L’ÉVEIL DE JACQUES BACOT À LA TIBÉTOLOGIE DU DRAME SACRÉ DE GATA AUX HORIZONS DE NÉPÉMAKÖ

PAR

SAMUEL THÉVOZ*

«Voilà ! […] Une ville qui remplit le monde… et l’Odéon, quelquefois! Une ville où il y a des dieux au cin- quième, des éleveurs d’asticots en chambre, et des professeurs de tibétain en liberté! La capitale du Chic, quoi!» Edmond et Jules de Goncourt, Manette Salomon [1867], Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1996, p. 83. «Je ne sais point ce que cela signifie. Je regarde, je regarde… Il voit le spectacle en connaisseur. Pour moi, je regarde, je regarde éperdument.» Victor Segalen, René Leys [1921], 18 juin 1911, dans Œuvres com- plètes, II, Paris, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1995, p. 510-511.

«Bien peu ont su que Jacques Bacot avait été un voyageur audacieux, mieux encore: un explorateur»1. Ainsi Marcelle Lalou (1890-1967) sou- lignait-elle, dans la nécrologie qu’elle lui consacrait en 1965, la discré- tion du célèbre tibétologue. L’on connaît mieux, sans doute, le parcours métropolitain de Jacques Bacot (1877-1965). Celui-ci fréquente les cours de Sylvain Lévi (1863-1935) à partir de 1908, soit au retour de son pre- mier voyage2. En termes académiques, l’on est donc en droit d’identifier à cette date le début de sa carrière dans les cercles orientalistes parisiens et internationaux. De fait, plusieurs études historiographiques invitent à

* Université de Lausanne. 1 Marcelle Lalou, «Notice nécrologique de Jacques Bacot», Annuaire 1967/1968 de l’École Pratique des Hautes Études, IVe section, p. 47. 2 Soit après le voyage dont il publie le récit sous le titre de Dans les Marches tibétaines chez Plon en 1909.

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raviver la relation de notre savant à la tibétologie en rappelant la posi- tion nodale de ce dernier dans l’histoire des études asiatiques3. Il n’est qu’à souligner, dans cette perspective, que Jacques Bacot accède à la présidence de la Société asiatique en 1946, soit à la mort du non moins célèbre (1878-1945), qui veillait avec vigilance à sa succession4. Toutefois, la genèse du tournant original que Bacot imprime aux études tibétaines ne peut se comprendre stricto sensu selon le seul prisme de la culture savante occidentale que recompose la méthode historiographique. L’angle sous lequel j’aimerais éclairer la carrière d’orientaliste de Jacques Bacot suppose un autre cheminement. J’articulerai moins une généalogie de savants ou inventorierai les apports «positifs» de connaissance de Bacot à la tibétologie et les collections d’objets et de manuscrits qu’il offre au monde savant au retour de ses voyages, que je ne prendrai les choses à ce que je serais tenté d’appeler leur point d’origine, à savoir en interrogeant pour elle-même l’expérience tibétaine de l’explorateur, dont Marcelle Lalou soulignait l’antériorité primordiale sur le parcours orien- taliste métropolitain. L’enjeu de cette démarche apparaîtra mieux après une mise en perspec- tive succincte de l’histoire de la tibétologie. Théodore Pavie (1811-1896), dans un célèbre article de la Revue des Deux Mondes, «Le Thibet et les études thibétaines», retraçait en 1847 les premiers pas de ce champ

3 Je renvoie, à propos de l’histoire des études bouddhiques et tibétaines, aux histo- riographies de Marcelle Lalou, «Études bouddhiques», Bulletin de la Société des études indochinoises, n° 26, «Cinquante ans d’orientalisme français», 1951, p. 477-482; Jacques Bacot, «Études tibétaines», ibid., p. 483-491; Anne-Marie Blondeau, «Les études tibé- taines», Journal asiatique, t. 261, 1973, p. 153-174; ainsi qu’aux travaux de Bernard Le Calloc’h cités ci-après. À propos de la vie de Jacques Bacot, je renvoie aux nécrolo- gies de Marcelle Lalou, «Notice nécrologique de Jacques Bacot», art. cit., p. 47-54; Georges Cœdès, «Nécrologie de Jacques Bacot», Journal asiatique, 1965, p. 411-413; Raymond Lebègue, «Éloge funèbre de Jacques Bacot», Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, séance du 16 juillet 1965, p. 307-312, ainsi qu’à Anne- Marie Blondeau, préface à Jacques Bacot, Le révolté, Paris, Raymond Chabaud, 1988 (réédition), p. I-VIII et à Nathalie Bazin, «Le Tibet de Jacques Bacot», dans Âges et visages de l’Asie. Un siècle d’exploration à travers les collections du musée Guimet, Paris, Réunion des musées nationaux, 1996, p. 137-166. 4 Fait rapporté par Olivier de Bernon, «Notes sur les circonstances de la rencontre du sinologue Paul Pelliot et du tibétologue Jacques Bacot en Sibérie orientale, à la fin du premier conflit mondial» (à paraître).

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scientifique alors émergent5. La défense des études tibétaines à laquelle se livre l’orientaliste angevin se comprend d’abord dans l’orbe des études bouddhiques initiées par son maître et prédécesseur Eugène Burnouf (1801-1852). L’Introduction à l’histoire du bouddhisme indien n’a alors encore que trois ans! Burnouf, dira plus tard Marcelle Lalou, «en admet- tant que “la plupart des livres réputés sacrés par les Bouddhistes du Tibet, de la Tartarie et de la Chine ne sont que les traductions des textes récemment découverts au Népâl,” ouvrait la voie de l’étude comparative des textes, voie qui sera largement exploitée, surtout par les savants appartenant à l’école française de bouddhologie»6. Le plaidoyer de Théodore Pavie en faveur des études tibétaines se com- prend ensuite dans le contexte immédiatement contemporain. Alors que pareilles études ne jouissent plus du soutien d’une Monarchie de Juillet sur le déclin7, Pavie exprime son soutien envers son collègue Philippe- Édouard Foucaux (1811-1894), un Angevin lui aussi. C’est en effet Fou- caux qui a pris bénévolement en charge l’enseignement de tibétain à l’École des langues orientales en janvier 18428.

5 Théodore Pavie, «Le Thibet et les études thibétaines», Revue des Deux Mondes, t. XIX, 1847, p. 37-58. Voir sur la famille Pavie, Anne-Simone Dufief (dir.), Les Pavie. Une famille angevine au temps du romantisme, Angers, Presses universitaires, 2010. 6 Marcelle Lalou, «Études bouddhiques», art. cit., p. 479; la citation de Burnouf provi- ent de L’Introduction à l’histoire du bouddhisme indien, Paris, Imprimerie Royale, 1844. Burnouf publie en mars 1827 dans le Journal asiatique un article «Sur la littérature du Tibet» où il présente les premiers travaux d’Alexandre Csoma de Körös dont les voyages avaient été rapportés quelques mois plus tôt par Jules Klaproth dans le Journal asiatique d’août 1826. Ainsi, à côté du sanscrit et du pâli, Burnouf intègre dans ses recherches le tibétain, se fondant sur les travaux de Csoma sur le canon bouddhique. En outre, Brian Hodgson adresse depuis l’Inde nombre de manuscrits inédits à la Bibliothèque royale de Paris. C’est dire le rayonnement de Burnouf à l’échelle internationale. Paris est alors un centre orientaliste et bouddhologique de première importance, quand bien même la pratique de la recherche, dirions-nous aujourd’hui, est mise à mal sous la Monarchie de Juillet. 7 Rappelons que sur l’impulsion de Guizot, son ministre, Louis-Philippe est président d’honneur de la Société asiatique au lendemain de son accession sur le trône. Voir Bernard Le Calloc’h, «Un Angevin oublié: Philippe-Édouard Foucaux, le premier tibétologue fran- çais», Archæus, n° V, fasc. 3-4, 2001, p. 27-66. L’auteur retrace les vicissitudes des études tibétaines au gré des régimes se succédant en dans la seconde moitié du siècle. 8 Bernard Le Calloc’h (art. cit.) souligne que – bien indirectement – Csoma trouve en Foucaux un disciple; un Français donc, non, contre toute attente, un Anglais. C’est Abel Villemain, ministre de l’Instruction publique, qui rend officielle la création d’un cours de tibétain à l’École des langues orientales inauguré le 31 janvier 1842.

