Recherches & Travaux

92 | 2018 Le fait divers dans la fiction contemporaine Approches stylistiques

Laetitia Gonon et Pascale Roux (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/recherchestravaux/955 DOI : 10.4000/recherchestravaux.955 ISSN : 1969-6434

Éditeur UGA Éditions/Université Grenoble Alpes

Édition imprimée ISBN : 978-2-37747-056-3 ISSN : 0151-1874

Référence électronique Laetitia Gonon et Pascale Roux (dir.), Recherches & Travaux, 92 | 2018, « Le fait divers dans la fction contemporaine » [En ligne], mis en ligne le 01 juin 2018, consulté le 23 septembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/recherchestravaux/955 ; DOI : https://doi.org/10.4000/recherchestravaux. 955

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Le fait divers est partout : dans le journal papier, dans ses éditions numériques, à la télévision, la radio, dans les discours politiques, sociologiques, repris par les romanciers et les scénaristes de cinéma. Et pourtant, selon certains critiques, le fait divers ne dirait rien d’important, ou il le dirait mal : type de texte anecdotique détournant les lecteurs de la vraie information, diversion des véritables enjeux de l’actualité, il a souvent été décrié pour ses insuffisances stylistiques et psychologiques. Ce que ce numéro cherche à montrer, ce sont les rapports en réalité complexes entre fait divers journalistique et fiction contemporaine : en adoptant des approches stylistiques, les auteurs des articles ici rassemblés s’efforcent d’étudier la façon dont la langue du fait divers est adaptée et mise à distance par la fiction littéraire, télévisuelle ou cinématographique, dans une tension constante entre le vrai et le réel, l’individu et la communauté, les stéréotypes de la répétition journalistique et l’originalité de la voix créatrice.

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SOMMAIRE

Introduction Laetitia Gonon

Langue littéraire contre langage du fait divers

Le fait divers comme lieu d’engagement de l’écrivaine : les cas de Marguerite Duras et de Suzanne Jacob Mylène Bédard et Katheryn Tremblay

Voix de faits : vers une « dénarrativisation » du fait divers chez François Bon et Laurent Mauvignier Frédéric Martin-Achard

La machine à dire beaucoup : mécanique du fait divers chez Valère Novarina Sibylle Orlandi

Justice et faits divers littéraires

Transposition objective du fait divers dans Histoire de la violence d’Édouard Louis Annie Jouan-Westlund

Le fait divers littéraire au tribunal : une jurisprudence stylisticienne ? Anna Arzoumanov

Langages du fait divers à l’image

L’affaire Romand, du fait divers au cinéma. Penser les circulations stylistiques et discursives d’un genre culturel dévalué Sophie Dubec

The Good Wife : faits divers et fiction, allers-retours Anaïs Goudmand

Si près de chez vous : produire du fait divers à la chaîne Amélie Chabrier

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Introduction

Laetitia Gonon

Généalogie du fait divers : entre presse et littérature

1 Il n’y a pas d’actualité du fait divers, parce que le fait divers est toujours d’actualité : c’est dans les journaux des années 1830 que naissent, non pas les faits divers, qui existaient déjà sous la forme de canards et autres occasionnels, mais la rubrique qui porte ce nom. Pour Gilles Feyel, faits divers est un « terme apparu dans les quotidiens au début de la monarchie de Juillet, très exactement au 4e trimestre de 1833 dans Le Constitutionnel1 », et qui s’impose dans quelques feuilles parisiennes à partir de 1836-1837, entre autres dans La Presse.

2 La rubrique des « nouvelles diverses » ou des « faits divers » rassemble chaque jour de petites nouvelles hétéroclites et juxtapose accidents, crimes, suicides, catastrophes naturelles, cas médicaux étonnants, merveilles de la nature, etc., en particulier « incident[s] de caractère dramatique et, souvent, criminel2 ». Les « chiens crevés », comme on les appelle à la fin du XIXe siècle3, permettent à partir des années 1860 le développement d’une petite presse non politisée, dont les tirages augmentent considérablement grâce aux faits divers4 ; on sait l’attrait toujours renouvelé de ces derniers depuis, la fascination un peu morbide qu’ils suscitent, les récupérations politiques dont ils sont l’objet.

3 On pourrait considérer l’influence des faits divers sur les récits littéraires depuis le XIXe siècle comme un véritable marronnier de la critique littéraire5 : de l’affaire Berthet qui inspira Le Rouge et le Noir (1830), à L’Adversaire (2000) d’Emmanuel Carrère sur l’affaire Romand, des coupures de presse que Zola transformait en épisodes de roman, à l’usage du fait divers par Aragon dans Les Beaux Quartiers (1936), de l’affaire Delamarre, qui servit de point de départ à Madame Bovary (1857), à l’ombre des sœurs Papin portée sur des œuvres comme Les Bonnes (Genet, 1947) ou La Cérémonie (Chabrol, 1995), on ne compte plus les œuvres qui se sont inspirées, de plus ou moins loin, d’un fait divers journalistique, quand bien même il ne serait qu’un détail dans la narration6. Le récent ouvrage Détective, fabrique de crimes ? rappelle par exemple l’intérêt que Gide eut

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toujours pour les faits divers, ou l’influence de Violette Nozière sur les surréalistes de son époque7.

4 En effet, parce qu’il est une information apparemment brute, rédigée de façon presque immuable dans un style stéréotypé, facilement reconnaissable, éminemment imitable8, le fait divers donne très facilement prise à la fictionalisation, voire à la fiction ; au XIXe siècle, le style du journal était pour les romanciers un repoussoir esthétique, tandis que les crimes rapportés par les quotidiens constituaient en revanche de précieuses sources d’inspiration et d’information9. Du court texte stéréotypé qui ne laisse pas la voix aux victimes10, et à peine aux enquêteurs, les écrivains font des romans ; loin des mobiles simplistes et de l’étiquetage sans précaution, ils proposent de remonter aux causes, psychologiques et sociales, mystérieuses et complexes. Quand le fait divers journalistique rend compte d’un éclat de violence dont le journal n’entend pas expliciter les origines, la fiction romanesque prend le relais pour l’explorer depuis le début, de l’intérieur.

5 Avec l’avènement de la société médiatique, on échappe moins encore au fait divers : il se trouve sur le devant de la scène journalistique pour qui veut s’en saisir, romanciers, idéologues ou politiques (on pourra se reporter sur le sujet au chapitre « Le criminopopulisme » dans le récent Laëtitia d’Ivan Jablonka 11). En revanche, si le fait divers est toujours d’actualité, les auteurs contemporains ne l’abordent plus de la même façon.

Descendance du fait divers : les fictions médiatiques contemporaines

Tensions de la sérialité

6 Il y a désormais, en ce début de XXIe siècle, une conscience aiguë de ce qu’est la langue des médias qui traitent quotidiennement du fait divers, de ce qu’est aussi la langue politique qui le récupère, de ses « éléments de langage », et, sur le versant de la fiction, des « éléments de narration » qui font le succès des séries et des magazines criminels télévisés. Le fait divers se retrouve sur tous les supports : des journaux papier aux éditions électroniques, télévisées, radiophoniques, des réseaux sociaux aux blogs d’internautes ; il est transposé dans le roman, l’autofiction, le théâtre, le documentaire, le cinéma, la bande dessinée, les séries, les émissions télévisées, etc.

7 Or, l’usage massif du fait divers dans le champ de la narration fictionnelle se lit dans le format même de la parution sérielle : à la suite des romans-feuilletons du XIXe siècle, les séries télévisées policières multiplient les épisodes « inspirés de faits réels » ou invitant au contraire à considérer que « toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé serait fortuite », laissant entendre par là même ce qui peut les rattacher aux faits divers médiatisés. La répétition du même qui hante avec altérations et variations la rubrique du fait divers est en partie identique à celle qui préside aux séries policières : la franchise Law & Order, créée par Dick Wolf, s’est déclinée en de multiples spin-off12 et saisons depuis 1990 jusqu’à nos jours ; séries criminelles et/ou procédurales, elles s’inspirent bien souvent des informations journalistiques et totalisent plus de 1 000 épisodes. Autre exemple : le film Fargo (1996) des frères Coen s’ouvre sur la mention « Ceci est une histoire vraie » alors même que cette histoire a été recomposée à partir de différents faits divers à l’origine incertaine ; et la série du même nom, dont

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la première saison a été diffusée en 2014, s’éloigne à l’évidence de la trame du film mais revendique le même ancrage réel, quand tout semble y être fiction. Fargo mêle réalité et fiction jusqu’au vertige ; mais d’autres revendiquent le rapport au fait divers comme « garantie d’authenticité en guise de captatio benevolentiae13 ».

8 Au croisement de la réalité et de la fiction du fait divers, on rencontre d’autres points de tension : d’abord entre le banal et l’exceptionnel (ou l’ordinaire / l’extraordinaire), puisque le fait divers rapporte la façon dont le quotidien déraille, et parfois spectaculairement, mais reste ordinaire dans la répétition des faits similaires, assujettis au même style et au même traitement journalistiques ; tension entre l’individu et la collectivité ensuite, dans la mesure où le fait divers met en scène un individu nommé et singularisé, mais dont le drame aurait pu être celui de tout un chacun. Enfin, tension entre le spécifique et le général14, qui cette fois-ci se joue dans le passage d’un type de texte à un autre, dans la fictionalisation du fait divers : le journal narre un drame particulier, mais l’œuvre qui s’en inspire tend à le faire accéder à une forme de généralité, en interrogeant les fractures professionnelles et familiales, qui sont celles de toute une société.

9 Ainsi la réalité du crime fascine, surtout lorsqu’elle dépasse la fiction, qui s’en inspire ensuite ; en explorant cette réalité du crime, par des biais qui sont fictionnels, ou relèvent de la fiction, les écrivains espèrent mettre au jour une forme de vérité — « ce que j’y raconte est vrai15 », rappelle Emmanuel Carrère sur les « œuvres de non-fiction » (nous reviendrons sur cette appellation) qu’il publie depuis une vingtaine d’années. Le document « vrai » se prête bien à l’appropriation fictionnelle : « Pourquoi inventer lorsque tant de vies ou d’événements sont en attente de récits16 ? »

10 De ces tensions, les auteurs de fictions inspirées par des faits divers sont éminemment conscients. C’est la raison pour laquelle il y a peut-être bien, en réalité, une actualité du fait divers : certes abonné à l’actualité, médiatique et littéraire, comme en témoignent lors des rentrées successives les vitrines des librairies sur le fait divers dans la littérature, donc cycliquement remis au goût du jour ; mais traité par les auteurs contemporains bien différemment de leurs (plus ou moins) lointains ancêtres, en mettant en scène un regard critique et distancié face à la langue du journal.

Hétérogénéité des voix

11 Dominique Viart a montré comment le roman contemporain avait délaissé le modèle réaliste et naturaliste dans son rapport au fait divers : ce dernier n’apparaît en rien dans les œuvres de Stendhal ou Flaubert, qui construisent une narration chronologique à partir d’un argument dont l’origine journalistique est effacée. En revanche les œuvres contemporaines « signalent le fait divers comme tel17 » et brisent la forme romanesque linéaire, en s’éloignant même volontiers de la forme du récit de fiction. Dans ces œuvres « à la lisière de la fiction18 », la langue du journal est mise à distance pour les clichés qu’elle véhicule, au milieu d’autres langues professionnelles qui ne parviennent pas à expliquer l’événement. Celui-ci est perçu au prisme de voix qui sont traversées par « des discours — économique, financier, politique, publicitaire — qui saturent l’espace public19 », et que la littérature transforme, pointe, utilise, pour en permettre la critique. Les écrivains ont à présent le « soupçon » chevillé à la plume : il ne s’agit plus de dissoudre le texte du journal dans une narration omnisciente qui n’en garde rien, sinon l’intrigue, mais d’interroger la langue même qui le narre.

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12 Ainsi, à l’heure où la littérature contemporaine a tendance à se saisir du document en tant que tel, dans une hétérogénéité énonciative souvent revendiquée20, emprunter un fait divers pour en tirer une œuvre ne saurait plus se faire sans la conscience du déjà- vu. On ne le traite plus de la même façon lorsqu’on veut en faire un roman ou un scénario depuis De sang-froid de Truman Capote (1966), entre autres manifestations des Non Fiction Novels. Mais la sérialité, en premier lieu l’apanage du quotidien qui tous les jours se répète, tend à dévaloriser par sa proximité la création narrative qui lui emprunte ses sujets, et parfois son mode de parution. Car s’il a paru pertinent pour ce numéro de se pencher à la fois sur des séries du type Law & Order et sur des romans de François Bon (qui sont nos contemporains et produisent du discours contemporain aussi bien l’un que l’autre), on ne peut le faire sans considérer que les deux objets ne sont pas évalués de la même façon dans le champ artistique : Law & Order se trouve du côté de la production sérielle, reposant sur la consommation rapide et le succès commercial, quand François Bon écrit et publie dans un temps plus long, moins du côté de la valeur marchande que de la valeur symbolique qu’apporte la reconnaissance esthétique21. Champ de grande production contre champ de production restreinte : le premier s’inspire si souvent du fait divers que le second considère parfois avec soupçon ce matériau. En effet, comment affirmer sa singularité ? Et qu’a-t-on de plus à dire, s’il est devenu commun d’écrire à partir d’un fait divers ? On ne ferait que verser une pièce de plus à l’épais dossier du crime devenu texte.

13 La singularité de la littérature contemporaine face au champ de grande production et aux grands romans du XIXe siècle, est certes, comme ces derniers, de travailler sa langue22, mais surtout de faire entendre une voix23 : non plus celle du narrateur omniscient, mais d’un locuteur qui expose ses doutes et les insuffisances de son enquête, sur le même plan que d’autres énonciateurs plus ou moins identifiés, dont les discours traversent ou se superposent au sien — car « en racontant l’histoire on devient soi-même un personnage de l’histoire, aussi faillible que les autres24. » Dans la littérature contemporaine25, le fait divers intéresse plus par sa matérialité textuelle, par les discours qui le sous-tendent, que par ses potentialités romanesques. Ainsi « [a]ucune position énonciative ne trouve sa pleine légitimité : la fiction critique ne se connaît aucune stabilité d’où pourrait procéder quelque autorité26. » L’œuvre alors interroge autant les discours qui traversent l’espace social que les conditions de leur mise en récit.

14 Nous nous proposions dans ce numéro de Recherches & Travaux d’enquêter sur le fait divers dans la fiction contemporaine ; mais les œuvres étudiées sont parfois davantage des non-fictions, dont les frontières restent volontiers poreuses avec celles du roman. Elles lui empruntent des procédés de fictionalisation : Aussi est-on conduit à infléchir la notion de « fiction » qui désigne ces livres. À vrai dire, il faudrait appeler ces textes « fictionnels » plutôt que « fictifs », dans le sens où « fictionnel » signifie que cette part de fiction est utilisée comme procédé d’investigation et d’élucidation, mais ne trouve pas sa finalité en elle-même27.

15 Dominique Viart nomme donc « fictions critiques » ces textes contemporains : ils restent fictionnels en ce qu’ils réutilisent, tout en les mettant à distance, les outils de la fiction pour mieux mener l’enquête au cœur des discours, « en même temps qu’ils démasquent a contrario les “fictions” à l’œuvre dans le corps social 28 ». Dans une perspective qui déborde l’écriture du fait divers, Carrère rappelle qu’il écrit des « œuvres de non-fiction », qui nécessitent cependant leur part d’imagination. L’auteur en effet doit supposer et inventer : « le Limonov de mon livre [est] en partie le Limonov

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réel et en partie une créature de mon imagination. Moi-même, je ne sais pas trop où s’arrête l’un et où commence l’autre29. » La matière réelle, biographique ou fait- diversière, est toujours ressaisie par le point de vue de l’auteur. Ce qui est vrai de la littérature contemporaine peut l’être également du cinéma, voire de la série télévisée — que l’on pense par exemple à The Jinx30, qui se présente comme un documentaire sur Robert Durst, riche héritier américain suspecté et innocenté de trois meurtres : la mini- série use, sans beaucoup de second degré, des procédés scénaristiques de la fiction télévisuelle, jusque dans son final sensationnel où Durst se trahit en se parlant à voix haute alors que son micro n’était pas coupé…

16 Cette question de la voix singulière auscultant les discours autour du crime fait bien apparaître « qu’en fait le discours — au sens linguistique du terme — compte plus que l’événement31 ». Une approche stylistique du fait divers dans la fiction contemporaine, attentive aux procédés linguistiques, serait ainsi directement appelée par l’objet même de l’étude.

Approches stylistiques du fait divers dans la fiction contemporaine

Stylistiques plurielles

17 À fiction contemporaine, supports contemporains : c’est la raison pour laquelle nous avons, d’une part, étendu notre objet d’étude à plusieurs types de discours médiatiques. Si les champs économique et artistique sont toujours dissociés sur le plan de la valeur symbolique, nous plaidons pour une recherche qui puisse porter aussi bien sur un magazine télévisé que sur un roman célébré, tant les discours tendent à déborder les genres et les types de textes. Nous avons, d’autre part, privilégié des études « stylistiques » au sens large. Il ne s’agit pas en effet, pour la critique littéraire, d’étudier les transpositions romanesques de faits divers journalistiques pour déceler des ressemblances et des différences dans la narration ; mais, devant le constat que le langage médiatique et quotidien est frappé de soupçon, et mis en question par la langue de la fiction, de montrer comment procède cette mise à distance critique, comment le fait divers est déconstruit puis remis en voix.

18 Le pluriel « stylistiques » s’explique par les méthodes mises en œuvre dans ce numéro : les auteurs des différents articles ont été attentifs à la matérialité de la langue, soit en proposant des analyses stylistiques fondées sur l’analyse du discours, soit en nourrissant leur approche des apports d’autres disciplines, comme les théories de la réception, de l’information et de la communication, la sociologie, ou même le droit. D. Viart a montré comment la littérature qui s’inspire du fait divers confronte ce dernier aux questions sociales, afin de le faire sortir du modèle structuraliste32. La critique qui s’y intéresse33, de même, s’ouvre aux différentes sciences humaines.

19 L’ouverture du texte est souvent revendiquée par les œuvres contemporaines et pour leur étude, afin de se détacher de la critique structuraliste. Cette dernière est souvent invoquée lorsqu’on parle de fait divers : elle y voit en effet une forme close et « immanente34 » : selon Barthes, « point besoin de connaître rien du monde pour consommer un fait divers », qui n’est ni politique, ni scientifique, ni social, relation ou récit pur d’un fait rendu notable par sa « causalité légèrement aberrante », son caractère inexplicable ou les effets de coïncidence qu’il met au jour. Or les fictions

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contemporaines qui s’inspirent du fait divers « valent justement par leur refus de tout enfermement dans la clôture35 » : parce qu’on ne peut donner un sens stable au fait divers, comme le tente pourtant le journal, on le fait déborder de son support pour se nourrir des autres discours36. Les auteurs des articles rassemblés ici ont donc plus d’une fois souligné l’inscription sociohistorique du fait divers dans l’œuvre de fiction.

Objets pluriels

20 Le présent numéro s’ouvre sur la section « Langue littéraire contre langage du fait divers » : on y montre la façon dont cette littérature contemporaine fragmente le fait divers en différentes instances énonciatrices, donnant voix à ceux qui en sont privés dans le discours journalistique. Mylène Bédard et Katheryn Tremblay étudient en parallèle deux œuvres de Marguerite Duras, L’Amante anglaise (1967) et le polémique Sublime, forcément sublime Christine V. (1985), et deux textes de Suzanne Jacob, L’Obéissance (1991) et La Mort en février (2010) : ces voix féminines racontent des crimes féminins (Duras supposant la culpabilité de la mère dans Sublime…). L’enquête n’est plus journalistique mais littéraire, mettant en avant les doutes des locutrices, le vacillement des certitudes, à travers différentes formes narratives : le reportage subjectif, le roman dialogué, la fragmentation des histoires. Pour les deux écrivaines, révéler une vérité passe par l’investissement imaginaire du réel, par la liberté laissée à la parole des femmes, qui parfois échoue à expliquer, mais aussi par la recontextualisation de la violence, coupée de ses racines dans le fait divers médiatique. Duras et Suzanne Jacob tentent de briser la clôture du fait divers pour dire la violence des rapports sociaux et genrés de la sphère domestique. Elles délaissent ce faisant la passivité de la réception du fait divers, dans lequel l’identification négative du lecteur provoque l’exclusion, pour valoriser le lien entre toutes les femmes, la responsabilité et l’engagement de la littérature : au mutisme et à la condamnation médiatique de ces criminelles isolées dans leur couple, les auteures opposent le liant et les voix tissés par l’écriture fictionnelle.

21 C’est aux voix du fait divers en régime fictionnel que s’intéresse également Frédéric Martin-Achard dans un article sur deux « fictions critiques », Un fait divers de François Bon (1990) et Ce que j’appelle oubli (2011) de Laurent Mauvignier. Dans une approche résolument stylistique, il montre comment s’organise chez Laurent Mauvignier un soliloque, récit monologal se déployant sur plusieurs strates énonciatives simultanées, brouillant les voix du discours rapporté — l’« immanence » du fait divers d’origine est ainsi brisée par la forme même du roman, une phrase unique dont le texte ne livre ni le début ni la fin. L’hétérogénéité énonciative se joue ici par superposition, tandis qu’elle est le fait de la juxtaposition de différentes strates temporelles chez François Bon : les monologues alternés de ce récit polyphonique ne se répondent pas. Chez les deux écrivains, le discours des différents énonciateurs joue avec la phraséologie officielle, dans la voix surplombante chez Laurent Mauvignier, qui débusque les lieux communs inaptes à rendre compte du réel, dans les sociolectes professionnels chez François Bon, qui les déjoue par la langue littéraire. Dans les deux œuvres, le fait divers devient un roman qui se défie du romanesque et interroge, sans asserter, l’intime comme le collectif.

22 De l’engagement des voix qui s’insèrent dans la sphère sociale on passe à la satire de la langue journalistique qui tourne à vide dans trois pièces de Valère Novarina que Sibylle

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Orlandi soumet à une étude stylistique précise : dans La Scène (2003), L’Acte inconnu (2007) et Le Vrai Sang (2011) apparaissent en effet « La Machine à dire beaucoup » et d’autres Machines du même genre, caisses de résonance du langage contemporain de la communication, désincarné et auquel le dramaturge tente de redonner un souffle sur la scène du théâtre. La langue s’enraye en déployant tous azimuts les traits stylistiques du journal — en particulier du fait divers — jusqu’à l’absurde. Matière verbale avant d’être événement, le fait divers cité par la « Machine à dire beaucoup » est mis à nu dans son patron textuel, et vidé de sa substance : l’événement n’est alors plus que langage, au sein duquel se télescopent les discours dans une comique et « feinte quête de précision ». Ainsi les mots deviennent objets et se cherchent un rythme pour lutter contre l’accumulation médiatique ; et la satire se fait exploration autant que proposition dans l’espace théâtral.

23 Ce n’est pas à un fait divers particulier que Valère Novarina emprunte sa matière stylistique : c’est au langage de la communication qui les rend tous identiques. Bien souvent cependant, l’œuvre — par exemple Sublime, forcément sublime Christine V. de Duras — part d’un fait divers précis, contemporain de la parution du texte, et à ce titre très présent dans l’esprit des lecteurs. Il arrive dans ce cas que l’œuvre fictionalisante mette en cause la culpabilité d’un individu réel, et généralement identifiable : le texte littéraire inspiré de la réalité y revient alors par la case tribunal.

24 La deuxième section de ce numéro s’intitule ainsi « Justice et faits divers littéraires » : dans Histoire de la violence (2016), Édouard Louis raconte comment il — narrateur — a invité chez lui Reda, un jeune homme avec lequel il a passé la nuit, et qu’il a accusé d’avoir volé son téléphone portable. Reda s’énerve, menace, étrangle et viole le narrateur. Or dans la réalité, « Reda » (Riadh B.) est arrêté pour une autre affaire après la sortie du livre ; et il assigne Édouard Louis en justice pour atteinte à la vie privée et à la présomption d’innocence. Vérité juridique et récit littéraire se brouillent : c’est ce que montre Annie Jouan-Westlund en se penchant sur ce deuxième livre d’Édouard Louis, qui érige le fait divers en événement sociologique. La question des voix y est importante aussi : c’est celle du narrateur, mais aussi celle de sa sœur qui rapporte l’histoire à son mari ; c’est une voix « objectivante », celle de la sociologie, qui constitue parfois le récit en essai, en contextualisant le drame, en y insufflant les paramètres sociaux et culturels de la violence symbolique et institutionnelle. Mais c’est aussi la voix du narrateur qui dit combien les mots sont inaptes à rendre compte de son expérience : ils trahissent lorsqu’ils passent au prisme d’autres énonciateurs, ceux du fait divers, qui mènent l’enquête ou entourent le locuteur, mais c’est bien finalement le parti des mots qu’il choisit, pour écrire son histoire. L’éventuel malaise du lecteur provient de ce brouillage entre la réalité et la littérature, entre les rôles sociaux et la responsabilité juridique des individus pris dans le fait divers.

25 Dominique Viart rappelle ainsi : Mariage mixte, Prison, Le Procès de Jean-Marie Le Pen (de Mathieu Lindon)… ont tous subi à leur tour des procès pour appropriation et usage d’histoires privées de la part d’individus qui se sont reconnus dans les livres. Alors que les procès du XIXe siècle portaient sur la « morale », ceux de notre temps portent sur la « réalité » de la fiction qui s’élabore37.

26 C’est à ces procès contre des œuvres littéraires inspirées de faits divers que s’intéresse Anna Arzoumanov ; plus précisément, à la manière dont le tribunal en juge le style : existe-t-il une « jurisprudence stylisticienne » ? Tout le laisse penser si l’on se penche avec elle sur le procès de La Ballade de Rikers Island (2014), roman de Régis Jauffret

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s’inspirant de l’affaire du Sofitel qui a entraîné la fin de la carrière politique de Dominique Strauss-Kahn (2011). Ce dernier a porté plainte pour diffamation lors de la sortie du livre. Or, le droit ne peut se satisfaire de l’argument généralement avancé de la liberté d’expression et de création du romancier : dans l’affaire Jauffret-Strauss- Kahn, les passages du roman incriminés sont ceux qui selon l’accusation présentent le viol comme avéré (DSK ayant obtenu un non-lieu). Les avocats et le juge s’échangent alors des arguments fondés sur des procédés stylistiques : ce que nous appelons polyphonie, points de vue, modes verbaux, caractérisation lexicale, modalités d’énonciation (« le locuteur est-il de bonne foi ? ») et d’énoncé (« prudence et mesure de l’expression »), analyse du paratexte. Les hommes de loi procèdent intuitivement à une lecture stylistique des « fictions du réel », catégorie juridique récemment constituée : parce que les romanciers s’inspirent du réel, ils se voient parfois contraints d’y retourner devant la justice, ou de masquer les référents en amont, sur les conseils des éditeurs.

27 En amont donc, les discours médiatiques sur le fait divers ; et en aval, ses transpositions, textuelles ou visuelles. La dernière section de ce numéro, intitulée « Langages du fait divers à l’image », traite d’œuvres de fiction cinématographique et télévisuelle entretenant avec le fait divers réel des rapports plus ou moins assumés.

28 Sophie Dubec prône une définition ouverte du fait divers comme pratique discursive poreuse aux rapports de pouvoir, et se penche sur deux adaptations cinématographiques de l’affaire Romand (1993) : L’Emploi du temps (2001), de Laurent Cantet, et L’Adversaire (2002) de Nicole Garcia. Les deux films mettent nettement le fait divers à distance, en partie pour légitimer l’entreprise créatrice — le fait divers étant sous-évalué, dans le milieu journalistique et dans le champ culturel. L’Emploi du temps dé-dramatise le fait divers, qui ne finit pas par le meurtre de la famille par le héros, déjouant ainsi la peur du spectateur s’attendant à l’exceptionnel : la réinsertion professionnelle du personnage est le résultat d’une pression sociale et familiale à laquelle il cède. L’Adversaire joue lui sur des références esthétiques, en renvoyant à l’œuvre de Carrère et en usant de procédés fictionnels qui constituent l’histoire en tragédie. Ce n’est pas sur le plan critique que ces deux fictions se situent face au fait divers : elles opposent simplement à la « réification » de la réalité par le texte journalistique la subjectivité du regard, plus largement promue dans les médias contemporains ; et elles répondent à la fascination qu’exerce le fait divers lorsqu’il cristallise de la sorte une monstruosité fondée sur la duplicité. Les deux films montrent en effet une identité contemporaine masculine en crise, qui peine à faire coïncider identité et rôles, « “fictions” à l’œuvre dans le corps social », pour reprendre la formule de Dominique Viart.

29 Il est également question de rôles dans l’article qu’Anaïs Goudmand consacre à la série télévisée américaine The Good Wife (2009-2016), créée par Michelle et Robert King : l’héroïne, Alicia Florrick, est la femme du procureur général de l’Illinois, impliqué dans un fait divers politico-sexuel. Lui joue donc le rôle de l’époux repentant, pendant qu’Alicia endosse celui de l’épouse solidaire et dévouée. Cet arc narratif surplombant reprend des éléments de langage de nombreux discours médiatiques relayant les repentirs de l’époux : la série amène à les considérer comme autant de séquences narratives stéréotypées dans l’espace médiatique. La série télévisée surtout affiche — et imagine — ce que le journal laisse dans l’ombre : la réaction de l’épouse, et son point de vue. Cette narration feuilletonnante se double de récits courts, un procès par épisode,

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inspirés de faits divers tirés de l’actualité. Il s’agit là d’une transposition plus caricaturale, propre aux séries judiciaires, considérant le fait divers comme une matière à récit, sans grand souci du réalisme narratif : en pareil cas, le sujet d’actualité abordé est parfois trop complexe pour souffrir la réduction au simple fait divers. Et ces allers-retours entre fiction et réalité provoquent des effets de réception non planifiés : un épisode semble parfois « devancer » un fait divers bien réel. L’effet de déjà-vu ne va donc plus du réel à la fiction qui s’en inspire, ni du réel au réel par le recyclage des mêmes patrons journalistiques, ni même de la fiction à la fiction qui voit se développer massivement ces « fictions du réel » : comme s’il remontait le courant, l’effet de déjà-vu va bien de la fiction au réel, témoignant des allers-retours discursifs entre les deux.

30 Le modèle « un épisode, un fait divers » est également adopté par de nombreux magazines télévisés, qui ne font pas, eux, le choix clair de la fiction, ni d’un arc narratif surplombant exigeant : Amélie Chabrier étudie les procédés de l’image, du texte et du montage de Si près de chez vous, série diffusée sur France 3 (2012-2014), afin de prouver l’hybridation de ces émissions, entre factuel et fictionnel. Si près de chez vous ressortit en effet de la « réalité scénarisée », c’est-à-dire des histoires vraies rejouées par des comédiens. Comme les « fictions du réel », ces objets télévisuels sont assez neufs pour que les instances et professionnels de la télévision peinent à les définir, tant leurs codes sont contradictoires : ils s’inspirent tout à la fois des faits divers journalistiques, des magazines criminels, de la téléréalité, des magazines de société. Pour mettre en perspective de telles séries, il faut se reporter au contexte de production obéissant aux impératifs économiques : produire à bas coût entraîne la reprise du même script, plaire au spectateur implique de jouer sur le rapport à l’intime et au « vrai », dans un réajustement constant entre réalité et fiction — dont témoigne plus largement le modèle du fait divers en régime médiatique.

NOTES

1. G. Feyel, La Presse en France des origines à 1944. Histoire politique et matérielle, Paris, Ellipses, 2007, p. 109. Le figement de l’expression est souvent considéré comme plus tardif — à tort nous semble- t-il, puisqu’on trouve en effet une rubrique « Faits divers » en décembre 1833 dans Le Constitutionnel. Le contenu de la rubrique ne correspond cependant pas encore tout à fait aux « nouvelles diverses », dont « faits divers » va devenir un synonyme à partir de 1836 dans plusieurs journaux (sur ce figement, voir L. Gonon, Le Fait divers criminel dans la presse quotidienne française du XIXe siècle, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2012, p. 20). 2. Dictionnaire de l’Académie, 9e édition, 1992-… 3. E. Dreveton, « Les faits divers », L’Ouest-Éclair (Rennes), « Au jour le jour », 6 décembre 1903. 4. Voir entre beaucoup d’autres P. Albert, Histoire de la presse, Paris, PUF, 1970 ou M. B. Palmer, Des petits journaux aux grandes agences. Naissance du journalisme moderne (1863-1914), Paris, Aubier, 1983. 5. Voir par exemple F. Évrard, Faits divers et littérature, Paris, Nathan, 1997, ou Romantisme, no 97, « Le Fait divers », 1997 — et les multiples collectifs sur le sujet.

