méta-informations (par exemple des com- ture organisationnelle imposée. Ou plutôt on pourrait dire qu'ils mentaires dans un code source, permettant de mieux comprendre occupent le même espace, Internet, mais pas forcément aux comment le programme est écrit). Si on ne dispose que du code mêmes instants. Cette dispersion n'empêche pas pour autant une binaire on dispose donc de moins de compréhension de ce qui s'est coopération réelle et efficace entre les différents contributeurs d'un passé dans l'esprit du programmeur que si on dispose du code projet. source. Si on veut une analogie, le code source est un peu comme la recette de cuisine : un gâteau une fois sorti du four s'adressera directement aux papilles gustatives, qui en apprécieront quasi pri- mairement les qualités. Il sera très difficile d'en retrouver la recette, et d'en fabriquer une version un peu plus sucrée ou en remplaçant

36 Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] té de partager, de modifier, de diffuser les logiciels libres, et ce pour Le droit d'auteur dans le logiciel : tous les utilisateurs. Petit rappel sur les idées et le droit d'auteur Le rôle d'Internet " Si la nature a fait une chose moins susceptible que toute autre d'être l'objet d'une appropriation exclusive, c'est bien (...) l'idée. Le réseau Internet constitue le lieu de travail des dévelop- Un individu peut l'avoir en sa possession exclusive aussi longtemps peurs du libre. La croissance du réseau et celle du logiciel libre sont qu'il la garde pour lui ; mais dès le moment où elle est divulguée, donc intimement liées. Les logiciels libres représentent l'architectu- elle se fraie un chemin pour être possédée par chacun, et ceux qui re technique de l'Internet (l'utilisation même d'Internet implique la reçoivent ne peuvent s'en dessaisir (...). De même, qui allume sa directement la mise en action des logiciels libres) et celui-ci a per- bougie à la mienne reçoit de la lumière sans me plonger dans l'ob- mis, par la mise en connexion de chacun avec tout le monde, de scurité " ( Jefferson). modifier les règles du jeu en éliminant le vieux modèle de produc- Le droit d'auteur n'est pas un droit naturel des auteurs, mais une tion centralisateur au profit d'une production coopérative. Cette pro- concession artificielle qui leur est faite dans l'intérêt du progrès. La duction n'étant aliénée par personne, n'obéissant à d'autre règle que société peut accorder des droits exclusifs, pour une durée limitée, son adéquation avec le besoin de l'utilisateur. La croissance du mais ceci est un privilège pour favoriser le progrès de la science et réseau a notamment rendu la coopération possible à une grande des arts. Comme c'était déjà reflété dans le texte de la Constitution échelle et a permis également la diffusion massive de logiciel libre américaine de 1787, article 1, section 8 : " [Le Congrès aura le pou- en y facilitant l'accès. Ce que les écrits scolaires et populaires voir] De promouvoir le progrès de la science et des arts utiles, en dénomment comme une chose (l'Internet) est en fait le nom d'une assurant pour un temps limité, aux auteurs et inventeurs, un droit condition sociale : le fait que tout le monde dans la société du exclusif sur leurs écrits et découvertes respectifs. " Les programmes réseau soit connecté directement, sans intermédiaire autre que d'ordinateurs sont régis par le droit d'auteur qui accorde un mono- technique, à tous les autres. Espérons que cela ne change pas avec pole, le droit d'interdire. Le droit d'auteur garantit qu'on ne peut les nouvelles lois qui arrivent. Selon Laurent Chemla, "Internet copier un programme pour le donner ou le vendre, pour (essayer de) répond à un besoin évolutionniste d'une espèce dont la survie est le modifier, ni pour l'utiliser en dehors des clauses stipulées par sa basée sur le transfert du savoir. Le hasard a fait qu'Internet était licence. En revanche, le droit d'auteur n'interdit pas d'écrire un nou- disponible lorsque l'espèce en a eu besoin, la nécessité fait aujour- veau programme aux fonctionnalités similaires, compatible au d'hui qu'il doit être diffusé le plus largement possible." Et j'ajouterai niveau des formats de communication et de données, inter-opéra- protégé contre l'appropriation privée. ble avec le programme original. Les licences