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Pavie souligne que l’acte de naissance des études tibétaines modernes, malgré tout ce qu’elles doivent aux «savants missionnaires»9 et aux tra- vaux des Jésuites (l’Alphabetum tibetanum du père Georgi, 1762), revient aux travaux pionniers d’un voyageur hongrois, Alexandre Csoma de Körös (1784-1842)10. On sait que, parti en Asie à la recherche des origines du peuple magyar, il rencontre en 1822 à Leh le voyageur anglais William Moorcroft qui lui montre son exemplaire de l’Alphabetum tibetanum. Csoma se retire de 1822 à 1831 dans les monastères du Ladakh et du Zanskar pour étudier sous le contrôle de Sangs rgyas Phun tshogs, un lama érudit, la langue et les textes bouddhiques canoniques. Notons par ailleurs que les travaux de Csoma ne seront traduits en fran- çais qu’en 1880 par Léon Féer, le successeur de Foucaux. Le transfert culturel n’est pas moins significatif que le décalage temporel: depuis Bur- nouf, c’est essentiellement à Paris que sont conduites, sur le plan euro- péen, les études bouddhiques auxquelles on assimile les études tibétaines. Ce point doit retenir notre attention. Dans son article, rédigé à l’heure où l’on apprend que les pères Régis-Évariste Huc (1813-1860) et Joseph Gabet (1808-1853) sont parvenus à Lhassa, Théodore Pavie en appelle aux explorateurs futurs qui recueilleront in situ une plus ample docu- mentation orientaliste et enrichiront par leurs observations les sciences géographiques et ethnographiques. Conformément aux enjeux bouddho- logiques évoqués, dans le programme scientifique de Théodore Pavie, le Tibet n’a de valeur qu’en tant qu’il est le palimpseste culturel du bouddhisme indien dont il héritait au VIIe puis au XIe siècles. Édouard Foucaux lui-même présentait le tibétain à l’auditoire de sa leçon inaugu- rale comme «le latin des peuples bouddhistes»11. C’est là ce que j’appelle le «paradoxe tibétain»: héritier pour les orientalistes d’une des plus hautes civilisations d’Asie, le Tibet en apparaît comme le dépositaire passif. Frustes

9 L’expression est de Marcelle Lalou, «Études bouddhiques», art. cit., p. 477. 10 Voir en outre Bernard Le Calloc’h, «Alexandre Csoma de Körös dans son voyage en Asie de la Transylvanie au Ladakh, d’après les descriptions des voyageurs contempo- rains: première partie», Studia Asiatica, vol. I, Bucarest, 2000, p. 149-176 et la biographie romancée de Sylvain Jouty, Celui qui vivait comme un rhinocéros. Alexandre Csoma de Körös (1784-1842), le vagabond de l’Himalaya, Paris, Fayard, 2007. 11 Philippe Édouard Foucaux, Discours prononcé à l’ouverture du cours de langue et littérature tibétaine près la Bibliothèque royale, Paris, Lacrampe, 1842.

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et primitifs, à l’image de leur pays, les Tibétains, loin de conserver et de développer la brillante culture indienne, en ont singé les formes et dégradé le sens sous les traits du «lamaïsme»12. Dans cette perspective, au Tibet, seuls les livres intéressent l’orienta- liste; le géographe et l’ethnographe n’y trouvent, eux, que des populations dépourvues de toute culture propre. De fait, les Tibétains sont l’objet d’une double négation: on les ignore d’un côté alors que de l’autre on les réduit à une inculte barbarie. Il est à ce titre significatif que les premiers explo- rateurs français du Tibet, à compter de la fin des années 1880 – soit plus de cinquante ans plus tard –, ne remettent pas en cause ces implications cachées de leur compréhension du Tibet; selon des paradigmes différents, Gabriel Bonvalot (1853-1933), Henri d’Orléans (1867-1901), Jules-Léon Dutreuil de Rhins (1846-1894), Fernand Grenard (1866-?), Émile Roux (1853-1933), Henri d’Ollone (1868-1945) ou Jean Dessirier (1886-1915) et Aimé-François Legendre (1867-1951), tous reportent et renforcent le «paradoxe tibétain» dans le récit de leur rencontre avec le Tibet13.

Quand bien même la rencontre de Jacques Bacot avec le Tibet ne serait due qu’aux hasards d’un voyage autour du monde14, les éléments consti- tutifs du «paradoxe tibétain» forment comme le bagage mental avec lequel le voyageur, familier de la Société de géographie, atteint le Tibet. Mais c’est in situ que naît véritablement son intérêt pour ce qui apparaît au début du XXe siècle comme la terra incognita la plus emblématique de la planète. Lors de son premier voyage (1907), relaté dans son récit Dans les Marches tibétaines, il part de Tali-fou (Dali), au Yunnan, et explore les régions tibétophones à l’est, en direction d’Atentze (aujourd’hui Daquin), puis au nord, jusqu’à Batang (’Ba’ thang). Il tentera ensuite, en longeant la frontière sino-tibétaine dans la direction du sud-ouest, de suivre la route de Lhassa et, sans y parvenir, de franchir à plusieurs

12 Voir, sur les implications du néologisme, Donald S. Lopez, Fascination tibétaine, Paris, Autrement, 2003 [trad. fr. par Katia Buffetrille de Prisoners of Shangri-La. Tibetan Buddhism and the West, Chicago, University Press, 1998], ch. «Le nom», p. 29-61. 13 Pour une histoire de l’exploration française au Tibet, je renvoie le lecteur à mon livre, Un Horizon infini. Explorateurs et voyageurs français au Tibet, Paris, PUPS, coll. «Imago mundi», 2010. 14 C’est du moins la conclusion d’Anne-Marie Blondeau dans sa préface au Tibet révolté, loc. cit.