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6. Joris-Kark Huysmans, que l’on pouvait supposer peu porté sur l’anecdote journalistique, évoque par exemple deux faits divers dans Là-Bas (1891) : le jeune Lemaître, 15 ans, qui éventre un petit garçon dans la chambre de son garni (chap. 11, fait divers de février 1881) ; et Auguste Redoutez, qui entraîna chez lui son voisin de table de la Bibliothèque nationale pour lui exposer ses recherches sur la pierre philosophale et frappa l’incrédule de plusieurs coups de marteau (chap. 6, fait divers de mars 1890). 7. A. Chabrier & M.-E. Thérenty, Détective, fabrique de crimes ? (1928-1940), Nantes, Joseph K, 2017, pour Gide p. 25, pour Violette Nozière p. 53. Au sujet de Gide et du fait divers, on pourra se reporter à O. Bravard, « Le fait divers ou l’école de la rhétorique chez André Gide », dans E. André, M. Boyer-Weinmann & H. Kuntz (dir.), Tout contre le réel. Miroirs du fait divers, Paris, Le Manuscrit, 2008, p. 183-200 ; et sur Violette Nozière, à A.-E. Demartini & A. Fontvieille, « Violette Nozière ou le fait divers médiatique au miroir surréaliste », ibid., p. 105-130. 8. Voir des exemples dans J.-P. Seguin, Nouvelles à sensation. Canards du XIXe siècle, Paris, Armand Colin, 1959, et L. Gonon, Le Fait divers criminel dans la presse quotidienne française du XIXe siècle, ouvr. cité. 9. Ph. Hamon, « Introduction. Fait divers et littérature », Romantisme, no 97, op. cit., p. 7-16. 10. Voir par exemple l’évocation par les journaux d’une vague de vols à main armée, dans Aragon, Les Cloches de Bâle (1934), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2010, p. 359 : « À Étampes, comme on visitait le train, un voyageur suspect qu’on avait fait descendre s’était tué d’un coup de revolver. Quel drame y avait-il dans la vie de ce malheureux, que redoutait-il ? On n’avait pas pris la peine de le savoir. Toujours est-il qu’il n’avait rien à voir avec le drame d’Orléans. » 11. Il y évoque la récupération, par le président de la République , du meurtre de Laëtitia Perrais, à des fins populistes : I. Jablonka, Laëtitia ou La Fin des hommes, Paris, Seuil, 2016, p. 193-199. 12. Un spin-off est une « série dérivée » développée à la suite d’une première, dont elle reprend un personnage, une construction narrative, un univers fictionnel, sans forcément constituer la suite chronologique de l’œuvre de départ. 13. A. Chabrier & M.-E. Thérenty, Détective, fabrique de crimes ?, ouvr. cit., p. 16. 14. Sur cette question voir D. Viart, « Fictions en procès », dans Br. Blanckeman, M. Dambre, A. Mura-Brunel, (dir.), Le Roman français au tournant du XXIe siècle, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 289-303, et plus précisément p. 301-302. Et D. Viart, « Défections de la parole : écrire à l’épreuve des faits », dans Tout contre le réel, ouvr. cité, p. 267-295, p. 291. 15. E. Carrère, « La ressemblance », conférence prononcée à Florence en juin 2014, Il est avantageux d’avoir où aller, Paris, P.O.L, 2016, p. 491-510, p. 496. 16. T. Samoyault, « Avant-propos. Du goût de l’archive au souci du document », Littérature, no 166, « Usages du document en littérature », 2012/2, p. 3-6, p. 5. 17. D. Viart, « Fictions en procès », art. cité, p. 290. 18. Ibid., p. 291. 19. « Le goût du fait vrai dans le roman contemporain. Entretien avec Yannick Haenel et Laurent Mauvignier », propos recueillis par Ch. Lemire, A.-S. Monglon, P. Poligone et Fr. Zahand, Esprit, no 433, « Le problème technique », mars-avril 2017, p. 177-193, p. 179. 20. Voir par exemple Littérature, no 166, ouvr. cité. Fanny Mahy consacre un chapitre de sa thèse à ces documents : « L’enquête se nourrit d’indices et de traces matérielles, archives, documents, imprimés et objets, ici rassemblés dans le terme générique de “pièces”. » F. Mahy, Le Fait divers criminel dans la littérature contemporaine française (1990-2012), thèse de doctorat en littérature française contemporaine, dir. D. Viart, Université Lille 3, 2013, partie I, chapitre II, p. 75-120 ; ici p. 345. 21. P. Bourdieu, Les Règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire [1992], Paris, Seuil, 2015.

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22. L. Gonon, « De l’influence d’un style du fait divers criminel sur le roman au XIXe siècle », Interférences littéraires/Literaire interferenties, no 7, « Croisées de la fiction. Journalisme et littérature », novembre 2011, p. 63-80. 23. Ou des faisceaux de voix : c’est exactement ce que met en scène Vernon Subutex, la récente trilogie de Virginie Despentes (Paris, Grasset, 2015-2017), dont certains chapitres reposent sur des situations pouvant être considérées comme des faits divers. La question du texte médiatique est cependant lointaine dans ces romans : ce sont surtout les discours sociaux, au sens large — politiques, genrés, générationnels, professionnels, etc. — qui émergent. 24. E. Carrère, « Le Journaliste et l’Assassin, de Janet Malcolm » (juin 2013), Il est avantageux d’avoir où aller, ouvr. cité, p. 485-489, p. 489. 25. Pour une liste de ces ouvrages contemporains « qui choisissent de mettre la fiction à l’épreuve des faits », voir D. Viart, « Fiction et faits divers », dans B. Vercier & D. Viart (dir.), La Littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, coll. « La Bibliothèque Bordas », 2008, p. 235-251, p. 235-236 ; D. Viart, « Défections de la parole : écrire à l’épreuve des faits », art. cité, p. 270-271 ; ou encore « Le goût du fait vrai dans le roman contemporain. Entretien avec Yannick Haenel et Laurent Mauvignier », art. cité, p. 178. 26. D. Viart, « Les “fictions critiques” de la littérature contemporaine », Spirale, no 201, mars-avril 2005, p. 10-11. 27. D. Viart, « Fiction et faits divers », art. cité. p. 251. Voir aussi « Fictions en procès », art. cité, p. 303 ; et par exemple E. Brière, « Faits divers, faits littéraires. Le romancier contemporain devant les faits accomplis », Études littéraires, 40/3, automne 2009, p. 157-171, p. 158 : « De ces récits de soi procède un troisième retour, celui au réel, sur le mode d’enquêtes sociales et historiques fortement ancrées dans le monde, au point où la question de la fiction se trouve souvent soumise à un brouillage. » 28. D. Viart, « Défections de la parole : écrire à l’épreuve des faits », art. cité, p. 295. 29. E. Carrère, « La ressemblance », art. cité, p. 497. 30. A. Jarecki (dir.), The Jinx : The Life and Deaths of Robert Durst, HBO, 2015. La série documentaire a été co-écrite par A. Jarecki, M. Smerling, Z. Stuart-Pontier. Elle est évoquée ici même dans l’article d’A. Goudmand, « The Good Wife : faits divers et fiction, allers-retours ». 31. D. Viart, « Fictions en procès », art. cité, p. 291. 32. D. Viart, « Défections de la parole : écrire à l’épreuve des faits », art. cité, p. 291. 33. La critique qui s’est intéressée au fait divers, non pas dans la fiction, mais dans sa forme journalistique, est elle-même issue de différentes disciplines des sciences humaines : citons pour l’époque « structuraliste » ne serait-ce que Merleau-Ponty, Roland Barthes et Georges Auclair. 34. R. Barthes, « Structure du fait divers », Essais critiques, 1964, dans Œuvres complètes, t. II, Paris, Seuil, 2002, p. 442-451. 35. D. Viart, « Fictions en procès », art. cité, p. 302. 36. La démarche d’Ivan Jablonka est en ce sens tout à fait caractéristique de notre contemporain : il lie histoire – et plus largement sciences sociales – et création littéraire. Voir I. Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine : manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014. 37. D. Viart, « Fiction et faits divers », art. cité, p. 247.

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AUTEUR

LAETITIA GONON Université Grenoble Alpes, UMR 5316 Litt&Arts. Laetitia Gonon est maîtresse de conférences à l’Université Grenoble Alpes (UMR Litt&Arts), où elle enseigne la langue et la stylistique françaises. Elle a fait paraître en 2012 un ouvrage remanié de sa thèse de doctorat, Le Fait divers criminel dans la presse quotidienne française du XIXe siècle (PSN) et a publié depuis plusieurs articles sur la phraséologie dans les littératures populaires du XIXe au XXIe siècle.

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Langue littéraire contre langage du fait divers

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Le fait divers comme lieu d’engagement de l’écrivaine : les cas de Marguerite Duras et de Suzanne Jacob The Small News (fait divers) As a Place of Commitment of the Writer: The Cases of Marguerite Duras and Suzanne Jacob

Mylène Bédard et Katheryn Tremblay

1 Depuis le XIXe siècle, les faits divers traitant de la criminalité féminine ont fait couler beaucoup d’encre, suscitant l’émoi du public. Si elle incarne la victime idéale, la femme, lorsqu’elle enfreint la loi, représente une menace pour l’ordre établi, d’autant plus qu’elle sévit principalement à l’intérieur du foyer domestique, commettant son crime à l’endroit de ses proches : mari, parents, enfants. S’en prendre à sa propre famille s’inscrit à tel point en faux avec la définition du féminin qu’à la condamnation judiciaire se juxtapose celle du tribunal médiatique et populaire : c’est le dévoiement de leur statut de femme que l’on envisage alors1. Plusieurs écrivaines contemporaines en France comme au Québec, dont Leïla Slimani, Nicole Malinconi, Anne Hébert et Aline Chamberland, ont proposé des récits inspirés de faits divers exploitant la criminalité féminine. Parties prenantes de cette tendance2, Marguerite Duras et Suzanne Jacob s’en distinguent néanmoins en ce que leur appropriation du fait divers s’accompagne d’une réflexion critique sur les pratiques médiatiques et la responsabilité de la littérature dans le débat qu’elles génèrent. Dans L’Amante anglaise (1967), Sublime, forcément sublime Christine V. (1984), L’Obéissance (1991) et « La Mort en février » (2010), Duras et Jacob se saisissent de l’événement, soit pour tenter d’en retracer le contexte et les circonstances qui en constituent l’origine, soit pour favoriser une prise de parole qui fait vaciller toute certitude quant à la culpabilité de l’accusée. Les écrivaines procèdent ainsi à une forme d’enquête autre que journalistique ; enquête de l’écrivaine, réelle ou fictive, qui, plutôt que d’être tendue vers la résolution finale du crime, entend débusquer une vérité séculaire afin de la révéler au grand jour. La spéculation et le doute s’opposent à

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l’exposition des faits attendue en contexte médiatique. La récupération que font ces écrivaines du fait divers témoigne ainsi d’une volonté de déplier l’événement en l’inscrivant dans une longue durée, ce qui a pour effet de relativiser son importance et de déplacer la responsabilité du crime qui reposait sur les seules épaules de l’accusée. S’attachant à décrire la criminalité féminine dans ce qu’elle a de plus sordide, pensons à l’infanticide maternel, Jacob et Duras cherchent à rompre le consensus qui condamne la femme meurtrière en lui donnant une voix. Contre un fait divers qui ferait « diversion », selon l’expression de Pierre Bourdieu3, les deux écrivaines privilégient l’interpellation pour amorcer une réflexion sur les résistances quotidiennes que chacun, sur une base individuelle, peut déployer pour ne pas céder au jugement péremptoire et détaché qu’encourage un certain traitement du fait divers journalistique. Dans la mesure où les travaux sur l’engagement littéraire traitent peu de figures d’écrivaines, nous entendons interroger le rapport que Duras et Jacob entretiennent avec le fait divers en éclairant les procédés qui permettent de considérer cette récupération du médiatique par le littéraire comme une forme d’engagement.

L’enquête médiatique détournée : la critique des procédés médiatiques

2 S’il est un fait divers qui a marqué la France dans le dernier quart du XXe siècle, c’est bien l’enlèvement et le meurtre du petit Grégory Villemin, âgé de 4 ans, perpétrés en 1984, vraisemblablement par un mystérieux corbeau qui harcelait la famille depuis un moment. L’impossibilité pour les enquêteurs de retrouver le criminel plonge le pays dans l’émoi et engendre les spéculations les plus sordides4. Au cours de l’enquête, les soupçons se tournent vers la mère de l’enfant, qui est alors incarcérée. Dans ce climat tendu, le directeur de Libération nourrit l’idée de faire entendre la voix d’un écrivain : ce sera Marguerite Duras, collaboratrice occasionnelle du périodique, qui a reçu le prix Goncourt quelque temps auparavant. Duras se rend avec un photographe du journal sur les lieux du crime. L’article qu’elle rédige peut presque avoir, a priori, des allures de petit reportage : présenté comme une enquête sur le terrain, accompagné de photos de la maison des Villemin et des alentours, son texte est marqué, d’entrée de jeu, par les notations visuelles : « Je ne verrai jamais Christine V. C’est trop tard. Mais j’ai vu le juge. […] La maison, je l’ai vue5. » Pourtant, cette importance de la « chose vue » prend très vite un autre sens, la vision du journaliste cédant plutôt la place, pour ainsi dire, à la voyance : « Dès que je vois la maison, je crie que le crime a existé. C’est ce que je crois. C’est au-delà de la raison » (S, p. 43). Dès lors, la vue, outil premier du reporter, est ainsi détournée pour se faire support de la fabulation6. Si elle rapporte certains éléments du fait divers, l’auteure en invente d’autres, fait part de ses doutes, affirme, imagine…

3 De fait, pour écrire l’article, Duras se nourrit des rumeurs qui courent au sujet de Christine V. Elle récupère le fait divers et s’arroge le même droit que tout un chacun, soit celui de supposer ce qui s’est dit, ce qui s’est passé. Son discours emprunte les relais de l’opinion populaire, au gré des « [o]n le dit » (S, p. 52). Si Duras spécule elle aussi sur l’affaire Villemin et se laisse par moments aller à des affirmations, elle refuse d’en faire une lecture fermée, définitive. C’est dans cet esprit qu’il faut envisager l’alternance du présent de l’indicatif, du conditionnel, du conditionnel passé et le surgissement de modalisateurs de doute dans son article : « Mais peut-être est-ce tout

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simplement trop tôt […] ? Peut-être » (S, p. 46) ; « Il se pourrait que Christine V. ait vécu avec un homme difficile à supporter. Ça ne devait pas être un homme méchant […]. Je vois la dureté de cet homme […]. Je crois voir qu’il dresse sa femme selon son idée […] » (S, p 49). Pour le dire avec Catherine Mavrikakis, ce faisant, « [e]ntre la vérité qu’elle énonce et nos délires, il n’y [a] plus de différence » (S, p. 24). Duras s’interroge sur ce fait divers, certes, mais sans trancher, laissant affleurer plusieurs possibilités, allant même jusqu’à faire aveu d’ignorance : « […] j’écris sans savoir, les yeux contre la vitre à essayer de voir clair dans le noir grandissant du soir de ce jour d’octobre [où a été commis le meurtre]. » (S, p. 47).

4 Ainsi, à partir des rumeurs qui circulent et qui sont relayées par le journal, Duras formule, comme tout le monde, des hypothèses au sujet de la culpabilité de cette femme qui vient tout juste d’être mise aux fers, tout en laissant voir qu’il n’y a là que suppositions et en refusant d’en faire une affaire classée. La rupture est pour le moins franche avec l’habituel article de fait divers, centré sur l’exposition des faits et misant souvent sur la dramatisation du crime. La démarche de l’écrivaine, qui prolonge le fait divers à travers une hypothèse, qui cherche à voir au-delà des faits, offre un contraste certain avec la démarche journalistique, dont la quête du sensationnel entache la probité. En témoigne de façon explicite ce passage où Duras croise sur les lieux du crime un monticule de gravier mêlé à du sable et à du ciment, et dans lequel est enfoncée une pelle d’enfant. L’écrivaine y perçoit une imposture qu’elle réprouve : « La pelle qu’on a plantée dans le tas de gravier, je la vois comme un mensonge ou une erreur. Pour faire croire seulement. Un journaliste, un photographe ou un criminel » (S, p. 45). Cette énumération présente ainsi les journalistes et leurs acolytes, les photographes, comme des gens desservant la recherche de la vérité ; ils sont pareils en cela au criminel.

5 Mais il y a plus : tandis que l’entrelacs d’hypothèses et l’écho des rumeurs maintiennent le flou autour de l’affaire, l’écrivaine, sans nier l’infanticide que l’on impute à la mère, décharge celle-ci de toute culpabilité et se livre à un vibrant réquisitoire : « Pourquoi une maternité ne serait-elle pas mal venue ? » (S, p. 48), clame Duras. Ce ton incisif, engagé, qui contraste avec le ton habituel de l’article de fait divers, cette question, lancée comme une bravade, veulent réhabiliter l’accusée et mettre en procès une société et un homme qui ont empêché Christine V. d’être heureuse. Ils ont par conséquent leur part de responsabilité dans le meurtre de l’enfant. C’est semble-t-il la raison pour laquelle l’article de Duras n’offre que peu de prise à l’horreur de l’infanticide. Le vrai scandale réside plutôt dans la découverte d’une condition de femme que Duras imagine — loin de la matérialité des faits.

6 C’est un autre fait divers qui est à l’origine du roman L’Amante anglaise. L’histoire qui a inspiré Duras est celle d’Amélie Rabilloud, une retraitée de cinquante-trois ans qui, en 1949, a assassiné son mari d’un coup de marteau sur la tête avant de débiter la dépouille. Comme le relatent les articles de presse à l’époque, lors de son passage en cour en 1952, l’accusée demeure tout à fait incapable de dire pourquoi elle a découpé le cadavre en morceaux. Voilà précisément ce qui retient l’attention de l’auteure : « Ce qui m’a fascinée c’est que la femme n’arrivait pas à expliquer7. » Son témoignage incohérent et parcellaire entraîne, au bout de deux audiences à peine, un verdict de débilité mentale qui lui vaut cinq ans de réclusion. Le fait divers occupe Duras pendant quelque trente ans et donnera lieu à trois réécritures : d’abord une pièce de théâtre en 1959, un roman en 1967 et une nouvelle pièce de théâtre en 19918. Nous retenons ici la

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version romanesque, L’Amante anglaise, mettant en scène Claire Lannes, alter ego d’Amélie Rabilloud.

7 La structure narrative de L’Amante anglaise, du moins de prime abord, évoque celle d’un récit policier : présenté sous forme d’interrogatoires successifs menés dans le but de résoudre un aspect du crime, le texte laisse présager une progression vers la résolution de l’énigme. Or, c’est tout le contraire qui se produit : le récit, qui repose au départ sur la certitude de la culpabilité de Claire, sombre peu à peu dans l’ambiguïté. Plutôt que d’exposer des faits et de permettre des recoupements entre les témoignages, les interrogatoires font progressivement surgir le doute. Dès le deuxième interrogatoire, le mari de l’accusée9 émet des réserves quant à la possible culpabilité de Claire, s’accusant même presque, à demi-mot10. Mais c’est la version des faits de l’accusée, que l’on considèrerait volontiers comme la plus susceptible de détenir la vérité, qui enraye l’enquête : « Je ne sais pas11 », maintient-elle, affirmant de surcroît qu’elle ne révèlerait pas les motifs profonds du crime, dussent-ils affleurer à sa conscience. La démarche de l’enquêteur aboutit donc à une impasse. De fait, l’issue de l’histoire ne donne aucun indice sur la culpabilité de l’accusée, ni même sur le sort qui l’attend : ira-t-elle « à l’asile » (AA, p. 192) ? Son ignorance du mobile du meurtre, qu’elle rappelle sans cesse, lui servira-t-elle de sauf-conduit ? Entre ces possibles, le texte ne tranche pas.

8 Les attentes de lecture sont donc déçues, le mystère du départ est plus épais encore, les faits sont remis en question, produisant un fort contraste avec des articles journalistiques consacrés à l’affaire. Axés sur l’enquête et les circonstances du crime, ceux-ci ne s’intéressent que peu à la personne de l’accusée, la réduisant alors à un cliché (voir Annexe). À l’inverse, L’Amante anglaise fait en sorte de ménager à la meurtrière présumée une importance primordiale : ainsi, à mesure que s’amenuise la certitude de la culpabilité de Claire, sa personnalité et sa parole se font de plus en plus présentes. Nous y reviendrons.

9 Publié au Seuil en 1991, le roman L’Obéissance de l’écrivaine québécoise Suzanne Jacob trouve également sa source dans un fait divers, celui d’un infanticide maternel. Or, la forme fragmentaire du roman, qui permet une multiplication des points de vue, inscrit ce fait divers dans une série, contribuant ainsi au décloisonnement de l’événement. La juxtaposition à l’intérieur du roman de faits divers, lesquels constituent autant de transgressions des normes sociales, insiste plutôt sur la violence que ces normes exercent sur les individus que sur la violence de ces derniers dans la perpétration de leur crime. Et c’est cette fatalité que le roman met en lumière davantage que le meurtre de l’enfant par la mère, qui occupe in fine très peu d’espace dans le roman. L’objet au centre de l’enquête littéraire se distingue dès lors de celui de l’enquête journalistique, axée sur le crime. Le roman s’ouvre sur les réflexions de Julie, personnage d’écrivaine, qui s’interroge sur sa responsabilité individuelle devant les nombreux cas de violence qui dominent l’actualité médiatique. Elle évoque les régimes totalitaires de Jean-Claude Duvalier et Nicolæ Ceaucescu, en insistant tout particulièrement sur le rôle, non pas tant de ces individus singuliers, mais des couples qu’ils forment avec leur épouse, dans le cycle de la violence. C’est le couple, et plus largement la famille, qui est représenté comme le foyer, l’origine de la souffrance dès les premières pages du roman de Jacob12. Les interrogations de Julie recoupent celles qui se trouvent au cœur de l’entreprise de Marguerite Duras dans Sublime, forcément sublime Christine V. Dans leur effort de compréhension de la violence diffuse qui engendre la violence, ces écrivaines, réelles ou fictive, se questionnent sur le pouvoir et la responsabilité de la littérature. Que peut-

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elle devant les crimes, la torture, les infanticides, la fatalité ? Dans le premier chapitre de L’Obéissance, intitulé « Dit Julie », la narratrice multiplie les questions, notamment sur la façon de rapporter les nouvelles, de les dire. Elle se questionne sur la façon « d’apprêter13 » son discours afin de révéler au grand jour ce que tout le monde sait, mais se refuse à voir par passivité. L’adverbe interrogatif « comment » revient à une dizaine de reprises dans les premières pages, lequel est suivi d’une série de « si » qui témoigne d’une exploration soutenue et ouverte des diverses possibilités et de la formulation d’hypothèses. Les interrogations de Julie s’organisent en somme autour d’une question fédératrice : comment moduler le discours pour faire en sorte que la connaissance de ces crimes, que ce savoir partagé par tous, se transmue en une action ? Le personnage de l’écrivaine engage ainsi une métaréflexion sur ce qui distingue le discours littéraire du discours médiatique14, métaréflexion qui trouve des échos dans l’ensemble du roman et chez plusieurs personnages, notamment celui de Marie qui émet ce constat péremptoire : « Les journaux servent à maintenir la cohésion sociale en nous répétant tous les jours qu’il y a un coupable et que ce n’est pas le lecteur » (O, p. 201). Le journal crée donc selon elle un climat d’insécurité et d’irresponsabilité ; le personnage de Marie Chollet, amie de Julie, compare d’ailleurs le journalisme et le terrorisme (ibid.). Le flux incessant des informations, illustré dans le roman par les nombreuses énumérations et gradations, et la dilution de l’horreur dans une nappe aussi envahissante que paralysante de nouvelles, dont on peine à retracer toutes les ramifications, plongent le lecteur ou l’auditeur médiatiques dans l’inertie. La répétition jour après jour des mêmes drames dans les faits divers conforte cet état de passivité et incite à la fuite dans le cliché : « Rien de nouveau sous le soleil, ça ne date pas d’hier, comme ils disent sur le ton de ceux qui croient fermement qu’ils ont tout dit », « Ça pourrait pourtant ne dater que d’un instant », ajoute l’écrivaine fictive (O, p. 16-17). Les clichés et les phrases creuses répétées machinalement conditionnent à l’immobilisme, au laisser-aller. Prenant le contrepied du rapport des médias aux drames ordinaires, le roman tend à s’extraire de la logique du déjà-là, à faire en sorte que le savoir perce les mécanismes de l’événement afin de briser le cycle de la violence. Dans les premières pages, Julie est témoin des blessures infligées à une enfant anonyme, témoin malgré elle d’une histoire qui pourrait faire l’objet d’un fait divers si les médias n’étaient pas obsédés par la quête de sensationnalisme : « […] cette enfant qui n’est cependant déjà plus aussi émouvante que les peluches et les lapins de Pâques, car la souffrance et la peur ou autre chose créent dans les yeux de l’enfant un strabisme trop gênant pour espérer tirer d’elle un événement médiatique. » (O, p. 18). N’étant pas soumise à ces impératifs journalistiques, l’écrivaine, elle, agit et rapporte le cas de maltraitance au Service de protection de l’enfance. Elle agit en choisissant de rompre le « pacte du silence qui permet la mise en place des grandes dictatures, qui autorise les enfermements, les mises à mort, la torture » (O, p. 28) en racontant l’histoire de sa défunte amie Marie et, par extension, celle de Florence, toutes deux prises dans la spirale mortifère de la violence maternelle en tant que filles et mères. Contrairement au fait divers journalistique, qui a pour fonction d’informer le lecteur sur les conclusions d’une enquête en présentant la liste des accusations et les sentences qui en découlent, le roman se donne pour mandat de révéler le crime, qui est davantage le fait du couple que de la mère, en dévoilant ses origines et la mosaïque de ses motifs. À l’opposé du travail journalistique axé sur l’exceptionnalité du fait divers « sans durée et sans contexte15 », l’écrivaine dévoile la violence ordinaire et l’inscrit dans un temps long16.

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10 Les faits divers sont nombreux dans le roman. Chacun des personnages devient le protagoniste d’un fait divers — qu’il s’agisse d’un adultère, d’un infanticide, d’un cas de violence conjugale ou de maltraitance, d’une bagarre entre enfants qui provoque la mort de l’un d’entre eux. Ces événements ne sont pas tous médiatisés ; le roman montre plutôt que les faits divers sont plus nombreux et souvent plus prosaïques, moins spectaculaires, que les journaux le portent à croire. Ils surviennent tous les jours même si on fait semblant de ne pas les voir. La sélection des événements rapportés renseigne autant sur les interdits et les valeurs dominantes en vigueur à une époque donnée que sur la portée des événements eux-mêmes. Le fait divers romanesque, tel qu’il se déploie dans le roman de Jacob, fait quant à lui l’objet d’une sélection moins stricte du fait qu’il met le pathos et le sensationnalisme à distance : Marie était à l’affût de la moindre émotion que son récit pouvait déclencher chez Julie. Elle avertissait Julie : — Attention ! Ne te laisse pas avoir, ne te laisse pas faire, ne te laisse pas émouvoir, il n’y a personne, il n’y aura personne, personne. C’est un fait divers (O, p. 211).

11 Tandis que le fait divers journalistique reste bien souvent à la surface des événements, le fait divers romanesque cherche une vérité, sur un temps plus long. Les rapports qu’il élucide ne sont plus individuels, mais sociaux et genrés, lesquels ne sont jamais évoqués par les journaux. L’étendue des situations représentées ainsi que l’exposition des motifs profonds qui les ont créées incitent à l’identification du lecteur, celui-ci pouvant difficilement les rejeter en bloc alors que le fait divers journalistique encourage davantage une identification négative, par l’exclusion17.

12 Dans la nouvelle « La Mort en février », publiée dans le recueil Un dé en bois de chêne (2010) et également inspirée d’un fait divers d’infanticide maternel, la narratrice de Suzanne Jacob, présentée comme une lectrice de la presse, établit un rapport d’identification, voire de filiation, avec les protagonistes du fait divers qu’elle vient tout juste de lire : « Félicia est ma fille et Dorothée est ma sœur, et je les héberge dans mon sang18. » La nouvelle propose d’ailleurs un autre dénouement que celui de la mort de la fillette : « Félicia fait pipi dans sa culotte, Dorothée prend sa douche, on va faire des courses, on achète de nouvelles petites culottes. Félicia choisit celles qui ont de petits chats roses imprimés dessus. Des jetables […] » (« M », p. 157). Dans cet extrait, le pronom « on » ne se rattache plus à la rumeur, aux « on dit » qui déresponsabilisent le lecteur en le situant dans l’après-coup des événements, mais devient le sujet d’une action visant à intervenir en amont afin d’empêcher le meurtre, de le mettre en échec : « J’ai l’habitude de recevoir des nouvelles de Félicia. Toujours sous un nouveau nom, toujours un autre nom. Et toujours par le journal. Et toujours trop tard. Toujours trop tard pour elle et toujours trop tard pour moi » (« M », p. 156). Le personnage de lectrice se sent lié à Félicia et à Dorothée, et imagine les appels à l’aide ignorés de la fille et de la mère : Je prononce : « Aidez-moi », et j’essaie d’être sûre d’entendre que ce sont ces deux mots que je prononce pour qu’ils cessent de frapper contre les parois de mon crâne : « Aidez-moi ». Il y a trop de monde. Personne ne peut savoir à qui je m’adresse. Chacun peut décider que ce n’est pas à lui que ça s’adresse (« M », p. 155).

13 À l’identification négative des journaux qui favorise l’irresponsabilité d’un lectorat vaste et anonyme, irresponsabilité considérée comme une forme de complicité passive19, la nouvelle oppose la solidarité féminine entre la lectrice et les protagonistes comme une voie d’évitement du drame. L’imagination apparaît ainsi comme un mode

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d’appréhension du réel qui incline les individus à l’identification empathique et à la responsabilité par rapport à autrui.

Naissance d’une parole féminine : décentrement du crime et de la criminalité

14 Selon Franck Évrard, la récupération littéraire du fait divers peut être sous-tendue par une éthique de la responsabilité qui pousse à déchiffrer le réel en le rendant intelligible. Contre la violence de la machine sociale, contre la faculté d’oubli de la civilisation, il revient à l’écriture de conserver les traces des existences humiliées et de donner une voix à des êtres écrasés par la fatalité20.

15 Ainsi, cette récupération bouleverse la hiérarchie entre les individus. Le roman de Jacob, par la fragmentation de la narration, donne une voix aux protagonistes des faits divers – la fiction permettant même des « intrusions » dans leur subjectivité21. Il montre également que la violence transcende les frontières entre les classes sociales en instaurant une série d’échos entre le parcours de Florence Chaillé, ancienne danseuse nue, et celui de Marie Chollet, avocate de renom. De même, la forme exclusivement dialoguée de L’Amante anglaise doit également retenir notre attention. Il s’agit là d’une forme fort peu courante dans le genre romanesque, dont le choix par Duras est significatif. Le roman dialogué naît, d’après Marie-Hélène Boblet-Viart, du traumatisme de la Seconde Guerre mondiale : dans ce contexte de désenchantement et de perte de confiance en l’humanité, « [a]u risque du soliloque répond la chance du dialogue22 ». Dans le roman dialogué, l’enjeu de l’œuvre se trouve déplacé : elle n’a pas pour objectif de cerner une vérité d’ordre logique, mais bien d’approcher au plus près la vérité intime d’un sujet. Plus encore : l’intersubjectivité qui se déploie dans ce type de roman serait une tentative pour atteindre à un « nouvel humanisme[,] comptant sur l’impérieuse urgence de la question elle-même, bien plus que sur la sécurité d’une réponse éphémère et fragile23 ».

16 Boblet-Viart, qui fonde en partie son argumentaire sur L’Amante anglaise, souligne la « générosité » et la « bienveillance » du personnage de l’interrogateur, ainsi que sa neutralité envers Claire, ce qui permet d’approcher au plus près la « vérité intime24 » de cette dernière (bien que finalement, elle demeure malgré tout enfouie). Le véritable but de l’interrogateur est, pour Boblet-Viart, de chercher avec Claire : « Vous m’intéressez. Alors tout ce que vous faites m’intéresse » (AA, p. 166) ; « Je cherche qui est cette femme, Claire Lannes, et pourquoi elle dit avoir commis ce crime. Elle, ne donne aucune raison à ce crime. Alors je cherche pour elle25 » (AA, p. 62), admet encore l’enquêteur. Ainsi, le genre du roman dialogué tel que défini par la chercheuse s’inscrit dans une « littérature de l’éventuel [qui] est une littérature de proposition, non d’assertion aporétique26 ». Les interlocuteurs émettent des hypothèses, hésitent, avancent librement des idées et approfondissent ainsi la connaissance qu’ils ont de certains événements, voire d’eux-mêmes. L’écriture romanesque se voit par le fait même changée en « aventure ontologique27 ».

17 Pareil choix esthétique semble emblématique du projet de Duras, alors que le personnage s’impose véritablement comme sujet, plus que son crime. La forme dialoguée permet de donner la parole à cette femme de province vieillissante, sans emploi, considérée comme un peu folle et que personne ne prenait dès lors la peine d’écouter. Cette

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possibilité de parler qu’autorise l’échange avec l’interlocuteur est capitale, au point que le roman se clôt sur une injonction révélatrice de Claire : « Moi à votre place, j’écouterais. Écoutez-moi » (AA, p. 195). Ainsi que nous l’évoquions plus haut, alors que la clef de l’énigme semble de moins en moins à portée de main, que l’on doute de plus en plus de la culpabilité de l’accusée, s’affirme la parole de cette dernière (si bien que l’interrogateur doit admettre son découragement, son impuissance à guider le discours de la femme). Il y a presque là une forme de revanche sur la condamnation de la criminelle dans le fait divers journalistique, celui-ci se contentant de mentionner l’incohérence d’Amélie Rabilloud. Le dialogue lui fournit l’opportunité de s’exprimer, lui rend cette parole qu’elle n’a pas su prendre et que le fait divers journalistique, souvent en narration omnisciente, ne permet pas. Duras avait justifié ainsi ailleurs son projet de réécriture de l’affaire Rabilloud : « [I]l y a une sorte de radicalisme en général, vis-à-vis des criminels, qui fait qu’ils sont coupés de toute possibilité de se raconter, qui m’a toujours frappée, enfin… Et cette femme en particulier, qui n’a jamais pu dire un mot là-dessus… ! Elle m’a conduite à faire ça » (ibidem). L’omniprésence du « je » dans ce roman dialogué contraste avec l’anonymat et l’apparente objectivité du fait divers journalistique.

