L'éveil De Jacques Bacot À La Tibétologie
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L’ÉVEIL DE JACQUES BACOT À LA TIBÉTOLOGIE DU DRAME SACRÉ DE GATA AUX HORIZONS DE NÉPÉMAKÖ PAR SAMUEL THÉVOZ* «Voilà Paris! […] Une ville qui remplit le monde… et l’Odéon, quelquefois! Une ville où il y a des dieux au cin- quième, des éleveurs d’asticots en chambre, et des professeurs de tibétain en liberté! La capitale du Chic, quoi!» Edmond et Jules de Goncourt, Manette Salomon [1867], Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1996, p. 83. «Je ne sais point ce que cela signifie. Je regarde, je regarde… Il voit le spectacle en connaisseur. Pour moi, je regarde, je regarde éperdument.» Victor Segalen, René Leys [1921], 18 juin 1911, dans Œuvres com- plètes, II, Paris, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1995, p. 510-511. «Bien peu ont su que Jacques Bacot avait été un voyageur audacieux, mieux encore: un explorateur»1. Ainsi Marcelle Lalou (1890-1967) sou- lignait-elle, dans la nécrologie qu’elle lui consacrait en 1965, la discré- tion du célèbre tibétologue. L’on connaît mieux, sans doute, le parcours métropolitain de Jacques Bacot (1877-1965). Celui-ci fréquente les cours de Sylvain Lévi (1863-1935) à partir de 1908, soit au retour de son pre- mier voyage2. En termes académiques, l’on est donc en droit d’identifier à cette date le début de sa carrière dans les cercles orientalistes parisiens et internationaux. De fait, plusieurs études historiographiques invitent à * Université de Lausanne. 1 Marcelle Lalou, «Notice nécrologique de Jacques Bacot», Annuaire 1967/1968 de l’École Pratique des Hautes Études, IVe section, p. 47. 2 Soit après le voyage dont il publie le récit sous le titre de Dans les Marches tibétaines chez Plon en 1909. Journal Asiatique 300.1 (2012): 247-268 doi: 10.2143/JA.300.1.2186343 995635_JA2012/1_11_Thévoz.indd5635_JA2012/1_11_Thévoz.indd 247247 115/01/135/01/13 009:189:18 248 S. THÉVOZ raviver la relation de notre savant à la tibétologie en rappelant la posi- tion nodale de ce dernier dans l’histoire des études asiatiques3. Il n’est qu’à souligner, dans cette perspective, que Jacques Bacot accède à la présidence de la Société asiatique en 1946, soit à la mort du non moins célèbre Paul Pelliot (1878-1945), qui veillait avec vigilance à sa succession4. Toutefois, la genèse du tournant original que Bacot imprime aux études tibétaines ne peut se comprendre stricto sensu selon le seul prisme de la culture savante occidentale que recompose la méthode historiographique. L’angle sous lequel j’aimerais éclairer la carrière d’orientaliste de Jacques Bacot suppose un autre cheminement. J’articulerai moins une généalogie de savants ou inventorierai les apports «positifs» de connaissance de Bacot à la tibétologie et les collections d’objets et de manuscrits qu’il offre au monde savant au retour de ses voyages, que je ne prendrai les choses à ce que je serais tenté d’appeler leur point d’origine, à savoir en interrogeant pour elle-même l’expérience tibétaine de l’explorateur, dont Marcelle Lalou soulignait l’antériorité primordiale sur le parcours orien- taliste métropolitain. L’enjeu de cette démarche apparaîtra mieux après une mise en perspec- tive succincte de l’histoire de la tibétologie. Théodore Pavie (1811-1896), dans un célèbre article de la Revue des Deux Mondes, «Le Thibet et les études thibétaines», retraçait en 1847 les premiers pas de ce champ 3 Je renvoie, à propos de l’histoire des études bouddhiques et tibétaines, aux histo- riographies de Marcelle Lalou, «Études bouddhiques», Bulletin de la Société des études indochinoises, n° 26, «Cinquante ans d’orientalisme français», 1951, p. 477-482; Jacques Bacot, «Études tibétaines», ibid., p. 483-491; Anne-Marie Blondeau, «Les études tibé- taines», Journal asiatique, t. 261, 1973, p. 153-174; ainsi qu’aux travaux de Bernard Le Calloc’h cités ci-après. À propos de la vie de Jacques Bacot, je renvoie aux nécrolo- gies de Marcelle Lalou, «Notice nécrologique de Jacques Bacot», art. cit., p. 47-54; Georges Cœdès, «Nécrologie de Jacques Bacot», Journal asiatique, 1965, p. 411-413; Raymond Lebègue, «Éloge funèbre de Jacques Bacot», Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, séance du 16 juillet 1965, p. 307-312, ainsi qu’à Anne- Marie Blondeau, préface à Jacques Bacot, Le Tibet révolté, Paris, Raymond Chabaud, 1988 (réédition), p. I-VIII et à Nathalie Bazin, «Le Tibet de Jacques Bacot», dans Âges et visages de l’Asie. Un siècle d’exploration à travers les collections du musée Guimet, Paris, Réunion des musées nationaux, 1996, p. 137-166. 