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reprises la frontière. Il est contraint alors de revenir au Yunnan par une autre route, qui s’avère l’occasion d’observations ethnographiques. Ce voyage s’inscrit pour une bonne part dans les pas de ses prédéces- seurs, explorateurs et missionnaires, et il serait aisé de montrer ce que son récit doit en particulier aux explorateurs français, le prince Henri d’Orléans (1867-1901) et Émile Roux (1874-?). D’Atentze, où il s’est rendu comme Émile Roux douze ans avant lui, il voit à son tour les som- mets du Dokerla. Héritier des explorateurs antérieurs, en est-il le conti- nuateur? Roux avait noté le pèlerinage dont la montagne est l’objet15. Bacot, lui, part à la suite des pèlerins. C’est là que réside la différence du récit de Bacot. Sa «dérive» ethnographique l’amènera notamment à prendre du recul par rapport aux grilles de lecture de ses prédécesseurs; de l’écart creusé surgira l’intérêt voué aux pratiques religieuses et aux cultes de la montagne: le sous-titre du récit, Dans les Marches tibétaines. Autour du Dokerla, souligne bien ce recentrement du regard de l’explo- rateur. Plusieurs conférences et articles à la Société d’anthropologie, à la Société de géographie, au musée Guimet témoignent du reversement de l’expérience de voyage dans le domaine scientifique16. À ce propos, il ramènera dans ses bagages, entre autres choses, des «guides» de pèleri- nage; bien plus tard, il transmettra à Anne-Marie Blondeau le guide du Kha-ba dkar-po dont il est question ici17. Ce changement d’orientation, Bacot l’annonce dès l’introduction: «Ceci n’est pas de l’exploration, ce n’est que du tourisme. Il n’est pas mau- vais de le dire: car nous semblons quelquefois découvrir des pays connus, voyageurs étonnés qui passons, munis d’une belle confiance, de bagages inutiles et de nos tablettes.»18

15 Émile Roux, Aux sources de l’Irraouaddi. D’Hanoi à Calcutta par terre, Paris, Hachette, 1897, p. 38. 16 Voir «Le pèlerinage du Dokerla», La Géographie (Bulletin de la Société de géog- raphie de Paris), mai 1908, p. 416-420; «Anthropologie du Tibet: les populations du Tibet sud-oriental», Bulletins et mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, série 5, n° 9, 4 juin 1908, p. 462-472; «Pèlerinage du Dokerla. Tibet sud-oriental», Bibliothèque de vulgarisation du musée Guimet, t. XXXII, 1909, p. 195-218. 17 Voir Anne-Marie Large-Blondeau, «Les pèlerinages tibétains», Sources Orientales, vol. III, «Les pèlerinages», Paris, Éditions du Seuil, 1960, p. 199-246. 18 Jacques Bacot, Dans les Marches tibétaines. Autour du Dokerla (novembre 1906-janvier 1908), Paris, Plon, 1909, p. I-II.

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Bacot adopte une attitude prudente qu’innerve une éthique du voyage. Dès ses premiers pas dans ceux de ses prédécesseurs, il se méfie de la «belle confiance, de[s] bagages inutiles et de[s] tablettes» qui encombrent les caravanes et l’esprit des explorateurs. Son expérience, en effet, ne confirme en rien les récits que l’on a pu faire des «déserts glacés»19 du Tibet: «Le petit coin de Tibet que je présente ici n’est pas pris dans ces vastes étendues glacées qu’on parcourt pendant des mois sans voir âme qui vive. J’ai, au contraire, recherché les hommes, ces Tibétains méconnus, et le charme des séjours l’a emporté sur l’intérêt des longs trajets. Ces Marches, que les Chinois tentent de conquérir, sont peut-être la partie du Tibet la plus peuplée, la plus aimable et la plus fertile. Trois grands fleuves parallèles et rapprochés les sillonnent de leurs vallées profondes: le Fleuve Bleu, le Mékong et la Salouen.»20 Malgré leur «outillage», de géographes d’abord, d’ethnographes ensuite, les explorateurs ont, d’après Bacot, largement ignoré les hommes. Dans la poursuite de leur rêve tibétain, les Européens n’en ont pas vu les habi- tants21. Ce faisant, le voyageur s’inscrit dans l’histoire de l’exploration tout en lui faisant subir une inflexion d’importance. À ses yeux, le terme même de «Tibet» fait problème: le Tibet «inconnu» des explorateurs désigne une contrée qu’ils ont eux-mêmes délimitée par un ensemble d’images figées et nouées dans le «paradoxe tibétain». À l’aune des pre- mières lignes du récit, on comprend que Bacot n’envisage le Tibet en termes ni géographiques ni territoriaux. Il propose avant tout un regard anthropologique. Sylvain Lévi, dans son compte rendu de l’ouvrage dans les colonnes du Journal asiatique en 1909, y est particulièrement sensible et reconnaît que, contrairement à l’esprit héroïque des récits d’exploration, «M. Bacot n’a pas d’histoire terrifiante à raconter; et pourtant il a passé par des routes difficiles et par des épreuves dangereuses; il a eu fréquemment à lutter contre l’hostilité de la nature et l’hostilité des gens. Mais sa char- mante simplicité l’a toujours tiré d’affaires, il a même voué aux Tibétains

19 Jacques Bacot, Le Tibet révolté. Vers Népémakö, terre promise des Tibétains, Paris, Hachette, 1912, p. 1. 20 Jacques Bacot, Dans les Marches tibétaines, op. cit., p. II. 21 Ce, malgré le programme annoncé par le titre du récit de Fernand Grenard: Le Tibet. Le pays et les habitants (Paris, Armand Colin, 1904).

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une affection attendrissante; il goûte leur esprit d’indépendance, leur goût des voyages, leur belle humeur, leur sociabilité.»22 La «charmante simplicité» de Jacques Bacot signale avant tout, sous la plume de Sylvain Lévi, deux qualités: d’une part, l’aptitude du voya- geur à s’interroger sur les points aveugles de la culture de l’exploration à laquelle il appartient et, d’autre part, la vigueur avec laquelle il cherche à nouer une relation vive avec l’autre du voyage: les Tibétains. Mais au-delà de la représentation très contrastée qu’il donne du Tibet dès son introduction, un Tibet d’une diversité imprévue, Bacot partage les rêves de ses prédécesseurs, ce qui montre bien en quoi il participe encore de cette culture de l’exploration, constituée de pratiques, de savoirs mais aussi d’un imaginaire géographique commun. À Yunnansen (Kunming), avant le départ pour le Tibet qui donnera au récit sa matière, Bacot raconte ses «longues causeries du soir» avec le père Soulié: «Nous poussions, sur des cartes chinoises, nos caravanes imaginaires à tra- vers les solitudes tibétaines.»23 Le voyage vers le Tibet a encore comme horizon le pays encore mys- térieux et largement inconnu. L’inconnu se comprend néanmoins en termes nouveaux et l’imaginaire de voyage s’ouvre à de nouvelles formes, à de nouvelles interrogations. De fait, comme Henri d’Orléans24, Bacot n’arrête pas à ce premier voyage son exploration du Tibet. «Quel est donc le charme redoutable de ce pays étrange où toujours sont retournés ceux qui l’avaient une fois entrevu?» se demande-t-il un peu laconique- ment au moment de raconter son second voyage (1909-1910), dans Le Tibet révolté. L’histoire de l’exploration du Tibet ne compte toutefois pas jusque-là beaucoup de ces «retours» au Tibet. Le voyageur n’évoque-t-il pas là comme un mirage tibétain, à l’image de ce Tibet désertique qui ouvre son avant-propos:

22 Sylvain Lévi, «Compte rendu de Dans les Marches tibétaines», Journal asiatique, nov.-déc. 1909, p. 536-7. 23 Ibid., p. III. 24 Henri d’Orléans accompagne Gabriel Bonvalot lors de son expédition de 1889 puis revient au Tibet épaulé par Émile Roux. Voir Gabriel Bonvalot, De Paris au Tonkin à travers le Tibet inconnu [1889-1890], Paris, Hachette, 1892 [rééd.: Genève, Olizane, 2008]; Henri d’Orléans, Du Tonkin aux Indes, janvier 1895-janvier 1896, Paris, Calmann-Lévy, 1898, ainsi que, du même, L’Âme du voyageur, Paris, Calmann-Lévi, 1902.