18 La récupération de faits divers de meurtre et d’infanticide incite donc Duras et Jacob à investiguer l’ancrage domestique du crime, dont l’enjeu repose sur une transgression de la morale familiale par les mères ou les épouses. Leurs œuvres mettent en valeur les liens entre femmes, ou cherchent à les créer si ceux-ci sont inexistants. Si le couple et les relations mère-enfant sont présentés dans leurs dimensions mortifères et violentes, notamment en ce qui concerne l’isolement auquel la sphère domestique astreint les femmes, la solidarité féminine, quant à elle, favorise l’expression du sujet. Le dévoilement de cette parole enfouie agit comme une tentative de vaincre la fatalité qui s’appesantit sur les femmes depuis des générations.

19 Cela est tout particulièrement sensible dans Sublime, forcément sublime Christine V. de Marguerite Duras, à travers le changement des pronoms personnels : au fil du texte, le « je » de Duras enquêtant sur « elle », Christine V., se mue en un « nous » représentant toutes les femmes et, plus spécifiquement, celles vivant sous « la loi de l’homme » (S, p. 49) : « On ne peut pas non plus refuser d’habiter la maison […]. L’idée qu’ils pourraient nous retrouver, c’est l’épouvante » (S, p. 51), soutient-elle par exemple (nous soulignons). Non seulement ce pronom pluriel réunit Duras et Christine V., leur fait faire front commun, en quelque sorte, mais il a également un pouvoir d’interpellation, en ce sens qu’il inclut le lecteur. S’opère par conséquent au fil du texte un rapprochement du sujet et de l’auteure, et, insidieusement, de la lectrice, tant et si bien que finalement, « [c]e qui aurait fait criminelle Christine V. c’est un secret de toutes les femmes, commun » (S, p. 58).

20 Le secret est également au cœur du roman de Suzanne Jacob. Le troisième chapitre a pour titre « Les aveux » et comporte en outre une sous-partie intitulée « D’autres aveux » ; et la plupart des faits divers inscrits dans le roman sont révélés par le truchement de confidences, voire de confessions. C’est d’ailleurs le dévoilement du secret qui motive la démarche du personnage de Julie, l’écrivaine fictive : « j’ai su que je trahirais le secret de Marie, que je raconterais un jour l’histoire qu’elle m’avait fait jurer à maintes reprises de ne jamais raconter. C’est ce secret qu’elle ignorait — elle n’en connaissait que le silence, que le serment, que la loi » (O, p. 31). La prise de parole est libératrice, même lorsqu’elle est incriminante : « Pourquoi Florence [personnage de

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la mère infanticide] a-t-elle fait des aveux ? Personne ne l’avait vue aller à la rivière. — Tu as imaginé une réponse ? dit Marie. — J’ai imaginé qu’elle avait besoin d’être punie, dit Julie. — Punie : sauvée. Imagine-la » (O, p. 217). Comme chez Duras, l’imagination est présentée ici comme la clef qui permet d’accéder à la vérité des femmes jugées coupables d’un crime. Or, dans L’Obéissance, le crime de l’infanticide est décentré par les aveux d’autres personnages féminins du roman qui ont obéi à la loi du couple hétérosexuel et de la famille. Leurs révélations se font écho et permettent graduellement de remonter à l’origine du crime, qui est la confiscation du droit des femmes à disposer de leur corps, en leur refusant de mettre au monde un enfant lorsqu’elles le souhaitent ou en les contraignant à le faire. Les femmes rompent ainsi le « pacte du silence » qui autorise la perpétuation de cette violence à l’endroit de leur corps.

Engagement littéraire et féministe

21 Les textes de Suzanne Jacob et de Marguerite Duras cherchent par la littérature à rompre l’immanence28 du fait divers. Non seulement l’événement n’est plus clos sur lui- même, mais il est extrait de son cadre extraordinaire et lointain qui rend le lecteur de la presse étranger aux acteurs et aux actes qui caractérisent l’événement. En ce qu’ils réintègrent les faits divers dans un contexte historique que tous sont susceptibles de reconnaître (notamment par les renvois aux régimes totalitaires de Duvalier et Ceaucescu), les textes de Jabob et de Duras rompent avec l’effet d’irresponsabilité29 propre au fait divers médiatique. Chaque lecteur est concerné, étant considéré comme un témoin, un complice, voire comme une victime ou un agresseur potentiels. La métaphore du regard dans Sublime, forcément sublime Christine V. participe de ce décloisonnement et de cette sortie de l’extraordinaire au profit d’une plongée dans une situation commune et connue.

22 La récupération du fait divers par Suzanne Jacob tend également à s’extraire du caractère singulier et exceptionnel du fait divers : la violence est diffuse et elle concerne tout le monde, à tel point qu’il devient difficile de départager les acteurs en les identifiant de manière stricte et exclusive au rôle de victime ou de bourreau. Dans L’Obéissance comme dans Sublime, forcément sublime Christine V. , c’est le regard qui constitue le point de départ de l’action, de la responsabilité, jusque dans un retour spéculaire sur lui-même : « je suis la passante qui prend conscience qu’elle vient de remarquer qu’elle vient de remarquer des plaies suffisamment béantes, sur les petites mains nues, pour lui soulever légèrement le cœur, pour lui donner un début de nausée » (O, p. 17). Avec ce roman, Suzanne Jacob s’en prend à ce qu’elle appelle « les fictions dominantes », qui renvoient aux conventions qu’on impose aux individus, et notamment aux femmes, et qui commandent de se soumettre et d’obéir, au risque de s’effacer soi-même : Nous voilà donc enracinés dans un ensemble de sons, d’outils, de gestes, de déplacements qui forment toute la panoplie de conventions dont nous avons besoin pour nous comprendre, pour nous lire dans une réalité patronnée par une image la résumant […]. Toutes les conventions, même les plus anodines, sont tenues par le nouvel arrivant comme ne pouvant être autres. Ces conventions de réalité sont à ce point nécessaires à chaque monde pour se maintenir qu’un individu qui propose d’en changer une partie doit être prêt à faire face à une hostilité féroce. […] La

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fiction la plus répandue dans une même société, celle qui est le plus en usage, c’est la fiction dominante30.

23 La fiction dominante tire son pouvoir du fait qu’elle s’affiche comme réelle, naturelle et immuable. Mais elle est le fruit d’une construction et a un effet de normalisation sur les identités qui empêche les individus de se réaliser pleinement, de poser des actions qui sont cohérentes avec leurs désirs, leurs aspirations. La fiction dominante impose notamment aux femmes de reproduire le cycle de la maternité sans rien inventer, sans rien désirer. Elle commande de rester à sa place, de ne pas faire de vague, de se conformer à la loi et l’ordre du couple, aux conventions de la féminité. Jacob représente l’emprise des fictions dominantes sur les individus31 et, en ce qui concerne les femmes, la maternité constitue la plus prégnante d’entre elles. Dans trois des quatre œuvres abordées, la maternité est représentée comme le fruit d’une contrainte et comme une punition32.

24 La récupération du fait divers chez Marguerite Duras et Suzanne Jacob témoigne d’un engagement littéraire à la fois politique et poétique, lequel se manifeste par la volonté de dire et de raconter autrement l’histoire d’individus rapportée dans les faits divers, en présentant une interrogation des faits qui élargit la question de la responsabilité par le décentrement du crime et l’interpellation des témoins directs ou indirects. Pensons aux lecteurs de journaux, invités à sortir de l’inertie et à se sentir concernés par le sort d’autrui, concernés au point de poser une action ici et maintenant. Chez ces écrivaines, l’imagination déloge la factualité comme mode d’investigation du réel et d’accès à la vérité — une vérité toute relative, cependant.

25 Chez Duras, très nette est cette interrogation sur la vérité, qui se ressent non seulement dans le parti pris de l’indécidable, mais aussi par une réflexion explicite sur ce qu’elle représente : « — Et la différence entre ce que je dirai et la vérité, qu’en faites-vous ? — Elle représente la part du livre à faire par le lecteur. Elle existe toujours, soutient ainsi l’interrogateur » (AA, p. 9-10, nous soulignons). Celle qui forge autre part l’expression d’« inintelligible vérité33 » élève par ailleurs le simulacre théâtral au rang du « sacré, à l’égal de la vérité34 ». L’année où paraît L’Amante anglaise, le journaliste et écrivain surréaliste Jean Schuster publie un entretien avec l’écrivaine dans la revue L’Archibras. Duras y fait l’apologie de « [l]a folie [dans l’écrit], seule sauvegarde contre le faux et le vrai, le mensonge et la vérité, la bêtise et l’intelligence : fin du jugement35 ». On voit bien dès lors comme se creuse l’écart entre la vérité journalistique (comportant nécessairement une part de fausseté par son obsession du fait, du visible, les impératifs quotidiens de la rubrique…) et cette recherche que mène l’auteure, par la littérature, d’une vérité approximative, plus exacte, puisqu’ouverte.

26 Même si Jacob n’élabore pas autant que Duras un discours autour du mot « vérité », la manière dont elle prend ses distances avec les circonstances réelles du crime, par exemple, fait que la question de fond demeure la même : quelle est cette vérité qu’il faut dire ? Celle, vérifiable, qui prend en compte les faits, mais risque d’être inexacte en délaissant une frange invisible de l’événement ? Ou bien plutôt une « vérité fictionnelle », qui se donne déjà pour ce qu’elle est, imaginaire, mais qui, prenant tous les risques, a une chance de mieux rendre compte d’une expérience, d’une vie, d’une manière de voir les choses, et par là de toucher au plus près à l’événement… ? La dernière alternative n’est pas dépourvue d’intérêt, peut-être surtout en ce qui a trait aux femmes et aux crimes domestiques : elle éviterait que l’horreur du fait divers et

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l’exploitation médiatique de son aspect « contre-nature » n’empiètent sur la réflexion, la mise en perspective de l’événement.

27 La façon particulière dont Duras et Jacob s’approprient le fait divers rend finalement compte, à notre sens, d’un engagement féministe en ce qu’elle questionne la condition des femmes et leur assujettissement à la loi patriarcale. Elle tend à montrer que ces rapports de pouvoir sont systémiques et qu’ils se perpétuent grâce à la complicité et au silence des témoins. Il s’agit bien d’un engagement féministe puisque les œuvres étudiées dévoilent ces secrets en prêtant la parole aux femmes36 et en les unissant dans un « nous » qui s’oppose à l’isolement vécu dans la sphère domestique et que le fait divers médiatique reconduit.

ANNEXES

Annexe

Article anonyme plutôt tendancieux paru dans Le Monde le 29 février 195237. Il présente une condamnation sans appel de l’accusée : « Elle fut sauvage, impitoyable. » ; « Amélie Rabilloud n’eut pas le courage de son geste. Elle ne songea qu’à l’impunité. » C’est contre ce genre de traitement du fait divers que semble se positionner Duras, en prenant la défense de ce qui paraît indéfendable.

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NOTES

1. A.-Cl. Ambroise-Rendu, Petits récits des désordres ordinaires : les faits divers dans la presse française, de la troisième République à la Grande Guerre, Paris, Seli Arslan, 2004. 2. Cette tendance n'est pas le fait d'une génération d'écrivaines en particulier ; elle s'inscrit dans le contexte plus large des rapports entre presse et littérature qui émerge au XIXe siècle. 3. Selon Bourdieu, le fait divers captive l'attention du public et le détourne ainsi des « informations pertinentes que devrait posséder le citoyen pour exercer ses droits démocratiques ». P. Bourdieu, Sur la télévision suivi de L’emprise du journalisme, Paris, Liber, 1996, p. 16-17. 4. Notons qu’à ce jour, aucune certitude n’a pu être établie quant à l’identité du ou des criminels. L’affaire n’en est pas moins restée ancrée dans l’esprit populaire, notamment en tant qu’emblème de l’emballement médiatique et des ratés judiciaires. Ont aussi participé à la vitalité de ce fait divers les rebondissements multiples qui ont ponctué l’enquête. Ainsi, de 1984 à nos jours, au gré des différents témoignages, des analyses médico-légales ou encore des expertises graphologiques, plus d’un suspect a été mis en cause. Il est toujours demeuré impossible cependant d’établir de manière formelle la culpabilité de l’un d’eux. Le plus récent développement de l’affaire s’est produit au cours de l’été 2017. À la lumière d’une expertise graphologique et de recoupements de déclarations effectués par ordinateur, des membres de la famille élargie des Villemin ont été placés en garde à vue, tandis qu’un nouveau témoignage ramenait sous les projecteurs l’un des témoins-clés dans l’affaire, soupçonné de complicité dans l’enlèvement de l’enfant. Jusqu’ici, ces nouvelles démarches ne se sont soldées par aucune accusation. 5. M. Duras, Sublime, forcément sublime [1984], précédé de C. Mavrikakis, « Duras aruspice », Montréal, Héliotrope, 2006, p. 43 (Désormais S). 6. Terme utilisé ici sans connotation péjorative. 7. Institut national de l’audiovisuel, Marguerite Duras et Claude Régy à propos de la pièce Les Viaducs de la Seine-et-Oise, émission « Le masque et la plume » (14 février 1963). [consulté le 08/02/2016]. 8. Quoique le cas d’Amélie Rabilloud ait inspiré à Duras trois œuvres, c’est principalement lors du passage de la première à la deuxième que sont survenus des changements majeurs, la troisième œuvre reprenant pour l’essentiel le texte de la précédente. La différence entre les deux derniers textes tient surtout à ce que l’une des trois parties de L’Amante anglaise a été supprimée dans Le Théâtre de l’amante anglaise, qui se présente sous la forme d’un diptyque. 9. Notons que Duras fait subir au fait divers une variation dans son roman : la victime n’est plus en effet le mari, mais bien la cousine de Claire. 10. J. Demers, « De la sornette à L’Amante anglaise : le récit au degré zéro », dans Études françaises, vol. 14, no 1-2, 1978, p. 3-20. 11. M. Duras, L’amante anglaise [1967], Paris, Gallimard, 1986, p. 139 (Désormais AA). 12. L’un des personnages du roman confiera d’ailleurs à son fils, devenu adulte, avoir refusé qu’il ait un père, refusé la présence d’un père dans leur vie. Elle explique sa décision en racontant comment son propre père, en accord avec le curé de la paroisse, avait pris la décision de mettre au monde le quatorzième enfant de sa mère même si cela la condamnait à mourir d’une hémorragie. « C’est ainsi que j’ai perdu ma mère à l’âge de sept ans. Je n’éprouve aucune émotion aujourd’hui à te conter cette histoire. Cette histoire s’est répétée plusieurs fois, pendant des siècles. Lorsqu’on a enterré ma mère, j’ai pris la décision qu’il n’y aurait aucune forme de père qui pourrait me mettre à mort de cette manière ». S. Jacob, L’Obéissance [1991], Montréal, Boréal, 1993, p. 236-237 (Désormais O). 13. Le roman s’ouvre sur ces lignes : « Ce que je crois, c’est que toutes les personnes humaines savent déjà ce que je m’apprête à dire. J’ai mis des années à découvrir ce que je m’apprête à dire aujourd’hui. Si je devais mourir dans l’instant qui suit, il serait juste de dire […] que ma vie tout

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entière a été exclusivement consacrée et dédiée à cette lente et longue découverte qui n’a jamais été un secret pour personne, mais bien la porte grande ouverte à laquelle je n’ai pas cessé de heurter et de me heurter, jusqu’à ce qu’elle me paraisse enfin céder. / Ce que je reprocherais alors à toutes les personnes qui ont été témoins de cet acharnement à découvrir ce qui n’était un secret pour aucune d’elles, à tous ces témoins de mes désespoirs lorsque cette porte m’apparaissait comme un véritable organisme évolué développant de façon autonome de nouveaux systèmes de verrouillage au fur et à mesure que j’étais sur le point d’avoir raison d’une de ses fermetures […], ce que je leur reprocherais, c’est de ne jamais avoir pris sur eux de me dire […] que cette porte était tout bêtement ouverte » (O, p. 9). 14. « Il semble en effet se tramer, entre romanciers et journalistes, ou plutôt — et cela est capital — entre les romanciers et leur imaginaire de la démarche journalistique, un rapport de force s’articulant autour des questions telles que : “De quelle nature, de quelle qualité est le savoir sur l’événement tel qu’il est rapporté par le romancier / par le journaliste ?”, “Quelles compétences le romancier / le journaliste peut-il revendiquer en propre lorsqu’il traduit le réel en discours ?” L’efficacité particulière de chaque discours se dégage au terme de ce jeu d’associations et de dissociations. » É. Brière, « Faits divers, faits littéraires. Le romancier contemporain devant les faits accomplis », dans Études littéraires, vol. 40, no 3, 2009, p. 159. 15. R. Barthes, « Structure du fait divers » [1964], dans Essais critiques, Paris, Seuil, 1966, p. 189. 16. « En cela, Yvonne Vézina n’était pas une femme exceptionnelle, mais une femme ordinaire [nous soulignons] qui participait simplement à la vitalité de l’espèce humaine, comme c’est le rôle des mères humaines, en installant de sordides interdits par des gifles, des larmes et des cris, sous prétexte d’une tasse ébréchée ou d’un échec scolaire en géographie. Grâce à la vigilance maternelle, on ne risquait pas de dégénérer en s’emmêlant les sangs » (O, p. 48). 17. La notice du Dictionnaire encyclopédique des sciences de l’information et de la communication consacrée au fait divers insiste sur l’identification négative qui caractérise la réception du fait divers médiatique : « Au lieu, comme les autres formes de communication médiatée, d’instaurer une dynamique d’identification et d’appartenance sociale et culturelle commune, le fait divers instaure une forme négative d’identification : une identification par le rejet. C’est dans le rejet des représentations du fait divers que se fonde […] la réponse attendue du destinataire de la communication. » B. Lamizet et A. Silem (dir.), Paris, Ellipses, 1997, p. 244-245. 18. S. Jacob, « La Mort en février », dans Un dé en bois de chêne, Montréal, Boréal, 2010, p. 156 (Désormais « M »). 19. Dans L’Obéissance, le personnage de Julie voit dans le silence et l’inaction « une hypocrite et active complicité avec la répétition de la torture » (p. 12). 20. Fr. Évrard, Fait divers et littérature, Paris, Nathan, 1997, p. 8-9. 21. Voir S. Mombert, « La fiction », dans D. Kalifa, Ph. Régnier, M.-È. Thérenty et A. Vaillant (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde, 2011, p. 825. 22. M.-H. Boblet-Viart, Le Roman dialogué après 1950, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 17. 23. Ibid. 24. Ibid., p. 16. 25. Cette phrase, que prononce l’interrogateur de L’Amante anglaise, « Marguerite Duras elle- même la reprend à son compte en repondant́ à une interview » : M. Borgomano, « Le dialogue dans l’œuvre de Marguerite Duras : une zone de turbulences », dans Loxias, no 4, 2004. [consulté le 01/04/2016]. 26. M.-H. Boblet-Viart, Le roman dialogué après 1950, ouvr. cité, p. 57. 27. Ibid., p. 24. 28. Roland Barthes voit dans le fait divers « une information totale ou, plus exactement, immanente ; il contient en soi tout son savoir : point besoin de connaître rien du monde pour

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consommer un fait divers ; il ne renvoie formellement à rien d’autre qu’à lui-même ». R. Barthes, « Structure du fait divers », art. cité, p. 189. 29. Dans Fait divers et littérature, Fr. Évrard fait le même constat : « le fait divers favorise l’irresponsabilité du lecteur qui renonce à expliquer le sens de l’anecdote », ouvr. cité, p. 7. 30. S. Jacob, La Bulle d’encre [1997], Montréal, Boréal, 2001, p. 34-35. 31. Pour Suzanne Jacob : « Une des fonctions de l’art au sein des sociétés humaines est de permettre à chaque individu, alors qu’il a enraciné son existence dans une convention de réalité suffisamment stable pour pouvoir y assurer sa survie, de percevoir que cette convention de réalité qui le régit est une version des choses, est cette version des choses qui donne au monde et à lui-même une lisibilité, mais que cette version pourrait tout aussi bien en être une autre. L’art accomplit sa fonction en proposant des versions, des fictions diversifiées du monde, d’autres organisations, d’autres matrices de perception, d’autres synthèses, d’autres images globales, d’autres intuitions, plus ou moins conformes aux fictions dominantes. Cette diversité des versions donne à voir les espaces du possible, du non-advenu, du renouveau, des mutations, des métamorphoses, du mouvement, du souffle, de la régénération, c’est-à-dire de l’espace où nous pouvons continuer à naître » (Ibid., p. 36-37). 32. « Hubert crut qu’elle lui résistait. Il fallait lui montrer. Il lui montra. Neuf mois plus tard, Florence accouchait d’un garçon, Rémi » (O, p. 69). 33. M. Duras, Emily L., Paris, Éditions de Minuit, 1987, p. 89. 34. M. Duras, Le Théâtre de l’amante anglaise, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1991, p. 11. Il s’agit là plus spécifiquement d’un hommage de l’auteure au talent de la comédienne française Madeleine Renaud, qui à quelques reprises a prêté sur scène sa voix à des personnages durassiens. 35. M. Duras et J. Schuster, « Voix off » [entretien avec Jean Schuster], dans L’Archibras 2, Paris, Terrain vague, 1967, p. 14. Il est intéressant de relever que L’Amante anglaise est dédiée à Jean Schuster. Étant donné la simultanéité des deux publications, il est permis de supposer une concordance entre les propos de Duras sur la folie lors de son entretien et le développement du thème de la folie dans le roman. 36. Pour A. Makowiak, « [l]’engagement en ce sens est le passage d’une parole privée, énoncée par un sujet, à une parole intersubjective qui s’adressant à autrui me lie aussi à lui », « Paradoxes philosophiques de l’engagement » dans E. Bouju (dir.), L’Engagement littéraire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 24. 37. < http://www.lemonde.fr/archives/article/1952/02/29/amelie-rabilloud-qui-depeca-son- mari-est-jugee-cet-apres-midi_2009828_1819218.html ?xtmc =rabilloud&xtcr =2> (page consultée le 23 janvier 2018).

RÉSUMÉS

Dans la mesure où les travaux sur l’engagement littéraire traitent peu de figures d’écrivaines, cet article entend interroger le rapport que Marguerite Duras et Suzanne Jacob entretiennent avec le fait divers en éclairant les procédés (fragmentation narrative, usage du dialogue, ambiguïté du récit, notamment) qui permettent de considérer cette récupération du médiatique par le littéraire comme une forme d’engagement. Contre un fait divers qui ferait « diversion » (Bourdieu, 1996), les deux écrivaines privilégient l’interpellation pour initier une réflexion sur les résistances quotidiennes que chacun, sur une base individuelle, peut déployer pour ne pas céder

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au jugement péremptoire et détaché que permet un certain traitement du fait divers journalistique.

Considering the little space devoted to women writers in studies about engagement, this article aims to question Marguerite Duras and Suzanne Jacob’s relation with the small news (fait divers). Their use of various processes (narrative fragmentation, dialogue, blurred narrative, for instance) indeed allows to regard their literary reappropriation of the news as an act of engagement. In order to avoid “diversion” (Bourdieu, 1996), the two writers rather count on interpellation to initiate a reflection about the way each and every one can resist the peremptory and distant judgment a certain treatment of the news leads to.

AUTEURS

MYLÈNE BÉDARD Université Laval (Québec), CRILC. Mylène Bédard est professeure adjointe au Département de littérature, théâtre et cinéma de l’Université Laval et membre du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ). Elle a fait paraître aux Presses de l’Université de Montréal en 2016 un ouvrage intitulé Écrire en temps d’insurrections : pratiques épistolaires et usages de la presse chez les femmes patriotes (1830-1840) (Prix du Canada en sciences humaines et sociales). Ses travaux en histoire littéraire et culturelle s’intéressent aux pratiques littéraires des femmes, aux genres de l’intime ainsi qu’à la presse. Elle mène actuellement un projet de recherche sur les femmes journalistes dans les années 1930 au Québec (FRQSC, 2016-2019).

KATHERYN TREMBLAY Université Laval (Québec), CRILC. Katheryn Tremblay est doctorante en études littéraires, sous la direction de Guillaume Pinson (U. Laval). Elle a effectué diverses communications relatives aux rapports entre presse et littérature, notamment dans le cadre du colloque international « Duras infinie » (Universidad Complutense de Madrid, 2014), et a également coorganisé le « Premier colloque jeunes chercheurs en littérature et culture médiatique » (Maison de la littérature, Québec, 2016). Elle contribue au projet international Médias 19, consacré à l’étude de la culture médiatique au XIXe siècle, à titre d’auxiliaire de recherche.

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Voix de faits : vers une « dénarrativisation » du fait divers chez François Bon et Laurent Mauvignier

Frédéric Martin-Achard

1 Parmi les nombreuses fictions narratives d’expression française qui s’inspirent ou s’emparent d’un fait divers, les deux textes sur lesquels portera cette étude, Un fait divers (1990) de François Bon et Ce que j’appelle oubli (2011) de Laurent Mauvignier1, ont la particularité de reléguer immédiatement la référence au fait divers à leur seuil, en quatrième de couverture : chez François Bon, un article du Courrier de l’Ouest qui annonce la tenue du procès en assise et reprend le récit du crime y est reproduit, tandis que chez Mauvignier figure la mention suivante en italique : « Cette fiction est librement inspirée d’un fait divers, survenu à Lyon, en décembre 2009. » Le titre du roman de Bon est ambivalent : s’il souligne d’emblée l’étroitesse du rapport entre le fait divers et l’œuvre romanesque, il permet, d’une part, de circonscrire là encore le fait divers au péritexte du roman et, d’autre part, d’affirmer, par l’usage de l’article indéfini, le caractère indifférent ou la valeur générique du fait en question. C’est ce rapport entretenu par le récit à la matière du fait divers que nous allons interroger. La seconde particularité commune aux récits de Laurent Mauvignier et au roman de François Bon est qu’au récit journalistique de l’événement va se substituer un dispositif énonciatif et narratif singulier, dans lequel la voix occupe une place centrale. Dans un ouvrage consacré à l’écriture du fait divers dans la presse française au XIXe siècle, Laetitia Gonon montre que ces récits, souvent très brefs, reprennent des modèles textuels volontiers stéréotypés et présentent dès lors différents types de figement : narratif, « fondé sur le retour de propositions identiques, de titres et d’amorces », syntaxique, qui « repose alors sur des expressions toutes faites intervenant de façon rituelle » et, enfin, « de l’ordre chronologique2 ». L’hypothèse que nous formulerons est que les dispositifs de François Bon et Laurent Mauvignier ont une incidence sur ces différentes formes de figement par l’exhibition des voix qui constituent le fait divers, la

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déconstruction de la chronologie du récit, la monstration enfin et la critique des expressions figées qui circulent sur le fait divers. Le corollaire de cette hypothèse est que ces phénomènes concourent à une forme de « dénarrativisation » du fait divers et d’affaiblissement de sa valeur événementielle.

Exposition des voix

2 Contrairement au récit du fait-diversier dans lequel « le journaliste est un narrateur essentiellement effacé3 », celui de Laurent Mauvignier se présente comme le soliloque4 d’un je qui s’adresse à un allocutaire muet, lequel n’est autre que le frère d’un jeune homme battu à mort par quatre vigiles pour avoir bu une canette de bière dans un supermarché sans l’avoir achetée au préalable. Cette voix narrative à l’identité incertaine s’exhibe, met en scène ses questionnements, ses doutes, ses détours et ses revirements : [I]l marche avec les mouvements et les écarts qu’il faut pour éviter les Caddies et les gens — mais je ne sais pas s’il va tout de suite vers les bières, je ne crois pas, il tombe dessus presque par hasard, très vite, à droite dans l’entrée du magasin et non pas au fond à gauche comme il croit s’en souvenir (C, p. 11).

3 L’usage très fréquent du tiret marque ici le décrochage énonciatif du commentaire, de la modalisation épistémique, mais il permet souvent de faire entendre plusieurs voix, de déployer plusieurs strates énonciatives simultanées. Non seulement le locuteur modalise son récit (il affirme une forme de non-savoir, puis récuse comme peu probable les faits envisagés avant de proposer une autre hypothèse), mais il le « fictionnalise » en attribuant des états mentaux à un personnage, et cette fois-ci de façon assertive5. Aussi le récit opère-t-il d’emblée un premier pas de côté en opérant une « fictionnalisation » du fait divers.

4 Mais la modalisation peut aussi être autonymique6 et porter sur les mots employés par un locuteur précautionneux, associée à diverses formes d’épanorthoses : [C]e qu’il a fait, non pas tenter de nier lorsqu’il les a vus arriver sur lui et qu’ils se sont, je ne dirais pas abattus sur lui, parce qu’ils étaient lents et calmes et qu’ils n’ont pas du tout fondu comme l’auraient fait, disons, des oiseaux de proie, non, pas du tout, au contraire ils se sont arrêtés devant lui (C, p. 8).

5 Le discours mêle les marques de reformulation du propos et des boucles réflexives sous forme d’incidente ou d’incise. Les deux gloses relèvent de deux formes distinctes de non-coïncidence du dire : entre les mots et les choses dans le premier cas et interlocutive entre les co-énonciateurs (en l’occurrence le je et son allocutaire) dans le second cas. Le discours progresse donc en exhibant son dire par interruptions ou suspensions (l’ellipse du participe passé), corrections et rectifications, commentaires et revirements à la limite de la palinodie. Les hésitations, reformulations et précautions lexicales du locuteur tendent à la fois vers ce que Jacqueline Authier-Revuz décrit comme une « nomination au terme d’une recherche », qui creuse dans le dire « l’écart de la difficulté à nommer dont ce dire marque, sinon la solution, au moins le terme », et vers la « nomination avec remplacement », parcours « accidenté, heurté, d’un dire effectué puis remplacé par un autre dire effaçant, annulant le premier7 ». Dans les deux cas, les événements se trouvent dilatés et leur narration étirée par l’exposition du travail de nomination.

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6 Si le récit est fondamentalement monologal8, il n’est pas pour autant monologique, c’est-à-dire que la voix narrative est sans cesse traversée par des discours hétérogènes qu’elle représente sous différents modes, et ce dès les premières lignes de l’incipit : [E]t ce que le procureur a dit, c’est qu’un homme ne doit pas mourir pour si peu, qu’il est injuste de mourir à cause d’une canette de bière que le type aura gardée assez longtemps entre les mains pour que les vigiles puissent l’accuser de vol et se vanter, après, de l’avoir repéré et choisi parmi les autres, là, qui font leurs courses (C, p. 8)

7 La proposition semi-clivée met en relief les propos du procureur au discours indirect par lequel s’ouvre donc le récit ; d’emblée, d’autres voix que celle du locuteur s’imbriquent les unes dans les autres : le discours des vigiles est narrativisé (« l’accuser de vol ») puis représenté au style indirect (« se vanter […] de l’avoir repéré… »). Ces voix que le locuteur donne à entendre sont celles de la victime, du procureur, mais aussi de la police, des journalistes, des collègues, du patron et de la femme du frère de la victime et enfin des clients de la boucherie tenue par les parents. Les discours hétérogènes sont représentés dans de multiples formes, parfois mixtes, des plus indirectes aux plus directes : [E]t il a le temps de se dire que l’autre, avec la barbe pas plus épaisse qu’un trait qui dessine la mâchoire, celui-là ne doit pas aimer courir, il est lourd, plus que lui, je peux courir plus vite se dit-il (C, p. 16).

8 On passe ici d’un discours indirect à un discours direct avec une incise de discours intérieur, mais sans l’appareil typographique du discours rapporté. La fluidité du glissement est assurée aussi bien par l’absence de signes typographiques que par une émancipation progressive du discours indirect vers une forme intermédiaire d’indirect libre au présent (« il est lourd »), dès lors que le discours rapporté se détache de la proposition conjonctive9. Le dialogisme se manifeste donc par un entrelacement de discours rapportés dans une grande labilité de formes, favorisée par l’absence de signes de ponctuation spécifiques ; le lissage des formes provoque une relative indistinction entre les voix, un amuïssement de leurs traits distinctifs. Pour Laetitia Gonon, le fait divers journalistique est un réseau d’interdiscours, tissé d’emprunts à diverses sources, notamment policière et médicale, dont la circulation et l’enchevêtrement rendent l’identification parfois impossible10 ; « de plus, les faits-diversiers tendent à imiter ces discours officiels, en recourant à des collocations ou des formes syntaxiques figées qui donnent l’impression au lecteur que la police, la justice, l’expertise médicale, ont été convoquées11. » Chez Laurent Mauvignier, l’hétérogénéité demeure marquée ; au fondu du fait divers, le récit substitue des formes visibles de dialogisation de la voix narrative.

