UN VOYAGE DE GOETHE EN BASSE-, EN ET EN SARRE (ÉTÉ 1770)

par M. Jean MOES, membre associé libre

Il y a un paradoxe dans la vie de Goethe : cet écrivain, qui fut parmi ses compatriotes l'un des plus ouverts aux choses de la France et qui a toujours porté sur notre pays, sur ses habitants, ses écrivains, ses savants et ses artistes un regard bienveillant et souvent même admiratif, n'a jamais entrepris de véritable voyage ni fait de séjour prolongé en France. Il est vrai qu'il a séjourné pendant plus d'un an comme étudiant à , d'avril 1770 à août 1771, et qu'il en a profité pour parcourir l'Alsace. Or l'Alsace était alors française depuis près d'un siècle. Mais dans l'esprit du jeune Goethe, le séjour strasbourgeois n'était à l'origine qu'une étape transitoire qui devait le préparer à un long séjour parisien, sans lui faire perdre trop brutalement le contact avec la culture germanique, encore très présente à Strasbourg et en Alsace vers 1770 (1). Les rapports du jeune patricien francfortois avec les éléments francophones de la population strasbourgeoise, en particulier avec les militaires, les fonctionnaires et certains membres de l'aristocratie, furent sporadiques et lui enlevèrent définitivement l'envie d'aller à Paris. Ce n'est pas qu'il fût mal reçu dans les beaux salons, mais sa connaissance imparfaite de la langue française et son ignorance des belles manières le mettaient en état d'infériorité et faisaient souffrir son amour-propre. Le séjour alsacien, par ailleurs décisif pour la formation morale et intellectuelle du jeune écrivain, n'est donc pas significatif pour qui veut connaître l'expérience que Goethe a pu avoir de la France. Il a en outre déjà été étudié et commenté maintes fois et il s'avère difficile d'en parler sans répéter ce que d'autres en ont dit et souvent très bien dit (2).

1. A ce sujet, cf. : Gonthier-Louis Fink : "Strassburg im Schnittpunkt der deutschen und französischen Aufklärung". In : Recherches Germaniques 26-1996, pp. 153- 204. 2. Sur Goethe en Alsace, cf. : Albert Fuchs : Goethe. Un homme face à la vie. Essai de biographie intérieure. Première partie : La jeunesse. Paris 1946. - Du même : "Goethe et l'Alsace". In : L'Alsace contemporaine. Publications de la Société savante d'Alsace et des régions de l'Est. 1951, pp. 431-434. -On lira également avec profit l'ouvrage de Jean de Pange : Goethe en Alsace. Paris 1925. Carte établie d'après celle qui fut publiée dans « Johann Wolf gang GOETHE Reisen Zwischen Rhein und Saar » Verlag - Saarbrücken 1986.

Il est toutefois inexact d'affirmer que Goethe ne s'est jamais aventu­ ré à l'ouest au-delà de la ligne des . Quelques semaines après son arrivée à Strasbourg, pendant l'été 1770, il a entrepris avec deux amis une excursion à cheval qui l'a mené de la Basse-Alsace, à travers la Lorraine du nord, jusqu'à la région de Sarrebruck. Ce n'est pas tout. Vingt-deux années plus tard, en 1792, il a fait une seconde incursion en terre françai­ se, mais dans les circonstances très particulières d'une campagne militai­ re qui l'a conduit, avec l'armée des coalisés austro-prussiens, du Luxem­ bourg à travers la Lorraine jusqu'en Champagne, plus précisément jusqu'au pied du moulin de Valmy. De ces deux expériences le poète de Weimar nous a laissé des récits très circonstanciés. Il a raconté la premiè- re, celle de 1770, dans ses mémoires intitulés Poésie et Vérité, au livre X, rédigé en 1812, donc une quarantaine d'années après le voyage lui- même (3). A la seconde expérience il a consacré un livre entier, la Campagne de France, qui a été composé en 1820-1822, c'est-à-dire trente ans après les faits (4).

Du point du vue que nous aimerions adopter, celui des passages de Goethe en Lorraine et dans les zones limitrophes, il serait tentant de réunir les témoignages que l'écrivain nous propose sur cette province et les régions voisines dans les deux récits. Mais la matière serait trop abondan­ te pour entrer dans,1e cadre d'une courte communication. Nous avons donc choisi de nous limiter au récit du premier voyage, celui de 1770, qui offre déjà une matière suffisante à notre réflexion. Ce choix a l'avantage de nous amener à concentrer notre attention sur un espace qui nous est familier, le nord-est de l'actuel département de la , et sur des régions limitrophes qui nous sont tout aussi familières, la Basse-Alsace et la partie de la Sarre qui entoure Sarrebruck.