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«On arrive alors dans des déserts glacés, si hauts qu’ils ne semblent plus appartenir à la terre, on escalade des montagnes affreuses, chaos d’abîmes noirs et de sommets blancs qui baignent dans le froid absolu du ciel.»25 Pour comprendre la différence essentielle qui distingue ce récit des récits d’exploration précédents, il convient de souligner que le dialogue qu’établit nécessairement l’explorateur avec ses prédécesseurs cède le pas à une dimension que ceux-ci n’avaient pas actualisée. Quand Bacot revient au Tibet, son nouvel itinéraire a été préparé avec les conseils et l’expérience d’Adjroup Gumbo, un Tibétain qui l’a accompagné jusqu’en France26! Pendant que Jacques Bacot fréquente les cours de Sylvain Lévi à l’EPHE, Adjroup Gumbo rédige ses propres impressions sur la France. Quoique Bacot continue de s’intéresser de près à des questions de géo- graphie, et cherche à se diriger plus loin vers l’ouest27, c’est le Tibet des Tibétains qui retient toute son attention. Ainsi, quand Bacot dit «nous», il n’incorpore pas le «nous» des explorateurs représentant à deux leur nation, mais une communauté interculturelle formée par le voyage. Cette pluralité du point de vue se ressent, dès les premières lignes du Tibet révolté, dans ce qui est pour Bacot un «retour» au Tibet: «À deux jours de Tatsienlou en venant de Chine, on sent déjà qu’on entre, qu’on monte au Tibet. La montagne devient gigantesque, le torrent furieux entraîne un courant d’air glacé; il secoue la terre et hurle d’une voix si profonde qu’elle fait peur, annonçant bien le pays le plus farouche et le plus émouvant du globe.

25 Jacques Bacot, Le Tibet révolté, op. cit., p. 1. 26 La correspondance de Jacques Bacot avec sa mère témoigne de toutes les précau- tions oratoires et stratégies de persuasion que nécessite la présentation de ce nouveau compagnon de voyage. Les lettres des 9 et 14 octobre 1907 m’ont été gracieusement communiquées par M. Olivier de Bernon que je remercie ici. 27 Le projet initial du second voyage avait été de suivre, en remontant du Yunnan, par Yunnansen (Kunming) et Ningyuanfu (Xichang), la route de Tatsienlou (Kangding) à Dergué (Dege) – c’est la route qui rejoint Lhassa. Il ne pourra le réaliser que jusqu’à la hauteur de Tchangou (Luhuo), par suite du passage mal senti par les lamas de Kandze (Ganze) de deux de ses prédécesseurs, l’allemand Berthold Laufer et un pasteur norvé- gien, Théodore Sorensen. De Tchangou, il se dirige alors vers le sud, passe à Litang, Nyarong (Xinlong), puis Chontain et Conkaling à la frontière du Yunnan. Il bifurque ensuite vers l’ouest en passant par le monastère incendié de Sam pil ling et rejoint à la hauteur d’Atentze sa route de 1906. Il poussera plus à l’ouest mais sera intercepté par des Tibétains et devra rejoindre le Yunnan, après un séjour de trois mois à Patong, en pays tibétain et moso.

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Le Tibet m’a repris tout de suite, réveillant en moi des souvenirs, des ins- tincts de nomade. Aux couleurs, à la coupe de leurs bottes, de leurs tapis de selle, à leur équipement, à leurs vêtements, je reconnais d’où viennent les gens et où ils vont.»28 Malgré la situation politique défavorable (situation qui sous-tend tout le récit jusque dans son titre: «Le Tibet révolté»), ce sont là des «retrou- vailles» heureuses avec le Tibet fondées sur une expérience affective forte et ouvertes sur une interaction empathique entre le voyageur indi- viduel et les habitants de ce pays «farouche» et «émouvant». Dans un moment de synthèse sur le voyage qu’il mène, Bacot exprime clairement ce qui lui apparaît comme la valeur heuristique du voyage: «Partagées avec un compagnon de voyage les impressions sont moins concentrées […]. Seul, au contraire, à vivre la vie et parler la langue d’un autre milieu, on finit par en subir l’influence et penser autrement […]. On découvre ainsi qu’on n’a pas craint la mort, qu’on ne s’est pas indigné des supplices, qu’on a cru au fatum, qu’on a redouté les dieux. On ne s’arrête pas aux différences superficielles qui n’étonnent plus, on atteint le fond, le fond commun à tous les hommes. On a pénétré trop avant, et c’est peut-être dommage, car en définitive, le rôle du voyageur est de signaler les particularités qui distinguent les peuples, non de conclure que sous les apparences tous les hommes sont pareils.»29 En proposant ses propres vues sur la pratique du voyage, Bacot expli- cite ce que donnaient déjà à pressentir les premières lignes de Dans les Marches tibétaines. Comment ne pas penser ici à la devise de la Société d’ethnographie de Paris: Corpore diversi sed mente fratres? De fait, la recension et l’analyse de la Diversité du monde tibétain deviendra l’en- jeu majeur de son voyage autant qu’un mode de perception particulier: à l’orée du XXe siècle, le voyage se doit d’être une rencontre avec l’alté- rité, non la projection sur l’ailleurs d’un imaginaire qui n’appartient en propre qu’à une portion congrue de l’humanité. Ce faisant, Bacot lève

28 Ibid., p. 16-17. 29 Ibid., p. 82-83. Bacot admet au cours de cette digression ce qui distingue son voyage d’une mission scientifique: son champ d’investigation ne peut être que réduit par rapport aux compétences réunies dans une mission; mais son voyage, continue-t-il, gagne en cela en qualité. Voyager seul est encore source de liberté et de souplesse: moins assuré de son bon droit et de sa supériorité, le voyageur sera plus attentif aux conflits locaux qui peuvent mettre son projet en danger.

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le paradoxe tibétain, en montrant d’abord combien le Tibet est constitué d’une diversité que l’on dirait aujourd’hui écologique — le voyageur constate: «Tous les mois, presque toutes les semaines, nous changeons de pays. Les aspects sont autres, les hommes et les coutumes aussi.»30 Il montre ensuite, non sans ironie, que si les Tibétains correspondent à leur pays, c’est bien dans les termes d’une diversité qui ne permet en rien de les associer de manière rigide à leur environnement: «Pas plus que leur pays, les Tibétains ne sont barbares et incultes»31. Par cette procédure de réexamen, le parcours de Bacot débouche sur la reconnaissance de la culture tibétaine. Néanmoins, si l’on peut à juste titre rapprocher la réflexion de Bacot de la pensée ethnographique dont l’essor est à dater des mêmes années32, l’expérience du voyageur ne se réduit pas à proprement parler à une enquête scientifique, dont les résultats lui semblent trop bien concorder avec les prémisses. L’intérêt de son voyage, il le souligne, c’est d’avoir vécu avec les Tibétains, d’avoir découvert un monde inattendu. Contrai- rement à la grande majorité des explorateurs, Bacot n’est accompagné que de Tibétains et de Chinois, qu’il rencontre en chemin33. Sa démarche est donc bien le fruit d’une rencontre vécue in situ : ce sont les Tibétains avec qui il progresse dans le Tibet qui lui fournissent un accès à leur univers culturel. Or, à bien y regarder, ce qu’il soulignait précédemment dans ses observations sur le voyage à deux ou en solitaire se rapporte moins à la question des conditions de possibilité du voyage, reconduisant

30 Ibid., p. 176. 31 Ibid., p. 93-94. 32 Marcel Mauss, par exemple, donne à plusieurs reprises des instructions à l’attention des ethnographes dès 1903 à l’EPHE (voir Œuvres, vol. 3, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 354) et rédige un Questionnaire de l’École française d’Extrême-Orient [n. d., cité dans Manuel d’ethnographie (1926-1939), Paris, Payot, 2002, p. 24]. 33 La liste en serait longue, mais signalons, dans le premier voyage, Joseph, un Chinois chrétien, qui avait accompagné d’Orléans et Roux, avec qui ils parlaient en latin; Tchao; son frère; Soulipin; Tchou-Kouan; Kuégnien. Muletiers, porteurs, soldats, guides changent à chaque étape. Curieux et nouveaux compagnons se joignent en cours de route; ce sera en particulier Adjroup Gumbo, à Patong.