9 Chez François Bon, le dispositif expose cette multiplicité des énonciateurs, dissimulée par le récit de faits divers, dans un roman polyphonique, mettant en scène une pluralité de locuteurs en une suite de monologues alternés et sans l’intervention d’un narrateur. Le réseau de voix se trouve donc décomposé en une succession de monologues qui débutent, chacun, par la désignation du locuteur. Outre les homo- énonciateurs (les victimes, les témoins, mais aussi le coupable) et les para- énonciateurs12 (l’inspecteur, le légiste, le substitut du procureur, le psychiatre expert), il faut ajouter toute une série de ce qu’on peut appeler des « méta-énonciateurs » (metteur en scène, auteur, comédien, directeur de la photographie), car le fait divers fait l’objet d’une adaptation cinématographique au sein du roman. Le texte se pare donc d’une dimension réflexive : il s’agit de réfléchir à la représentation filmique après coup du fait divers, tout en assurant la restitution des faits et de leurs répercussions sur

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leurs principaux acteurs trente mois plus tard. Mais, paradoxalement, si le roman de François Bon est nettement polyphonique et met tous les énonciateurs sur le même plan — contrairement à la voix narrative chez Laurent Mauvignier toujours en position surplombante de surénonciation13 — il n’est que très marginalement dialogique, ni même dialogal dans la mesure où les monologues ne se répondent pas. Dans les deux cas, il s’agit bien de montrer la pluralité des voix et des discours qui constitue le fait divers et de jouer de cette multiplicité contre le récit.

Déconstruction de la chronologie

10 Le dispositif d’Un fait divers, qui divise le texte en douze parties, a également des conséquences sur la chronologie narrative. Hormis la première partie, qui constitue une sorte de prologue, les onze suivantes sont intitulées « déposition » et comportent un sous-titre entre parenthèses, syntagme nominal sans déterminant qui annonce de façon plus ou moins transparente le thème principal de la déposition (rébellion, jalousies, violence…). L’ordre de ces différentes « dépositions » n’est pas strictement chronologique : les deux premières évoquent majoritairement le début de la nuit du crime, tandis que la troisième constitue une première analepse et se concentre sur la rencontre entre les personnages principaux — le meurtrier et son ex-compagne — ; les dépositions quatre à six reviennent principalement au huis clos de la nuit du crime (un monologue du meurtrier évoque son arrêt à Romorantin avant d’arriver au Mans) ; la septième marque une nouvelle analepse en narrant l’installation du couple à Marseille ; la huitième est un retour à la nuit du crime ; les dépositions neuf et dix reprennent le prolongement de la vie marseillaise, jusqu’à la séparation du couple. Enfin, la onzième et dernière déposition rappelle le dénouement du fait divers, puis le procès, et se clôt, dans une prolepse et une ellipse temporelle, sur le monologue du meurtrier anticipant sa libération future. On pourrait, en première approximation, considérer que le temps de l’histoire est double : au récit du fait divers s’entremêle celui de la rencontre entre les deux personnages principaux jusqu’à la dégradation de leur relation — les deux histoires étant énoncées depuis un moment de trente mois postérieur au fait divers, celui du procès, dans des monologues remémoratifs, proches d’une narration intercalaire. Ainsi, l’histoire seconde (les parties en analepse narrant la rencontre) résulterait d’une volonté d’ordonnancement à la fois chronologique et causal des faits pour aboutir au dénouement, au geste criminel14.

11 Or, le dispositif de François Bon est plus complexe. D’une part, sur le plan de la diégèse, la progression des deux histoires en alternance n’est pas strictement chronologique. Alors que les protagonistes du fait divers se remémorent majoritairement la nuit du drame, certains monologues narrent l’hospitalisation ultérieure ou la reconstitution des faits ou encore le procès près de trois ans après ; de même, les para-énonciateurs décrivent leurs interventions après le crime (l’inspecteur ou le médecin légiste) ou leur rôle lors du procès (l’avocat et l’expert psychiatre). Mais surtout, une nouvelle strate temporelle apparaît au sein de presque chaque déposition par le biais des membres de l’équipe de tournage qui prépare un film sur le fait divers. Ainsi, un comédien, le metteur en scène, le directeur de la photographie, deux comédiennes et l’auteur rapportent le travail préparatoire sur les lieux du tournage, la rencontre avec l’équipe, les conditions du tournage, reviennent sur le choix du sujet et les options de mise en scène, dans une fiction réflexive ou « métafiction » ultérieure qui vient redoubler la

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restitution du fait divers. D’autre part, le temps de l’énonciation des différents monologues est mouvant, difficilement situable. S’ils sont tous rétrospectifs, le moment de la remémoration varie : tous ne s’énoncent pas au moment du procès comme la division du texte en onze « dépositions » et comme certains déictiques le laisseraient entendre. Hormis la fiction seconde, dont la temporalité est celle du tournage, on peut constater que le monologue de l’avocat (FD, p. 143-149) fait référence au procès au passé composé, tout comme celui de son client qui clôt le roman (FD, p. 55-57).

12 Dans Ce que j’appelle oubli, le soliloque est proféré lui aussi dans un après-coup non seulement par rapport au fait divers, mais aussi par rapport au procès. Outre cette postériorité aux faits rapportés, le temps de l’énonciation est insituable précisément. Le récit du fait divers est mené au présent, mais, comme chez François Bon, l’ordre en est sensiblement perturbé par des prolepses15 et la remémoration de souvenirs 16 de la victime, antérieurs au meurtre, qui confère une épaisseur temporelle au texte. Mais plus encore que ces transgressions à la chronologie du fait divers, le récit de Laurent Mauvignier remet en cause le critère définitoire principal du fait divers selon Barthes : son immanence. En effet, selon Barthes, le fait divers « est une information totale », qui « contient en soi tout son savoir » ; c’est « une structure fermée17 ». Or, précisément, contre la clôture narrative, le texte de Mauvignier joue la non-clôture de la phrase puisque le texte consiste en une phrase ou plutôt en moins qu’une phrase graphique, car il débute par une minuscule et ne se termine pas par un point. L’absence de bornes initiales et finales de la phrase graphique est redoublée par des phénomènes syntaxiques et énonciatifs : le soliloque débute par la conjonction de coordination « et » en minuscule, laissant envisager l’ellipse d’une ou plusieurs propositions dans une phrase prise in medias res. De même, le récit se conclut par la rumination intérieure de la victime et s’arrête sur un ultime tiret simple ouvrant, qui, à la fois, renvoie à une nouvelle incidente élidée, hors texte (comme le début invite à considérer un hors-texte préalable), et marque le silence d’une pause musicale. Non seulement le fait divers n’est pas tout entier dans le récit, mais encore la voix qui l’interroge ne parvient pas à l’expliquer définitivement, à lui attribuer une signification dernière. À la clôture, à l’immanence du fait divers, le texte oppose l’ouverture de la quête du sens, l’interrogation toujours relancée de l’événement, de sa violence, et des mots pour le dire.

Monstration et critique du figement linguistique

13 Car il s’agit d’interroger aussi bien ce que le fait divers révèle du réel social que les mots, les expressions figées, pour le dire. Chez François Bon une opposition se dessine entre la langue commune, vulgaire, du fait divers, « à l’abord informe », et la langue littéraire, qui reste à trouver, « à l’écart des faits pour garder sa hauteur, quand les faits sont choisis justement pour n’avoir rien à signaler » (FD, p. 29-30). La critique du « déjà- dit » est portée dans le roman par le comédien et l’avocat : Il y a eu le réquisitoire des parties civiles : « soirée de haine », ou bien « une effroyable descente aux enfers », c’est si facile de coller les mots qui plaquent sur la réalité complexe tel registre d’une autre, plus symbolique qui lui préexiste. […] Et « effroyable » aurait été plus efficace après « descente aux enfers », qu’il réduit au cliché, parce que voilà seulement le cas que fait l’ordre du monde des épines qui le traversent : les faire coïncider avec les petites cases pour lesquelles des mots sont prévus (FD, p. 144-145).

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14 L’avocat se livre à une critique linguistique des phénomènes phraséologiques propres

aux discours du fait divers, dont s’emparent les parties civiles. Le syntagme nominal N1

de N2 « soirée de haine » présente certains traits de figement tels que l’impossibilité d’y insérer un autre constituant18, mais ces deux substantifs restent libres et son sens est compositionnel. Il se rapproche de la collocation19 sans constituer pleinement un phrasème20. En revanche, le deuxième syntagme complexe, qualifié de « cliché », présente un plus important degré de figement syntaxique : les deux substantifs sont contraints, à la limite de la composition21, tandis qu’« effroyable », sur lequel porte la critique de l’avocat, peut s’interpréter comme une épithète de nature ou relever de la collocation. Le reproche de l’avocat est aussi grammatical et porte sur l’antéposition de l’épithète, adjectif de troisième type, quand la postposition lui restituerait la force sémantique d’un adjectif qualificatif. L’ordre des mots de ce langage affadi ne bouscule pas l’ordre du monde établi.

15 Si les para-énonciateurs sont porteurs d’une critique de la phraséologie propre au fait divers, ils en assurent aussi la reproduction. Ce sont dans les monologues de l’inspecteur, mais aussi du substitut du procureur et de l’expert psychiatre que sont représentées la plupart des expressions figées et des unités phraséologiques qui rappellent une forme de sociolecte professionnel. Le premier trait caractéristique du monologue de l’inspecteur est l’usage récurrent de la voix passive et en particulier du passif incomplet, sans réalisation du complément d’agent22 : Qu’en présence du premier substitut du procureur constatations furent faites rue de l’Abbé-Gruget […] d’une Mobylette attachée par chaîne et cadenas à la grille d’un entresol et cadenas correspondant à la clé trouvée sur Frank […]. Que témoignages furent recueillis de son passage en milieu de nuit au restaurant routier de Romorantin, comme témoignages furent recueillis de l’attente en différents points de la ville […]. Que constatations furent faites de l’heure de son intrusion dans l’appartement de Charles Catherine et des dégradations volontaires qui y furent commises, en particulier sectionnement évident des fils du téléphone (FD, p. 16).

16 Le passif incomplet, qui coïncide ici avec des constructions binaires proches de la collocation, écarte tout agent humain et rappelle ainsi l’impersonnalité du rapport de police ; mais il n’est pas, pour autant, le signe d’une recherche de réalisme sociolinguistique de la part de François Bon. Les tournures passives et les collocations se répètent et forment un chiasme : le monologue ne mime ni la spontanéité de l’oral ni le figement d’un technolecte policier. Le chiasme, les répétitions et l’anaphore de la conjonction « que » en tête de phrase concourent à des effets qui relèvent plus d’une forme de préciosité rhétorique que d’une oralité spontanée.

17 Le second trait essentiel consiste dans les collocations et les épithètes de nature : « époux légitime », « contusions violentes à la tête », « engageant conversation », « s’en rendit maître », « traces vives », « l’appartement sis 119 avenue René-Gasnier23 », etc. Enfin, le troisième trait caractéristique de ce style des para-énonciateurs réside dans l’absence fréquente de déterminant ou plutôt dans l’usage massif de l’article zéro, souvent interprété par les grammaires comme une marque de figement24. Chez François Bon, il intervient aussi bien dans des constructions plus ou moins figées telles que des collocations et locutions (« s’en rendit maître », « à usage chirurgical », « après enquête »), que dans des appositions (« Frank, accusé principal ») ou des structures plus inattendues (« comme chaque année à même époque25 »). Des études linguistiques récusent l’idée selon laquelle l’article zéro serait un indice de figement26, ce que semblent aussi montrer les exemples précités. Toutefois, ce qui importe ici, ce n’est pas

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tant le fait que l’article zéro constitue effectivement un indice linguistique de figement, mais qu’il contribue stylistiquement à générer un effet de figement, un effet de phraséologie officielle.

18 Dans Ce que j’appelle oubli, la voix de chaque énonciateur est peu distincte et la représentation de discours figés du fait divers moins prégnante. On peut cependant en relever quelques traces chez des énonciateurs secondaires. Il ne s’agit pas tant de phénomènes de figement syntaxique que de stéréotypes, entendus comme « un schème collectif figé27 », ou de lieu commun, au sens non spécifique d’idée banale, doxique. Toutefois, ces lieux communs prennent une forme linguistique privilégiée, qui est celle de l’énoncé générique28 : [E]t tes collègues te plaindront au moins le temps d’un après-midi, et même ton patron dira que c’est une honte de mourir pour si peu, on ne doit pas mourir pour ça, dans quel monde on vit dans quel monde, diront-ils […] [O]u les clients de votre père […], hésitant un peu, faussement timides, au lieu de dire comme d’habitude, il fait beau aujourd’hui, prendre la mine de circonstance, on a appris pour votre fils, dans quel monde on vit, hein (C, p. 56 et 33)

19 Ces énoncés génériques ont tous en commun une forme d’impersonnalité (présentatif, présent gnomique, pronom « on ») qui permet leur circulation au sein du récit d’un énonciateur à un autre : les propos du procureur se retrouvent chez les collègues de travail du frère de la victime, lesquels partagent les mêmes lieux communs que les clients de la boucherie des parents. Et c’est cette circulation que la voix narrative déplore : [L]es mots que le procureur et la police ont dit et répétés et qu’on a entendus dans les rues et les journaux, jetés sur la voie publique comme pour y faire pousser des fleurs (comme si toute la vérité du monde tenait là-dedans !) (C, p. 37-38)

20 Le locuteur souligne l’inadéquation entre ces formules standardisées et impersonnelles, et le réel, qu’elles réduisent. Ces mots de tout le monde ne sont les mots de personne ; ils relèvent d’un « déjà-dit » et renvoient à une doxa suspecte, car accréditant l’ordre d’un monde rendant une telle violence possible.

21 En revanche, chez François Bon, l’effet de figement se mêle à d’autres traits stylistiques tels que des perturbations dans l’ordre des mots (accumulation de constituants à gauche de la phrase, conjonction « que » en tête de phrase) et de nombreuses phrases averbales. Ce dernier trait est particulièrement significatif : associée à de nombreux déverbaux et à une forte présence des modes non personnels du verbe, la phrase averbale procède à une forme de réification du fait divers. Le procès se fait chose ; et cet affaiblissement de la valeur événementielle du fait divers s’accompagne de l’évacuation de tout agent humain par le passif incomplet. C’est que, in fine, l’événement importe peu, il est « tout juste un froissement provisoire rapporté au temps arrêté de la ville et des routes » (FD, p. 14).

22 En définitive, le fait divers chez François Bon et Laurent Mauvignier n’est pas tant exploité pour ses potentialités narratives, qu’interrogé pour ce qu’il recèle d’un savoir à la fois intime et collectif, relevant des sciences humaines et sociales. Les deux auteurs s’inscrivent ainsi dans un pan important du roman contemporain29, qui questionne les discours portés sur le fait divers, se penche sur ses répercussions subjectives30, refuse l’immanence de l’événement, et se méfie du romanesque trop évident qui s’en dégage31. Ce travail de sape du récit n’est pas sans rappeler, mutatis mutandis, celui que décèle Weinrich dans la réception du mythe, « réduit dans son caractère narratif et immobilisé dans son caractère événementiel32 ». Pour Weinrich, nous ne parlons plus

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« narrativement » d’un sujet sérieux, mais dans un langage argumentatif, évitant savamment toute séquence narrative. Certes, les textes de Laurent Mauvignier et François Bon ne perdent pas complètement leur caractère narratif, ni le fait divers sa force événementielle. Certes encore, le discours littéraire n’est pas explicitement argumentatif comme celui de la science désigné par Weinrich : il interroge, mais n’asserte pas. Toutefois, cette comparaison avec le mythe nous éclaire sur la place du fait divers dans ces deux récits : il est mineur et doit donc être rejeté en marge du texte ; mais il est aussi trop sérieux pour être simplement raconté et nécessite ainsi d’être interrogé, déconstruit, creusé « comme on forerait dans une épaisseur une galerie de mine » (FD, p. 129).

NOTES

1. F. Bon, Un fait divers, Paris, Minuit, 1990 (désormais FD) et L. Mauvignier, Ce que j’appelle oubli, Paris, Minuit, 2011 (désormais C). 2. L. Gonon, Le Fait divers criminel dans la presse française quotidienne du XIXe siècle, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2012, p. 57. 3. A. Petitjean, « Les faits divers : polyphonie énonciative et hétérogénéité textuelle », Langue française, no 74, 1987, p. 75. Sauf indication contraire, les soulignements sont de l’auteur de chaque citation. 4. Nous considérons que le soliloque romanesque se distingue du monologue intérieur par l’adresse à un allocutaire, des indices que le discours est rapporté, proféré ou écrit, et l’absence ou la présence ténue de traits stylistiques du discours intérieur. Voir F. Martin-Achard, Voix intimes, voix sociales. Usages du monologue romanesque aujourd’hui , Paris, Classiques Garnier, coll. « Étude de littérature des XXe et XXIe siècles », 2011, p. 28-31. 5. Selon la thèse de Dorrit Cohn, pour qui « l’esprit d’un personnage imaginaire peut être connu d’une manière dont ne peut pas l’être celui d’une personne réelle ». (D. Cohn, Le Propre de la fiction [1999], Cl. Hary-Schaeffer (trad.), Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2001, p. 181.) 6. Voir J. Authier-Revuz, Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-coïncidences du dire, t. II, Paris, Larousse, coll. « Sciences du langage », 1995. 7. Ibid., p. 605 et 621. 8. Nous considérons comme « monologal » un discours qui ne comporte qu’un seul locuteur, tandis que « dialogal » implique l’alternance effective des locuteurs. Par « dialogisme », nous entendons les phénomènes par lesquels un énoncé, dans ses interactions avec d’autres énoncés, laisse entendre une ou plusieurs voix (ou énonciateurs) autre(s) que celle du locuteur et linguistiquement marquées. On conservera « polyphonie » dans un sens non spécifique et macrotextuel pour désigner un texte mettant en scène une pluralité de locuteurs. 9. Cela confirme l’hypothèse, défendue par Laurence Rosier, d’un continuum de l’indirect au direct par un processus d’actualisation (L. Rosier, Le Discours rapporté. Histoire, théories, pratiques, Paris/Bruxelles, Duculot, 1999, p. 158). 10. Pour M. Pêcheux, « le propre de toute formation discursive est de dissimuler […] l’objectivité matérielle et contradictoire de l’interdiscours ». (M. Pêcheux, L’Inquiétude du discours, textes choisis et présentés par D. Maldidier, Paris, Édition des Cendres, 1990, p. 227). 11. L. Gonon, ouvr. cité, p. 161.

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12. Selon la typologie d’A. Petitjean, art. cité, p. 74. 13. Voir A. Rabatel, « L’effacement énonciatif dans les discours rapportés et ses effets pragmatiques », Langages, nº 156, « Effacement énonciatif et discours rapportés », 2004, p. 9. 14. Genette parle d’« arbitraire du récit » ou de « déterminations rétrogrades » pour désigner « la détermination des moyens par les fins, et […], des causes par les effets. » (G. Genette, « Vraisemblance et motivation », Communications, no 11, 1968, p. 18.) Voir aussi J.-M. Adam, Les Textes. Types et prototypes [1992], Paris, Armand Colin, 2008, p. 46 et L. Gonon, ouvr. cité, p. 41. 15. Voir par exemple le passage au futur : C, p. 17 et 29. 16. Voir C, p. 43 et 50. 17. R. Barthes, « Structure du fait divers » [1964], dans Essais critiques, Œuvres complètes, t. II, É. Marty (éd.), Paris, Seuil, 2002, p. 443. 18. Sur les critères de figement des noms composés de type Nom de Nom, voir G. Gross, Les Expressions figées en français. Noms composés et autres locutions, Paris, Ophrys, 1996, p. 53-59. 19. Au sens large, « [l]es collocations sont des mots qui tendent à apparaître ensemble. » (A. Tutin et F. Grossmann, « Collocations régulières et irrégulières : esquisse de typologie du phénomène collocatif », Revue française de linguistique appliquée, VII, 2002, p. 8.) 20. Pour I. Mel’čuk, un phrasème est « un syntagme qui ne peut pas être construit selon les règles générales de la langue », par opposition au syntagme libre, non contraint et de sens compositionnel. (I. Mel’čuk, « Phrasèmes dans le dictionnaire », dans J.-C. Anscombre & S. Mejri (dir.), Le Figement linguistique : la parole entravée, Paris, Champion, 2011, p. 42.) Mel’čuk considère la collocation comme un phrasème semi-contraint, contraint dans l’un de ses constituants, et le cliché comme un phrasème de sens compositionnel mais syntaxiquement complètement contraint. 21. Voir G. Gross, art. cité, p. 42. 22. A. Petitjean remarque que ce type de passif abonde dans les faits divers qui réservent l’énigme pour la fin de l’article (art. cité, p. 84). 23. FD, respectivement, p. 21, 53, 61, 43, 53 et 54. 24. S’agissant des titres de fait divers, pour lesquels l’article zéro exerce pleinement sa fonction d’étiquetage, L. Gonon estime qu’« [o]n atteint, avec l’article zéro, un degré de figement et de généricité important. » (ouvr. cité, p. 65.) 25. FD, respectivement p. 43, 60, 53 et 120. 26. Voir J.-C. Anscombre, « L’article zéro en français : un imparfait du substantif ? », Langue française, no 72, « Déterminants et détermination », 1986, p. 7. Pour L. Benetti, « il n’y a pas de stricte “réciprocité” entre l’absence d’article réalisé et le caractère figé de ces séquences. » (L. Benetti, L’Article zéro en français contemporain. Aspects syntaxiques et sémantiques, Bern, Peter Lang, coll. « Publications universitaires européennes », 2008, p. 15.) 27. R. Amossy & A. Heschberg-Pierrot, Stéréotypes et clichés. Langue, discours, société, Paris, Nathan, 1997, p. 64. 28. L’énoncé générique renvoie à un ON-locuteur, entité collective proche de la doxa, qu’Anscombre définit comme « une communauté linguistique présentée comme générale, et dépassant les limites du locuteur et de ses éventuels allocutaires ». (J.-C. Anscombre, « Stéréotypes, gnomicité et polyphonie : la voix de son maître », dans L. Perrin (dir.), Le Sens et ses voix. Dialogisme et polyphonie en discours, Metz, Université Paul Verlaine, coll. « Recherches linguistiques », 2006, p. 365.) 29. On peut penser, entre autres, à L’Adversaire d’E. Carrère (2000), Mariage mixte de M. Weitzmann publié la même année, Les Jouets vivants de J.-Y. Cendrey (2005), Viol de D. Sallenave (1997), ou plus récemment La petite femelle (2015) et La Serpe (2017) de Ph. Jaenada. 30. E. Carrère, par exemple, affirme n’avoir réussi à écrire L’Adversaire qu’« [e]n consentant à la première personne » et en se libérant du modèle impersonnel de T. Capote (E. Carrère, « Capote,

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Romand et moi », Il est avantageux d’avoir où aller [2016], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2017, p. 261). 31. Voir D. Viart, « Fiction et faits divers », dans D. Viart et B. Vercier, La Littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2008, p. 235-251. 32. H. Weinrich, « Structures narratives du mythe » [1970], Conscience linguistique et lectures littéraires, Paris, Éd. Maison des sciences de l’homme, 1989, p. 17.

AUTEUR

FRÉDÉRIC MARTIN-ACHARD Université Jean Monnet (Saint-Étienne), CIEREC (EA 3068). Frédéric Martin-Achard est maître de conférence en stylistique et littérature françaises des XXe et XXIe siècles à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne, membre du CIEREC (EA 3068). Il a publié Voix intimes, voix sociales. Usages du monologue romanesque aujourd’hui (Classiques Garnier, 2017) et des articles sur Bon, Mauvignier, Serena, Rolin, Yourcenar, Barthes, sur le discours intérieur et l’intériorité, le personnage romanesque et l’identité personnelle, le « récit périurbain », ainsi qu’une édition critique de conférences inédites de Sartre.

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La machine à dire beaucoup : mécanique du fait divers chez Valère Novarina “La machine à dire beaucoup”: Crime News Item's Mechanism in Valère Novarina's Writings

Sibylle Orlandi

LA MACHINE À DIRE BEAUCOUP. Duglo-Derduglo-Moribu : une requête en problématique vient d’être lancée à l’encontre de deux points parallèles de détermination rétrospectivement incapables de s’entendre pour parvenir à réussir leur rencontre à angle droit1.

1 Dans La Scène, pièce publiée par Valère Novarina en 2003, apparaît un personnage qui semble être un relais de la parole médiatique : il s’agit de La Machine à dire beaucoup, dont les surgissements rythment aussi L’Acte inconnu (2007) et Le Vrai Sang (2011). Son intervention est parfois secondée par d’autres machines : La Machine à dire la suite et La Machine sans savoir pourquoi, dans La Scène ; La Machine à faire l’homme, dans L’Acte inconnu2 ; La Machine à marcher à l’arrêt, La Machine agglutinante, La Machine à savoir pourquoi, La Machine à voir partout, etc., dans Le Vrai Sang3 — cette dernière œuvre donne à voir une multiplication proprement étourdissante des instances mécaniques. Si, en termes quantitatifs, la place qui leur est accordée varie d’une pièce à l’autre, La Machine à dire beaucoup et ses homologues occupent un rôle relativement stable : elles se présentent comme des caisses de résonance, qui accueillent et diffusent différents discours journalistiques, avec une prédilection pour les formes brèves. Le fait divers cohabite ainsi avec des promesses électorales, des bulletins météorologiques, des bulletins d’information politique, des revues de presse, etc. Dans la présentation qu’en donne le dramaturge, la ligne de partage se révèle essentiellement rhétorique : en somme, chacune de ces formes brèves se définirait moins par un contenu que par une matrice linguistique, précisément celle que le dispositif théâtral s’efforce de mettre à

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nu. Accusant certains phénomènes syntaxiques, lexicaux et rythmiques propres aux faits divers journalistiques, le dramaturge exhibe une mécanique qui semble s’auto- alimenter, dans un mouvement d’amplification incontrôlable.

Regards obliques sur un genre de discours

2 Pour assurer la reconnaissance du fait divers comme tel, mais aussi sans nul doute pour jouer avec sa logique implacable, Valère Novarina s’attache facétieusement à exemplifier jusqu’à l’outrance les traits définitoires du genre. Dans l’étude qu’il consacre au fait divers, Barthes établit deux critères stables de reconnaissance : la rupture opérée par rapport à l’ordre habituel des choses, et l’immanence du récit, qui peut être reçu et compris sans aucune connaissance préalable4. À ces critères, Laetitia Gonon propose d’ajouter deux caractéristiques : la rapidité de consommation, liée à la périodicité de la publication, et le statut des protagonistes, lesquels sont des gens ordinaires5. Dans les termes de Marine M’Sili, le fait divers offre « la chronique des particuliers et des anonymes6 ». Autant d’éléments saillants dans ce fragment livré par La Machine à dire la suite, dans La Scène : Le corps d’un expert-comptable de quarante-sept ans a été découvert dans son congélateur à Berck-Plage : une enquête est en cours à Limoges. (S, p. 87)

3 De fait, le passage est doté d’une autonomie à la fois syntaxique et informationnelle : on retrouve bien le « micro-drame » évoqué par Marine M’Sili7 : s’il est vrai que l’enquête est présentée comme en cours, il n’en demeure pas moins que l’événement marquant, celui qui constitue en quelque sorte le noyau du fait divers, est déjà livré — il s’agit de la découverte même du corps. De la sorte, quoique ménageant un possible effet de suspense, l’ensemble n’ouvre pas sur une réelle attente, et semble déjà voué à l’oubli, car si l’on en croit Laetitia Gonon, « aussitôt lu, s’il n’est pas rappelé dans les éditions suivantes qui le montent en “affaire”, le fait divers est aussitôt oublié, car remplacé par d’autres bien souvent écrits comme lui8 ». Par ailleurs, l’emploi du déterminant indéfini, qui ne présuppose pas le référent connu, confirme à la fois l’immanence du récit et le statut ordinaire de son personnage principal : le fait divers criminel suscite l’impression que tout un chacun aurait pu en être la victime.

4 Mais on trouve dans les pièces des exemplifications plus outrées encore, qui font fi de toute crédibilité pour mieux jouer avec les codes du genre. La légère surprise née du sentiment d’absurdité dans La Scène (le corps a été découvert à Berck-Plage, l’enquête est en cours à Limoges) laisse place à un trouble plus marqué dans Le Vrai Sang, lorsque La Machine à dire beaucoup se cite elle-même : La machine à dire beaucoup communique : « Un Quidam surnommé Quelqu’un, auquel seraient venus se joindre deux individus sans alibi supposés de la même farine, se sont rassemblés ce matin devant l’Assemblée du Syntagme avec un tiers de la même espèce. Et ce, pour former le premier comité quadripartite destiné à conforter dans leur opinion les sondés sans opinion. » (VS, p. 45)

5 Il n’est plus question de produire un fait divers recevable, mais bien de mettre en évidence — pour le tourner en dérision — une caractéristique mentionnée plus haut, qui a partie liée à l’anonymat. Le pronom acquiert ici certains traits du nom propre, tout en conservant une structure proche du groupe nominal : dans « un Quidam » comme dans « Quelqu’un », malgré le figement des expressions, la présence de l’article

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indéfini est encore nettement perceptible. Un tel jeu de substitution vise la mise au jour de ce que nous pourrions appeler un patron générique : un modèle du genre.

6 Cependant, et la chose est manifeste dans les paroles relayées par La Machine à dire beaucoup, ce n’est pas tant le micro-drame qui retient le dramaturge que son traitement médiatique : non l’événement même, mais sa relation. Valère Novarina se saisit d’une matière verbale, c’est-à-dire du fait divers déjà institué comme fait divers9. Dans La Scène, ce phénomène est d’autant plus net que le spectateur est confronté à la présence physique, matérielle, du journal papier sur la scène, dans les mains du personnage qui a pour nom Tête d’Isaïe10. Dans Le Vrai Sang, on assiste à un usage croissant des guillemets, qui renforce l’effet citationnel, et invite à penser l’information moins en termes de production que de reprise, de répétition, de circulation. À cela s’ajoute le recours, déjà initié en 2003 mais systématisé en 2011, à la formule inaugurale « La Machine… communique : », qui présente toute parole comme déjà médiatisée. Ainsi, une Machine peut citer une autre Machine, mais peut aussi se citer elle-même : c’est le cas dans l’intervention de La Machine à dire beaucoup mentionnée précédemment. Une fois encore, et de façon plus aiguë dans Le Vrai Sang, le fait divers est appréhendé comme une construction discursive.

7 In fine, la distinction entre la matière et sa mise en forme se trouve invalidée : il semble que l’événement ne préexiste pas à sa mise en forme, mais en résulte. Chacune des pièces pousse la logique fait-diversière jusqu’à son comble, prenant acte de l’idée que le genre, « geste des obscurs, […] est épopée de l’insignifiant11 ». Le fait même le plus dérisoire peut devenir divers, une fois intégré à une série d’informations. Ainsi dans La Scène : LA MACHINE À DIRE LA SUITE Un chien poursuivi par zoolâtrie vient d’être arrêté alors qu’il tentait de passer le col d’Aspin ou du Lauraret. Bruits de bottes à la pédiathèque municipale de Vitry-le-Sec. Le récidiviste vient de faire machine arrière en lançant des arguments tous azimuts. (S., p. 97)

8 Ce « bruit de bottes » est institué en fait divers à la faveur d’un jeu de mots12 et constitue une forme de provocation à l’égard du lecteur et du spectateur, car par un effet de contamination, le soupçon d’insignifiance est porté sur tous les récits diffusés. On peut également reconnaître ici une allusion aux préparatifs de guerre (l’expression figée « bruit de bottes » relève du domaine militaire), mais la menace que pourrait constituer l’arrivée de troupes semble se dissoudre sous l’effet comique du néologisme. Si une tension sourd malgré tout, c’est donc sur fond d’absurdité, dans le contraste entre une mention anodine et une violence latente. La gageure consiste en définitive à créer un fait divers vidé de tout contenu propositionnel, ou bien dont le contenu propositionnel serait réduit autant que possible, par exemple avec le récit d’un non- événement :

LA MACHINE À DIRE LA SUITE On porte à notre connaissance que des faits d’importance de force plus 3 seraient parvenus à notre connaissance la nuit dernière entre 23 h 56 et 23 h 8 — et ne se seraient malheureusement finalement pas produits. (S, p. 11)

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Rouages linguistiques

9 La réception du fait divers passe donc avant tout par la reconnaissance de traits syntaxiques, lexicaux, énonciatifs, identifiés comme caractéristiques du genre. Valère Novarina se livre, dans les termes de Gérard Genette13, à une imitation stylistique dont le registre oscille entre le ludique et le satirique. Le pastiche ou la charge ne visent cependant pas un auteur : le fait divers se présente comme la relation par un quidam de la mésaventure d’un quidam14. Mais le prétendu effacement auctorial a paradoxalement pour corollaire un surmarquage linguistique : les pièces pointent ces récurrences, qu’elles accentuent jusqu’à produire un effet de saturation.

10 Ainsi du recours systématique à des périphrases aspectuelles, lesquelles présentent le procès comme tout juste achevé : « un enfant de trois jours vient d’être découvert […] » (S, p. 29) ; « une requête en problématique vient d’être lancée […] » (S, p. 134) ; « [u]n instrument de sondage vient d’être exhumé des ruines du parlement nord-poitevin […] » (AI, p. 70). Ce trait, déjà caractéristique du genre au XIXe siècle, semble ici renforcé par l’impression de prise directe sur les événements permise par les nouvelles technologies. À l’ère du numérique, l’information surgit en continu et sans délai, de la même manière que surgissent sur scène les différentes machines. Une didascalie annonce, dans La Scène : « La machine à dire la suite, surgissant » (S, p. 69) ; de façon générale, il semble que les prises de parole mécaniques soient, dans les trois pièces, intempestives. Une prédilection pour la voix passive est par ailleurs nettement perceptible dans ces passages : l’attention est portée sur un seul actant, le complément d’agent n’étant, dans la majorité des cas, pas exprimé (ce phénomène syntaxique, typique des rapports de police, est largement répandu dans l’écriture fait-diversière).