Lorsqu'il rédige le récit du voyage de 1770, Goethe est âgé de 63 ans. Il se penche sur sa jeunesse et il la reconstruit pour en dégager les expériences qui ont contribué à sa formation d'homme et d'écrivain. Les passages consacrés dans Poésie et Vérité à son séjour strasbourgeois sont parmi les plus importants et les plus connus de ces souvenirs de jeunesse, qui se terminent à l'automne 1775 par le départ à la cour de Weimar. C'est à Strasbourg, en effet, que Goethe est devenu lui-même en prenant conscience de sa vocation d'écrivain et de poète. S'il ne néglige pas totale­ ment l'expérience universitaire, il accorde bien plus d'importance au pays lui-même, dont il évoque toujours les paysages avec émotion, aux hommes qu'il y a rencontrés, en particulier à Herder, son maître et initiateur en matière de littérature, à la découverte de l'art médiéval représenté avec éclat par la cathédrale de Strasbourg et surtout, peut-être, à sa première expérience amoureuse authentique que lui a valu la rencontre de Frédérique Brion, la fille du pasteur de Sesenheim et l'inspiratrice d'un cycle de poèmes qui a renouvelé radicalement le lyrisme allemand. Le voyage en Basse-Alsace, en Lorraine et en Sarre, qui a duré du 22 juin au 4 juillet 1770, s'inscrit dans ce contexte comme une expérience moins décisive que les précédentes, mais importante néanmoins aux yeux du vieux narrateur, qui était autant homme de science et administrateur que

3. On trouvera les Mémoires de Goethe, Poésie et Vérité (Dichtung und Wahrheit), aux tomes 9 et 10 de l'édition de Hambourg des œuvres de Goethe = Goethes Werke. Hamburger Ausgabe - Hamburg 1957 (abréviation : HA + numéro du tome en chiffres arabes). 4. Goethe : Campagne in Frankreich. HA 10, pp. 188-363. poète. Elle révèle en effet l'intérêt naissant du jeune étudiant pour la géolo­ gie, l'industrie minière, les problèmes d'administration et, accessoirement, pour les vestiges de l'antiquité romaine.

Au départ, le 22 juin, le temps est au beau fixe. L'indication n'est pas gratuite : le beau temps est l'attribut de l'Alsace, tandis que la grisaille sera de rigueur dès que les Vosges seront franchies. D'emblée le narrateur nous conduit à , qualifiée de "petite localité aimable" (5). Immédiate­ ment l'attention des voyageurs se porte sur la palais épiscopal. Ils admirent l'immensité des écuries, la grandeur et la splendeur d'un édifice qui témoigne dès le premier abord de l'aisance de son propriétaire. Ils sont surpris par la magnificence des escaliers ; les salles et les pièces leur inspi­ rent du "respect", mais ils sont également frappés par le contraste qui se manifeste entre l'opulence des lieux et la personnalité du cardinal Louis Constantin de Rohan, "petit homme à la silhouette tassée" (6), qu'ils aperçoivent furtivement en train de prendre son repas. La remarque concer­ nant le prélat n'est pas neutre : si le Goethe de 1770 savait peu de choses du cardinal de Rohan, celui de 1812 se rappelle que l'archevêque de Strasbourg a été impliqué en 1785 dans l'affaire du collier de la reine dont il dira, dans la Campagne de France, qu'elle a été à l'origine du déclin de la monarchie à la veille de la Révolution Française (7). Sortis du palais, le regard des visiteurs se porte sur les jardins traversés par un canal "long de trois quart d'heure de marche" (8) et qui donne une haute idée de l'esprit et des capacités des prédécesseurs du cardinal.

Après avoir joui du spectacle de "cet avant-poste ecclésiastique d'une puissance royale" (9), les voyageurs abordent le lendemain la "célèbre" (9) montée du col de Saverne, un ouvrage public "qui marque avec dignité l'entrée d'un royaume puissant" (9). Cette formule révèle, d'une part, cette sorte de respect admiratif que les Allemands cultivés éprouvaient pour la France vers 1770, mais elle montre aussi, d'autre part, que, dans l'esprit de Goethe, l'Alsace ne faisait pas encore tout à fait partie du territoire français. La découverte de la route du col de Saverne est l'occasion de rendre hommage au travail "difficile à imaginer" (9) des ingénieurs royaux français qui ont réussi à tracer entre les rochers les plus abrupts une voie parfaitement égale et stable, susceptible de laisser passer trois voitures de front, sans oublier les trottoirs pour les piétons ni les rigoles pour l'écoule-

5. HA 9, p. 415. 6. Ibid. 7. HA 10, p. 270. 8. HA 9, p. 415. 9. Ibid, p. 416. ment des eaux et dont les virages sont dessinés de telle façon que l'incli­ naison de la pente est à peine sensible. L'habitué des routes allemandes, souvent cahoteuses et mal empierrées, apprécie.