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la réflexion à notre culture propre, qu’à une situation d’expérience, ouverte à la rencontre de l’altérité et à une pensée de l’interculturalité. L’on voit ainsi se dessiner la dimension nouvelle de l’exploration dans l’expérience de voyage de Jacques Bacot. Dans la perspective suivie ici, la logique nouvelle du parcours peut se lire dans la métrique symbolique qui sépare les étapes du début et de la fin du voyage: de Gata (mGar thar), 25 juillet 1909, à Népémakö (gNas Padma bkod), fin novembre 1909. Si cela peut sembler réducteur de limiter la découverte du Tibet à ces deux étapes séparées de quatre mois, alors que nous venons de reconstituer tout le chemin parcouru depuis novembre 1906, nous intéresser à ces deux étapes invite toutefois à cerner les «moments» de l’éveil à la tibé- tologie qu’a connu notre voyageur, éveil – à tout prendre – moins subit que graduel… L’étape de Gata, le monastère près de Pamé (Bamei) au nord de Tatsien- lou (Kangding), bien qu’elle soit relatée assez succinctement, requiert à mon sens toute l’attention du lecteur. Bacot part avec Adjroup assister aux «danses sacrées» des lamas. Sous forme de notes, Bacot décrit le lieu où prennent place les représentations des danses sacrées: «Les danses ont lieu dans la première enceinte. Pendant trois jours, la lama- serie et le temple sont fermés. Sur l’herbe, toute une ville de tentes s’est fondée, des tentes de lamas, brodées, qui sont des œuvres d’art, des tentes ouvertes de voyageurs et au milieu, sous un vélum vaste et magnifique, les moines déguisés dansent les légendes.»34 Sous le couvert de notations extrêmement réduites et factuelles, Bacot livre en fait un véritable programme d’enquête sur la culture tibétaine. Mais c’est la manière dont il évoque ensuite la représentation en elle- même qui intriguera le lecteur: «Le drame sacré se déroule, pour moi monotone, au milieu de l’attention passionnée. Les masques sont peu nombreux, mais les acteurs sont merveil- leusement grimés, en empereur de Chine, en prince indien, en femme. J’ai de la peine à reconnaître de simples moines tibétains. Le dialogue est à la fois chanté et dansé. Après chaque phase du drame, les acteurs se réunissent et lisent le récit. Après la forme trilogique, voilà aussi le chœur du drame antique. Mais ces légendes sacrées, jouées par des moines

34 Jacques Bacot, Le Tibet révolté, op. cit., p. 23-24.

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sur le parvis du temple, me rappellent les mystères chrétiens. À certains moments, des pitreries font rire les spectateurs, des pitreries anciennes et vénérables, tradition d’un passé à jamais inconnu.»35 Tout en faisant remarquer la beauté des maquillages, des costumes, et la variété formelle du drame, Bacot signale le décalage qu’il éprouve par rapport à l’investissement émotionnel des spectateurs. Il avoue que le drame sacré est pour lui, contrairement à ses voisins passionnés, mono- tone; son incompréhension du drame, relayée par le recours à des réminis- cences du théâtre antique et des mystères chrétiens, le porte à signaler une «tradition d’un passé à jamais inconnu». En insistant de manière remar- quable sur son incompréhension, le voyageur transmet à son lecteur l’expérience de l’altérité vécue in situ. Plutôt que d’assimiler sans pré- caution garder l’ailleurs au connu, c’est d’abord un effet de différence qu’élabore le récit36. En dépit des apparences, cette distance culturelle est maintenue par le texte: le voyageur propose des interprétations qui doivent être lues moins comme des réductions de l’altérité que comme des comparants contrastifs qui entretiennent le heurt ressenti face à une «forme symbolique» autre. Ce n’est que dans leur écart face à l’horizon culturel du lecteur de la Troisième République que les allusions au Moyen Âge européen et à la liturgie chrétienne ancienne suppléent, dans ce moment d’incompréhension, à une connaissance plus approfondie de la culture religieuse tibétaine, culture «sans historien», croit-il37. Mais ce n’est qu’un moment de transition, car l’investigation de Bacot ne s’arrête pas à ce constat désabusé, cerné par le vertige d’une nostalgie primitiviste. S’il ne possédait pas toutes les compétences in situ pour accéder au sens narratif du drame, il en soulignait néanmoins l’aspect intermédial com- plexe et la pleine valeur dramaturgique et scénographique. Malgré l’in- compréhension et la monotonie qu’il ressent, il attrape la pulsation du drame et en consigne la variété de registres. Dans le moment du voyage, Bacot évoque une altérité culturelle qui l’empêche de pénétrer dans

35 Ibid., p. 24. 36 Voir sur cette question d’ordre épistémologique, Lorenzo Bonoli et Samuel Thévoz, «L’effet de différence. L’altérité culturelle dans Indian Tango d’Ananda Devi» (à paraître). 37 Jacques Bacot, Le Tibet révolté, op. cit., p. 160. Sur le fond de la tibétologie nais- sante que j’ai évoqué, on ne s’étonne pas que la tradition historiographique tibétaine – que Bacot «exhumera» plus tard en pionnier – lui soit à ce moment encore inconnue.

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l’intrigue et de goûter aux transports des spectateurs – pleinement pré- sent, il ne participe pourtant qu’avec peine. Dans le récit publié, l’auteur accroche une note à cet épisode de la danse sacrée qui nous renseigne sur le titre du drame joué à Gata: «Rgyal-po dring-med koun-ldan rnam-thar, un des cinq drames qui forment le recueil intitulé A-bji Lha-mo htcham. Ces drames sont manuscrits et ne font pas partie du Tandjur. Le rnam-thar du roi Dring-med Kounldan est le plus populaire. On ne peut, dit-on, l’écouter sans pleurer.»38 On se rend compte par cette note que Bacot a expurgé du récit narré tout un pan d’un savoir «orientaliste» constitué lors de son passage à Gata. Il convient de lire ces informations complémentaires à la lumière de quelques détails biographiques, et de relever que l’auteur en sait bien plus qu’il ne l’avoue dans le récit lui-même. Dans Le Tibet révolté, par le jeu des notes, on observe deux modes d’accession au drame qui se côtoient sans véritablement se mêler: un mode émotionnel, participatif (le théâtre tel qu’il est vécu par ses co-spectateurs), et un mode hermé- neutique, une demande de sens de la part du voyageur occidental qu’il est lui-même, appelant une pratique des textes et une interprétation de leurs significations. In situ, le voyageur découvre avec émerveillement le premier, le philologue pâtit de ne pouvoir accéder au second, quand bien même il réalise combien la culture tibétaine est, contre toute attente, une culture lettrée. Mais, dans le temps du voyage, la question du «sens» est différée. Cela fera l’objet d’une enquête ultérieure, de retour en métro- pole et une fois un manuscrit obtenu39. En effet, c’est sur le texte du drame vu à Gata que portera le mémoire de diplôme que Bacot présentera à l’École Pratique des Hautes Études en 1914 sous la direction de Sylvain Lévi, lui-même, on le sait, éminent spécialiste du théâtre indien. La note reproduite ci-dessus, sans doute postérieure au «journal», est antérieure au travail de diplôme de Jacques Bacot. Le voyageur, de retour en France, sur le point de renouer avec les études entamées en 1908, prend soin de soupeser l’originalité de sa découverte, de surmonter l’effet de différence ressenti durant la représentation afin de comprendre la valeur heuristique de pareille expérience déceptive. Il souligne ainsi en premier