11 En somme, le fait divers serait un discours a minima : si l’on peut parler de micro- drame, c’est que s’y articulent souvent unité de temps, unité de lieu, unité d’action15. À ces unités répondraient alors celle, syntaxique, de la phrase articulée autour d’un unique noyau verbal. Pour autant, l’écriture fait-diversière contemporaine telle que la représente Valère Novarina est loin de la concision que l’on pourrait attendre du genre. Si la structure de la phrase simple est conservée, elle se trouve perturbée par l’insertion d’éléments qui compromettent toute aspiration à l’épure. En témoigne la présence de nombreuses constructions détachées, avec notamment des séries d’appositions, qui provoquent un effet de dilatation : « [h]abillé d’un corps appartenant à un autre et revêtu d’apparences, un passager, cité témoin à la barre du Tribunal Impénitent de purification des erreurs, a déversé devant le jury ébahi le contenu d’un troisième larron chuté du toit » (VS, p. 98). L’accumulation de participes présents procède du même élan, qui peut conduire la phrase à la limite de la recevabilité syntaxique : « le policier n’en pouvant plus de ce dernier refusant de répondre » (S, p. 135) ; « [u]n veuf ayant décidé de se faire inséminer par son chien mort depuis six mois, n’en pouvant plus le chien lui- même ayant été peu auparavant euthanasié, vient de voir prorogée l’annulation de son contrat corporel avec l’animal » (VS, p. 112). Associé à ces procédés, le recours aux pronoms cataphoriques produit un effet de suspens et parfois de suspense : Éperdument amoureux de toutes sans savoir laquelle, un Ébroïcien de Louviers de vingt-huit printemps a méthodiquement dévoré pendant le dernier mois d’août les cent vingt-quatre mains de ses soixante-deux cousines devant l’œil indifférent de son filleul le petit Cédric, huit ans, qui filmait la scène avec une caméra de location. Loca-image : 0859897633. L’enquête est en cours au cours d’une enquête en activité. (S, p. 70)

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12 Au niveau lexical, les récits sont largement nourris par l’interdiscours, c’est-à-dire par « ce fonds commun d’expressions administratives, policières ou médicales que reprennent les faits divers du siècle16 » : la critique étudie le XIXe siècle, mais on peut par extension considérer que l’écriture fait-diversière d’une époque puise dans un fonds linguistique qui lui est contemporain. La contamination du discours par le vocabulaire technique emprunté à des champs spécialisés est donc un phénomène sinon définitoire du moins caractéristique du genre. La surprise naît, chez Valère Novarina, du télescopage de plusieurs domaines : « [u]n espace cervical vient d’être aménagé en zone tampon dans la tête du médiologue de la république » (VS, p. 105). On assiste ici à une curieuse superposition géo-médico-politique, qui feint la rigueur pour mieux dénoncer certains emplois abusifs : tout se passe comme si la parole était dupliquée mécaniquement d’un média à l’autre, sans que son sens ne se trouve jamais interrogé.

13 De cette feinte quête de précision participent aussi les nombreuses indications numérales, qui peuvent assumer diverses valeurs, comme dans ce passage du Vrai Sang : LA MACHINE À MARCHER À L’ARRÊT. La haute autorité à comptabiliser la mort communique : « Devant l’agence départementale de la disparition, deux jeunes de la CLAPUD, originaire du six quat’neuf, fumant des P-quatorze et brandissant un gros Huit-trente-trois, ont regagné à la hâte leur TT-huit-turbo et rejoint l’A-trois à hauteur du P.k vingt et un, où, devant une bretelle où ils ont stationné dix minutes dans un sèpte-seven, s’est abattu un agent de tort de la FBC, intitulé par sa maman Paul Clamsydre. Les deux bambins, animaux de souche, ont été replacés en temps voulu en zone de bien sécurisée, puis remis sous huis clos aux autorités des organisations non parentales compétentes. (VS, p. 49-50)

14 Le comique repose en partie sur le glissement inattendu d’un code sémiotique à l’autre, en l’occurrence des chiffres arabes aux lettres latines, glissement qui procure un sentiment d’étrangeté (la familière autoroute A3 est moins aisément reconnaissable sous le nom d’A-trois, quant au sèpte-seven, qui met en coprésence deux langues, il pourrait bien s’agir d’une variation facétieuse de célèbres enseignes de supermarchés, dont les noms — 7-Eleven, 8 à Huit — mêlent différents systèmes de notation). La présence de fautes d’orthographe renforce le sentiment de confusion : ici il est question de « deux jeunes de la CLAPUD, originaire du six quat’neuf, […] »), ailleurs du « Tribunal Internationnal Communicatoire » (VS, p. 100) ou encore de « camérahmanes arbitrant la vindicte » (ibidem). On peut trouver là, sans nul doute, un écho à la multiplication des coquilles dans les journaux, ainsi qu’à la prévalence de la langue anglaise (dont le « sèpte-seven » donnait déjà un exemple).

15 Il semble que Le Vrai Sang conduise à son comble une logique de déstabilisation initiée dans les autres pièces : non seulement la mécanique fait-diversière occupe une place sans précédent, mais elle est aussi plus marquée, de sorte que la veine satirique s’impose nettement. Les sigles et acronymes ininterprétables ou improbables (FBC et CLAPUD dans La Scène), acquièrent des dimensions nouvelles dans la dernière pièce, avec par exemple la mention du THOVRSSL-DPPCINVV : Très Haut Observatoire à la Virtualité du Réel Sous Surveillance Latérale et de Détection de la Présence de Précarités Concrètes Imputables à la Non-Visibilité du Visible (VS, p. 111). L’unité lexicale semble soumise à un mouvement d’expansion potentiellement infini — cet excès est précisément contraire à la logique qui régit d’ordinaire l’emploi des siglaisons, à savoir le souci d’économie. Par ailleurs, toutes les pièces sont le lieu d’un

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jeu avec le nom propre : il s’agit là encore de pointer, en le caricaturant, un usage abusif du discours médiatique en général, et de l’écriture fait-diversière en particulier, qui élève un quidam au rang de protagoniste, non sans une certaine complaisance dans le récit de ses déboires. La présence de formules volontairement lourdes et maladroites provoque une forme de défamiliarisation. C’est le cas dans une construction détachée telle que « intitulé par sa maman Paul Clamsydre », apposée à « un agent de tort de la FBC » (VS, p. 49) : l’expression est doublement étrange, parce qu’elle associe des termes inappropriés (le participe passé intitulé peut difficilement s’appliquer à un humain) et le passage brutal à un registre de langue familier et enfantin, tout à fait inattendu dans le champ journalistique (avec le substantif maman).

16 Enfin, le recours à des formules figées conclusives ou introductives redondantes ou tautologiques dénonce, outre l’automatisme, une certaine vacuité. La présence de phrases telles que « L’enquête est en cours au cours d’une enquête en activité » (S, p. 70) ou « Notre enquête de nos enquêteurs » (ibidem) n’est de toute évidence pas justifiée par le contenu propositionnel : il s’agit plutôt de baliser le discours ou, plus encore, de le nourrir artificiellement. Ce qui se présente comme le langage de la communication relève du bruit plus que de la parole : privé de souffle, il est aussi privé de matière. De même, si la Machine dit beaucoup, c’est peut-être précisément parce qu’elle ne dit rien. Encore faut-il s’entendre sur ce rien — ou mieux, entendre ce rien, pour en renverser le pouvoir paralysant.

Opacification : les mots comme des choses

17 C’est sans aucun doute dans Le Vrai Sang que le phénomène de bascule du trop-plein vers le vide se manifeste de façon la plus évidente. La parole mécanique apparaît toujours, nous l’avons vu, comme une reprise, de sorte que se met en place, fictivement, un large réseau intertextuel, chaque machine en citant une autre ou se citant elle- même, dans un jeu de renvoi potentiellement infini. Mais il arrive que, par un emballement de ce processus, l’élément cité disparaisse tout à fait :

LA MACHINE MÉTRIQUE L’Entité beauceronne, le Front de Libération du Rouergue, la prétendue Autorité morvandiotte, le collectif Combien ça coûte, la Société de Reproduction et de Multiplication du Réel, la société de production de l’Émission Main mise, la société de production du Cycle J’y suis j’y reste, la société de production de l’émission de la rediffusion de Pas la peine d’en parler, la société d’élaboration laborieuse d’Y a rien à foutre, la Haute Mission à la société de reproduction de l’émission Société fermière, l’Union pentadrillheptique ainsi que l’Agence nationale à l’ingérence locale dans la gouvernance mondiale communiquent : … (VS, p. 103)

18 Les points de suspension signalent typographiquement une béance et peuvent engager une double interprétation : d’une part, seul importe le fait de communiquer (il n’est donc pas nécessaire, et il est peut-être même superflu, de restituer ce qui est communiqué), d’autre part, il n’est pas même certain que quelque chose puisse être communiqué, au-delà de la valeur pragmatique accordée à la prise de parole (de l’énoncé ne demeurerait donc que la force illocutoire, pour reprendre la partition établie par Austin17). Cet enrayement est une invitation à faire retour sur nos propres pratiques discursives.

19 La question du langage est absolument centrale dans le théâtre novarinien, et fait par ailleurs l’objet de plusieurs développements dans des textes en prose qui relèvent

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plutôt de l’écriture essayiste ou aphoristique, tels que Devant la parole18 ou Lumières du corps19. Un glissement est sensible dans nos pièces, puisque les mots s’imposent peu à peu comme objets des nouvelles relayées : LA MACHINE LINÉAIRE. La Société Sociétale des Cohésions Obliques communique : « Deux lévriers viennent d’être déclarés contre-sujets par trois présumés dogues circulaires ; ils se sont croisés sans un mot : croisant leurs reflets comme des nomades dans un miroir, pour reprendre l’heureuse formule du poète Marie-Godfroy Loubet. » La Machine à en dire plus. L’Agence de l’égalité des chances entre grands et perdants du visible communique : « Un animal se passant de son propre langage va venir. » L’ensemble, faisant sens, re- sens, et même faisant même rythme. (VS, p. 64)

20 De façon très marquée ici, plus ténue ailleurs, le dire se double d’un mouvement réflexif qui nous pousse à interroger les conditions mêmes de son apparition. Ce dernier passage nous semble d’ailleurs doté d’une valeur heuristique, puisqu’il fait du rythme la pierre de touche de toute réflexion linguistique. Valère Novarina se donne explicitement pour tâche, dans le prologue du Vrai Sang, de « [t]émoigner des maladies du langage » (VS, p. 17) : au premier rang de celles-ci, l’absence de déploiement rythmique, autrement dit, l’imposition d’une logique binaire, manichéenne, qui prive le mot de toute sa force de résonance. Dès 2003, on rencontre des enrayements sinon semblables du moins homologues à celui déjà mentionné :

LA MACHINE À DIRE LA SUITE […] Un Sédunois de mille ans et un Sparnassien de la même farine. — Avant de boire d’un trait ce pot de démence virale et liberticide. — Versant ainsi une eau précieuse au moulin des émules de la pensée adverse. — Et ce, sans vouloir offenser nos voisins d’outre-Venoge, ni d’outre-Quiévrain, ni d’outre-Loire, ni d’outre-Bidassoa. — Inféodé. — Zone tampon. — Payé rubis sur l’ongle. — Battant la chamade. Inféodé aux succubes de la zone tampon. (S, p. 149-150)

21 L’emballement et la fragmentation sont les symptômes de l’atrophie de la matière verbale, dès lors que celle-ci est instrumentalisée. Les constructions détachées restent en suspens, dans l’attente d’un référent stable, ce qui provoque un effet de flottement syntaxique généralisé. En 2007, les points de suspension se substituent au tiret, accentuant l’impression de perte, de délitement :

LA MACHINE À DIRE BEAUCOUP … vient de se poignarder Nokter Balbulus, sociétaire en exercice de la Periclarub, sans attacher aucune importance aux objections de son conseiller en communication… La Machine à faire l’homme … ni de son homologue aux homologies. La Machine à dire beaucoup Cette scène est bien la preuve de mon cerveau rythmique ! (AI, p. 94-95)

22 Le commentaire de La Machine à dire beaucoup, parce qu’il interrompt la froide dynamique d’accumulation, opère une bascule d’ordre métatextuel : l’enjeu de la scène est bien de renverser le rythme mécanique, désincarné et asséchant propre aux médias. On trouve un écho direct de cette proposition dans Lumières du corps : 129. Chaque jour, autour de nous, le langage perd un peu plus son volume et la pensée sa respiration ; les détours respirés, les chemins de traverse, les courbes sont interdites : tout va vers le linéaire, la phrase à sept, cinq, trois mots, le slogan ; tout va vers une langue plate, uniforme, répétitive, incapable de restituer le drame de la pensée, de développer ses volutes contradictoires. Par l’expansion universelle d’une pensée binaire, un rythme à deux temps, le manichéisme se répand et gagne

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tout. Comme si notre pensée aujourd’hui — et le langage humain — avait le souffle coupé ; comme si respirer, aller au bout de la phrase, traverser la noyade, renverser les mots, retourner les sens, brûler le langage par notre corps et s’y perdre, nous était interdit. Tout doit être de surface, suréclairé, sans ombre aucune, sans volume, présenté sous son meilleur jour et toujours à vendre : avec étiquette, mode d’emploi, prix et résumé du contenu… (LC, p. 73-74)

23 Une circulation s’établit entre l’exploration théâtrale et celle, plus proche de l’essai, des textes réflexifs, sans que l’on puisse établir entre eux de préséance, ni de partition claire entre ce qui relèverait du théorique et ce qui relèverait du pratique : on parlera plutôt de prolongements réciproques, dans la mesure où chaque genre offre sa propre réponse en acte, c’est-à-dire en mots, à l’« ingurgitation communicationnelle » (« Prologue », VS, p. 19). En ce sens, on ne saurait voir dans les pièces une pure entreprise de dérision. Pastichant l’écriture fait-diversière, le dramaturge ne se contente pas d’en révéler les structures répétitives ni d’en dénoncer la vacuité : son geste ne relève pas de la seule charge, mais ouvre au contraire le champ des possibles rythmiques, par le jeu. En premier lieu, un renversement est opéré par la surprise qui ne manque pas de saisir le lecteur comme le spectateur : les détournements inattendus, les tours de passe-passe syntaxiques ou lexicaux (ainsi du glissement catégoriel précédemment décrit, qui attribue à Quidam certains traits du nom propre) ou la brusque infraction à certains invariants génériques désamorcent l’effet asphyxiant, compromettent la linéarité. C’est le cas lorsque le discours non-embrayé accueille soudain la première ou la deuxième personne :

LA MACHINE À PASSER À L’ARRÊT « Deux Carcassonnais de profil, l’un pourvu d’une troisième tête en trop, ont mangé, selon témoin, deux boîtes de biscuits-spontanés devant treize de nos animaux, nos camérahmanes arbitrant la vindicte… La parole sera-t-elle redonnée à ces sympathiques quadrupèdes ?… Jean-Laurent Blossu, leur avez-vous prêté main- forte ? » Dites pourquoi ! Pourquoi ? Pourquoi ? (VS, p. 101)

24 Le caractère grotesque de la situation décrite, la prise à partie de l’interlocuteur, l’implication finale de l’énonciateur, qui laisse sourdre une angoisse (relative, une fois encore, au dire) réintroduisent précisément le souffle manquant ; il n’est pas impossible ici de considérer qu’on passe d’un premier modèle, celui du journalisme écrit, à un second, celui du reportage télévisé. Mais la dimension pneumatique est aussi affaire de corps, de voix, de respiration : à ce titre, la mise en scène, au sens littéral du terme, engage une circulation qui est tout à fait étrangère aux médias. En somme, le passage d’un médium à un autre engage une nouvelle réception, intimement liée, en l’occurrence, à l’espace physique du théâtre. Il s’agit pour le dramaturge et les acteurs de donner à percevoir le langage comme « matière vivante » et « champ de force » (D, p. 21). D’où une conception quasiment organique des mots, qui cessent d’être considérés comme instruments de description des choses du monde pour être appréhendés eux-mêmes comme objets du monde : « [l]es mots vont dans l’espace comme des objets qui s’ouvrent. Les mots sont des logaèdres » (D, p. 22). Cette attention portée au déploiement physique de la parole peut être mise en relation avec le phénomène énonciatif que Jacqueline Authier-Revuz appréhende en termes d’opacification et de non-coïncidence. Il est d’ailleurs frappant de constater à quel point l’analyse proposée par la linguiste entre en résonance avec la conception que développe Valère Novarina : Dans tout fait de réflexivité autonymique, il y a un signe qui s’impose comme objet, propulsé sur le devant de la scène comme « personnage » auquel le dire fait

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référence, sortant par là de son rôle de rouage ordinaire de la machinerie du dire, voué à l’effacement dans l’accomplissement de sa fonction ordinaire de communication20.

25 L’enjeu est bien, pour le dramaturge, de libérer le signe de la « machinerie du dire » dans lequel il se trouve pris pour le propulser, au sens littéral, « sur le devant de la scène ». Les structures étudiées par Jacqueline Authier-Revuz relèvent du fait autonymique, c’est-à-dire de la représentation de la non-coïncidence. Nous élargissons pour notre part le constat, et parlons ici du phénomène d’opacification en un sens large, intégrant la manifestation de la non-coïncidence. Il y a représentation lorsqu’un jeu de mots occasionnel se trouve doublé par une marque de type méta-énonciatif, comme dans l’exemple précédemment cité : « Pour reprendre l’heureuse formule du poète Marie-Godfroy Loubet. » La manifestation, en revanche, consiste à donner à voir ou à entendre la non-coïncidence sans toutefois en proposer de commentaire, qu’il soit phrastique ou typographique : c’est le cas avec l’emploi de néologismes (« l’Union pentadrillheptique ») ou encore avec les perturbations graphiques (« camérahmanes »).

26 Le processus d’opacification apparaît comme une façon de restituer au mot ses propriétés éminemment charnelles, propriétés que nie ou occulte le traitement de l’information non seulement dans le fait divers, mais dans tout le champ journalistique. Le fait divers s’inscrit ainsi dans un réseau plus large, qui inclut les bulletins d’information, les bulletins météorologiques, les slogans politiques et publicitaires. Les frontières entre les différents genres de discours médiatiques sont parfois poreuses — que l’on pense à certaines scènes qui, dans les trois pièces, ménagent un effet de confusion généralisée, par télescopage ou contagion : ainsi du « Ballet mécanique » en 2003 (S, deuxième scène de « L’Acte théorique »), du « Charivari » en 2007 (AI, II, 10) ou encore des « Vingt-neuf machines au point mort » en 2011 (VS, I, 11). Nous avons déjà rencontré un exemple on ne peut plus frappant avec l’intégration d’un numéro de téléphone au sein du fait divers, le récit du crime devenant prétexte à la promotion publicitaire (« huit ans, qui filmait la scène avec une caméra de location. Loca-image : 0859897633 »).

27 « Nous finirons un jour muets à force de communiquer » : ce constat établi dans Devant la parole (p. 13) n’est qu’en apparence paradoxal, puisqu’on est amené à dissimiler, avec l’auteur, l’activité de parler et celle de communiquer. On ne saurait cependant établir entre les deux une opposition binaire, ni voir dans le projet dramaturgique une tentative de pure substitution. Il s’agirait plutôt pour Valère Novarina — et là se trouve la gageure — de réinstaller la parole dans le lieu qui semblait l’en exclure, à savoir celui de la communication. Le renversement s’opère à l’intérieur même du discours médiatique : plus qu’une simple mise en cause de la production mécanique, les pièces sont une invitation à installer le « développement soufflé » (« Prologue », VS, p. 19) au cœur de ce qui, par définition, en paraissait privé. Autrement dit, l’investissement dramaturgique de l’écriture fait-diversière, en pointant les apories de la « Logologie » (LC, p. 71), ouvre pour les mots un espace de résonance, par un triple jeu : jeu de reprise et de détournement des codes du genre, jeu linguistique et jeu de l’acteur, dont la présence physique sur scène compromet le rythme des machines, tout en le mimant. Le travail d’opacification nourrit ainsi une conception chorégraphique du langage, dont d’auteur expose les linéaments dans Lumières du corps : Qu’est-ce que les mots nous disent à l’intérieur où ils résonnent ? Qu’ils ne sont ni des instruments qui se troquent, ni des outils qu’on prend et qui se jettent, mais qu’ils ont leur mot à dire. Ils en savent sur le langage beaucoup plus que nous. Ils

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savent qu’ils sont échangés entre les hommes non comme des formules et des slogans mais comme des offrandes et des danses mystérieuses. (LC, p. 15)

NOTES

1. V. Novarina, La Scène, Paris, P.O.L., 2003, p. 134 (désormais S). 2. V. Novarina, L’Acte inconnu, Paris, P.O.L., 2007 (désormais AI). 3. V. Novarina, Le Vrai Sang, Paris, P.O.L., 2011 (désormais VS). 4. R. Barthes, « Structure du fait divers » [1964], dans Essais critiques, Œuvres complètes, t. II, É. Marty (éd.), Paris, Seuil, 2002, p. 442-451. 5. L. Gonon, Le Fait divers criminel dans la presse quotidienne française du XIXe siècle : enjeux stylistiques et littéraires d’un exemple de circulation des discours, thèse de doctorat en sciences du langage, dir. G. Philippe, Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, 2011, p. 34. 6. M. M’Sili, Le Fait divers en République : histoire sociale de 1870 à nos jours, Paris, CNRS Éditions, 2000, p. 87. 7. Ibid., p. 95. 8. L. Gonon, Le Fait divers criminel dans la presse quotidienne française du XIXe siècle, ouvr. cité, p. 34. 9. C. Deleu, qui compare différentes définitions, note d’ailleurs bien que le fait divers est un objet médiatique : une phrase telle que « Il m’est arrivé un fait divers ! » paraît irrecevable (C. Deleu, « Introduction », dans Les Cahiers du journalisme, no 14, printemps-été 2005, p. 10). 10. Une didascalie précise : « dans le quotidien » (S, p. 33), ce qui suggère que Tête d’Isaïe et Tête de Rachel lisent les informations. Le fait surprenant est qu’elles lisent les informations à venir, de sorte que la partition entre passé et futur devient poreuse. 11. M. Perrot, Les Ombres de l’Histoire. Crime et châtiment au XIXe siècle, Paris, Flammarion, 2001, p. 280. 12. Le substantif bottes entraîne l’élément pédo-, en rapport au sol que foulent les bottes, et proche de podo-, qui lui concerne le pied — ce morphoème provoquant l’altération de l’initiale de médiathèque. 13. G. Genette, Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982. 14. Il est vrai que l’écriture fait-diversière quitte peu à peu l’anonymat au XIXe siècle, mais le nom des auteurs indiqué au bas de la rubrique est volontiers générique, et parfois inventé. 15. M. M’Sili, Le Fait divers en République, ouvr. cité, p. 96. 16. L. Gonon, ouvr. cité, p. 279. 17. J. L. Austin. Quand dire, c’est faire [1962], Gilles Lane (trad.), Paris, Seuil, 1970. 18. V. Novarina, Devant la parole, Paris, P.O.L., 1999 (désormais D). 19. Le quarante-et-unième aphorisme de Lumières du corps balise d’ailleurs très clairement cet enjeu : « 41. En ce temps de communication galopante, de manie communicante, de publicité et de propagande perpétuelle, d’humanisme forcé, tout ce qui touche au langage est au centre, agissant et politique. Être à l’œuvre dans le langage, être son explorateur, son gardien, c’est être au cœur même des forces qui nous opèrent aujourd’hui » (V. Novarina, Lumières du corps, Paris, P.O.L., 2006, p. 67 [désormais LC]). 20. J. Authier-Revuz, « Le fait autonymique : langage, langue, discours. Quelques repères », dans J. Authier-Revuz, M. Soury et S. Reboul Touré (dir.), Parler des mots : le fait autonymique en discours, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2003, p. 71.

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RÉSUMÉS

L’article s’intéresse à l’écriture du fait divers dans trois pièces de Valère Novarina : La Scène (2003), L’Acte inconnu (2007) et Le Vrai Sang (2011). Chacune de ces pièces est le lieu d’un jeu avec les codes du genre fait-diversier, nettement perceptible dans les interventions de « La Machine à dire beaucoup », personnage qui apparaît comme un relais du discours journalistique. Notre étude s’attache à mettre en évidence, par une approche lexicale, syntaxique et énonciative, ce que la reprise subversive de V. Novarina entend révéler du fait divers, et de son traitement médiatique contemporain. In fine, il s’agit pour le dramaturge de renverser, par un effet comique de surcharge, la paralysie et l’asphyxie de « l’empire de la Communication », afin de substituer au discours médiatique désincarné une exploration sensible des possibles du verbe.

This paper addresses the writing of crime news items in three theatre plays by Valère Novarina : La Scène (2003), L’Acte inconnu (2007) and Le Vrai Sang (2011). Each of these plays questions the genre codes, as clearly seen when “La Machine à dire beaucoup”, a character personifying the media language, appears on stage. Our point is to analyse, through a lexical, syntactic and enunciative approach, what the subversive appropriation of Novarina reveals of the values placed on the crime news genre in our contemporary world. Ultimately, the playwright aims to reverse, through comical excess, the paralysis and the asphyxia induced by the “empire of Communication”, so as to replace the disembodied media discourse by a physical exploration of language.

AUTEUR

SIBYLLE ORLANDI Université Statale (Milan), Institut français Italia. Docteure qualifiée en langue et littérature françaises et en Sciences du langage, agrégée de Lettres modernes et ancienne étudiante à l’ENS de Lyon, Sibylle Orlandi est actuellement lectrice à l’Université Statale de Milan et à l’Institut français Italia. Elle a soutenu en 2015, à l’Université Lyon 2 Lumière, une thèse consacrée aux créations poétiques et plastiques de Ghérasim Luca et poursuit aujourd’hui des recherches en stylistique dans le champ de la littérature des XXe et XXIe siècles.

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Justice et faits divers littéraires

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Transposition objective du fait divers dans Histoire de la violence d’Édouard Louis

Annie Jouan-Westlund

1 Un soir de Noël, rentrant du réveillon, l’écrivain Édouard Louis est abordé par Riahd B (alias Reda), jeune Kabyle sans papiers. Cette banale rencontre amoureuse tourne au drame lorsqu’à la fin de la nuit, accusé d’avoir volé le portable de Louis, le jeune Kabyle cogne, viole, essaie d’étrangler l’écrivain et le menace d’un revolver. L’originalité d’ Histoire de la violence, dont le titre générique est emprunté au film de David Cronenberg et au livre de Michel Foucault, est de vouloir transposer un fait divers en événement sociologique et universel. Procès à charge contre la société et à décharge contre l’accusé, le récit autobiographique en forme de plaidoyer pour son bourreau, illustre une tentative de donner une forme concrète à l’agression et de relier une expérience intime à une réalité extérieure dans une société où la violence émanant d’un fils de travailleur immigré est présentée comme une conséquence de l’exploitation de l’homme par l’homme. Ce tour de passe-passe s’accomplit dans un texte ventriloque intercalant le discours à la première personne de la victime avec celui de sa sœur Clara, oreille interne de l’auteur jouant le rôle de témoin oral non oculaire de la soirée tragique. Cette personne, qu’Édouard Louis dit écouter derrière une porte, rapporte l’agression à son mari avec ses mots, afin de dédouaner le narrateur des événements et de mieux juger le fait divers sans avoir vécu la violence.

2 Le propos de cette analyse est d’évaluer le processus de réflexion objective sur l’agression poursuivi dans cette mise en scène narrative. Un rappel de la nature et des enjeux de la représentation écrite du fait divers met en évidence à la fois l’origine et l’originalité du projet d’écriture d’Édouard Louis dans Histoire de la violence1. L’examen approfondi des éléments du dispositif narratif déployés dans ce récit permet de sonder les causes et conséquences du fait divers et narrer la violence subie sans engendrer celle des mots. Ce décryptage générique et stylistique conduit au questionnement de l’efficacité de cette tentative d’objectivation du fait divers individuel en événement

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universel et montre le défi constitué par cette mise à distance dans un récit autobiographique de nature inédite dans la fiction contemporaine française.

Signification et représentation du fait divers

3 Le fait divers, typiquement défini comme une affaire criminelle portée à la connaissance du public, est plus largement un événement inattendu troublant l’ordre social et contestant les conventions et limites de la réalité. La nature protéiforme de cet « accident, délit ou événement de la vie sociale qui n’entre dans aucune des catégories de l’information » (Glossaire des termes de presse, Paris, CFPJJ, nouv. éd., 19872) en fait un « fourre-tout événementiel3 », composé de nouvelles de toutes sortes, cocasses, tragiques ou insolites. Le terme en soi est paradoxal puisqu’il conjugue une singularité et une diversité d’événements composant le quotidien et l’infra-ordinaire. Contrairement aux autres nouvelles, les faits divers n’ont pas d’effet central sur la société mais, malgré leur insignifiance, ils exposent la place et le comportement des individus dans la société. La violence constitue un exemple de ce positionnement des hommes dans l’ordre social : « La violence est cet événement exemplaire, instrument d’affirmation par lequel le peuple tout à coup se met à produire de l’histoire4. »

4 Caractérisé par Roland Barthes comme information « monstrueuse », le fait divers n’en demeure pas moins inclassable et commence à exister là où les autres nouvelles s’avèrent déficientes. Malgré sa nature anarchique et protéiforme, il transgresse le respect de la vie et des biens d’autrui de manière universelle. Brisant à la fois la quotidienneté et la sécurité de l’existence, il peut être perçu comme subversif puisqu’il dérange la norme sociale et familiale. Roland Barthes a montré l’autonomie de cette forme fermée contenant toutes les informations nécessaires à sa compréhension5 : « Au niveau de la lecture, tout est donné dans un fait divers : ses circonstances, ses causes, son passé, son issue […]. Il constitue un être immédiat, total qui ne renvoie, du moins formellement, à rien d’implicite6. » Le fait divers est habituellement structuré en trois parties : un délit, un mobile et des circonstances ou coïncidences. Il offre donc des histoires closes échappant aux critères de réalité et de vérité puisque l’information révélée, comptant pour elle-même, peut se passer de toute référence au réel. Le fonctionnement narratif du fait divers est fondé sur l’opposition entre une situation initiale, une perturbation, une action et un dénouement. Les informations contenues dans ce genre d’événement fournissent des indications circonstanciées participant à la stratégie de vérisme. Le référent du fait divers est constitué dans un sens préexistant empêchant tout questionnement.

5 La mise en récit du fait divers pose par conséquent la question de la transmission. Puisque selon Sylvie Jopek, « transmettre un fait divers, c’est raconter sans preuves7 », l’enchaînement discursif et la construction narrative sont chargés de convaincre et séduire le lecteur. Le fait divers aurait en quelque sorte un pouvoir auto-narratif hors de toute preuve et toute caution, et dont les autres types d’information ne jouissent pas. Son style fixe l’événement dans la narration au lieu de l’interroger. On pourrait même dire qu’il asserte par la concision et la brièveté de son langage. Tout détail superflu est évité afin de renforcer une règle d’or : le paradoxe et l’antithèse. Du fait qu’il trouble le quotidien et l’ordre social, familial ou moral, le fait divers montre en effet un moment de bascule, une tournure antithétique claire faisant apparaître une transgression des codes du quotidien. Sa formulation ramassée et totalisante, qui ne

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garantit en rien l’authenticité d’un événement, porte dans sa narration un gage de véracité sur le comportement des individus.

6 Des intellectuels tels que Bourdieu ont posé un regard très critique sur cette forme particulière d’information. Facteur réducteur favorisant l’anecdotique au détriment du politique, le fait divers détournerait le public de l’essentiel : « On écarte les informations pertinentes que devrait posséder le citoyen pour exercer ses droits démocratiques8. » Sous-discours sur l’anxiété et la peur des individus, le fait divers serait selon lui responsable d’un déficit démocratique et de l’installation d’une politique sécuritaire. Personne n’étant à l’abri des événements dont se délecte le fait divers, ce genre de récit serait selon Bourdieu un facteur supplémentaire de régulation de la société pouvant entraîner la terreur et encourager des idées politiques autoritaires. Que ce soit le surgissement brutal d’une barbarie primitive, d’une sauvagerie sexuelle où se mêlent sexe et mort, l’anecdote journalistique divulgue sur la place publique l’horreur et le secret tout en induisant le retour à l’ordre sous sa forme la plus rassurante, la sanction, façon pour la société de combattre l’horreur et d’apporter une réponse à la transgression. Le châtiment prolonge le fait divers dans le contexte judiciaire et inscrit le récit dans le corps social. La consolation relative du retour à la normale serait la conséquence d’une chaîne procédurale : l’acte, la révélation, la diffusion et la punition. Selon Michel Foucault, le fait divers criminel, « bouton quotidien d’alarme ou de victoire9 » légitimerait l’ensemble des contrôles judiciaires et policiers quadrillant la société depuis que le criminel est devenu l’ennemi des classes populaires à partir de 1840.