Comme de nos jours, la montée du col de Saverne conduit à Phals- bourg, première localité lorraine. En décrivant ce bourg comme une "forte­ resse récente" (10), Goethe en retient essentiellement le caractère militaire. Situées sur une colline de hauteur modeste, les fortifications sont bâties "de manière élégante" (10), dit l'auteur, sur une roche noirâtre avec des pierres de la même provenance. Les joints sont soulignés par du calcaire blanc qui indique la taille des moellons et qui témoigne de la qualité du travail. Goethe n'est pas insensible à cette architecture militaire qu'il retrouvera plus tard, sous une forme plus élaborée, à Luxembourg. Le plan régulier de la ville, construite en pierre, ce qui n'est pas toujours le cas à cette époque, n'est pas pour déplaire non plus au vieux Goethe qui, depuis son voyage en Italie, n'apprécie plus guère l'architecture des villes médiévales et pour lequel une belle construction en pierre de taille est toujours signe de solidi­ té et d'aisance. Rien d'étonnant alors qu'il trouve de "bon goût" (10) le style très classique de l'église paroissiale de Phalsbourg ! Il est possible que le Goethe de 1770, grand admirateur de l'art gothique, ait été d'un autre avis que le vieux narrateur. Les trois jeunes gens se promènent dans les rues du bourg et, comme c'est dimanche matin, ils entendent de la musique, non pas celle de l'orgue de l'église, comme on pourrait s'y attendre, mais celle d'une auberge où l'on danse joyeusement. Comme le Goethe des Mémoires ne laisse rien au hasard, on peut supposer qu'il a voulu suggérer qu'on s'amuse mieux du côté lorrain que du côté alsacien des Vosges, mais peut- être aussi qu'on est moins pieux à l'Ouest qu'à l'Est. Il précise, en revanche, que ces gens qui se détendent ne se laissent pas abattre par la famine qui menace. Ce passage est le seul où Goethe fasse allusion à la terrible disette qui a éprouvé une grande partie de l'Europe occidentale, surtout les pays germaniques, au début des années soixante-dix. Et Phals­ bourg est le seul lieu où il semble en avoir éprouvé les effets, d'une maniè­ re atténuée, il est vrai : le boulanger du bourg refuse de lui vendre du pain, mais il l'envoie avec ses compagnons à l'auberge, où tous trois en trouvent en abondance au repas. Comment pourrait-il en être autrement en France, le pays du bon pain, de ce pain blanc dont Goethe vantera la saveur dans la Campagne de France et qui représente pour lui l'un des signes distinctifs de la culture française ?

Curieusement, comme s'ils avaient de la peine à s'arracher à l'Alsace, les trois voyageurs, au lieu de se diriger vers l'ouest, reviennent sur leurs pas, ne serait-ce que pour pouvoir admirer une seconde fois cette

10. H9,p.416. "merveille architectonique" (11) qu'est la route du col de Saverne et pour jouir de la vue que cette descente leur offre sur la plaine d'Alsace. Ils arrivent ainsi à Bouxviller, petite cité située aujourd'hui dans le Bas-Rhin, où on les attend (12). Contrairement à la plupart des jeunes gens d'aujour­ d'hui, qui sont fascinés par la grande ville, ces jeunes Allemands du dernier tiers du XVIIIe siècle préfèrent la ville de dimension modeste où règne encore un esprit patriarcal : les rapports familiaux y sont plus étroits, remarque Goethe, la vie locale est partagée entre la participation noncha­ lante à la gestion des affaires municipales, l'activité artisanale urbaine et la pratique modérée de l'agriculture et du jardinage ; la convivialité y est nécessaire et le visiteur se sent à l'aise dans ce cercle restreint, à condition, ajoute le narrateur avec quelque humour, que les zizanies entre les habitants ne viennent pas troubler la visite (13). Ce qui retient plus parti­ culièrement le juriste et l'historien, c'est que le bourg est le chef-lieu du comté de Hanau-Lichtenberg, propriété du landgrave de Darmstadt, sous souveraineté française. C'est un bon exemple de cette situation politique complexe qui caractérisait encore certains territoires frontaliers, surtout en Alsace, avant la Révolution Française. En conséquence, Bouxviller s'hono­ re de posséder un gouvernement et une chancellerie qui font de la localité le centre important d'une "belle et enviable possession princière" (14). Si l'on quitte les rues irrégulières et les maisons inégalement bâties de la ville, on découvre un vieux château et des jardins bien aménagés sur la pente d'une colline. Des petits bois qui invitent à la promenade, une faisan­ derie et les vestiges d'autres aménagements de ce genre suggèrent à quel point cette petite résidence a pu être agréable "autrefois" (14). Ce sont donc surtout les traces d'une splendeur passée que le voyageur découvre dans ce bourg-capitale somnolent.

Ce passé prestigieux fait l'objet des conversations que les visiteurs mènent avec leurs hôtes, le soir venu. On admet que le présent n'est guère réjouissant et qu'il faut chercher consolation dans le souvenir d'un passé plus séduisant. On évoque surtout avec plaisir le nom du comte précédent, Renaud II de Hanau, qui a régné jusqu'en 1736 et qui s'est distingué, dans tout ce qu'il a fait et, aussi, su ne pas faire, par son bon sens et ses vertus. De la présence de ce prince restent encore de beaux monuments. "De tels hommes, ajoute Goethe, le vieux narrateur plutôt que le jeune étudiant, ont l'avantage d'être doublement bienfaiteurs, d'abord au profit du présent,

11. H9,p.416. 12. Sur cette étape de Bouxviller, cf. : Albert Fuchs : "Goethe et Bouxviller" ; In : Société d'histoire et d'archéologie de Saverne et des environs. Bulletins trimestriels, 1955, 3e et 4e trim., p. 14 sq. 13. HA 9, p. 417. 14. Ibid. qu'ils comblent de bonheur, et, ensuite, pour l'avenir, dont ils nourrissent et entretiennent le moral et le courage" (15). L'étape de Bouxviller offre ainsi l'occasion d'un éloge du bon prince, qui n'est pas forcément le souverain d'un puissant Etat et dont le règne est préférable à l'anonymat de la république. Goethe reste fidèle au principe de la petite monarchie territo­ riale éclairée, dont le meilleur exemple est probablement, à ses yeux, ce duché de Saxe-Weimar où il s'est établi depuis 1775. On notera qu'à Saver- ne le cardinal de Rohan, homme d'Eglise et de cour et non souverain régnant, n'a pas eu droit à un traitement aussi favorable.