38 Ibid., p. 332. 39 Bacot acquiert en 1912 le manuscrit des mains d’un lama d’Urga.

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lieu que ce n’est pas là une œuvre canonique, mais une adaptation toute tibétaine et particulièrement populaire. Il s’en tient ainsi à l’aspect tibé- tain du drame tel qu’il l’a vu joué et, le rapportant aux valeurs propres à cette culture qui prend petit à petit forme à ses yeux, il conclut sur la dimension émotionnelle et affective du drame représenté: «On ne peut, dit-on, l’écouter sans pleurer.» Plus tard, dans son travail de diplôme, le philologue révèlera que la trame du drame Chos rgyal Dri med kun ldan gye rnam thar se rapporte à une «vie de Bouddha»: il s’agit ici de son antépénultième existence avant son incarnation en Bouddha «historique»40. Néanmoins, aux côtés de la rigueur de la traduction et de l’analyse philologique, Bacot prend la liberté de reporter, dans les commentaires qu’il ajoute au texte édité (l’in- troduction, l’appareil de notes), quelques traces de l’expérience vécue in situ, comme si ce surcroît de sens apporté au lecteur était consubstantiel à l’acte d’édition. En particulier, le traducteur insiste sur les conditions scénographiques sensibles et concrètes de la représentation théâtrale et sur les processus d’appropriation dont cette version «dialoguée» témoigne: ainsi, dit-il dans son introduction aux Trois mystères tibétains (1921), il y a une littérature tibétaine originale en marge des «traductions serviles» des textes indiens. Dans Le Tibet révolté, il soulignait déjà qu’il avait découvert au Tibet une culture lettrée et originale: «Dire que les Tibétains n’ont rien inventé vaudrait de dire aussi que notre littérature classique n’est pas française parce que toute inspirée de l’antiquité. Quant à une littérature tibétaine inconnue, elle est au moins possible sinon probable. Presque tous les Tibétains écrivent leur journal, leurs songes.»41 Ainsi, l’orientalisme, dans le parcours de Bacot, se greffe-t-il sur l’ex- périence du voyage; il ne la précède pas. Dans le même mouvement, celle-ci exige une remise en question des préconceptions de la tibétologie. Il faut donc insister sur l’abouchement étroit de l’activité de tibétologue de Jacques Bacot à l’expérience de voyage initiale. Mais il faut égale- ment souligner combien cette apparente continuité ne s’est pas accomplie

40 Voir Jacques Bacot, «Drimedkundan. Une version dialoguée du Vessantara Jataka», Journal asiatique, série 11, septembre-octobre 1914, p. 221-305. 41 Jacques Bacot, Le Tibet révolté, op. cit., p. 39.

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sans heurt. De façon remarquable, elle n’est pas à mettre sur le compte, ici, des aspects les plus «spectaculaires» de l’expérience du voyage, où le sujet est saisi par un événement faisant irruption dans son univers mental. Au contraire, ce sont les moments qui se dérobent à la conscience, ceux qui semblent au prime abord passer inaperçus dans le flux de l’ex- périence vécue, qui s’avèrent fondateurs. Or cela n’est possible qu’à la condition d’un retour réflexif, d’un effort de saisie de l’altérité, lequel se répercute dans le processus même de l’écriture. Ce dessillement n’est donc pas un donné de l’expérience mais, vécu pour ainsi dire clandesti- nement dans l’expérience, ne se déploie qu’en tant que celle-ci est pensée par le sujet dans l’écriture. C’est la vertu heuristique de l’écriture que souligne Bacot lui-même dans cette magnifique formule: «Seulement si on décrit mieux ce qu’on a vu, la jouissance est plus intime de l’avoir vécu.»42 Les effets de ce dessillement sont, a posteriori, perceptibles à l’histo- rien de l’orientalisme. La prise en charge du drame sacré marque de manière emblématique l’écart creusé par Bacot dans la conception des objets que se donnaient jusqu’à lui les études tibétaines; écart notamment par rapport à la tibétologie évoquée par Pavie, et représentée par Foucaux et Csoma de Körös, qui s’en étaient tenus au dépouillement du canon bouddhique, avec l’espoir de reconstituer une image du bouddhisme indien.

Après la rencontre inaugurale avec le théâtre sacré tibétain, se suc- cèdent différentes étapes qui marquent à chaque fois un tournant dans la prise de conscience des dimensions multiples de la culture tibétaine. Il faut évoquer Tchangou (Brag ’go), où Bacot approfondit sa connais- sance de l’architecture et de la culture religieuses et assiste à «l’incar- nation d’un dieu protecteur dans le corps d’un lama»43. Lors de cette séance de possession d’un sku bdon pa, là où ses prédécesseurs n’obser- vaient que supercherie, il s’interroge et «éprouve le malaise de se trou- ver sur le seuil d’un monde redoutable et inconnu»44. C’est là encore

42 Ibid., p. 83. 43 Ibid., p. 44. 44 Ibid., p. 50.

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l’occasion d’un retour métaréflexif sur ses propres catégories logiques, ordre de réflexion qui innerve en outre nombre de ses études tout au long de sa carrière: «Après tout, conclut-il, nos laboratoires pourraient bien n’être pas l’Univers.»45 Pareils sujets, ou des aspects connexes de sciences des religions, appa- raîtront dans sa présentation et traduction de «La Table des présages signifiés par l’éclair» en 191346, mais aussi dans sa préface à la traduc- tion française du Bardo thödol en 193347 ou aux anthologies de Solange Lemaître sur le Mystère de la mort dans les religions d’Asie en 1943 et les Textes mystiques d’Orient et d’Occident en 195548. Mentionnons encore Litang (Li thang), qui est le lieu d’une réflexion sur les rapports entre ville et paysage; ici le «monde» tibétain, c’est son expression, est conçu comme un «fait social total» pour reprendre une formule (qu’il n’utilise pas lui-même) de son contemporain Marcel Mauss (1872-1950)49. Cette réflexion accompagnera le voyageur jusqu’à son passage à Conka- ling (Gangs dkar gling), dont le temple est la «synthèse de l’art tibétain»50, art total à ses yeux. Tout au long de son activité de tibétologue, l’expérience initiale du voyage et les découvertes accumulées dans les différents lieux évoqués imprègnent, explicitement ou non, la présentation du Tibet et de la culture tibétaine que proposent ses travaux, qu’ils portent sur les formes littéraires et artistiques, populaires ou religieuses (théâtre, peinture, statuaire, …), bouddhiques ou non-bouddhiques – c’est là encore l’originalité de sa

45 Ibid. 46 Jacques Bacot, «Table des présages signifiés par l’éclair», Journal asiatique, t. XX, mars-avril 1913, p. 445-449. 47 Le Livre des morts tibétain ou les expériences d’après la mort dans le plan du Bardo, suivant la version anglaise du Lama Kazi Dawa Samdup, éd. Dr. W. Y. Evans- Wentz, trad. fr. de Marguerite La Fuente, préface de Jacques Bacot, Paris, Adrien Mai- sonneuve, 1933. 48 Solange Lemaître, Le Mystère de la mort dans les religions d’Asie, préface de Jacques Bacot, Paris, PUF, 1943 et eadem, Textes mystiques d’Orient et d’Occident, pré- face de Jacques Bacot, Paris, Plon, 1955. 49 Voir mon article «Du lieu vu au milieu vécu: Litang sur la route des explorateurs (1846-1912)», Cybergeo. Revue européenne de géographie, 2012 . 50 Jacques Bacot, Le Tibet révolté., op. cit., p. 125.