7 Cette perspective critique à l’égard du fait divers confirme qu’il inscrit, d’une certaine façon, les individus dans une communauté et peut être interprété comme la marque plus ou moins authentique d’une époque, d’un groupe social ou culturel ou comme une fenêtre sur le monde permettant aux individus de saisir la violence et la charge émotionnelle contenue dans le quotidien : « Un fait divers, c’est une histoire en soi ; un phénomène de société concentré dans une histoire violente, extraordinaire ou originale, et donc exemplaire10. » Désignateurs de dysfonctionnements sociaux, déséquilibres et tensions de la société, les faits divers permettent de saisir les préconçus culturels tout en dévoilant les traits et la gestion de l’imaginaire d’un groupe à un moment précis de son histoire. La manière dont ils évoquent la vie et la mort conditionne, d’une certaine manière, les valeurs et jugements des individus. Récits d’actualité, les faits divers journalistiques auraient jusqu’à la capacité de dessiner « la carte de nos angoisses » et, pour reprendre les termes du philosophe Paul Ricoeur, de « découvrir une partie de l’identité narrative, que notre société se construit à travers ses récits d’actualité11 ».

8 Au-delà du voyeurisme malsain, ces anecdotes du quotidien répondraient aux mécanismes psychiques d’identification et de projection. En lisant ces « racontars » et en se mettant à la place des personnages, le lecteur parviendrait à refouler des désirs inavouables de violence : un double sentiment contradictoire oscillant entre peur et sécurité, relevant de l’inconscient et ayant l’avantage d’expulser hors de soi, dans l’autre, des désirs méconnus. Ce pouvoir sur l’inconscient n’est pas sans rapport avec les thèmes de prédilection du fait divers que sont le destin, la violence, le sexe et la transgression. Le hasard objectif et l’expérience des limites font donc de ce type d’article une information « monstrueuse » renvoyant à des interrogations universelles, une pensée archaïque satisfaisant les pulsions les plus agressives.

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9 Cependant l’effet du fait divers sur la psychologie humaine dépend du processus d’intensification et d’émotionalisation mise en place dans sa narration. Bien que ce genre de nouvelle, propice à l’effacement du contexte, constitue en soi une information totale et immanente contenant tout son savoir et se suffisant à elle-même, selon Roland Barthes, son récit facilite l’identification et empêche l’esprit critique lorsqu’il entretient une structure dramatique en trois parties : les faits, l’enquête et le procès. Reliant souvent dans une structure close une causalité à une coïncidence, la narration du fait divers est une remise en ordre subjective d’éléments du discours dans un ensemble cohérent, suivant un principe de nécessité narrative dont le but est de réactualiser les faits et d’annoncer une conclusion. Le style du fait divers est l’expression de la proximité ou la connivence du genre « c’est arrivé près de chez vous » accompagnant une histoire mise en ordre non pas pour expliquer ou analyser les faits mais pour surprendre ou interpeller le lecteur.

10 Jean Baudrillard considérait, dès les années 1970, la forme « anodine et miraculeuse » du fait divers « tout entière actualisée, c’est-à-dire dramatisée sur le mode spectaculaire — et tout entière inactualisée, c’est-à-dire distancée par le médium de la communication et réduite à des signes […] dans la dénégation du réel12 ». L’énonciation du fait divers étant donc primordiale, on comprend que les écrivains soient fascinés par le matériau émotionnel de ces récits colportés par la presse. Puisqu’il se construit souvent sur des oppositions, le fait divers repose sur des archétypes et stéréotypes faisant le lien entre toutes les nouvelles de ce genre, dans une tension entre l’individuel et l’universel. La puissance du fait divers repose sur le pouvoir des signes à faire comprendre au lecteur le sens de l’événement, tout en induisant son mobile et ses effets. Cette représentation met en spectacle l’action pour susciter l’étonnement ou l’indignation. La stratégie de vérisme explique les informations circonstanciées, les allusions au vécu, un vocabulaire de l’expressivité (superlatifs et modalité exclamative), afin de produire un effet sur le lecteur. Paradoxalement les techniques narratives de captation du lecteur produisent un récit incomplet, énigmatique, criblé de sous-entendus, dénué de grille de lecture, où l’écrivain peut s’immiscer en suggérant des associations ou des interprétations comme explication à l’absurde et à la disproportion. Le système narratif du fait divers ouvre un doute sur la signification de l’événement entre rationnel et mystère, laissant le lecteur perplexe face au destin et à la fatalité. L’invention narrative et la fiction permettraient d’interroger le fait divers dans sa diversité et sa complexité par le biais d’une écriture et d’un langage donnant à voir et comprendre le réel et le rapport de l’être au monde autrement. La contribution essentielle des écrivains serait donc une mise en distance des informations par un jeu de signes menant l’enquête sur le processus à l’origine des événements, et découvrant au delà des faits une esthétique du non-dit et du contredit.

Proposition de transposition objective d’Édouard Louis

11 Victime d’une agression sexuelle doublée d’une tentative de meurtre le 24 décembre 2012, le jeune écrivain Édouard Louis se trouve confronté personnellement à la question du fait divers. Son premier livre, En finir avec Eddy Bellegueule13, roman autobiographique à succès évoquant une autre forme de violence, il n’est pas surprenant que cette nouvelle expérience ait suscité chez cet écrivain le désir d’un récit inspiré par cette agression. La surprise dans ce nouveau livre provient de sa structure, de son contenu, de sa forme et de son objectif. Le titre choisi par l’auteur

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efface toute indication laissant sous-entendre le caractère singulier ainsi que l’expérience personnelle de la violence vécue par le narrateur, au profit d’un roman tirant vers l’essai visant un sujet collectif et général. Par son titre, Histoire de la violence s’annonce donc en rupture totale avec son premier roman autobiographique, En finir avec Eddy Bellegueule dont on retiendra la singularité, l’exemplarité et la déclaration identitaire. L’auteur prend donc position sur les nombreux paradoxes du fait divers évoqués précédemment, en préférant aborder sa tragédie intime par le biais de l’universel. L’histoire du narrateur, qui fut pourtant au centre de son premier livre, est donc contextualisée dans une plus large « Histoire », dont l’initiale apparaît en lettre majuscule. L’originalité du second récit consiste en une mise en perspective d’une expérience intime par tous les moyens, que ce soit l’organisation du récit, la polyphonie des voix narratives, la mise à distance des faits ou encore le questionnement de la capacité du langage à rendre compte avec authenticité de la réalité. Remettant en question la notion barthésienne du fait divers comme information totale et immanente, contenant tout son savoir et propice à l’effacement du contexte, Édouard Louis se focalise sur les paramètres sociaux et culturels expliquant le « fait divers » dont il fit l’expérience ou fut la victime, sonde sa propre interprétation de l’événement ainsi que la défaillance du langage à restituer l’événement par les signes. Il propose ainsi l’ouverture d’une forme typiquement considérée comme close, uniforme et monophonique.

Mise à distance narrative, temporelle et linguistique de l’événement

12 La première dérive par rapport à la norme journalistique est marquée par l’apparition d’une double voix narrative, celle du narrateur identifié à l’auteur, et celle de Clara, identifiée à sa sœur. Cet artifice narratif dénote un refus du point de vue unique en faisant coexister dans le récit de l’événement des interprétations différentes et parfois contradictoires. Le premier paragraphe du livre déjoue immédiatement l’attente du lecteur avec cette phrase d’introduction à la syntaxe alambiquée : « Je suis caché de l’autre côté de la porte, je l’écoute, elle dit que quelques heures après ce que la copie de la plainte que je garde pliée dans un tiroir appelle tentative d’homicide, [elle dit que] je suis sorti de chez moi […] » (HV, p. 9). Alors qu’on s’attendrait à lire une description de l’acte violent subi par le narrateur comme entrée en matière, l’auteur diffère l’information dans l’espace et le temps à travers l’écoute d’une tierce personne relatant l’agression à partir de la plainte déposée par le narrateur. « C’est ma sœur qui décrit la scène à son mari » (p. 12) clarifie cette stratégie narrative qui offre au lecteur une description retardée et fragmentée de son drame et introduisant son récit par l’effet et non par les faits de la violence subie.

13 La construction temporelle du récit offre une grande ampleur entre un passé lointain, le jour de l’agression, le lendemain ; et le témoignage de Clara, près d’un an après les faits. Les chapitres sont ponctués de nombreuses interruptions et de retours en arrière motivés par l’évocation d’un souvenir ou un rapprochement lexical. La qualité orale de la deuxième voix narrative, indiquée dans le texte par l’usage des guillemets et le registre du langage oral, est confirmée par cette phrase explicative : « J’entends sa voix que je reconnais même après des années d’absence, sa voix toujours mêlée de fureur, de ressentiment, d’ironie, aussi, de résignation » (p. 12). Le choix linguistique est adapté au niveau de langue parlée censé représenter la parole authentique de Clara. Par exemple, on peut noter l’usage du mot « pis » au lieu de « puis », le dédoublement du

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sujet ou les approximations typiques du discours oral : « je veux dire… bref ce que les réclames elles veulent te faire passer pour du bonheur » (p. 27-28). Pour différencier son récit de celui de sa sœur, l’auteur n’hésite pas à traduire le langage de Clara dans un français plus châtié, même si cela semble pour le moins futile et inutile : « Et même quand c’était pas réel (même quand ce n’était pas réel) » (p. 27). Le monologue de Clara prend parfois des qualités introspectives laissant sous-entendre qu’elle tente de réfléchir tout haut : « Quand je me dis ça après je me dis : Arrête la télé chérie tu te grilles les neurones. Mais quand même. J’y pense » (p. 28). Ces insertions indiquent l’auto-questionnement d’une voix narrative féminine, complétée, rectifiée voire contredite par la voix narrative de l’auteur comme le montrent les multiples insertions entre parenthèses et entourées de guillemets du narrateur qui n’hésite pas à ajouter aux propos de sa sœur « elle ment » ou encore « c’est faux » (p. 25, p. 61, p. 63, p. 84, p. 87, p. 100). Malgré ces quelques interruptions du discours de Clara, le narrateur parvient à donner une consistance à cette tierce personne en l’incarnant dans le récit à travers l’expression de son oralité (« Elle reprend son souffle », « Elle dit », p. 43) et son interpellation dans un dialogue simulé puisque le narrateur écoute à la porte et ne peut en aucun cas avoir une conversation avec elle.

14 Lorsque le narrateur propose enfin une reconstitution de son agression au quatrième chapitre, il choisit d’aborder les événements par une opposition entre les sens et l’esprit, dans une autre stratégie de mise à distance pour évoquer un drame sans toutefois le dédramatiser. La rencontre avec son agresseur, nommé Reda dans le récit mais dont la véritable identité fut révélée lors de son arrestation en janvier 2016, se situe tard dans la nuit, à Paris, Place de la République, lieu symbolique de ralliement pour l’expression de la liberté et contre le terrorisme depuis la marche de janvier 2015. Au moment des faits, la place qui était en chantier se trouvait déserte et menaçante pour le narrateur : « J’ai entendu tout à coup un bruit derrière moi » (p. 52). Dans l’incapacité de voir la totalité du visage dissimulé par une capuche, le narrateur se laisse aborder par l’étranger : « Je ne voyais que la moitié de son sourire et la moitié de son visage, l’autre moitié était dans l’ombre, happée, absorbée par la nuit » (p. 52). La peur est à peine exprimée ; on devine le pouvoir de séduction exercé par Reda sur le narrateur, happé par un désir que la méfiance ne parvient pas à modérer : « j’ai dit à Clara que j’avais aimé le bruit de sa respiration, que j’avais eu envie de prendre son souffle entre mes doigts et de l’étaler sur mon visage » (p. 53). Littéralement « bouleversé par sa beauté » (p. 53), le narrateur n’oppose aucune résistance à ses pulsions et avoue au chapitre 4, « J’ai cédé », fait corroboré par la version de Clara — « Il a cédé, il lui a parlé » (p. 57) —, car comme l’analyse Clara, incarnation d’une classe sociale dont l’auteur se dissocie, « Tu comprends bien qu’Édouard c’est ce qu’il voulait entendre. Demande à un chien s’il veut un os. Il attendait que ça lui, depuis longtemps déjà […] rien ne [lui] faisait plus envie que de le faire entrer chez [lui] » (p. 59). Pensant à Nietzsche et à Simon (p. 57), et puisant une forme de résistance dans l’esprit et la littérature, le narrateur se répète qu’il devrait rentrer chez lui pour lire les livres reçus en cadeau à Noël (p. 60). Son assentiment est identifié comme celui du corps (p. 85) et non de la tête : « Il était plus question de lire. Adios les livres. Oubliés » (p. 86). Au moment précis où le narrateur invite Reda à monter chez lui et où il s’expose au danger et à la violence, l’auteur écrit : « mon corps disait à ma place » (p. 86).

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Le cadre sociétal de la violence

15 Après avoir évoqué cette faiblesse de la victime, l’objet du récit est d’expliquer, sans pour autant justifier, l’attitude de l’agresseur en cherchant un sens à la violence dans les origines sociales, non pas de Reda comme on pourrait s’y attendre, mais du narrateur, responsables de son raisonnement à charge à l’égard de Reda. Le déclenchement de la crise intervient au moment de la disparition du portable et de la tablette du narrateur. Cet événement pousse ce dernier à faire son autocritique concernant l’accusation de vol portée contre Réda. Un retour en arrière dans la narration fait surgir le passé peu glorieux de l’auteur comme petit délinquant dans les décharges de son village lorsqu’il avait 14 ans (HV, p. 118) et sa participation au vol de Pokémon et d’une PlayStation chez une jeune fille. Cette référence permettant de relativiser le vol de Réda, explique son dégoût pathologique des voleurs et sa réaction excessive à l’idée que son invité ait pu lui dérober son portable : « ce qu’il a pensé c’est que c’était logique qu’il [Reda] vole quelque chose » (p. 107). Se mettant à la place de son agresseur, selon Clara, le narrateur « a vu que Reda il avait volé, il s’est dit que lui dans la même situation, il aurait fait pareil. Il aurait sûrement pas été mieux. Et qu’au final c’est de rien voler qui n’aurait pas été logique » (p. 108-109). Ne pouvant se résoudre à interpréter l’absence de son portable autrement que par le prisme de son milieu social d’origine, le narrateur tente en vain de se raisonner par ces mots écrits en italiques : « Tu as dû poser le téléphone autre part sans t’en rendre compte. Tu as dû le laisser tomber sur la pile de vêtements sales entassés près du lavabo » (p. 107).

16 L’accusation de vol provoque chez Reda des gestes violents auxquels se joint une parole menaçante : « Toi, je vais te faire la gueule Toi je vais te faire la gueule Toi je vais te faire la gueule » (p. 156). Cet avertissement ironique, puisqu’il ne frappe pas son visage et que par ailleurs le nom d’origine du narrateur est Eddy Bellegueule14, dépasse la violence physique pour rejoindre la menace symbolique d’une masculinité exacerbée dont le narrateur a souffert durant son enfance. Malgré le rappel à la réalité offert par la deuxième voix narrative — « Il a bien dû accepter que c’était pas un geste violent […] que c’était pas un numéro de dur mais que c’était un meurtre. Il était en train de le tuer, l’autre » (p. 133) —, le narrateur se focalise plus sur les raisons pouvant expliquer la violence que sur la gravité des gestes. La preuve de cette minimisation est la transposition de cette menace dans un passé plus lointain, lorsque son cousin Sylvain avait voulu passer par la fenêtre de sa salle de classe dans l’objectif d’effrayer son enseignante (p. 97-98). Cette histoire familiale devenue « mythe constitutif de la masculinité » (p. 97) permet au narrateur d’interpréter le geste de Reda comme un « acte d’autonomie absolue » (p. 98) rétablissant la balance du pouvoir entre lui et les autres. Il reste toutefois difficile de savoir si cette minimisation constitue une justification des actes répréhensibles de son agresseur ou si elle ne fait pas partie d’une stratégie pour se rassurer de la part du narrateur profondément traumatisé par la violence.

17 Une autre manière de rapporter l’agression à une réalité extérieure est la mise en évidence des actes de Reda comme perpétuation logique d’une violence institutionnelle éprouvée par sa famille. En évoquant le « fait divers » dont il est le centre, Édouard Louis refuse de faire abstraction du monde et de la manière dont il fonctionne pour expliquer la violence à laquelle il a dû faire face à titre personnel. Dans Penser dans un monde mauvais, Geoffroy de Lagasnerie, présenté dans Histoire de la violence comme un

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des amis intimes de l’auteur, écrit : « Ce qui est violent et problématique dans une société, c’est l’écart entre la façon dont nous sommes traités et la réalité de ce que nous sommes, l’écart entre la façon dont on parle de nous et ce que nous vivons. C’est cet écart-là qui produit la violence15. » Cette affirmation éclaire la double voix narrative parfois conflictuelle dans le récit d’Édouard Louis ainsi que la longue digression sur l’histoire familiale de Reda. Cette histoire, abordée au chapitre 5, fait suite à une allusion au père de l’auteur à la fin du chapitre 4 et se résume par cette phrase : « Il m’a dit qu’il était kabyle et que son père était arrivé en France au début des années soixante » (p. 65). Avide de connaître le récit familial de Reda (« je le suppliais de m’en dire plus sur lui, sur sa vie », p. 65), le narrateur éprouve une admiration pour un père élevé au rang de héros : « Il a marché plusieurs jours de suite, seul. Il n’a pas voulu partir avec les autres. Il a traversé des espaces désertiques, dormi sur le sable, caché dans le maquis » (p. 66). La fuite du pays d’origine n’est pas sans rappeler celle de l’auteur de son milieu social. Seulement le fantasme de l’émancipation et la recherche de liberté absolue — « Je lui ai dit qu’il avait peut-être voulu aller là où il n’avait ni amis, ni famille, ni passé » (p. 66) — retombent à plat lorsqu’une réalité beaucoup plus terre à terre s’impose : « Reda disait que son père était venu gagner de l’argent » (p. 67). À partir de cette vérité peu édifiante, le statut victimaire du père émigré se construit par une série d’hypothèses émises par le narrateur, comme l’indique l’usage répété de la phrase « il avait dû » (p. 67) et des verbes « imaginer » (p. 67-68) et « voir » (p. 68) employés à la première personne du singulier pour décrire les faits et gestes du nouvel arrivant.

18 Le point de focalisation dans l’élaboration du contexte est le moment où le père de Reda arrive à la porte du foyer d’hébergement. Le passage de la narration de la première à la troisième personne produit l’empathie du lecteur pour l’histoire de l’immigré racontée dans les moindres détails (le temps, les passants, les traits de visage), lorsqu’il est reçu par le directeur, ancien militaire dans les colonies reconverti dans l’accueil des Maghrébins. La porte du foyer, faisant écho à celle derrière laquelle le narrateur perçoit le récit de Clara, ouvre le récit d’une existence collective décrite par le narrateur avec de telles précisions que l’on pourrait croire qu’il l’a lui même vécue (la vétusté des chambres, la saleté des toilettes, le bruit, le manque d’intimité, p. 76-79). L’effet immédiat de ces conditions d’existence est la déshumanisation et la contrainte au mensonge permanent. Arrivé dans le foyer, le père de Reda perd son identité pour devenir un immigré maghrébin, produit « sortant du ventre d’une même femme, une même personne, une même créature ; le foyer » (p. 76). En endossant son nouveau rôle, le père de Reda participe à la fausseté du monde, devenant un objet du système qui le catégorise comme travailleur émigré résidant en foyer. Les conditions d’existence peu glorieuses en France le contraignent, comme les autres résidents, au mensonge lorsqu’il donne à sa famille restée au pays l’illusion d’une vie prospère. Le père de Reda vit un mensonge plus grand encore en feignant de sympathiser avec le directeur plus respectueux des Kabyles que des Arabes (p. 70), bien qu’il soit viscéralement « dégoûté par l’homme face à lui » (p. 78). L’histoire familiale de Reda est donc l’occasion pour le narrateur de mettre au jour le cadre sociétal définissant les pièges d’une violence structurelle parfois inconsciente. Ce serait sans doute le sens à donner à un second rapprochement dans la narration16, entre le racisme du directeur du foyer tyrannique et le rejet social d’Ordive, une femme issue du village natal du narrateur, accusée à tort d’avoir couché avec les Allemands sous l’Occupation et d’avoir laissé mourir sa fille. La rumeur permet au narrateur de révéler le fonctionnement d’une hallucination

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collective à laquelle il avoue avoir participé (« Je n’étais pas différent des autres, je la haïssais », p. 75), mais aussi d’expliquer sans excuser le comportement du directeur à l’égard des émigrés et de contextualiser l’accès de violence de Reda, fils d’émigré, à son égard. Cherchant le sens du « fait divers » dont il fut victime, le narrateur tente d’objectiver l’événement à l’intérieur du monde social dont les pièges et faussetés n’épargnent finalement personne.

L’obstacle du langage

19 La démarche d’objectivation du fait divers, c’est-à-dire le processus littéraire par lequel Édouard Louis offre une réflexion approfondie de son expérience de la violence pour en faire un objet d’étude extérieur à lui, passe par la reconstitution des significations cachées d’une réalité plurielle et hétérogène. En dépit de la présence parfois contradictoire et déroutante d’une double voix narrative censée faire surgir la réalité, le narrateur se heurte au cadre du langage lorsqu’il évoque son agression. Si la pensée passe par les mots, le récit montre que ceux-ci peuvent parfois trahir la vérité : l’incapacité du langage à traduire la réalité des faits et des sentiments surgit au moment où le narrateur se décide à porter plainte au commissariat de son arrondissement. L’établissement du procès-verbal lui fait prendre conscience qu’il voudrait être le seul à pouvoir raconter son cauchemar, détenir la vérité et interpréter les gestes de Reda : « Je désirais que tout le monde sache mais je voulais être le seul au milieu d’eux à discerner la vérité » (HV, p. 33). Les mots choisis par le narrateur pour décrire son agresseur au « visage lisse », « yeux marron », « sourcils noirs » et « traits à la fois doux et marqués » (p. 23) sont résumés en langage policier par la mention « Type maghrébin » (p. 23). Bien plus qu’une marque du racisme « compulsif » (p. 23) de la police française, ce raccourci à connotation de racaille, voyou et délinquant prive le narrateur de son histoire telle qu’il l’a vécue et ressentie. « Ah, type maghrébin vous voulez dire », lui répond le policier, alors que c’est justement ce qu’il ne voulait pas dire. Cette privation de son histoire par les autorités explique que le narrateur ne puisse s’empêcher de parler de son agression à tous ses amis (p. 32), y compris à un étranger dans un café (p. 35), une expérience honteuse lui faisant prendre conscience de son comportement déplacé et de « la folie de la parole » (p. 35). Le besoin de s’épancher sur son expérience intervient dès la visite aux urgences où débute une comédie des mots alliée aux pleurs : « je savais qu’il fallait que je me plie au rôle si je voulais avoir des chances d’être cru » (p. 37). Le récit dénonce donc la fausseté des mots et des attitudes dénoncée par Barthes, lorsqu’en portant plainte le narrateur se trouve obligé malgré lui d’incarner le rôle de figurant d’une autre histoire que la sienne et avoue s’être adonné au jeu des conventions en adoptant l’attitude de la victime (p. 36).

20 Malgré cette dissociation entre la parole et le réel, le récit parvient parfois à faire surgir un préjugé inconscient. Tel est le cas lors de l’interrogatoire avec un policier qui s’étonne que le narrateur ait si facilement laissé monter un inconnu chez lui en pleine nuit. Répondant « Vous savez tout le monde fait ça… », le narrateur juge utile de préciser « Je voulais dire, les gens comme moi… » (p. 56). Par ces mots, le narrateur s’est en quelque sorte avoué homosexuel, traduisant de lui-même la perception et le jugement inavoués des policiers sur les faits17. Un deuxième exemple de parole recelant une pensée non pas sur la réalité des faits, mais venant des perceptions inconscientes forgeant les jugements, vient de la policière lorsqu’elle évoque un autre cliché : « la plupart des vols, enfin… ce sont des étrangers la plupart du temps, des Arabes »

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(p. 106). Cette idée raciste préconçue invite le narrateur à questionner sa propre sincérité et la validité de son accusation de vol finalement assez conforme au sentiment des policiers : « Je sais distinguer à l’intérieur de mes pensées lesquelles sont les plus vraies et lesquelles je me donne pour me plaire ou me flatter » (p. 10718).

21 Le narrateur prend conscience qu’il se trouve à la fois inclus dans et exclu de son « fait divers » lorsqu’il évoque les événements au commissariat, perdant le fil de ses pensées, se répétant et s’exprimant de manière imprécise (p. 35). Cette expérience a l’avantage de lui faire comprendre le dilemme inextricable de l’inclusion et de l’exclusion auquel il est soumis dans sa perception et sa compréhension de la violence (p. 54). Édouard Louis est un transfuge social ayant durement éprouvé l’exclusion sociale durant son enfance. La réception de son premier ouvrage montre que sa fuite n’a pas toujours été bien perçue par sa famille et son milieu d’origine. Il n’est donc pas étonnant que le récit suggère que le comportement de classe du narrateur ainsi que son usage du langage soient responsables de la réaction violente de Reda. Au lieu de laisser partir son voleur, il le supplie, l’excuse sans pouvoir « s’empêcher de sortir son vocabulaire, de parler avec son vocabulaire de ministre, c’est plus fort que lui, ça devait mettre l’autre plus en rogne » (p. 126). Incapable de déchiffrer le sens de la menace de Reda lorsqu’il dit « vouloir lui faire la gueule », hésitant entre un numéro de dur et une véritable menace, le narrateur explore son désir mais aussi sa difficulté à relativiser le vol et la violence. En accusant l’autre de vol, n’étant pas lui-même étranger à ce genre de petit délit dans sa jeunesse, le narrateur ne se doute pas de l’affront qu’il inflige à Reda en insultant sa mère (p. 129). Finalement victime de lui-même comme de son agresseur, le narrateur a perçu la faillite du langage au moment où les mains de son agresseur se resserraient sur sa gorge pour éprouver la vérité de la peur, sensation hors de tout langage. Transformant son traumatisme en phobie à l’égard de toutes les personnes arabes au chapitre 15, le narrateur transpose un mot pour un autre : « repas voulait dire écharpe », « musique voulait dire revolver », « Didier voulait dire Reda ». L’ordre symbolique du langage perturbé correspond au dédoublement de personnalité du narrateur luttant contre celui qui en lui avait peur de sa peur.

22 Histoire de la violence est un objet littéraire original et paradoxal. Son auteur, Édouard Louis, porte un regard distancié sur un drame personnel, propose des pistes d’explication de la violence dans un récit à deux voix où se confrontent le corps et l’esprit, les mots et les pensées. Paradoxalement, le langage tenu en partie responsable de la violence reste l’unique recours de l’écrivain dans cette quête passant de l’expérience individuelle à l’expérience collective de la violence.

23 En donnant à lire ce texte atypique, Édouard Louis répond à toutes les problématiques de l’écriture du fait divers abordées en première partie de cette analyse. Au lieu de proposer les faits dans un enchaînement discursif, l’auteur offre une déconstruction narrative de son expérience à l’aide d’ellipses, de retours en arrière dans le temps, de rapprochements et de réflexions moins inspirées par les faits que par leur contexte. En questionnant tout au long du récit le déroulement des événements et leur motivation, l’auteur ne fige pas le « fait divers », d’ordinaire très contraint dans ses rôles et son langage, mais cherche à l’interroger de toutes les manières possibles dans une formulation non ramassée et totalisante, mais élargie et fragmentée de multiples points de vue et perspectives. Loin de toute tendance à l’intensification et à l’émotionalisation, Histoire de la violence, dépourvue de conclusion, encourage à la réflexion et à la quête du sens des actes de violence dans la société. Si le fait divers trouble l’ordre social, celui

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qui se trouve au cœur du récit d’Édouard Louis suscite un espace d’oppositions et d’interlocutions afin d’éviter tout point de vue sectoriel sur la violence et de parvenir à objectiver celle-ci dans un monde social pluriel et hétérogène où se côtoient des perceptions contradictoires.

24 Plus qu’un artifice narratif, l’exercice d’écriture consistant à transposer une agression en réalité extérieure source d’une réflexion approfondie permet donc de s’interroger dans une perspective globale sur le sens que l’on peut donner à un événement aussi singulier et personnel que peut l’être le fait divers. L’étonnant épilogue judiciaire de cette proposition littéraire atypique fut l’assignation en justice de l’écrivain par son propre agresseur, pour atteinte à la vie privée et à la présomption d’innocence19. Le récit nuancé d’Édouard Louis, atténuant l’accusation à l’égard de son agresseur, pourtant identifié coupable par l’ADN20, se retourne comme un gant contre son auteur comme élément à charge dans un procès pour atteinte à la vie privée. La réaction inattendue de Riahd B (alias Reda) au texte d’Édouard Louis ajoute à la violence du fait divers l’agression symbolique de l’écriture autobiographique lorsqu’elle provoque la susceptibilité de personnes réelles transposées en personnages littéraires, et accentue le brouillage entre vérité littéraire et vérité judiciaire. Utilisé par la justice comme élément permettant l’identification du coupable, le livre est devenu objet de suspicion et source d’inspiration pour Omar Benlaala dont L’Effraction (Éditions de l’Aube, 2016) propose le point de vue d’un jeune Kabyle à travers un dispositif narratif inversant celui d’Histoire de la violence. Cette réception controversée du deuxième livre d’Édouard Louis est signe de sa capacité à générer un malaise chez le lecteur tout en éclairant les automatismes de la pensée sur le fait divers et la violence dans un cadre social.

NOTES

1. É. Louis, Histoire de la violence, Paris, Seuil, 2016 (désormais HV). 2. Définition citée dans F. Évrard, Fait divers et littérature, Paris, Nathan, 1997, p. 11. 3. Ibid., p. 12. 4. Ibid., p. 11. 5. « Information totale […] il contient en soi tout son savoir […]. Il ne renvoie formellement à rien d’autre qu’à lui-même » (R. Barthes, Essais Critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 189). 6. Ibid. 7. S. Jopeck, Le fait divers dans la littérature, Paris, Gallimard, 2009, p. 11. 8. P. Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1996, p. 16-17. 9. M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 334-335. 10. M-Ch. Barillaud, J. Bièque et P. Dahlet, « Le fait divers : une dialectique de l’insensé », Le Français dans le monde, no 194, juillet-août 1985, référence citée dans A. Dubied et M. Lits, Le Fait divers, Paris, PUF, 1999, p. 84. 11. Cité par A. Dubied et M. Lits, ibid., p. 82. 12. J. Baudrillard, La société de consommation, ses mythes, ses structures, Paris, Gallimard, 1974, p. 31-32.

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13. Vendu à plus de 400 000 exemplaires en France et traduit dans une dizaine de langues depuis sa parution en janvier 2014, cet ouvrage retrace la double honte sociale et sexuelle vécue par l’écrivain durant son enfance passée à Hallencourt dans le nord de la France. La parution du livre a soulevé dans la presse quelques articles polémiques reprochant à l’auteur d’avoir trahi sa famille et rejeté sa classe sociale d’origine. Il est donc impossible de considérer l’élaboration et le sens d’Histoire de la violence, paru en 2016, sans tenir compte de cette critique à son encontre. 14. Celui-ci figure dans le titre de son premier roman autobiographique En finir avec Eddy Bellegueule, dont la publication explique le processus de changement d’état civil, la transformation d’Eddy Bellegueule en Édouard Louis, marque de sa nouvelle naissance, son ascension sociale et sa reconnaissance littéraire. 15. G. de Lagasnerie, Penser dans un monde mauvais, Paris, PUF, 2017, p. 60. 16. Le premier rapprochement étant la comparaison entre Reda et le cousin Sylvain comme moyen d’atténuation du degré de violence exercée par son agresseur. 17. À ces mots, la policière interrompt l’interrogatoire pour reprendre du début, jugeant « qu’on ne pouvait pas commencer comme ça, de façon complètement anarchique » (p. 57). 18. Une autocritique confirmée par l’avis de Clara : « Ce qu’il a pensé c’est que c’était logique qu’il vole quelque chose » (p.107). 19. Riahd B. réclamait l’insertion d’un encart dans chaque exemplaire du livre (vendu à 80 000 exemplaires), plus 50 000 euros de dommages et intérêt. Le 15 avril 2016, la 17e chambre du Tribunal de grande instance de Paris l’a débouté faute d’identification établie de manière probante [consulté le 28 février 2018]. 20. Lorsque Riadh B. a été arrêté pour une autre affaire, la justice s’est penchée sur la plainte qu’avait déposée Édouard Louis et a établi que l’ADN de l’agresseur prélevé chez l’écrivain et celui de Riadh B. correspondaient.