Dans la journée, les trois voyageurs étaient monté également au lieu-dit le "Bastberg" qui leur offrait une vue sur une région "paradisiaque" (16). C'est un nouvel hommage rendu à l'Alsace, plus précisément au pays de Saverne d'où se détachent le palais du cardinal et, à une heure de marche plus loin, l'abbaye de Saint-Jean-lès-Saverne. Au-delà de cet espace proche, l'œil suit la chaîne des Vosges qui se perd progressivement vers le sud. Au nord-ouest, se dresse le château de Lichtenberg sur son rocher et vers le sud-est s'étend la plaine infinie de l'Alsace qui se noie dans la brume jusqu'à ce qu'enfin les hauteurs souabes, c'est-à-dire probablement la Forêt-Noire, s'estompent comme des ombres à l'horizon. Mais ce qui frappe l'œil de Goethe au moins autant que ce paysage quasi mythique, ce sont les coquillages qui constituent le soubassement du Bastberg. Pour la première fois, le futur naturaliste se montre attentif à ces vestiges de la préhistoire. La découverte de ces coquillages maritimes dans les Vosges permettra au croyant qu'il est resté malgré tout de réfuter Voltaire, pour lequel le récit du déluge rapporté par la Bible n'était qu'une fable sans fondement (17). Il observe également le cours des rivières et des ruisseaux, ce qui lui permet d'avoir une vue d'ensemble du bassin fluvial et de mettre de l'ordre dans le chaos géologique et politique des régions qui s'étendent à ses pieds.

C'est après avoir fait ces observations qu'il prend congé de sa "chère" (18) Alsace pour se diriger, le lendemain matin, avec ses deux compagnons, vers la Lorraine. Leur progression dans la montagne vers le nord-ouest les conduit d'abord à la Petite-Pierre, "un vieux fort de montagne dans un pays très accidenté" (18), ensuite dans la région de la Sarre et de la Moselle. Goethe note qu'au moment d'entrer en Lorraine le ciel commence à se troubler, "comme s'il voulait rendre encore plus

15. HA 9, p. 418. 16. Ibid, p. 417. 17. Cf. : Dichtung und Wahrheit, HA 9, p. 485. 18. Ibid, p. 418. sensible la nature plus rude du royaume d'Occident" (19). Est-ce la France dans son ensemble qui est visée ici, ou seulement la Lorraine, qui semble devoir servir de repoussoir à l'Alsace ? Goethe ne verra pas la Moselle durant ce voyage : il la découvrira en 1792, au Luxembourg et entre Trêves et Coblence. Pour le moment, il suit la vallée de la Sarre, dont il ne dit pas grand'chose. Il passe par la petite localité de Bouquenom (Sarre-Union) et aperçoit, en face, Sarrewerden, bourg "bien bâti" (19), flanqué d'un château de plaisance. Il relève cependant que la vallée de la Sarre est longée sur les deux rives de "montagnes" (19) que l'on pourrait qualifier de "tristes" (20), si ce n'est qu'au pied de ces hauteurs s'étend jusqu'à Sarral- be et au-delà une suite sans fin de prairies et de pâturages, appelée "Hohnau". De Sarralbe, Goethe retient quelques grands bâtiments, anciens haras des ducs de Lorraine transformés en métairie.

C'est tout pour la Lorraine au cours de ce voyage de l'aller, car l'iti­ néraire mène directement par Sarreguemines, qui n'a droit à aucun commentaire, à Sarrebruck (21). Cette "modeste ville-résidence" (21) apparaît aux voyageurs comme "un point lumineux dans un pays de rochers et de forêts" (21). La ville, petite et d'une topographie accidentée, mais bien embellie par le dernier souverain, suscite d'emblée un sentiment agréable, parce que les maisons sont toutes peintes en gris-blanc et que, par leur hauteur variable, elles offrent une impression de diversité. En entrant dans la ville, les trois amis découvrent d'abord le "Ludwigsplatz", la place du duc Louis, dont les belles et imposantes bâtisses entourent l'église luthé­ rienne, de proportions modestes, mais en harmonie avec l'ensemble. Cet ensemble architectural eût peut-être mérité un peu plus d'attention. Mais Goethe préfère s'arrêter au château princier dont la façade donne de plain- pied sur la ville, tandis que l'arrière se dresse au bord d'un rocher escarpé surplombant la Sarre. Son intérêt se concentre sur les travaux considé­ rables qui ont été effectués pour dégager, au bas du rocher, un espace rectangulaire où l'on a aménagé un jardin que l'on atteint du haut par des terrasses. C'est là l'œuvre d'un architecte que remplace aujourd'hui, dans les jardins à l'anglaise, le paysagiste (21). Le chroniqueur, prenant le contre-pied de ses contemporains, semble regretter cette évolution. Quant au château lui-même, Goethe s'efforce d'y retrouver, comme bien souvent dans ce cas, l'esprit de celui qui l'a construit. Tout ce que ce palais a de précieux, d'agréable, de riche et de gracieux désigne "un propriétaire