4 Fait rapporté par Olivier de Bernon, «Notes sur les circonstances de la rencontre du sinologue Paul Pelliot et du tibétologue Jacques Bacot en Sibérie orientale, à la fin du premier conflit mondial» (à paraître). Journal Asiatique 300.1 (2012): 247-268 995635_JA2012/1_11_Thévoz.indd5635_JA2012/1_11_Thévoz.indd 248248 115/01/135/01/13 009:189:18 L’ÉVEIL DE JACQUES BACOT À LA TIBÉTOLOGIE 249 scientifique alors émergent5. La défense des études tibétaines à laquelle se livre l’orientaliste angevin se comprend d’abord dans l’orbe des études bouddhiques initiées par son maître et prédécesseur Eugène Burnouf (1801-1852). L’Introduction à l’histoire du bouddhisme indien n’a alors encore que trois ans! Burnouf, dira plus tard Marcelle Lalou, «en admet- tant que “la plupart des livres réputés sacrés par les Bouddhistes du Tibet, de la Tartarie et de la Chine ne sont que les traductions des textes récemment découverts au Népâl,” ouvrait la voie de l’étude comparative des textes, voie qui sera largement exploitée, surtout par les savants appartenant à l’école française de bouddhologie»6. Le plaidoyer de Théodore Pavie en faveur des études tibétaines se com- prend ensuite dans le contexte immédiatement contemporain. Alors que pareilles études ne jouissent plus du soutien d’une Monarchie de Juillet sur le déclin7, Pavie exprime son soutien envers son collègue Philippe- Édouard Foucaux (1811-1894), un Angevin lui aussi. C’est en effet Fou- caux qui a pris bénévolement en charge l’enseignement de tibétain à l’École des langues orientales en janvier 18428. 5 Théodore Pavie, «Le Thibet et les études thibétaines», Revue des Deux Mondes, t. XIX, 1847, p. 37-58. Voir sur la famille Pavie, Anne-Simone Dufief (dir.), Les Pavie. Une famille angevine au temps du romantisme, Angers, Presses universitaires, 2010. 6 Marcelle Lalou, «Études bouddhiques», art. cit., p. 479; la citation de Burnouf provi- ent de L’Introduction à l’histoire du bouddhisme indien, Paris, Imprimerie Royale, 1844. Burnouf publie en mars 1827 dans le Journal asiatique un article «Sur la littérature du Tibet» où il présente les premiers travaux d’Alexandre Csoma de Körös dont les voyages avaient été rapportés quelques mois plus tôt par Jules Klaproth dans le Journal asiatique d’août 1826. Ainsi, à côté du sanscrit et du pâli, Burnouf intègre dans ses recherches le tibétain, se fondant sur les travaux de Csoma sur le canon bouddhique. En outre, Brian Hodgson adresse depuis l’Inde nombre de manuscrits inédits à la Bibliothèque royale de Paris. C’est dire le rayonnement de Burnouf à l’échelle internationale. Paris est alors un centre orientaliste et bouddhologique de première importance, quand bien même la pratique de la recherche, dirions-nous aujourd’hui, est mise à mal sous la Monarchie de Juillet. 7 Rappelons que sur l’impulsion de Guizot, son ministre, Louis-Philippe est président d’honneur de la Société asiatique au lendemain de son accession sur le trône. Voir Bernard Le Calloc’h, «Un Angevin oublié: Philippe-Édouard Foucaux, le premier tibétologue fran- çais», Archæus, n° V, fasc. 3-4, 2001, p. 27-66. L’auteur retrace les vicissitudes des études tibétaines au gré des régimes se succédant en France dans la seconde moitié du siècle. 8 Bernard Le Calloc’h (art. cit.) souligne que – bien indirectement – Csoma trouve en Foucaux un disciple; un Français donc, non, contre toute attente, un Anglais. C’est Abel Villemain, ministre de l’Instruction publique, qui rend officielle la création d’un cours de tibétain à l’École des langues orientales inauguré le 31 janvier 1842. Journal Asiatique 300.1 (2012): 247-268 995635_JA2012/1_11_Thévoz.indd5635_JA2012/1_11_Thévoz.indd 249249 115/01/135/01/13 009:189:18 250 S. THÉVOZ Pavie souligne que l’acte de naissance des études tibétaines modernes, malgré tout ce qu’elles doivent aux «savants missionnaires»9 et aux tra- vaux des Jésuites (l’Alphabetum tibetanum du père Georgi, 1762), revient aux travaux pionniers d’un voyageur hongrois, Alexandre Csoma de Körös (1784-1842)10. On sait que, parti en Asie à la recherche des origines du peuple magyar, il rencontre en 1822 à Leh le voyageur anglais William Moorcroft qui lui montre son exemplaire de l’Alphabetum tibetanum. Csoma se retire de 1822 à 1831 dans les monastères du Ladakh et du Zanskar pour étudier sous le contrôle de Sangs rgyas Phun tshogs, un lama érudit, la langue et les textes bouddhiques canoniques. Notons par ailleurs que les travaux de Csoma ne seront traduits en fran- çais qu’en 1880 par Léon Féer, le successeur de Foucaux. Le transfert culturel n’est pas moins significatif que le décalage temporel: depuis Bur- nouf, c’est essentiellement à Paris que sont conduites, sur le plan euro- péen, les études bouddhiques auxquelles on assimile les études tibétaines. Ce point doit retenir notre attention. Dans son article, rédigé à l’heure où l’on apprend que les pères Régis-Évariste Huc (1813-1860) et Joseph Gabet (1808-1853) sont parvenus à Lhassa, Théodore Pavie en appelle aux explorateurs futurs qui recueilleront in situ une plus ample docu- mentation orientaliste et enrichiront par leurs observations les sciences géographiques et ethnographiques.