AUTEUR

ANNIE JOUAN-WESTLUND Cleveland State University (États-Unis, Ohio) Annie Jouan-Westlund, diplômée de l’Université du Wisconsin-Madison, docteur en études françaises, est professeur titulaire au département de World Languages, Literatures & Cultures à Cleveland State University, où elle enseigne la langue, la civilisation, la littérature française ainsi que le cinéma et les études interculturelles. Spécialiste de l’autobiographie et de l’autofiction, elle a publié une vingtaine d’articles et chapitres de livres sur Serge Doubrovsky ainsi que des études sur Simone de Beauvoir, Annie Ernaux, Andreï Makine, George Sand, Adam Gopnik, et Stephen Clark dans les revues Sites, French Literature Series, RLA, The French Review, Romance Notes, Roman 20/50, Auto/Fiction, Simone de Beauvoir Studies, Nouvelles Francographies, Esprit Créateur. Dans ses travaux les plus récents, elle continue d’explorer la question éthique et esthétique de la transposition du réel en littérature dans la littérature française contemporaine. Elle publie un dossier sur l’écrivain et essayiste Pierre Jourde intitulé « L’Écriture du territoire et le territoire de l’Écriture » dans le prochain numéro de Nouvelles Francographies ainsi qu’un article intitulé « Pays perdu : Elegy or Betrayal ? » sur le fait divers dont fut victime l’écrivain Pierre Jourde en 2005 dans le livre à paraître Rural Writing/Writing the Rural (Cambridge Scholars Press)

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Le fait divers littéraire au tribunal : une jurisprudence stylisticienne ? Novels Based on Criminal Cases in Trial. A Jurisprudence Inspired by Stylistics’ Method

Anna Arzoumanov

1 « Envie de réel ? Lisez des romans1. » Par cette formule délibérément paradoxale, Nathalie Crom, journaliste à Télérama signale une tendance du roman contemporain à sortir des frontières de la fiction pour s’aventurer sur le terrain de la réalité. Il est en effet désormais bien admis que la littérature contemporaine a pris un tournant, dans les années 1980, qu’on a pris l’habitude d’appeler « retour au réel », à la suite des travaux de Dominique Viart2. Parmi ces romans inspirés du réel, on distingue d’ordinaire plusieurs sous-catégories : l’autofiction, le roman reportage, le roman social ou encore le roman tiré d’un fait divers.

2 Cette voie prise par le roman n’est pas un fait qui intéresse uniquement l’histoire littéraire. Le bouleversement des frontières qu’il implique est également très observé par les juristes qui s’intéressent de près au phénomène de ce qu’ils appellent, depuis 2007, la « fiction du réel ». Celle-ci est en effet devenue une catégorie juridique3 faisant l’objet d’une jurisprudence abondamment commentée dans les organes spécialisés en droit de la presse4. C’est donc au tribunal que peuvent être débattues les questions de la légitimité pour un romancier d’écrire sur un fait divers, mais aussi des manières de le mettre en récit. On peut ainsi citer plusieurs auteurs qui se sont retrouvés à la barre pour avoir écrit des romans à partir de faits divers : Thierry Jonquet pour son roman Moloch5, Françoise Chandernagor pour Le Roman vrai du docteur Godard6, Jean Failler pour Le Renard des grèves7, Philippe Besson pour Le Roman d’octobre8, ou encore Régis Jauffret plus récemment pour La Ballade de Rikers Island.

3 Il s’agit donc dans cet article d’examiner comment les juristes procèdent pour lire ces fictions du réel et pour évaluer leur conformité avec les règles du droit. On verra que le langage du fait divers est au centre de leur analyse, au point qu’on se risquera à qualifier la jurisprudence de stylisticienne. Nous commencerons par rappeler rapidement les règles du droit au vu desquelles un roman inspiré d’un fait divers peut

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devenir un objet de droit. Puis nous nous attacherons au cas de Régis Jauffret afin d’observer un exemple de lecture jurisprudentielle de fait divers littéraire.

Le fait divers littéraire objet de droit

4 Il ne s’agit évidemment pas ici de faire une présentation exhaustive des dispositifs juridiques permettant de juger des fictions du réel9, mais plutôt de décrire de manière succincte les cas de figure qui se présentent le plus souvent. La liberté de création en France est un droit fondamental que l’on rattache à celui de la liberté d’expression consacrée par plusieurs textes nationaux et supranationaux. On peut théoriquement tout dire à condition de respecter les limites imposées par la loi. Le droit de la presse est largement régi par la grande loi de 1881 sur la presse qui joue à la fois le rôle d’asseoir les fondements de la liberté d’expression en France et de les restreindre. Elle prévoit ainsi des poursuites pénales pour tout discours relevant de l’insulte, du discours de haine (antisémitisme, homophobie, handiphobie, etc.), de l’incitation à la haine raciale ou encore de la diffamation10.

5 À ce dispositif législatif limitant la liberté d’expression s’ajoute une protection grandissante de la vie privée, sur le fondement du Code civil qui dispose dans le deuxième paragraphe de son article 9 que : Chacun a droit au respect de sa vie privée. Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée ; ces mesures peuvent, s’il y a urgence, être ordonnées en référé.

6 Cette règle est assez récente, elle a été forgée sous l’influence de la jurisprudence et est entrée dans le Code civil le 17 juillet 1970. Cette catégorie de la « vie privée » est reconnue par tous les juristes comme particulièrement floue, mais on s’accorde à dire qu’elle recouvre en général tout ce qui a trait à la vie amoureuse, la famille, la santé, les sentiments, les opinions ou les pensées. Un tel contenu correspond de manière singulière aux ingrédients privilégiés de la matière romanesque.

7 Lorsqu’il est amené à examiner un roman, le juge opère ce qu’on appelle une balance entre le droit des personnes, et un autre droit fondamental, la liberté d’expression, car les deux entrent en conflit. Il doit se livrer à une analyse factuelle des intérêts de chaque partie et doit décider si l’atteinte aux droits des personnes par la liberté de création poursuit un but légitime11. Cela implique un examen attentif du contenu du livre, selon une méthode qui combine analyse textuelle et analyse discursive, comme nous allons le montrer à partir de l’étude du procès en 2016 de Régis Jauffret pour son roman La Ballade de Rikers Island12 (BRI).

Étude du procès en diffamation de Régis Jauffret

Une publication « boostée » par une assignation en justice

8 En janvier 2014, Régis Jauffret publie au Seuil La Ballade de Rikers Island13, roman inspiré de l’affaire du Sofitel de New York. Pour rappel, en mai 2011, le directeur du FMI, Dominique Strauss-Kahn, qui logeait au Sofitel de New York, avait été accusé de viol par une femme de chambre d’origine africaine, Nafissatou Diallo. Au moment de la sortie du livre, l’affaire avait été classée sans suite et avait abouti à un « non-lieu » prononcé

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le 23 août 2011, car la justice avait conclu qu’il n’y avait aucune preuve de la véracité du viol. Dans le récit qu’il en tire, Régis Jauffret fait pourtant le choix de raconter la scène du viol. S’il ne nomme pas Dominique Strauss-Kahn, il désigne par son prénom Nafissatou et donne des indices suffisamment marqués pour que l’on reconnaisse sans ambiguïté l’ancien dirigeant du Fonds monétaire international (sa carrière d’économiste, ainsi que des lieux comme la prison de Rikers Island, la suite 2806 lieu du crime supposé, etc.). Or du point de vue du droit, imputer un viol à une personne reconnaissable sans pouvoir en prouver la véracité relève de la diffamation, car une telle allégation porte atteinte à son honneur. C’est pourquoi Dominique Strauss-Kahn annonce dans la presse le jour de la sortie du livre qu’il va porter plainte contre l’auteur pour diffamation.

9 Cette menace confère une forte visibilité au roman qui vient de paraître. Les Inrockuptibles14, L’Express15, Arrêt sur images16, Le Monde des livres17, le Figaro18 y consacrent tous des articles élogieux dans lesquels ils relaient l’annonce de la future plainte de Dominique Strauss-Kahn, largement présentée comme une menace pesant sur la liberté de création en France. Le Figaro et le Nouvel Observateur consacrent même au roman des dossiers complets dans lesquels est posée la question du rapport de la littérature au réel et de ses limites, dont la formule de la chroniqueuse Natacha Polony donne un bon aperçu : « Là se pose le problème du rapport de la littérature au réel, surtout à une époque où le fait divers envahit la littérature, et là c’est un problème essentiel19. » À cette question, Régis Jauffret fait inlassablement la même réponse : qu’il soit l’invité de Pascale Clark sur France inter (16 janvier), de l’émission On n’est pas couché sur France 2 (18 janvier) ou de la matinale de Bruce Toussaint sur I télé (20 janvier), il fait valoir sa liberté de création totale, son droit à augmenter la réalité20, à « men[tir] comme un meurtrier21 » là où le droit entendrait purement et simplement « interdire au romancier le champ du réel22 ». Et les spécialistes de la question interrogés répondent de manière assez unanime que c’est un phénomène qui n’est pas nouveau, citant Truman Capote, Gustave Flaubert ou encore Emmanuel Carrère, présenté comme celui qui, à l’ère contemporaine, a donné « ses lettres de noblesse au fait divers littéraire23 ». D’un point de vue médiatique, l’affaire est toute jugée : Régis Jauffret est dans son bon droit au nom de la liberté qu’a l’écrivain de choisir son matériau littéraire. Pourtant, du point de vue du droit, la cause de Régis Jauffret est loin d’être gagnée. Son dossier est difficile à défendre selon les mots mêmes de ses avocats. Il y a donc un écart entre la manière dont le tribunal populaire et médiatique envisage la liberté de s’inspirer d’un fait divers et la réalité du droit, car la diffamation constitue bien l’une des limites de la liberté d’expression.

L’affaire jugée par la 17e chambre correctionnelle de Paris

10 Le 24 mars, l’affaire est présentée devant la 17e chambre correctionnelle de Paris. Régis Jauffret est défendu par l’avocat Christophe Bigot, les éditions du Seuil par Bénédicte Amblard, et Dominique Strauss-Kahn par Jean Veil, Richard Malka et Henri Leclerc, le seul présent à l’audience.

11 Comme le veut la procédure, ce n’est pas l’ensemble du livre qui est poursuivi mais sept passages choisis par l’accusation comme diffamatoires, dont cinq sont situés dans le chapitre qui décrit le viol (soit des extraits de deux pages alors que le livre en comporte

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quatre cent vingt-six). À ces extraits s’ajoutent deux passages de l’émission de Pascale Clark24 dans lesquels l’auteur affirme détenir une vérité sur l’affaire DSK.

12 Dans de nombreux procès concernant des fictions du réel, les débats portent sur la possibilité ou non de reconnaître le plaignant dans le roman incriminé25. Ici ce n’est pas le cas, car les personnages portent le même nom que les personnes impliquées dans le fait divers, à l’exception de Dominique Strauss-Kahn et de sa femme qui ne sont pas nommés dans le roman mais le sont dans les médias par l’auteur lui-même. Le plaignant est donc incontestablement identifiable et le débat juridique se situe à un autre niveau, la question consistant à déterminer si la diffamation est caractérisée.

13 Dans les affaires de diffamation, l’infraction est présumée. C’est donc sur le défendeur que repose la charge de la preuve. Il peut jouer sur deux tableaux : il peut prouver d’une part que les faits allégués sont vrais ou qu’ils ne sont pas diffamatoires, d’autre part il peut montrer que l’auteur a imputé ses faits en toute bonne foi, ce qui l’exonérerait de sa responsabilité. C’est ce qu’il fait dans cette affaire.

Évaluation du caractère diffamatoire des énoncés et analyse stylistique

14 Le débat juridique se concentre sur la question de savoir si le roman et l’interview de l’auteur sur France inter présentent le viol comme un fait avéré. Le cas échéant, ces discours pourraient être qualifiés de diffamatoires dans la mesure où la procédure judiciaire n’a pas reconnu Dominique Strauss-Kahn coupable du viol et dans la mesure où une telle allégation porte atteinte à son honneur.

15 En ce qui concerne le roman, la défense produit deux arguments : la polyphonie du roman et la description d’un acte consenti plutôt qu’un viol. Premièrement, le roman représenterait tout autant le point de vue de Dominique Strauss-Kahn et de ses proches qui contestent la version de Nafissatou Diallo que celui de la victime : « le roman n’accrédite[rait] pas plus une vision de l’affaire plutôt qu’une autre » et exposerait « les points de vue contradictoires de ses personnages26 ». Pour montrer que dans sa globalité, le roman présente une multiplicité de points de vue qui jetteraient un doute sur la thèse du viol, ils produisent ainsi une liste de seize énoncés distincts de ceux présentés par l’accusation, dans lesquels le narrateur adopte le point de vue de Dominique Strauss-Kahn et de ses proches. C’est le cas par exemple de la page 37 où est retranscrite une conversation, fictive, entre et sa belle-fille au discours indirect libre : Le consul a dit qu’il avait le moral. Ce n’est pas un violeur. Une magouille de l’Élysée. Les flics vont la faire craquer. Ils vont tous payer ça très cher. […] On s’en tirera peut-être avec un chèque à quatre chiffres. Je sais, elle doit mentir (Nafissatou). Elle ment. Pour qu’elle avoue, ça risque de lui coûter plus cher. On se contentera d’un arrangement. (BRI, p. 37)

16 Ce discours rapporté rend compte d’une vision complotiste de l’affaire. Dominique Strauss-Kahn serait victime d’un piège tendu par l’Élysée pour faire tomber celui qui s’apprêtait à devenir le candidat du parti socialiste aux élections présidentielles de 2012. Pris isolément, l’énoncé « ce n’est pas un violeur » peut fonctionner comme preuve qu’il n’y a pas d’imputation de viol dans le roman, sauf que le terme est mis à distance par un phénomène de polyphonie énonciative très montrée.

17 Pour étayer sa démonstration, la défense relève en outre des termes désignant Nafissatou Diallo comme « l’affabulatrice » (BRI, p. 129) qui relaient la thèse d’un viol inventé par la victime. Dans les passages cités, il y a incontestablement un phénomène

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de polyphonie énonciative, le narrateur laissant place au point de vue de Dominique Strauss-Kahn et de ses proches. Cependant, tous les énoncés cités sont clairement assignés à ces derniers et ne sont pas pris en charge par le narrateur qui ne fait jamais siens les mots de ses personnages (par le biais du discours direct ou du discours indirect libre). Dans tous les moments où est relayée la thèse du complot, le point de vue est interne : l’action est vue par le personnage de Dominique Strauss-Kahn et ses proches, et le narrateur s’efface pour leur donner la parole.

18 La Ballade serait donc un roman polyphonique qui ne validerait pas plus une thèse que l’autre, dans lequel le narrateur adopterait successivement les points de vue internes de ses personnages. Selon la logique de la défense, le dernier chapitre consacré au récit du viol se focaliserait sur le point de vue de Nafissaou Diallo qui elle croit à la thèse du viol. Le problème est que d’un point de vue narratologique, le chapitre litigieux est très différent des extraits produits par la défense que nous avons examinés plus haut. Comme l’a très justement noté le tribunal dans sa décision, le narrateur y est omniscient et représente les sentiments de l’un et de l’autre protagonistes. Autrement dit, il n’y a pas un point de vue subjectif sur l’événement, mais un point de vue omniscient. Pour motiver sa décision, la juge rejette ainsi la thèse d’une « prétendue subjectivité » du récit : …l’indication, qui ne peut relever de cette prétendue subjectivité, sur le fait que Dominique Strauss Kahn serait pressé, la dernière prise remonte à une heure du matin, un comprimé avalé en douce dans la limousine qui l’amenait à l’hôtel avec la femme blonde dont il avait fait usage plus tard dans la nuit27.

19 Ce passage donne des informations sur le déroulement de la nuit de Dominique Strauss- Kahn que Nafissatou Diallo ignore. Il n’y a donc pas ici de vision avec la victime. Il s’agit plutôt d’un récit dans lequel le narrateur sait tout de ses personnages. C’est pourquoi le tribunal conclut, à raison nous semble-t-il, que « le dernier chapitre se présente avant tout comme une description réaliste, voire clinique, de la scène de viol, et non comme la seule perception qu’en aurait eue Nafissatou Diallo ». Pour invalider la thèse de la défense, le tribunal se livre donc à une analyse narratologique des points de vue qui rappelle à bien des égards la manière dont les stylisticiens s’approprient le matériau romanesque.

20 Pour contester le caractère diffamatoire des énoncés, la défense s’appuie ensuite sur deux autres postes d’observation, que l’on peut qualifier d’un point de vue stylistique comme relevant de la caractérisation (choix des mots pour désigner l’acte sexuel) et de l’actualisation grammaticale. Elle relève tous les caractérisants qui laissent supposer une « relation sexuelle consentie » (BRI, p. 250) plutôt qu’un viol, comme dans l’exemple suivant : Extrait du roman poursuivi : « Il jette un regard inquiet vers la baie vitrée. Le building d’en face lui semble proche. Le monde est devenu un complot. En scrutant, il verrait sans doute l’objectif d’un appareil miroiter. Mieux vaut la pilonner à l’abri. Il la pousse vers le couloir qui mène à la salle de bains sourde et aveugle. Elle résiste, il la sent lourde, dense, pleine de la force d’inertie des soumis. Loin de s’affaisser, son sexe trop rigide devient douloureux, ses testicules sont durs comme des noyaux. Un besoin pressant, impérieux, peu importe à présent qu’on le photographie pendant qu’il se soulage. » Lecture de la défense : « Là encore, ce passage, tel que poursuivi dans la citation, n’impute pas de viol. Il n’appartient pas au tribunal de fixer la norme des jeux de soumission et de domination qui sont parfois à l’œuvre dans les relations sexuelles. Il se borne à décrire l’état d’esprit du personnage de l’homme, ce qu’il pense de la

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femme de chambre et qu’il ne souhaite pas être vu dans des ébats privés, ce qui se conçoit indépendamment de toute notion de viol28. »

21 On le voit dans cet exemple et son commentaire par la défense, l’argumentation repose sur la qualification de l’acte décrit, qui relèverait plus d’une relation libertine que d’un viol. En d’autres termes, le narrateur se contenterait de décrire un acte sexuel entre deux partenaires sans présupposer le fait que Nafissatou Diallo n’était pas consentante. La défense opère un même travail sur la caractérisation des sept autres passages poursuivis afin de requalifier la scène en acte consenti29.

22 Le tribunal répond à ces arguments en situant à son tour son analyse au niveau de la caractérisation lexicale. Il invalide la lecture de la défense en relevant une liste de termes, dont vingt-quatre verbes en particulier qui « traduisent tous une violence unilatérale de la part de l’homme et une résistance de la part de la femme » et ne « peuvent dans l’esprit du lecteur, laisser aucun doute quant au fait que lui est livré le récit d’un viol » : Il la jette sur le lit, la chevauche, cherche à planter son sexe entre ses lèvres serrées et la tête de Nafissatou qui ne cesse de bouger pour éviter le gland, elle le repousse, elle s’arrache du lit, il la pousse vers le couloir, elle résiste, elle le repousse, il agrippe ses cheveux, l’agenouille, il la pousse contre le mur30…

23 Les verbes soulignés relèvent tous soit du champ lexical de la violence physique, soit de celui de la soumission. Ils évoquent explicitement une scène sexuelle sans consentement, « commis[e] sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise », ce qui correspond exactement à la définition d’un viol selon le code pénal31. C’est pourquoi le tribunal en conclut que « tant la nature de la scène décrite […] que la sémantique utilisée » invalident « l’hypothèse de la simple narration d’une relation sexuelle consentie entre deux adultes amateurs de rapports brutaux ou de jeux de soumission et de domination ». Pour montrer le caractère « réaliste, voire clinique de cette scène de viol », le tribunal relève par ailleurs les « modes verbaux » utilisés sans donner plus de précisions sur leur nature, mais il est évident que ce qui est visé ici est le recours au présent de l’indicatif qui est le tiroir verbal actualisateur par excellence32.

24 Il y a donc bien imputation d’un viol selon le tribunal. Cette conclusion défavorable à Régis Jauffret repose sur une étude très minutieuse du matériau langagier, qui ressemble singulièrement aux méthodes de la stylistique (étude du lexique, de l’actualisation, de la caractérisation et de la focalisation). La lecture jurisprudentielle ne s’arrête cependant pas au niveau de l’énoncé car les juristes doivent aussi déterminer si la bonne foi de l’auteur peut être retenue.

Détermination de la bonne foi de l’auteur

25 La jurisprudence considère que quatre éléments doivent être réunis pour que le bénéfice de la bonne foi puisse être reconnu au prévenu : la légitimité du but poursuivi, l’absence d’animosité personnelle, la prudence et la mesure dans l’expression, ainsi que la qualité de l’enquête33. Si l’on reformule ces critères en termes linguistiques, ils combinent deux points de vue : analyse du dire, de l’énonciation (absence d’animosité personnelle, qualité de l’enquête et légitimité du but poursuivi), et analyse du dit, des énoncés (prudence et mesure dans l’expression). Si ces termes issus de la linguistique de l’énonciation ne sont pas mobilisés au tribunal, ces catégories sont pourtant intuitivement convoquées sous d’autres noms. L’avocat Christophe Bigot par exemple

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souligne que, pour défendre un énoncé poursuivi pour diffamation, il combine le relevé de « critères internes » et « externes34 ».

26 Pour examiner la légitimité du but poursuivi et l’absence d’animosité personnelle, la jurisprudence a forgé des catégories qui sont particulièrement opératoires pour le discours journalistique. Elle a en effet coutume de raisonner de la façon suivante : si l’on a la preuve de l’intérêt général d’un discours, alors on peut en conclure qu’il y a légitimité du but poursuivi et absence d’animosité personnelle. Pour la littérature en revanche, la jurisprudence n’a pour l’instant pas encore enregistré de catégorie qui légitimerait une diffamation ou une atteinte à la vie privée, elle a même tendance à être plus sévère que pour les journalistes35. Il y a certes de nombreux juristes36 qui voudraient faire admettre l’idée que le mobile créatif s’oppose à toute intention de nuire, mais dans les faits la jurisprudence montre que les juges restent encore peu sensibles à cet argument.

27 C’est pourtant la carte que tente de jouer la défense dans cette affaire. Dans ses conclusions, elle affirme que « l’intention de créer et de faire œuvre romanesque exclut par elle-même la moindre intention de nuire ou de régler quelque compte que ce soit à l’égard du plaignant37 ». L’intention de créer permettrait donc à elle seule de déterminer qu’il n’y a pas intention de nuire. Pour développer sa démonstration, Christophe Bigot brandit l’argument du risque. Si les magistrats condamnent Régis Jauffret, alors il risquerait d’y avoir à l’avenir une censure systématique des fictions du réel qui entraînerait leur disparition du paysage littéraire : S’il ne lui est pas assigné une limite, la sanction de romans inspirés de faits réels et autres « autofictions », dès lors qu’un tiers y est identifiable risque d’ailleurs d’aboutir à tuer un genre : celui de la littérature inspirée du fait divers38.

28 Il s’agit ici ni plus ni moins que de plaider pour une exception littéraire qui exempterait l’écrivain de ses responsabilités dans la société, position qui était largement représentée dans les médias lors de la sortie du livre. Le problème évidemment est qu’une telle conception de la liberté de l’écrivain implique de décider ce qui relève de la littérature ou pas, et l’on sait qu’il n’existe pas de critères objectifs pour opérer un tel classement pour des textes dits à la « littérarité conditionnelle39 ».

29 À lire la décision du tribunal, on sent son agacement à l’égard de l’argument de l’exception littéraire donné comme valant en soi sans critères objectivables. Trois pages sur les quatorze que comporte la décision sont consacrées à faire une mise au point très ferme sur la question et à en montrer l’absence de valeur juridique, le tribunal affirmant qu’« il ne saurait être soutenu, par pure pétition de principe et à grand renfort de termes véhéments […] qu’il existerait une immunité absolue du créateur, lequel […] jouirait de la liberté la plus totale40 ». Par cette formule, le tribunal rappelle que les écrivains ont des devoirs et des responsabilités comme n’importe lequel de leurs concitoyens.

30 À la place, il cherche à déterminer si le texte est présenté comme une fiction ou comme une non-fiction, ou encore si la version des faits présentée dans le roman est revendiquée comme purement subjective. Dans ce cadre, les paratextes et les épitextes du roman sont analysés afin d’estimer de quel côté de la frontière entre fait et fiction ils situent le récit. La mention « roman » sur la couverture du livre est débattue : suffit- elle pour conclure avec le lecteur un pacte fictionnel au regard de tous les éléments du paratexte qui ancrent le roman dans le réel, le nom de Rikers Island dans le titre, une phrase de la quatrième de couverture qui stipule que « ce roman relate des événements

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qui se sont déroulés au début du XXIe siècle » ? Pour le tribunal, la seule mention générique est un indice de fictionnalité trop faible. Il motive sa décision en relevant en outre le fait que, dans ses interviews, l’auteur a affirmé à plusieurs reprises avoir « enquêté » sur l’affaire, ce qui laisse supposer qu’il s’est inspiré du réel et qu’il situe son roman du côté de la non-fiction.

31 Quant à la prudence de l’expression, le tribunal conclut à son absence en observant là encore le « contenu » et la « stylistique41 » du dernier chapitre : « emploi du présent de l’indicatif, vivacité de narration, brièveté des paragraphes et des phrases, réalisme des détails matériels, insertion de dialogues à la fois brefs et crus » qui font « passer pour réels aux yeux de ses lecteurs des faits inventés » et ne permettent pas de conférer à la scène un statut fictif. Tous ces critères d’évaluation reposant sur l’examen des énoncés et de leur contexte permettent au tribunal de conclure à l’absence de bonne foi du romancier.

32 On le voit, la méthode de lecture des juristes est très rigoureusement étayée par des faits langagiers, elle mobilise des outils proches de ceux de l’analyse stylistique. Cependant la première a l’obligation de trancher là où la seconde peut multiplier les pistes interprétatives, sans les hiérarchiser. Nombreuses sont en effet les études qui tirent parti de l’ambiguïté logique d’un texte sans avoir à décider si le texte relève de la fiction ou de la non-fiction.

33 Pour conclure, on remarque donc, à travers l’examen de cette affaire, que la jurisprudence a coutume d’appliquer aux énoncés diffamatoires des méthodes d’analyse qui rappellent à bien des égards celles qui ont été développées par la stylistique universitaire : analyse sémantique des énoncés, étude de la caractérisation et de l’actualisation, mais aussi prise en compte du contexte global de l’énonciation.

34 Au fil des affaires concernant des faits divers littéraires portés devant les tribunaux, des normes stylistiques s’imposent en creux aux écrivains : prudence de l’expression, adoption par le narrateur d’un point de vue revendiqué comme subjectif, limitation du point de vue omniscient. Finalement, on retrouve ici les marques d’écriture caractéristiques de ce que Dominique Viart a appelé la « fiction critique42 ». C’est peut- être ce qui explique qu’un autre auteur spécialisé dans le fait divers, Emmanuel Carrère n’ait jamais eu de procès. Le romancier a en effet toujours indiqué qu’il refusait de se mettre à la place de ses personnages. Il revendique un point de vue subjectif en se mettant en scène à côté d’eux et en décrivant l’effet que les faits divers ont eu sur sa propre vie43, ce qui se traduit précisément, en termes stylistiques, par une très forte présence de marqueurs de subjectivité.

35 Cette régulation juridique des manières d’écrire des faits divers littéraires s’impose progressivement dans le champ de l’édition, non seulement a posteriori dans les contentieux qui opposent des romanciers et leurs victimes, mais aussi a priori dans les protocoles de lecture que cherchent à faire appliquer les juristes aux fictions du réel. Les avocats sont en effet de plus en plus sollicités pour relire et faire modifier les manuscrits avant publication afin d’éviter toute poursuite. Leur rôle est devenu tellement majeur que l’un d’entre eux, Christophe Bigot, dit avec humour qu’il se considère comme un « directeur de collection occulte44 ». Or ces avocats sont précisément les mêmes que ceux qui interviennent dans les procès des fictions du réel. Ils font donc évoluer à la fois la jurisprudence et le type de retouches demandées aux auteurs. Les normes d’écriture à l’aune desquelles on juge les fictions du réel au tribunal ont donc tendance à s’imposer également dans les corrections demandées par

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les maisons d’édition. Si cette intervention juridique a le mérite de diminuer les possibilités de contentieux, elle a inévitablement pour conséquence de limiter considérablement les innovations stylistiques.

NOTES

1. N. Crom « Envie de réel ? Lisez des romans », Télérama, 21 août 2010, [consulté le 28 février 2017]. 2. D. Viart, « Fiction et fait divers » dans D. Viart et B. Vercier, La Littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2008, p. 235-251 ; et « Fictions en procès », dans B. Blanckeman, A. Mura-Brunel et M. Dambre, Le Roman français au tournant du XXIe siècle, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 289-303. 3. Sur ce point, voir notre article à paraître « La fiction, objet de droit. Généalogie d’une catégorie juridique », dans C. Baron et L. Elena (dir.), « Savoirs et interprétation. Valeur critique et heuristique de la fiction », La Licorne, à paraître en 2018. 4. Dans la presse juridique spécialisée, on relève par exemple pour la seule année 2007 trois articles qui utilisent cette catégorie : Ch.-É. Renault, « Le contrôle des fictions du réel par le juge des référés, un impossible processus », Légipresse, no 238, janvier-février 2007, et « Le roman de non-fiction sanctionné par le droit de la presse », Légipresse, no 247, décembre 2007, ainsi que A. Fourlon, « “Toute ressemblance avec des personnages existant ou ayant existé…” est-elle constitutive d’une atteinte aux droits de la personnalité ? Étude de la jurisprudence en matière de fictions du réel », Communication commerce électronique, no 3, mars 2007. 5. T. Jonquet, Moloch, Paris, Gallimard, 1998. L’affaire a été jugée par le tribunal de grande instance (TGI) de Paris le 7 février 2000. 6. Le roman devait paraître en quatre épisodes dans Le Figaro littéraire en juillet 2000. L’auteur n’aura pu en publier que le premier parce qu’elle a été condamnée en référé pour atteinte à la vie privée en juillet 2000. La décision a été ensuite confirmée par la cour d’appel et la cour de cassation. 7. J. Failler, Le Renard des grèves, Saint Évarzec, Le Palémon, 2003. L’auteur a été condamné en référé par le TGI de Brest le 5 décembre 2003 puis par la cour d’appel de Brest le 12 décembre 2003. 8. Ph. Besson, Le Roman d’octobre, Paris, Grasset, 2006. Le romancier a été condamné par le TGI de Paris le 17 septembre 2007. 9. Sur ce point, la bibliographie est abondante. On pourra lire la synthèse très riche et efficace de P. Mbongo, La Liberté d’expression en France. Nouvelles questions et nouveaux débats, Paris, Mare et Martin, 2011. 10. Pour une présentation détaillée de cette loi fondamentale pour comprendre le droit de la presse, voir notamment Ch. Bigot, Connaître la loi de 1881 sur la presse, Paris, Victoires éditions, 2004. 11. Sur la liberté de création, voir A. Tricoire, Petit traité de la Liberté de création, Paris, La Découverte, 2011. 12. Nous travaillerons à partir d’un matériau composé de plusieurs types de sources : la décision de justice rendue par le TGI de Paris, les conclusions rendues par les parties ainsi que le Verbatim de la plaidoirie à laquelle nous avons assisté. Ces sources nous ont été généreusement

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communiquées par la juge Fabienne Siredey-Garnier et les avocats Christophe Bigot et Bénédicte Amblard, que nous tenons à remercier très vivement. 13. R. Jauffret, La Ballade de Rikers Island, Paris, Le Seuil, 2014. 14. N. Kaprièlian, « Régis Jauffret “Difficile d’écrire DSK, c’est vulgaire” », Les Inrocks, 12 janvier 2014, [consulté le 28 février 2017]. 15. M. Payot, « La Ballade de Rykers island : dans l’affaire DSK, Régis Jauffret a choisi son camp », 16 janvier 2014, [consulté le 28 février 2017]. 16. L. Daussy, « Roman Jauffret : DSK porte plainte contre France inter », Arrêts sur image.net, [consulté le 28 février 2017]. 17. É. Chevillard, « La Ballade de Rikers Island : le livre contre lequel DSK se bat », [consulté le 28 février 2017]. 18. A. de Larminat, « L’affaire DSK, matière première de la fiction », Le Figaro, 15 janvier 2014, [consulté le 28 février 2017]. 19. On n’est pas couché, France 2, 18 janvier 2014. 20. Il a d’ailleurs placé en épigraphe de son roman l’une de ses propres citations : « Le roman, c’est la réalité augmentée. » 21. Dans le préambule de son roman Sévère, Régis Jauffret affirmait : « Je suis romancier, je mens comme un meurtrier » (Sévère [2010], Paris, Point Seuils, 2011, p. 7). 22. « Régis Jauffret répond à DSK : “Cette plainte exprime la volonté d’interdire au romancier le champ du réel” », Les Inrocks, 4 avril 2014 [consulté le 28 février 2017]. 23. A. de Larminat, « Emmanuel Carrère. Comment j’ai écrit L’Adversaire », Le Figaro, 15 janvier 2014 [consulté le 28 février 2017]. 24. Comme on nous parle, France inter, 15 janvier 2014. 25. Sur ce point, voir nos articles « Les catégories de l’identification et de la distanciation dans les procès de fictions », dans A. Arzoumanov, A. Latil et J. Sarfati-Lanter (dir.), Le Démon de la catégorie. Retour sur la qualification en droit et en littérature, Paris, Mare & Martin, 2017 et « “Toute ressemblance avec…”. Quand le droit se penche sur l’usage fictionnel du nom propre », dans N. Laurent et Ch. Reggiani, Seuils du nom propre, Limoges, Lambert-Lucas, 2017. 26. Conclusions en défense, avocats Bénédicte Amblard et Christophe Bigot. 27. TGI Paris ch. XVII, 02/06/2016, affaire : Dominique Strauss-Kahn. c/ Régis Jauffret et Olivier Bétourné. 28. Conclusions en défense, avocats Bénédicte Amblard et Christophe Bigot. 29. Nous ne nous livrerons pas à leur analyse faute d’espace disponible. 30. TGI Paris ch. XVII, 02/06/2016, affaire : Dominique Strauss-Kahn. c/ Régis Jauffret et Olivier Bétourné. 31. Le Code pénal définit ainsi le viol comme « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise » (article 222-23). 32. Dans sa plaidoirie, Henri Leclerc, l’avocat de Strauss-Kahn, affirme d’ailleurs que « la chose qu’on ne peut supporter, c’est qu’il dise qu’il y a un viol à l’indicatif ». 33. Pour une mise au point sur la question de la bonne foi en matière de diffamation, voir Ch. Bigot, « La bonne foi du journaliste : état des lieux », Légicom 2002/2003, no 28, p. 73-84. 34. Ch. Bigot, Table ronde « La littérature en procès » du 28 mai 2016, transcription intégrale à paraître dans A. Arzoumanov et al., Le Démon de la catégorie, ouvr. cité.