19. Ibid, p. 418. 20. Ibid, p. 419. 21. Ibid. Goethe écrit le nom de cette ville à la française : "Sarrebruck" (avec un tréma, comme en allemand). Sur Goethe à Sarrebruck, cf. : W. Feldman : "Goethe in Saarbrücken". In : Mitteilungen des historischen Vereins für die Saargegend. Heft 8, 1901, pp. 41-57. heureux de vivre" (22), ce qu'était effectivement le souverain défunt, Frédéric-Guillaume-Henri II, qui a régné jusqu'en 1768. Le souverain actuel, Louis de Nassau-Sarrebruck, étant absent, Goethe et ses compa­ gnons sont reçus par le président du gouvernement, Jérôme Max de Günderode, qui les héberge pendant trois jours. Cette généreuse hospitali­ té s'explique en grande partie par le fait que ce haut fonctionnaire, origi­ naire de Francfort-sur-le-Main, est un compatriote du jeune patricien. Celui-ci ne voyage pas seulement en touriste : outre le président de Günderode, il a à Sarrebruck d'autres contacts qui lui permettent de s'informer et de s'instruire dans les domaines les plus divers. Il est surtout question, dans les conversations, de la vie de délices qu'a menée le souve­ rain précédent (de l'actuel, il ne semble guère avoir été question) et des mesures que le prince défunt a prises pour exploiter les ressources naturelles de son territoire. Une fois de plus, Goethe souligne l'importan­ ce du prince pour la prospérité du pays. C'est ainsi que le jeune étudiant en droit est initié pour la première fois aux problèmes économiques et techniques qui le préoccuperont ensuite toute sa vie durant. On lui parle des riches mines de charbon de Dudweiler, des usines où l'on travaille le fer et l'alun et même d'une montagne de feu. L'envie est grande d'aller voir ces merveilles de près. L'industrie sarroise constituait, en fait, bien plus que les vieux châteaux vosgiens ou le plateau lorrain, le véritable but du voyage.

Le récit de la visite des sites miniers et industriels sarrois appelle une remarque préalable. Comme on a déjà pu le constater, Goethe se distingue par l'objectivité de son regard, un regard un peu distant qui décrit les hommes et les choses avec exactitude et sobriété. Mais quand il aborde les domaines de la mine et de l'industrie, il a tendance à forcer le trait et il ne craint pas de donner à ses descriptions un caractère fantastique, voire hallu­ cinant. C'est qu'en 1812 règne le romantisme, un mouvement auquel Goethe n'est pas resté insensible, malgré sa culture classique. Les images de la mine et de l'usine de cette époque ressemblent à celles que l'on donnait de la haute montagne. La mine est, comme la montagne, un lieu de mystère quasi sacré. C'est là que le plus grand poète romantique allemand, Novalis, lui-même ingénieur des mines, est parti à la quête des secrets du monde et de ceux de l'âme. Si le Goethe de 1812 allie à ce sens du mystè­ re un esprit scientifique plus rigoureux, celui de 1770 est encore en pleine période de spéculation ésotérique. Avant de venir à Strasbourg, il a fréquenté à Francfort un groupe de piétistes qui pratiquaient l'alchimie et l'hermétisme. Il a dévoré les ouvrages des grands spéculatifs de la Renais-

22. Ibid. sance, Paracelse et Agrippa de Nettesheim, dont il se souviendra quand il composera son Faust. A Strasbourg, il fréquente très peu la Faculté de droit, mais suit des cours de chimie chez Spielmann, un professeur qui n'établissait pas encore une distinction définitive entre l'alchimie et les sciences exactes (23). C'est cet état d'esprit préscientifique et romantique qu'il faut garder en vue lorsqu'on parle de cet épisode sarrois.

Après avoir quitté Sarrebruck, les visiteurs s'acheminent donc vers les sites d'exploitation à travers un massif montagneux couvert de forêts qui semblent désertes et tristes à qui vient d'un pays magnifique et fertile (l'Alsace, bien entendu !), mais qui attirent par le contenu du sous-sol. La première étape est consacrée à une modeste forge où l'on fabrique des faux et à une tréfilerie dont l'organisation plus élaborée suscite l'admiration des visiteurs. A l'aube de l'ère industrielle, Goethe découvre la machine qui remplace la main de l'homme. L'étape suivante concerne une usine où l'on exploite l'alun. Les visiteurs y obtiennent des renseignements sur l'extrac­ tion et la purification de ce produit qualifié de "nécessaire" (24). Près de l'usine, ils aperçoivent un amoncellement de matière blanchâtre, grasse, spongieuse et terreuse. Aux questions de Goethe quant à la nature de cette matière, les ouvriers répondent en souriant qu'il s'agit de l'écume qui se dégage à la surface de l'alun en fusion et qu'un certain M. Stauf fait mettre en réserve, parce qu'il songe à en tirer un profit supplémentaire. Le souri­ re des ouvriers suggère que dans l'usine on ne prend pas ce M. Stauf très au sérieux. Il s'agit en fait d'un inventeur doué dont on sait peu de choses (25). Comme il habite non loin du site, Goethe, l'amateur de chimie, se promet de lui rendre visite.