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démarche par rapport aux «études thibétaines» –51, sur l’histoire (c’est en particulier un autre pan de son activité de philologue sur les documents de Dunhuang, cette mine inaltérable pour comprendre le Tibet ancien)52 ou sur la langue elle-même, aux subtilités de laquelle il est particulière- ment sensible dans son récit déjà53 et qu’il abordera ultérieurement selon les catégories endogènes dans ses ouvrages sur la grammaire, en 1928 et 194854. Ses travaux répondent ainsi à la vision totale de la culture tibé- taine qui se dessine dès ses voyages d’exploration au Tibet. Mais le point ultime du voyage est Népémakö (gNas Padma bkod), un lieu aux contours ambivalents que Bacot n’atteindra pas: Népémakö est une destination imprévue dans l’itinéraire initial, un lieu inconnu des géographes. Si l’on suit l’itinéraire du voyageur sur la carte, Népé- makö marque avec évidence le dernier virage du voyage: en prenant

51 Voir notamment «L’art tibétain», Bibliothèque de vulgarisation du musée Guimet, t. XXXIV, 1911, p. 191-220; La Décoration tibétaine, Paris, Librairie des Arts décoratifs, 1930; «Titres et colophons d’ouvrages non canoniques tibétains, textes et traductions», Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, n° 44, 1954, p. 275-337. 52 «À propos de documents tibétains», Bulletin archéologique du musée Guimet, fasc. 2 «Asie centrale et Tibet: Missions Pelliot et Bacot», 1921, p. 25-27; «Chroniques historiques tibétaines provenant de Touen-houang», Journal asiatique, janvier-mars 1937, p. 149; avec F. W. Thomas et Ch. Toussaint, Documents de Touen-houang relatifs à l’histoire du Tibet, Paris, Annales du musée Guimet, t. 51, 1940-46. 53 Il est instructif de comparer à ce titre le discours de Pavie et celui de Bacot: «Comme langue, il y aurait erreur à placer bien haut cet idiome des montagnes peu assou- pli […]. Nous avons seulement cherché à établir quelle est l’utilité de la langue thibétaine dans un certain ordre d’études, à démontrer qu’elle mérite d’être appréciée, parce qu’elle est celle de la liturgie d’un culte professé aujourd’hui encore par près de deux cents mil- lions d’hommes. Elle peut même fournir son contingent de documents historiques; nous avons dit en commençant qu’il existe au Thibet des livres qui traitent de la religion pri- mitive du pays; il s’y trouve aussi des chroniques anciennes, et ces ouvrages, on a lieu de l’espérer, arriveront bientôt en Europe.» (Théodore Pavie, «Le Thibet et les études thibé- taines», art. cit., p. 57) et: «Pas plus que leur pays, les Tibétains ne sont barbares et incultes. Sous leur écorce grossière ils cachent des raffinements que nous n’avons pas, beaucoup de politesse et de philosophie, le besoin d’embellir les choses vulgaires, tout ce qui leur sert, que ce soit une tente, un couteau ou un étrier. Ils font usage de plusieurs langues (sacrée, écrite, parlée, noble ou vulgaire) dont les vocabulaires et les syntaxes changent suivant les interlocuteurs.» (Jacques Bacot, Le Tibet révolté, op. cit., p. 93-94) 54 «L’écriture cursive tibétaine», Journal asiatique, t. XIX, janvier-février 1912, p. 5-78; Une Grammaire tibétaine du tibétain classique. Les Slokas grammaticaux de Thonmi Sambhota, Paris, Geuthner, 1928; Grammaire du tibétain littéraire, Paris, Librairie d’Amérique et d’Orient, 2 vol., 1946-48; «La structure du tibétain», Conférences de l’Institut de linguistique de l’université de Paris, n° 11, 1952-53, p. 115-135.

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résolument la direction de l’ouest, Bacot semble rejoindre le rêve de gagner le Tibet interdit, le Tibet profond… Au titre de son récit, impré- gné de la chair et du sang de l’histoire, il adjoint ce sous-titre énigma- tique: Vers Népémakö, la Terre promise des Tibétains. C’est là, comme le Dokerla dans le premier récit, le caractère particulier du second récit qui apparaît. Le voyage relève bien toujours de l’exploration, mais d’une exploration d’un type inédit, contrebalançant la situation regrettable qu’il constate et les obstacles qui entravent le cours de son voyage. Népémakö, lieu mystérieux et jusque-là inconnu des explorateurs et pour ainsi dire des Tibétains eux-mêmes, apparaît comme un horizon fabuleux. La pré- sence centrale de ce lieu dans le récit témoigne de la manière dont a pu naître un regard non tributaire du regard préformé des explorateurs et des missionnaires, un regard qui repose avant tout sur les représentations locales de l’espace. «Népémakö» est, dans la terminologie religieuse tibétaine, un sbas yul, un «pays caché»; donc ce que découvre Bacot relève d’une dimension plus proche de l’imaginaire géographique que de la topographie propre- ment dite, en d’autres termes, d’une relation à l’espace spécifique à la culture tibétaine. En effet, selon la tradition des gter ma (littéralement «trésors»), le Tibet recèle dans les plis de sa surface tourmentée des espaces encore inexplorés, et révélés à un gter ton – ou un «découvreur» – en temps de crise, par le biais notamment de textes attribués à Padma- sambhava 55. Or, au moment où y pénètre Bacot, c’est bien un temps de crise que vivent les régions tibétaines limitrophes de l’empire des Qing, qui, dans un dernier soubresaut avant sa chute, cherche à reprendre son ascendant sur un territoire dont il soupçonne l’alliance menaçante avec

55 Jacques Bacot transmettra un manuscrit de l’un de ces textes (le sBas yul Padma bkod pa’i gnas yig) à Anne-Marie Blondeau dans les années 60 (voir Anne-Marie Large- Blondeau, «Les pèlerinages tibétains», art. cit.). On pense également aux travaux actuels de Katia Buffetrille; voir, sur ce sujet précis, son «‘Pays caché’ ou ‘Avenir radieux?’: le choix de Shes rab rgya mtsho», dans Birgit Kellner, Helmut Krasser, Helmut Tauscher (dir.), Prama∞akirtiÌ. Papers dedicated to Ernst Steinkellner on the Occasion of his 70th Birthday, Wien, Arbeitskreis für Tibetische und Buddhistische Studien, 2007, p. 1-22. On consultera encore Janet Gyatso, «Drawn from the Tibetan Treasury. The gter ma Literature», dans José Ignacio Cabezón et Roger R. Jackson (dir.), Tibetan Literature: Studies in Genre. Essays in Honor of Geshe Lhundup Sopa, Ithaca/New York, Snow Lion, 1996, p. 147-169.