d'utilisation détermi- nent les droits et devoirs des utilisateurs : la "Licence propriétaire" concerne la réservation du programme et la "Licence libre" concer- Conclusion ne l'organisation de la diffusion du programme. Quelles motivations amènent-elles des individus à participer à l'acti- vité de développement de logiciels libres ? La motivation n'est abso- Les licences de logiciels libres lument pas économique. En effet dans la grande majorité des cas, l'engagement dans les logiciels libres a des conséquences, pour le Les licences de logiciels libres ont pour but de garantir les programmeur, neutres, voire négatives sur le plan matériel. Dès lors, quatre libertés du logiciel et, dans certains cas, la persistance ou l'engagement dans le logiciel libre n'est donc pas à la base un acte hérédité des quatre libertés. Elles garantissent l'équilibre entre liber- mûrement réfléchi mais plutôt un processus progressif. On s'enga- té individuelle et intérêt général, car tout le monde est sur un pied ge progressivement dans le logiciel libre, mais on s'engage de plus d'égalité (développeurs, utilisateurs, entreprises, gouvernements, en plus profondément et fermement. L'informaticien met le doigt etc.). La première version de ces licences date de 1989, la version dans le monde du logiciel libre (car l'accès au code source et les utilisée actuellement fut créée en 1991. libertés de modification lui permettent de satisfaire sa curiosité et ses besoins techniques sans barrières artificielles), le reste du bras Les licences restrictives, ou plutôt libératrices, concernent l'obliga- suit puis le corps tout entier. Pourquoi donc ? La réponse la plus sim- tion de diffuser les versions modifiées sous les mêmes termes, ple et sans doute la plus juste est fournie par Eben Moglen, infor- alors que le logiciel reste libre. La plus répandue des licences de maticien et professeur d'histoire du droit, et co-auteur de la GPL logiciel libre est la GNU GPL. Celle-ci implémente le concept de " avec Stallman. Pour Moglen, et je le cite (dans un article de 1999 copyleft " qui impose certaines responsabilités si on distribue des intitulé "Anarchism Triumphant: Free Software and the Death of programmes régis par la GNU GPL. Si on redistribue un programme Copyright") c'est: "Juste une question humaine. Semblable à la rai- sous GNU GPL, modifié ou non, on doit transmettre aux utilisateurs son pour laquelle Figaro chante, pour laquelle Mozart a écrit pour lui les mêmes droits. La GNU GPL crée un pot commun auquel chacun la musique qu'il chante, et pour laquelle nous construisons tous de peut ajouter mais rien retirer. Il s'agit d'une restriction mineure du nouveaux mots : parce que nous pouvons. L'Homo ludens rencon- point de vue du droit d'auteur qui renverse la logique de protection tre l'Homo faber. La condition sociale de l'interconnexion globale et aboutit à un mode d'exploitation qui favorise le partage et l'é- que nous appelons l'Internet rend possible la créativité pour chacun change. L'avantage de cette licence est que le travail de la commu- d'entre nous dans des voies nouvelles, et que nous n'apercevions nauté ne peut pas être récupéré. Elle procure donc une sorte d'hé- même pas en rêve. À moins que nous n'autorisions la "propriété" à rédité de la liberté. L'inconvénient est qu'il est impossible de faire interférer. Répétez après moi, vous les nains et les hommes : résis- une version propriétaire. tez à la résistance !" D'autres résument cela plus simplement en dis- ant que "le logiciel libre, c'est fun". Selon le professeur Eben Moglen, le succès du logiciel libre est le résultat de la possibilité d'exploiter d'extraordinaires quantités d'ef- En conclusion, les gens font des choses dans la vie parce qu'ils peu- forts de grande qualité, et cette possibilité est à son tour le résultat vent le faire. Le libre abolit les barrières à l'expression de la créativi- du contexte légal dans lequel la main-d'oeuvre est mobilisée. Le logi- té de chacun d'entre nous, là où l'utilisation actuelle du droit d'auteur, ciel libre ressource le droit d'auteur en organisant la libre diffusion des brevets, etc. restreint la créativité au profit de quelques mono- du programme. Les licences de logiciels libres garantissent la liber- poles des industries culturelles et du logiciel propriétaire.

Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] 37 Le 13 mars 1986, la Cour de Paris interdisait la diffusion d'un Partie III court-métrage relatant l'événement de l'empaquetage du Pont Neuf, aux motifs que Christo et Jeanne-Claude avait Droits de propriété intellectuelle, exécuté "une oeuvre originale mettant en relief la pureté des logiciels libres et autres formes de lignes du pont et de ses lampadaires au moyen d'une toile et travail créatif de cordages". Le juge argumente qu’un auteur a le droit de s'opposer légitimement à toute reproduction de son oeuvre. L'utilisation de l'oeuvre Christo et Jeanne-Claude peuvent empêcher des reportages du 'The Pont Neuf Wrapped' sur base de l'article L.122-4 (40) 'The Pont Neuf Wrapped' de 1er alinéa disant que "toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur Christo et Jeanne-Claude par le ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite". La loi du réalisateur d'un court-métrage 11 mars 1957 n'autorise, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article L-122-5 (41) que les "copies ou reproductions stricte- Kobe Matthys - Agency ment réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective". Ensuite le juge considère que le court métrage n'entre pas dans le cadre de l'article L-122-5 (41) relatif aux exceptions aux droits de reproduction, notam- Les régimes de protection des droits de propriété ment l'exception des courtes citations dans un but d'exem- intellectuelle investissent de manière de plus en plus forte ple et d'illustration. La Cour de Paris décide qu'il ne s'agissait non seulement les formes de création artistique, mais égale- pas en l'espèce de citation, mais bien "de reproduire autre ment les espaces quotidiens de nos villes et cadres de vie. chose que de courtes citations". Mais le droit de citation Dans le domaine de l'architecture et de l'urbanisme, par d'une oeuvre artistique est interdit par principe. exemple, il devient de plus en plus problématique de publier des photographies ou des films sur lesquels apparaissent des façades sans avoir l'autorisation des concepteurs. Comme le montre le cas judiciaire que commente Kobe Matthys, il en va de même pour des oeuvres d'art se trouvant dans l'espa- ce public. Qu'en est-il alors des images prises par les camé- ras de surveillance ? D'après la loi belge en la matière (qui devrait connaître des modifications importantes dans les mois qui viennent), ces images sont sujettes à la protection des données personnelles et sont donc susceptibles d'être demandées par les passants, mais en pratique cela n'arrive jamais et des millions d'images sont accumulées dans des bases de données. Le cas du Pont Neuf emballé

Le droit d'auteur de 'The Pont Neuf Wrapped' (Le Pont Neuf emballé) est propriété du couple d'artistes plasti- ciens Christo et Jeanne-Claude. Depuis 1973, Christo et Jeanne-Claude ont travaillé à obtenir le droit d'utiliser le Pont Neuf comme matériau propre à leurs créations. Le 22 sep- tembre 1985, un groupe de 300 ouvriers hautement spécia- lisés a emballé le Pont-Neuf. Ils ont déployé 40.000 m2 car- rés de toile tissée, d'apparence soyeuse, couleur "pierre de l'Ile de France" pour recouvrir les côtés et les voûtes des douze arches, les parapets, les trottoirs et caniveaux, les lampadaires, la partie verticale de la berge à la pointe de l'lle de la Cité et l'esplanade du Vert-Galant. La toile est retenue par 13.000 mètres de cordes et fixée à 12,1 tonnes de chaî- nes d'acier qui encerclent la base de chaque pile à un mètre sous l'eau. Toutes ces dépenses concernant le Pont Neuf empaqueté furent financées par les artistes. En empaque- tant le Pont Neuf, Christo et Jeanne-Claude considèrent avoir transformé ce pont, qui unit les berges de la Seine et l'Ile de la Cité au coeur de Paris depuis plus de deux mille ans, en une oeuvre d'art, durant quatorze jours. Christo pense "cette métamorphose du Pont-Neuf dans la continua- tion de la métamorphose entreprise par tous les peintres et dessinateurs qui, depuis Jacques Callot, ont donné chacun leur vision du Pont Neuf."

38 Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] Les auteurs

Francisco Padilla Chargé de recherche au CNCD-11.11.11

Alexandre Seron Chargé de recherche au CNCD-11.11.11

Raoul Marc Jennar URFIG et Fondation Copernic

Daniel De Beer Chercheur à la V.U.B

Vandana Shiva Navdanya

Guy Kastler réseau semences paysannes

Frédéric Couchet Free Software Foundation

Kobe Matthys Agency

Les cahiers de la coopération internationale [ N°4 - 11 / 2006 ] 39 Editeur responsable Benoît Van der Meerschen CNCD - 11.11.11. 9 Quai du Commerce B - 1000 Bruxelles +32 (0)2 250.12.30

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