En attendant, il monte avec ses compagnons le long des rigoles où coule l'eau sortie de l'alun et passe près de la galerie la plus réputée, celle que l'on appelle "la mine du territoire" (26), d'où est extraite la célèbre houille de Dudweiler. C'est un charbon qui présente, lorsqu'il est sec, une couleur bleu d'acier et dont la surface s'irise dès qu'on retourne la pierre. On évite les sombres galeries dont le contenu est suffisamment visible à la surface et l'on arrive aux puits ouverts dans lesquels les plaques d'alun brûlées sont rincées. C'est alors que les visiteurs assistent à un phénomène

23. Cf. : Albert Fuchs : "Goethe et l'Université de Strasbourg". In : Saisons d'Alsace, 1951, pp. 155-158. 24. HA 9, p. 420. 25. Les commentateurs ont trouvé peu de renseignements sur ce personnage. Dans le registre de la paroisse de Sulzbach, il apparaît sous le nom de "Staudt . Il ne fait pas de doute qu'il fut un inventeur doué. CF. note de E. Trunz, HA 9, p. 743. 26. HA 9, p. 420 ("Die Landgrube"). qui les surprend, bien qu'ils y aient été préparés : en pénétrant dans un ravin, ils se trouvent subitement dans la zone de la montagne de feu. Une forte odeur de soufre les assaille, l'un des côtés de l'excavation est quasi­ ment incandescent, couvert d'une pierre rougeoyante et chauffée à blanc. Une fumée épaisse sort des fentes et l'on sent la chaleur du sol, même à travers de grosse semelles. Ce phénomène, dont on ne s'explique pas la cause, remarque Goethe, présente un grand avantage pour la fabrication de l'alun : grâce au feu, les plaques qui forment la surface de la montagne sont déjà complètement brûlées et n'ont plus qu'à être rincées. Le ravin s'est formé au fur et à mesure que l'on a retiré et utilisé les plaques calcinées. En sortant de la trouée, Goethe et ses compagnons se retrouvent au sommet de la montagne, sur un plateau entouré d'une belle forêt de hêtres, dont certains sont déjà brûlés, tandis que d'autres arbres commencent à dépérir. Sur ce plateau, il y a des ouvertures d'où sort de la fumée, d'autres sont éteintes et le feu se répand ainsi depuis dix ans à travers les anciennes galeries qui minent la montagne. Il est possible qu'il passe également par des couches plus récentes, car, à cent pas plus loin, dans la forêt, on a découvert des traces de gisements importants ; mais, après une courte avancée, une forte fumée s'est opposée aux ouvriers et les a fait reculer. L'ouverture a dû alors être refermée. L'endroit fume encore lorsque Goethe et ses amis y passent pour se rendre au repaire de Stauf, le chimiste solitai­ re. Celui-ci habite entre montagnes et forêts, dans une petite vallée sinueu­ se ; tout alentour, le sol est noir et charbonneux, les couches remontent souvent au grand jour. "Un philosophe du charbon", remarque le narra­ teur (27), n'aurait pu trouver meilleur établissement. Entre parenthèses, Goethe l'appelle aussi "Philosophus per ignem", "philosophe par le feu" : l'expression relève de l'alchimie. Elle révèle la nature de la curiosité des visiteurs et suggère en même temps celle du personnage de Stauf.

C'est dans ce cadre quelque peu fantastique que Goethe découvre la maison passablement délabrée de l'étrange chimiste, un petit homme maigre et usé qui se traîne, une chaussure à un pied et une pantoufle à l'autre, avec des bas qui tombent le long des jambes et qu'il ne cesse de remonter en vain (28). Ce portrait quelque peu caricatural, qui est à l'ima­ ge des activités de Stauf, décrit, nous dit Goethe, "un homme à l'esprit brouillon, un des chimistes de cette époque qui avaient un sens aigu de ce qu'on pouvait réaliser avec les produits de la nature, mais qui se plaisaient dans des considérations confuses sur des détails et des problèmes secon­ daires et qui, par manque de connaissances suffisantes, ne possédaient pas le savoir-faire qui leur eût permis de tirer un profit économique et mercan-

27. HA 9, p. 421. 28. HA 9, p. 422. tile de leurs projets" (29). Tout heureux de confier ses plaintes à des oreilles humaines, Stauf s'en prend au gouvernement de Sarrebruck qui ne soutient pas ses efforts. De ses propos il ressort que l'usine d'alun, comme maint autre projet pourtant bien intentionné, ne couvre pas les frais engagés. L'avantage qu'il prétend tirer de l'écume d'alun reste incertain : pour le moment, il n'a à montrer qu'un pâté de sel d'ammoniac que lui a livré la montagne de feu. Il conduit ses visiteurs sur une autre montagne où il a construit une fabrique de résine qui tombe en ruine. Il y a là une suite continue de fours où la houille est libérée du soufre et rendue propre à l'uti­ lisation dans les hauts-fourneaux. Mais, en même temps, Stauf voudrait exploiter le goudron, la résine et même tirer profit de la suie. Ces expériences étaient tolérées, "par pur amateurisme" (29), du temps du souverain défunt, parce qu'on y mettait quelque espoir ; mais les temps ont changé : le nouvel esprit économique exige le rendement immédiat. Le personnage de Stauf symbolise ainsi le passage de l'économie traditionnel­ le, encore fortement fondée sur une spéculation intellectuelle proche de l'alchimie, à l'industrie moderne, soucieuse de technicité et de rentabilité.