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995635_JA2012/1_11_Thévoz.indd5635_JA2012/1_11_Thévoz.indd 265265 115/01/135/01/13 09:1809:18 266 S. THÉVOZ

le Raj britannique56. Mais c’est ici dans le cadre d’une autre crise que nous pouvons comprendre le bénéfice épistémologique du voyage de Bacot. Ce nouvel horizon nous ramène in fine à une figure tutélaire de la tibétologie. En 1833, Alexandre Csoma de Körös publiait en effet parmi ses premiers articles dans le Journal of the Asiatic Society of Bengal une «Note on the Origin of the Kála-Chakra and Adi-Buddha Systems»57 où apparaît le lieu mythique de Sambhala, qui pourrait bien, aux yeux de Csoma, représenter une variante du lieu originel à la poursuite duquel il s’était lancé presque quinze ans plus tôt. Jacques Bacot reprend en 1962 dans son Introduction à l’histoire du Tibet la question de la localisation de Sambhala par Csoma:

«Çambhala, tibétain bde-byun «source du bonheur», région utopique dési- gnant le ciel des délivrés, mais que la croyance populaire situe au-delà des neiges éternelles de l’Himalaya, en raison du mot byan «nord», qui précède généralement la mention Çambhala. Csoma de Körös l’avait assimilée à la capitale de la Bactriane des Grecs, au-delà du Syr Daria (Iaxartes), entre les 45e et 50e degrés de latitude. Or un texte traduit par Georges Roerich raconte qu’un pèlerin, parti à la découverte de Çambhala, vint à passer devant la grotte d’un ermite himalayen qui lui demanda: “Où vas-tu à travers ces déserts de neige?” – “Je vais chercher et voir Çambhala” – “Alors ne va pas plus loin. C’est dans ton propre cœur qu’est le royaume de Çambhala”.»58

De 1833 à 1962, Sambhala semble recouvrir une réalité diamétralement autre. De toute évidence, le savoir de Bacot n’est plus régi par les mêmes paradigmes qui orientaient la quête de Csoma, son prédécesseur tibéto- logue. À un horizon externe – que symbolise le rêve d’origine de Csoma – se substitue un horizon interne, qui serait, pour reprendre la formule parlante de Michel Collot, comme l’envers de la table offerte au regard59.

56 Ces événements n’ont pas été vécus sur place par l’auteur, mais sont relatés en conclusion de son second récit. À ce titre, Le Tibet révolté constitue comme l’épitaphe de la culture française de l’exploration du Tibet. 57 Alexander Csoma de Körös, «Note on the Origin of the Kála-Chakra and Adi- Buddha Systems», Journal of the Asiatic Society of Bengal and Asiatic Researches, vol. II, 1833, p. 57. 58 Voir Jacques Bacot, Introduction à l’histoire du Tibet, op. cit., Appendice VII «L’ascétisme et l’école mystique à partir du XIe siècle», p. 92. 59 Pour le distinguo, voir Michel Collot, La Poésie moderne et la structure d’horizon [1989], Paris, PUF, coll. «Écriture», 2005.

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995635_JA2012/1_11_Thévoz.indd5635_JA2012/1_11_Thévoz.indd 266266 115/01/135/01/13 09:1809:18 L’ÉVEIL DE JACQUES BACOT À LA TIBÉTOLOGIE 267

Népémakö est cet horizon interne, une catégorie endogène de l’imaginaire géographique tibétain, ouvrant, à l’ère de ce que l’on appelle la «fin des voyages», aux yeux de l’orientaliste, un «horizon infini», dans les termes mêmes de Bacot. Le point extrême du voyage se signale ainsi au moment où l’expérience de l’altérité atteint une dimension que l’on pourrait dire «totale». C’est que l’expérience partagée avec les Tibétains relève d’un autre ordre qu’à Gata, Tchangou, Litang ou Conkaling: «En montant, j’ai vaguement conscience que je tombe dans l’inconnu en quittant le bassin de la Salouen. Que vais-je trouver? un plateau? le bassin de l’Irrawady? le bassin du Bramapoutre? je ne me le demande pas; comme les Tibétains, je vis un peu dans un rêve. Sans critique, j’imagine déjà un horizon infini, des plaines, peut-être des lacs, des villes jusqu’à l’Himalaya lointain, jusqu’à l’Inde.»60 Dans ces quelques lignes, Bacot formule le double horizon de son voyage. La dimension de l’exploration géographique, à peine évoquée, est d’emblée abandonnée, jugée comme non pertinente. Seul subsiste le «rêve» qu’il partage avec les Tibétains: suivre l’horizon fabuleux de Népémakö, le rêve d’un ailleurs tibétain. À son retour en France, Bacot est chargé de cours en 1919 et assure l’enseignement du tibétain à l’EPHE à la place de Sylvain Lévi, qui fait créer une chaire de tibétain à son intention et à qui il succède comme directeur d’études en 1936, après un séjour au Sikkim en 1930-31. Il déve- loppera de manière originale les études tibétaines françaises en laissant une place importante aux traditions non bouddhiques et à la littérature populaire, dressant un tableau d’une véritable civilisation dont ses élèves, collègues et successeurs, Marcelle Lalou, Rolf Stein, Anne-Marie Blon- deau, pour n’en nommer que quelques-uns, continueront d’étudier les dimensions multiples à travers l’histoire du Tibet. En proposant aux études orientales les nouveaux objets d’études jusqu’alors insoupçonnés que lui a offerts sa rencontre avec les Tibétains, Jacques Bacot infléchira sur la longue durée le cours de la tibétologie moderne française en proposant d’examiner la culture tibétaine pour elle-même, comme une totalité anthropologique et dans la complexité de ses formes historiques, sociales et symboliques.

60 Jacques Bacot, Le Tibet révolté, op. cit., p. 218-219.

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RÉSUMÉ «Bien peu ont su que Jacques Bacot avait été un voyageur audacieux, mieux encore: un explorateur». Ainsi Marcelle Lalou, son élève et collègue dévouée, soulignait-elle la discrétion du célèbre tibétologue, comme le rappelle Anne- Marie Blondeau en 1988 dans sa préface à la première réédition du Tibet révolté, second des récits de voyage de Bacot publié en 1912. À partir de 1908, au retour de son premier voyage (Dans les Marches tibétaines, récit publié en 1909), ce dernier a suivi les cours de Sylvain Lévi; l’on est en droit, en termes acadé- miques, d’identifier ici le début de la carrière dans les cercles orientalistes pari- siens et internationaux qu’on lui connaît. Pourtant, c’est avant tout à ses deux périples au Tibet et à sa rencontre avec les Tibétains que Bacot doit son intérêt pour l’orientalisme et la tibétologie. Ce sont les étapes de cette rencontre, vécue in situ, que nous nous proposons de retracer, car se dessinent, dans le récit même de ces événements, le regard renouvelé et les objets d’étude inédits que Jacques Bacot apportera à ce qu’on appelait encore les «études thibétaines».

ABSTRACT Most scholars know Jacques Bacot (1877-1965) as a Tibetologist through his academic work and publications. The significant impact that his travels had on the field is less known. This paper considers Bacot’s travel narratives, in which he describes his encounter with Tibetans in Tibet. As I discuss, this experience is the source of a new agenda for Tibetan studies in France, as well as the impulse for a new set of representations of Tibet in the West. Mots-clé: Tibet, Exploration, Histoire de la tibétologie, Orientalisme, Jacques Bacot (1877-1965), Expérience vécue

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