En quittant ce curieux chimiste, les voyageurs s'empressent d'aller visiter, à la tombée du jour, la verrerie de Friedrichsthal où ils découvrent "l'une des activités les plus importantes et les plus merveilleuses de l'habi­ leté artisanale humaine" (29). Manifestement, Goethe se sent plus à l'aise dans cette verrerie, de facture plus traditionnelle, que dans les usines où s'élaborent les projets de Stauf.

Mais le goût du spectacle l'emporte à nouveau sur l'intérêt pour les techniques industrielles, lorsque les jeunes gens aperçoivent dans la nuit, près de Neunkirchen, le feu d'artifice surprenant qui jaillit des cheminées d'usine crachant leurs étincelles et qui leur rappelle les nuages lumineux de vers luisants qui tourbillonnaient autour d'eux la nuit précédente, sur les bords de la Sarre. L'esthétique reprend ses droits. Sans s'attarder à cette vision, ils s'enfoncent par la nuit noire dans la vallée où les accueillent les fonderies. De nouveau, le spectacle est hallucinant : la pénombre des cavernes de planches n'est éclairée chichement que par l'ouverture étroite des fours incandescents. Le bruit de l'eau et des souffleries qu'elle fait mouvoir, les grondements et les sifflements effroyables du courant d'air qui se déchaîne dans le minerai en fusion blessent les oreilles, abasourdissent les sens et finissent par chasser les visiteurs, pressés de se rendre à Neunkirchen.

Après cette journée harassante et riche en découvertes, Goethe éprou­ ve le besoin de s'isoler dans un bois, près d'un très romantique pavillon de

29. HA 9, p. 422. chasse. Le contraste avec ce qu'il vient de vivre est saisissant : dans le silence de la nuit étoilée, il entend le son d'un cor qui fait surgir dans son imagination la gracieuse silhouette de l'objet aimé. Nous savons que cette silhouette a un nom : Frédérique Brion. L'apparition le pousse à rentrer précipitamment à l'auberge, avec la ferme résolution de partir au plus tôt le matin suivant pour prendre le chemin du retour. Nous comprenons mainte­ nant pourquoi l'Alsace est plus attirante que la Lorraine ou que la Sarre ! Mais il nous faut rétablir la vérité : Goethe n'a rencontré Frédérique pour la première fois qu'après son voyage en Sarre, vers la mi-octobre 1770. L'apparition de Neunkirchen n'est qu'un subterfuge littéraire destiné à donner une certaine tension dramatique au récit et, surtout, à ménager la transition qui permettra d'introduire l'épisode suivant, celui de l'idylle de Sesenheim.

L'itinéraire du retour, différent de celui de l'aller, conduit d'abord les voyageurs à Deux-Ponts, où ils ne font que passer. Mais ils ont néanmoins le temps d'admirer cette "belle et remarquable" résidence (30), le château, "grand et simple" (30), l'esplanade où l'on dresse les chevaux pour la chasse à courre, les grandes écuries et les maisons bourgeoises que le duc a fait bâtir pour les vendre à la loterie. Goethe constate que dans cette ville- résidence la tenue et le comportement des habitants révèlent l'influence parisienne. Bien qu'il ne le dise pas, il sait que le duc de Deux-Ponts entre­ tient des rapports étroits avec la monarchie française et qu'il passe le plus clair de son temps à la cour de Versailles. Goethe ajoute que cette influen­ ce parisienne tend à se répandre dans tous les pays de la rive gauche du Rhin (30). Les voyageurs visitent ensuite, devant la ville, les vastes caves du duc, équipées de grands tonneaux travaillés avec art.

Après cette étape, ils traversent une campagne austère qui leur rappel­ le le pays de la Sarre et où l'on semble avoir désappris la culture des céréales. En longeant la vallée du Hornbach, où les villages sont rares, ils arrivent à Bitche, ville située, selon Goethe, sur la ligne de séparation des eaux, qui coulent tantôt vers la Sarre, tantôt vers le Rhin. "La petite cité pittoresque" (31) s'enroule autour d'une montagne surmontée d'une citadelle bâtie en partie sur le roc, en partie creusée dans le rocher. Goethe découvre, comme nous aujourd'hui, les installations souterraines qui peuvent, écrit-il, abriter de grandes masses d'hommes et de bétail et qui disposent en outre de grandes salles voûtées destinées à l'exercice, d'un moulin, d'une chapelle et de "tout ce dont on peut avoir besoin sous terre, lorsqu'on n'est plus en sécurité à la surface" (31).

30. HA 9, p. 424. 31. HA 9, p. 424. Quittant la citadelle de Bitche, les jeunes gens suivent la vallée du Bàrenthal dont les hauteurs sont couvertes d'épaisses forêts inexploitées où les arbres pourrissent par milliers. L'Allemand, pour qui la forêt est sacrée, semble s'étonner ici de la négligence de l'administration forestière royale, bien moins active, semble-t-il, que celles des ponts-et-chaussées. Ce pays sauvage n'est pourtant pas laissé totalement à l'abandon : chemin faisant, des compagnons de route parlent aux voyageurs de l'entrepreneur Jean de Dietrich dont ils ont déjà entendu prononcer le nom avec respect dans ces contrées boisées. Avant d'autres, rappelle Goethe, de Dietrich a su exploi­ ter les richesses de la nature, fer, houille et bois, et acquérir ainsi une belle aisance. Il apparaît comme le pendant de Stauf, le chimiste brouillon de Dudweiler, comme l'homme qui a su tirer profit de manière équilibrée de ses activités, de sa richesse et de l'usage qu'il en a fait. En une formule, Goethe définit le parfait homme d'affaires qu'est de Dietrich : "Il pouvait se réjouir à bon droit de l'acquis qu'il a fait fructifier et des gains que cet acquis lui assurait" (32). Malgré son estime pour les princes sages et actifs, le vieux Goethe qui écrit, plutôt que le jeune Goethe qui voyage, exprime son admiration pour ces entrepreneurs qui ne bénéficient pas, comme certains princes, d'une notoriété générale, mais dont on cite le nom avec amour et respect dans leur province (32). A Niederbronn, où ils arrivent maintenant, les amis trouvent la preuve de l'activité féconde de Jean de Dietrich dans les importantes usines que l'industriel a établies sur des terres achetées au comte de Leiningen. Le Goethe de 1812 a très bien compris qu'à l'aube du XIXe siècle une nouvelle aristocratie, souvent d'ori­ gine bourgeoise, dont la fortune était fondée sur le capital et l'économie industrielle, prenait le relais de l'ancienne aristocratie féodale qui tirait ses richesses de la terre.

Niederbronn n'est pas seulement la cité des de Dietrich. C'est aussi une ancienne ville d'eau dont les origines remontent aux Romains. De cette ancienne présence romaine Goethe découvre avec intérêt les vestiges, bas- reliefs, inscriptions, fragments de chapiteaux et de colonnes, dans les fermes environnantes. Il en retrouve d'autres au-dessus de Niederbronn, à la Wasenburg, en particulier un ex-voto bien conservé et dédié à Mercure. Même le château-fort, ruine d'un vieux burg germanique, est bâti sur des soubassements romains. Du haut du donjon, Goethe aperçoit enfin à nouveau sa "chère" Alsace et la flèche de la cathédrale de Strasbourg. La fin du voyage le conduit par Reichshoffen, que de Dietrich a également marqué de sa personnalité en y bâtissant, en vrai seigneur, un château imposant. Après avoir longé la forêt de Haguenau, notre voyageur laisse son

31. HA 9, p. 424. 32. Ibid., p. 425. A l'époque où Goethe le découvrait, Jean de Dietrich employait déjà 1 500 familles dans ses usines. (Cf. note de Trunz, HA 9, p. 744). ami (l'autre l'a déjà quitté plus tôt) visiter une petite mine de charbon qui aurait pris une toute autre allure à Dudweiler. Voilà au moins un domaine où la Sarre l'emporte sur l'Alsace ! Enfin, son cheval le mène par Haguenau dans une direction que lui suggère son inclination, à savoir ce bourg de Sesenheim tant aimé. La fin du voyage est pleine de promesses, mais nous savons que sur ce point la poésie prend le pas, comme souvent chez Goethe, sur la vérité.

Malgré la place relativement modeste qu'il occupe dans les Mémoires de Goethe, le récit du voyage de 1770 en Basse-Alsace, en Lorraine et en Sarre n'est pas dénué d'intérêt. Si nous avons le droit d'être un peu déçus par la parcimonie des renseignements que nous recueillons sur la Lorraine, nous devons néanmoins être reconnaissants à l'auteur de Poésie et Vérité de nous avoir parlé du pays de la Sarre et de celui de Bitche, où nous avons l'impres­ sion que les choses qu'il a vues ont peu changé depuis plus de deux siècles. Notre frustration en ce qui concerne la Lorraine est en outre largement compensée par le témoignage très vivant que l'auteur nous offre sur les Vosges du nord et sur la région de Sarrebruck qui était déjà, à la veille de la Révolution Française, un pôle industriel et économique de premier plan.

L'intérêt du récit réside également dans ce qu'il nous révèle de la personnalité de Goethe, personnalité du vieux narrateur qui sait allier la sagesse de l'homme mûr à la fraîcheur d'esprit du grand adolescent, personnalité du jeune voyageur qui, curieux de tout, ne se contente pas de découvrir des paysages ni d'admirer des monuments en touriste, mais qui se montre également avide de connaître les réalités physique, historique, politique et économique des pays qu'il traverse. Déjà s'esquisse chez le jeune étudiant, pour qui l'amour reste malgré tout la grande affaire de la vie, l'humaniste et l'homme universel héritier de la Renaissance et digne de ses grands contemporains du Siècle des Lumières.