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35. Dans l’affaire Chandernagor qui opposait l’auteur aux protagonistes qui avaient inspiré son feuilleton romanesque Le Roman vrai du docteur Godard (Le Figaro littéraire, juillet 2000), la cour de cassation a ainsi affirmé que « relativement aux faits dramatiques dont elle était saisie, le respect de la vie privée s’imposait avec davantage de force à l’auteur d’une œuvre romanesque qu’à un journaliste remplissant sa mission d’information » (Cass. Civ. I, 9 juillet 2003, no 00-20-289). 36. Voir par exemple le livre de l’avocate A. Tricoire, Petit traité de la liberté de création, ouvr. cité. 37. Conclusions. 38. Ibid. 39. G. Genette, Fiction et Diction, Paris, Seuil, 1991. 40. TGI Paris ch. XVII, 02/06/2016, affaire : Dominique Strauss-Kahn. c/ Régis Jauffret et Olivier Bétourné. 41. Dans tout ce paragraphe, les mots ou expressions entre guillemets sont ceux qui sont utilisés par le TGI. 42. D. Viart, « Les fictions critiques de Pierre Michon », dans A. Castiglione (dir.), Pierre Michon. L’écriture absolue, Saint-Étienne, Presses de l’université de Saint-Étienne, 2004, p. 203-220, « Les fictions critiques de la littérature contemporaine », Spirale, no 201, mars-avril 2005, p. 10-11. 43. Sur ce point, voir l’article d’Émilie Brière, « Faits divers, faits littéraires. Le romancier contemporain devant les faits accomplis », Études littéraires, vol. 40, no 3, 2009, p. 157-171. 44. Ch. Bigot, Table ronde « La littérature en procès » du 28 mai 2016, art. cité.

RÉSUMÉS

Cet article est consacré aux manières de lire le fait divers littéraire au tribunal. Il s’agit dans un premier temps de présenter les principes de base qui permettent au droit d’intervenir sur la création romanesque. L’étude se concentre ensuite sur le procès qui a opposé Régis Jauffret à Dominique Strauss-Kahn au moment de la publication de son roman La Ballade de Rikers Island, largement inspiré de l’affaire du Sofitel de New York. L’analyse des écritures des avocats ainsi que de la décision rendue par le tribunal de grande instance de Paris révèle un protocole de lecture du fait divers littéraire qui rappelle à bien des égards les méthodes de l’analyse stylistique, que ce soit dans la manière d’évaluer les énoncés poursuivis ou dans la prise en compte de leur contexte de production et de réception.

This paper focuses on the reading and interpretation of judicial courts judging novels based on real criminal cases. The first section clarifies the basic concepts of right of the press in France, which allows the law to judge literary creation. In the second section, the paper deals with the trial between the French writer Régis Jauffret and Dominique Strauss-Kahn at the time of the release of the book La Ballade de Rikers Island based on New York Sofitel’s case. The pleadings of the lawyers and the Paris’ Instance court decision reveal that the way the lawyers read this literary genre is very similar to the stylistics’ methods, which include an analysis of sued utterances and their contexts of production and reception.

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AUTEUR

ANNA ARZOUMANOV Université Paris-Sorbonne (Paris 4), STIH (EA 4509) Anna Arzoumanov est maître de conférences à l’UFR de langue française de l’université Paris- Sorbonne. Membre de l’équipe STIH, elle est spécialiste des manières de lire les fictions du réel. Après avoir consacré un premier livre aux lectures à clefs sous l’Ancien Régime (Pour lire les clefs de l’Ancien Régime. Anatomie d’un protocole interprétatif, Paris, Garnier, 2013), elle s’attache désormais à décrire les lectures jurisprudentielles des fictions du réel depuis les années 2000 en France. Elle y a consacré une dizaine d’articles et prépare un livre consacré à la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris (Juger les mots à la 17e chambre de Paris). Elle a également codirigé avec Arnaud Latil et Judith Sarfati-Lanter un livre intitulé Le Démon de la catégorie. Retour sur la qualification en droit et en littérature, Paris, Mare & Martin, 2017.

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Langages du fait divers à l’image

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L’affaire Romand, du fait divers au cinéma. Penser les circulations stylistiques et discursives d’un genre culturel dévalué The Romand Case, from fait divers to Film. The Stylistic and Discursive Circulations of a Devalued Cultural Genre

Sophie Dubec

1 Le 9 janvier 1991, Jean-Claude Romand tuait sa femme, ses enfants, ses parents et son chien avant de tenter de se suicider, alors que sa double vie était sur le point d’être découverte. Faux médecin, chercheur fictif à l’OMS, il avait menti 18 ans durant à son entourage, vivant de l’argent qu’il leur soutirait sous prétexte d’intéressants placements financiers. Mythomane professionnel, escroc consciencieux, familicide… le meurtrier défraya durablement la chronique et fit l’objet de nombreuses reprises médiatiques et artistiques. Cette étude se propose d’appréhender deux d’entre elles, des productions cinématographiques : L’Emploi du temps de Laurent Cantet et L’Adversaire de Nicole Garcia.

2 Comment analyser ces phénomènes de circulation ? Produites à l’orée des années 2000, les deux fictions entretiennent des rapports différenciés à l’affaire : adapté de l’ouvrage éponyme d’Emmanuel Carrère, L’Adversaire (2002) restitue de façon relativement fidèle l’histoire du faux médecin, rebaptisé Jean-Marc Faure dans le film ; L’Emploi du temps (2001) s’en détache quant à lui sensiblement : il met en scène la vie d’un cadre licencié, Vincent, s’inventant durant quelques mois un emploi dans une filiale de l’OMS avant de revenir, une fois démasqué, dans le droit chemin du travail. Matériau narratif puissant, l’affaire Romand doit également être appréhendée du point de vue de sa dimension fait-diversière. Or, les relations entre faits divers et arts, si elles ne sont pas nouvelles, sont loin d’être indemnes d’ambiguïtés : loués pour les cristallisations qu’ils opèrent de problématiques tant humaines que sociales, les faits divers sont fréquemment dévalués dans leur matérialité, soit leur médiation journalistique1.

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3 Cette situation paradoxale, d’attirance et de rejet, invite à repenser la notion de genre qui, loin de ne renvoyer qu’à des considérations formelles, sera ici conçue comme catégorie culturelle. Il s’agira en d’autres termes de dépasser l’illusion naturaliste produite par les catégorisations pour considérer le genre comme une pratique discursive, située à la croisée de nombreux rapports de pouvoir. Ce détour théorique nous permettra de nous émanciper du registre de la sublimation, souvent mobilisé pour caractériser le passage des médias aux arts, et de reconsidérer tant les appropriations que les points de convergence entre faits divers et fictions cinématographiques. Notre analyse s’effectuera ensuite en deux temps. Nous montrerons tout d’abord combien les appropriations et jeux stylistiques engagés avec le fait divers dépendent des façons dont le genre culturel est problématisé au sein des deux productions, récusant ainsi toute réification de cette matière indisciplinée. Nous appréhenderons dans un second temps le fait divers comme discours, historiquement et socialement situé, dans le but de réfléchir au formidable attrait que suscite ce matériau journalistique. Nous faisons ainsi l’hypothèse que, si ces récits criminels inspirent tant, c’est que les façons dont ils mettent en scène les désordres quotidiens sont socioculturellement signifiantes.

Le fait divers comme genre culturel

4 Le fait divers se présente à la fois comme une provocation et une invitation à repenser le concept de genre. Transmédiatique et protéiforme, il souligne la faiblesse du paradigme textualiste qui, centré sur l’identification de propriétés formelles, ne parvient pas à circonscrire l’hétérogénéité de ses manifestations culturelles. Objet de définitions contradictoires entre professionnels et chercheurs, s’incarnant dans des types de discours aussi variés que la brève journalistique ou la chronique judiciaire, le fait divers semble échapper à toute entreprise de définition. C’est pourquoi Annik Dubied et Marc Lits préconisent de l’appréhender par le biais de la théorie des prototypes : « Il faudra admettre que le fait divers est une catégorie aux frontières flottantes, dans laquelle les éléments gravitent plus ou moins près d’un épicentre2. » Le catalogue hétérogène auquel ils aboutissent contraste cependant avec la connaissance intuitive à laquelle fait appel ce genre3. Cet écart entre, d’une part, la résistance du fait divers à toute entreprise de définition stricte et, d’autre part, la conception relativement précise qu’en ont les acteurs, invite ainsi à un déplacement du regard, qui considérerait le fait divers comme catégorie culturelle. Il s’agit, dans cette perspective, de ne plus penser le genre du point de vue de ses propriétés internes, mais d’aller au- delà du texte pour envisager certaines des interactions qui lui donnent naissance. Telle est la proposition de Jason Mittell qui, préconisant de considérer le genre comme pratique discursive, s’interroge non plus sur « ce que signifie un genre particulier » mais davantage « sur les façons dont il est défini collectivement4 ». Une telle approche permet dès lors de dépasser l’illusion naturaliste produite par les catégorisations pour s’intéresser à ce qui, précisément, génère ces catégorisations. Historicisés et complexifiés, les genres s’apparentent aux formations discursives foucaldiennes, soit « des systèmes de pensées historiquement spécifiques, des catégories conceptuelles qui concourent à définir des expériences culturelles au sein d’un système de pouvoir plus large5 ».

5 De ce point de vue, le fait divers n’est pas avant toute chose « une mise en scène sémiotique6 » mais devient le produit de discours et pratiques multiples qui, en

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s’interconnectant, concourent à lui donner sa signification, ses matérialisations autant que sa valeur sociale. Le primat des rapports de pouvoir sur les mises en scène langagières et/ou visuelles permet de considérer non plus seulement les discours participant au modelage des faits divers, mais également ceux participant de leur perception. Or, le fait divers comme genre culturel semble souffrir au moins d’une double dévaluation. Au sein des discours d’information, il est opposé à des productions jugées plus sérieuses, à l’image des informations internationales ou traitant de « la » politique. Cette dichotomie semble susceptible d’expliquer les résistances toujours prégnantes pour conférer aux faits divers une dimension collective : discours de dérogation aux normes, ils restent paradoxalement traités par certains travaux comme des informations apolitiques, ayant peu de portée sociale7. À cette première hiérarchisation se superpose une deuxième, entre culture populaire et culture légitime : identifiés comme des productions de masse, les faits divers demeurent encore pensés comme des informations trompeuses voire trompées qui, dictées par la recherche d’une audience maximale, joueraient sur les « bas instincts » de publics forcément crédules. Simpliste, cette bipartition n’en reste pas moins socialement structurante et se décline en plusieurs versions. Elle participe à appréhender la circulation des faits divers dans les arts du point de vue de la sublimation. Ce registre est perceptible dans la démarche portée par certains artistes : « Visiblement conscients des critiques que suscite leur matière première (manque d’imagination, voyeurisme, pillage, irrespect), les auteurs insistent généralement sur le fait qu’ils confèrent un sens à une réalité qui en manque cruellement8. » Mais il imprègne également tout un pan de la littérature académique situant, à la suite des travaux de Roland Barthes9, le fait divers journalistique du côté de l’insignifiant ou encore reproduisant la condamnation bien connue de la spectacularisation de l’information10.

6 L’approche culturelle des faits divers permet dès lors de se départir d’un double écueil méthodologique : celui de reproduire, tout d’abord, une grille de lecture élitiste, porteuse d’une violence symbolique non négligeable ; celui, ensuite, de considérer que les reproches adressés aux faits divers correspondent effectivement à leur « réalité ». La mise à distance de ces discours critiques n’implique nullement de verser dans le relativisme ; il ne s’agit pas, en d’autres termes, d’avancer que « tout se vaut ». Contre le registre de la sublimation nous avançons cependant que la prise en compte de la spécificité de ces objets implique de les distinguer radicalement, et de renoncer à tout jugement en termes de hiérarchie culturelle.

Romand à l’écran : (en)jeux du fait divers

7 Objet complexe, le fait divers ne peut être réduit à sa dimension proprement matérielle. C’est pourquoi une analyse des appropriations de ce genre médiatique doit s’efforcer de rendre compte des problématisations qu’en effectuent les œuvres pour ensuite envisager les rapports qu’elles entretiennent avec cette matière culturelle, notamment sur le plan stylistique. Étudier la circulation du fait divers n’implique pas, dans cette perspective, un retour au paradigme textualiste, le langage fait-diversier prenant toujours sens vis-à-vis des représentations circulant à son égard.

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Fait divers médiatique ou affaire criminelle ?

8 Si les rencontres entre faits divers et productions artistiques sont souvent d’ordre conflictuel11, rien de tel ne transparaît dans les deux films inspirés de l’affaire Romand. L’Emploi du temps et L’Adversaire ont en commun de ne ménager aucune place à la dimension journalistique : rien n’est dit, ou rapporté, des professionnels et de leur mise en discours dans ces deux productions. Cette évacuation mène dès lors à se questionner sur l’objet même de l’appropriation : le cas Romand imprègne-t-il les deux longs- métrages en tant que fait divers journalistique ou comme affaire criminelle relativement autonome ? Cette incertitude transparaît en effet dans les filiations que les cinéastes attribuent à leur film. Rebutée par l’horreur du drame au moment de la médiatisation, Nicole Garcia revendique ainsi un intermédiaire littéraire : « c’est le livre d’Emmanuel Carrère qui m’a ouvert une brèche dans l’opacité du fait divers. […] Il m’a permis d’identifier, au creux de cet incroyable cauchemar, une histoire simple12. » Et elle gomme par la suite toutes les références journalistiques présentes dans l’ouvrage d’origine. Cette distanciation paraît encore plus radicale chez Laurent Cantet, qui affirme que ni le fait divers, ni l’affaire criminelle, n’ont motivé sa démarche. Parti du projet de « raconter l’histoire d’un individu cherchant à échapper aux contraintes du boulot », le réalisateur et son co-scénariste ont fait le lien avec le meurtrier dans un second temps : « Un fait divers, c’est quelque chose de tellement riche dans le condensé qu’il offre de la dimension humaine, de possibilités de suspense. […] en même temps, l’envie de fiction dépassait la restitution du fait13. » S’inspirant librement de la vie de Jean-Claude Romand, dont il reprend la fiction de travail et les malversations financières, L’Emploi du temps effectue de nombreuses coupes dans l’histoire originelle, allant jusqu’à vider le fait divers de sa substance : les meurtres et la dimension pathologique du personnage principal sont ainsi absents du scénario.

9 La médiation fait-diversière, si elle ne fait pas l’objet de critiques directes dans les deux fictions, n’en demeure pas moins radicalement mise à distance, comme effacée par la célébrité du faux médecin. Ce rapport ambigu s’accentue lorsqu’on observe les moyens par lesquels Nicole Garcia et Laurent Cantet cherchent à s’émanciper de cet hypotexte collant. Divers procédés semblent être mis en place pour contrebalancer l’empreinte durable du fait divers dans les mémoires collectives du crime.

10 On trouve ainsi dans L’Adversaire une véritable revendication fictionnelle. Ce positionnement est affiché dès l’ouverture du film par la hiérarchisation de trois épigraphes : le premier ancre l’univers diégétique du film dans la fiction, en changeant le nom du personnage principal (« Pendant quinze ans, tout le monde a cru Jean-Marc Faure. Sa femme, ses parents, ses amis »), le deuxième donne un indice de sa filiation littéraire avec une citation non explicitée d’Emmanuel Carrère (« Il y a pire qu’être démasqué, c’est de ne pas être démasqué. »), le troisième enfin établit un lien discret à l’affaire Romand, par le biais de la caution du réel (« Ce film est inspiré d’une histoire vraie. »). L’Adversaire multiplie ensuite les signes d’appartenance fictionnelle : le choix d’une star française — Daniel Auteuil — pour incarner le rôle principal contrebalance la célébrité du faux docteur ; la musique de Badalamenti ou encore la reprise de codes esthétiques du film noir installent quant à eux L’Adversaire dans une stylistique cinématographique. Ces différents jeux intertextuels confèrent une dimension métadiscursive à la mise en scène, signifiant une appropriation particulière du drame.

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11 Dans la mesure où il n’établit pas de filiation directe avec Romand, L’Emploi du temps entretient une tout autre relation avec le fait divers : radicalement mise à distance, l’affaire hante paradoxalement l’ensemble du film, la pré-connaissance de l’histoire créant un effet de suspense. Ce jeu sur les attentes permet de souligner le drame réel, le suicide symbolique du protagoniste lorsque, succombant aux attentes paternelles et familiales, il se rend dans la dernière séquence à un entretien d’embauche. Cette thèse est notamment évoquée par Yannick Lebtahi et Isabelle Roussel-Gillet : « Vincent fugue par la fenêtre et ne se défenestre pas, Vincent quitte la voiture au bord de l’autoroute pour encore marquer sa fuite et sa distance. Cette avant-dernière séquence a pu être interprétée comme un suicide avorté (Lefort), une fin déjouée par le long entretien final14. »

Les (non-)styles du fait divers : ennoblissement de la trivialité et renversement de scénario

12 Fait divers, affaire criminelle : l’autonomisation de l’affaire Romand comme trame narrative n’élimine pas pour autant l’empreinte journalistique bien présente dans les mémoires du drame. La transformation d’un crime individuel en fait divers puis en « affaire » implique en effet l’inscription dans les imaginaires de traces laissées par la médiation fait-diversière. Chacune à leur façon, les fictions semblent ainsi cristalliser des problématisations distinctes du genre culturel, donnant lieu à des jeux et contrastes stylistiques différenciés.

13 À la suite de Carrère, Nicole Garcia insuffle une dimension tragique au fait divers originel, qu’elle dit vouloir émanciper de son aspect trivial15. Cette transposition s’exprime d’un point de vue stylistique par une esthétique dramatique, aux tonalités théâtrales, participant d’une forme d’ennoblissement du fait divers. Ce parti pris est surtout perceptible dans les scènes retraçant l’errance de Jean-Marc Faure dans le salon familial la journée suivant les meurtres. La mise en scène saturée relève ici d’une forme de classicisme : la lumière fortement contrastée, rappelant l’expressionnisme allemand, enferme le personnage dans l’obscurité, soulignant sa part d’ombre ; les nombreuses traces du meurtres — tache sur l’épaule, bol de céréales brisé sur le sol, arbre tombé dans le jardin — confèrent au lieu et aux objets une symbolique marquée ; les flashbacks subjectifs du personnage vers des scènes de famille joyeuses soulignent son emprisonnement mental. Cette relecture esthétique du fait divers s’accompagne, sur le plan narratif, d’un déplacement de l’écriture fait-diversière. Nicole Garcia revisite les pratiques d’enquête généralement observées dans les récits criminels. Reprenant la structure de l’entonnoir inversé, le film débute une fois les meurtres accomplis, et procède ensuite par succession de flashbacks et de flashforwards pour tenter de restituer l’intelligibilité du drame. La narration filmique prend ainsi le caractère fragmenté des récits journalistiques, notamment par la multiplication des instances énonciatrices (interrogatoires des proches, aveux enregistrés de Jean-Marc Faure). Pourtant, l’enquête proposée par L’Adversaire a ceci de particulier qu’elle ne cherche nullement à multiplier les discours donnant accès à l’intériorité du meurtrier ou conférant une causalité à ses actes ; la caméra omnisciente navigue au contraire de scènes en récits pour montrer comment les mensonges du personnage se resserrent progressivement autour de lui : il s’agit en d’autres termes de restituer la logique du meurtre, non son fondement.

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14 Le film de Laurent Cantet laisse entrevoir une tout autre appréhension du fait divers, conçu ici comme scénario macabre et exceptionnel. Le renversement de ce script apparaît central dans la construction du film, mettant en lumière sa dimension politique : l’effacement de la trame meurtrière permet en effet de souligner la vraie tragédie du personnage, celle de sa soumission finale aux injonctions identitaires de la famille bourgeoise et du monde du travail. Ce contraste semble également signifié par des partis pris dédramatisants, opposant à la radicalité attribuée au fait divers un monde étrangement normal et profondément normatif. La mise en scène réaliste des scènes familiales et des lieux de travail contraste ainsi avec des scènes plus stylisées, oniriques, figurant des espaces de refuge fantasmés par Vincent. La violence se trouve déplacée : elle n’est plus le fait d’un acte meurtrier, mais se redéploie au contraire dans les pressions quotidiennes subies par le protagoniste. S’il n’est donc pas inscrit directement dans la trame narrative, le fait divers comme scénario dramatique demeure omniprésent, à la manière du miroir inversé. L’absence de toute velléité meurtrière ou suicidaire chez Vincent souligne précisément en quoi il n’est pas un personnage de fait divers, son caractère normatif ne lui permettant pas d’accéder à la subversion. La triste banalité du personnage est d’ailleurs soulignée par un choix de casting astucieux : Vincent, incarné par le comédien Aurélien Recoing, peu connu au cinéma, fait pâle figure devant l’acteur non-professionnel Serge Livrozet, ancien perceur de coffres, incarnant dans le film un trafiquant, dont la biographie est restituée dans un « pressbook » composé de coupures de presse relatant son procès. La confrontation avec ce personnage transmédiatique permet ainsi de souligner le manque de radicalité de Vincent : tenté un temps par la paradoxale sincérité qu’il trouve dans la marginalité, il se résout pourtant à quitter cet espace réconfortant dès lors qu’il met en danger sa relation avec sa femme Muriel.

Le fait divers comme discours

15 L’étude des phénomènes de circulation du fait divers dans les arts nécessite d’être contextualisée dans le double but de ne pas réifier cette matière proprement indisciplinée et d’éviter de reconduire au sein de l’analyse des grilles de lecture légitimistes. La mise à distance du registre de la sublimation implique cependant de reconsidérer l’attrait contemporain pour les faits divers. C’est pourquoi, sans vouloir retomber dans l’opposition largement dépassée entre fond et forme, nous aborderons désormais le fait divers comme discours16. Nous souhaitons ainsi faire apparaître le caractère socioculturel du genre, et inviter à réfléchir à la place jouée par sa dimension symbolique dans ses appropriations artistiques.

Historiciser le discours fait-diversier : la monstration des rapports sociaux par l’intermédiaire d’individualités

16 Si le fait divers renvoie le plus souvent à des mises en mots et en images spécifiques des désordres quotidiens, il constitue également un discours sociohistoriquement situé, dont les modalités sont étroitement liées aux transformations de l’écriture journalistique — une évidence importante à rappeler pour nuancer quelques-uns des présupposés servant de base à sa condamnation. Un certain nombre d’écrits contemporains, que Dominique Viart regroupe sous l’appellation de « fictions

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critiques », tend ainsi à reprocher aux faits divers leur propension à véhiculer des visions fortement objectivées du monde. Contre cela, ces productions se constituent comme « mode d’investigation du réel » ; « elles font du détour par la fiction une méthode pour déconstruire ces fictions du réel ou du verbe que proposent encore trop de discours17 ». Ce refus de toute réalité réifiée traverse, dans des modalités non ouvertement critiques, les visions du monde proposées dans L’Adversaire et L’Emploi du temps : les deux longs-métrages ont en effet en commun d’être largement imprégnés de l’univers mental troublé de leur protagoniste. Ce phénomène se manifeste chez Garcia par le biais d’une narration profondément fragmentée, traduisant l’impossible restitution ordonnée du drame. Cet éclatement n’est pas sans refléter la confusion de Jean-Marc Faure, comme en témoignent les deux versions, présentes au début et à la fin du film, du retour du protagoniste dans le foyer familial une fois les meurtres commis : dans la première, Jean-Marc reproduit des rituels quotidiens — prendre le courrier, appeler sa femme — comme pour conjurer le drame, avant d’apercevoir sur le carrelage le bol de céréales de son fils ; dans la seconde, le personnage, conscient de ses actes, lâche le courrier sur le sol et s’effondre dans un fauteuil. Le film de Laurent Cantet pose comme intermédiaire le rapport particulier de son protagoniste au monde extérieur, produisant ainsi une forte déréalisation de la vie quotidienne : Vincent tient en effet un rôle de spectateur du monde, et ne cesse de regarder les autres, leurs interactions, à travers des vitres. L’utilisation de la transparence, notamment architecturale, dans le film prend une dimension ironique dans la mesure où, loin de donner accès à l’essence des phénomènes, elle souligne leur formidable superficialité, leur dimension performative18.

17 Cette distanciation critique quant à la croyance en une réalité immanente n’est bien entendu pas sans consistance sociologique : elle fait écho à la progression de l’individualisme sous la seconde modernité, aux contradictions de plus en plus puissantes traversant la matière sociale et à la mise en question des institutions qu’elles supposent19. Si l’enjeu de crédibilité auquel doivent répondre les médias d’information les mène bien à souscrire à des « effets de vérité », les médiations qu’ils effectuent du « réel » connaissent pourtant un bouleversement similaire. Reprenant la conceptualisation d’Antoine Hennion, Guy Lochard affirme ainsi que la télévision est passée du stade de la « représentation représentée », donnant à voir « un monde qui existe en soi, indépendamment de nous » à celui de « représentations représentantes, c’est-à-dire un état où le monde ne prend sens et intérêt à nos yeux qu’en fonction de notre présence au monde20 ». La promotion sans précédent d’anonymes au sein des reportages, la montée de paroles situées et individualisées que traduit l’avènement des figures de victime ou encore de d’avocat médiatique21, de même que le traitement de plus en plus prégnant des faits divers comme faits de société22 montrent en effet que le discours d’information tend également à donner accès aux rapports sociaux par l’intermédiaire d’individualités. Il semble partager avec les deux fictions cinématographiques, dans des modalités évidemment distinctes, la vision d’une « réalité située », nécessairement médiée par des affects et des expériences singulières.

Mettre en scène les angoisses identitaires contemporaines : l’errance derrière la violence rassurante des rôles

18 La prise en compte de la dimension sociohistorique du discours fait-diversier permet ainsi de relativiser certains des présupposés souvent avancés sur le genre, le

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rapprochant de ce fait des autres discours sociaux ; nous pensons qu’elle est également susceptible de mieux saisir son attrait contemporain : pourquoi, en effet, les faits divers font-ils l’objet de tant d’attention ? Telle est la vaste question, éminemment complexe, à laquelle nous nous proposons de réfléchir en élaborant l’hypothèse suivante : les faits divers sont peut-être socioculturellement signifiants en ce qu’ils problématisent, dans leur mise en visibilité des crimes individuels, certaines des angoisses identitaires contemporaines. Ces récits meurtriers ont en effet la particularité de souvent présenter des citoyens ordinaires dont les crimes contredisent l’identité sociale. Cette mise en question radicale des « monsieur-et-madame-tout-le-monde » n’a rien d’atemporel mais provient de la mutation des figures criminelles entre le XIXe et le XXe siècles : autrefois signifiée par des difformités corporelles, la « monstruosité » des protagonistes s’est ainsi déplacée vers un imaginaire de la duplicité, susceptible de se loger chez tout un chacun23. Le discours fait-diversier tendrait dès lors à mettre en évidence la disjonction contemporaine entre les rôles et les identités, ou plutôt les errances identitaires résultant de cette disjonction24.

19 Cette particularité du discours fait-diversier n’implique pas qu’il exerce sur les autres formes culturelles une autorité surplombante. Les angoisses identitaires, largement traitées dans le cinéma contemporain, sont loin d’être l’apanage des faits divers, mais renseignent peut-être sur ces phénomènes de circulation. Si L’Adversaire a fait l’objet de peu de commentaires, plusieurs travaux pointent d’ailleurs les façons dont L’Emploi du temps cherche à se saisir des crises rencontrées par les masculinités blanches contemporaines25. Ces problématiques sont en réalité présentes dans les deux fictions, qui mettent en scène les tentatives d’individus en mal d’eux-mêmes pour raccorder leur identité à un rôle, soulignant ainsi leur dimension proprement performative. Dans L’Adversaire comme dans L’Emploi du temps, la fonction du pourvoyeur économique, étroitement liée à l’identité de père de famille, est travaillée sans relâche par les protagonistes, à la manière d’un acteur : ils se rendent sur les lieux de leur emploi fictif pour en saisir l’atmosphère, ils étudient voire récitent les discours institutionnels, ils s’approprient les codes tant vestimentaires que comportementaux de leurs (faux) semblables. Leur performance est en définitive si bien jouée qu’elle leur permet de se fondre dans la masse, et d’avoir accès à l’univers de la famille relationnelle26. Habité par une fêlure identitaire forte, les deux personnages se montrent en définitive insatisfaits de leur propre platitude et se lancent dans l’aventure — relation extra-conjugale pour Jean-Marc Maure, trafic pour Vincent — comme pour pallier leur étouffement identitaire. Ces écarts précipiteront, dans les deux cas, la découverte du mensonge, soulignant ainsi la violence des rôles.

20 Objet culturel complexe, le fait divers souffre d’une forte dévalorisation. Vecteur privilégié des désordres ordinaires et des crimes sanglants, territoire d’excès et de sensations fortes, le fait divers ne peut pourtant être réduit à une information pauvre et voyeuriste. C’est pourquoi l’approche culturelle du genre est, à bien des niveaux, pertinente : elle permet de prendre acte des critiques qui lui sont adressées sans pour autant perdre de vue ses incarnations variées et facettes multiples. Ainsi, les jeux et contrastes stylistiques présents dans L’Emploi du temps et L’Adversaire ne peuvent être étudiés en réifiant cette matière première, mais dépendent des problématisations et rapports différenciés qu’entretiennent ces productions avec le fait divers. Penser le genre en termes de rapports de pouvoir permet également de l’appréhender comme discours. Il s’agit alors de considérer les manières, sociohistoriquement situées, dont il

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met en récit les désordres quotidiens. La mutation des figures meurtrières, propices à la monstration d’angoisses identitaires, explique peut-être une partie de son attrait contemporain. La dimension symbolique, profondément politique, des faits divers gagnerait ainsi à être davantage étudiée dans le but de mieux comprendre la complexité de ses circulations et de ses appropriations culturelles.

NOTES

1. Voir notamment : É. Brière, « Faits divers, faits littéraires. Le romancier contemporain devant les faits accomplis », Études littéraires, vol. 40, 2009, p. 157-171. 2. A. Dubied, M. Lits, Le Fait divers, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 76. 3. M. Lits, « Le fait divers, un genre strictement francophone ? », Semen, no 13, 2001, p. 37-47. 4. J. Mittell, « A Cultural Approach to Television Genre Theory », Cinema Journal, 40, 2001, p. 9. 5. Ibid., p. 8. 6. A. Dubied, Les Dits et les scènes du fait divers, Genève-Paris, Droz, 2004, p. 13. 7. La portée historique et sociologique du fait divers est néanmoins traitée par de nombreux travaux. Voir notamment : Cl. Sécail, Le Crime à l’écran : le fait divers criminel à la télévision française, 1950-2010, Paris, Nouveau monde, 2010 ; A.-C. Ambroise-Rendu, Petits récits des désordres ordinaires : les faits divers dans la presse française des débuts de la IIIe République à la Grande Guerre, Paris, Seli Arslan DL, 2004. 8. A. Dubied, « S’inspirer du fait divers : comment et pourquoi ? » dans J. Migozzi et Ph. Le Guern (dir.), Production(s) du populaire, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2004, p. 383. 9. R. Barthes, « Structure du fait divers », Essais Critiques, Paris, Seuil, 2000, p. 194-204. 10. Ces critiques sont également fréquentes dans les discours portés par les artistes. Voir notamment : É. Brière, « Faits divers, faits littéraires », art. cit., p. 165. 11. D. Viart, « Fiction et faits divers », La Littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, coll. « La Bibliothèque Bordas », 2008, p. 235-251. 12. Studio Magazine, mai 2002, p. 146. Cité dans A. Dubied, « S’inspirer du fait divers : comment et pourquoi ? », art. cité. 13. J. Kermabon, « Entretien avec Laurent Cantet », 24 Images, no 100, printemps 2002, p. 32. 14. Y. Lebtahi, I. Roussel-Gillet, Pour une méthode d’investigation du cinéma de Laurent Cantet : les déplacés, vertiges de soi, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 37. 15. Entretien de Nicole Garcia publié sur le site Ecran Noir : (consulté 14/05/2017). 16. M. Foucault, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971. 17. D. Viart. « Les “fictions critiques” de la littérature contemporaine », Spirale, no 201, 2005, p. 10-11. 18. La performativité est ici entendue dans le sens que lui confère Judith Butler, soit comme renvoyant « au caractère “dramatique” et contingent de la construction de la signification ». J. Butler, Trouble dans le genre, C. Kraus (trad.), Paris, La Découverte, 2006, p. 263. 19. Voir notamment : D. Martuccelli et Fr. de Singly, Les Sociologies de l’individu, Paris, Armand Colin, 2012. 20. G. Lochard, « La parole du téléspectateur dans le reportage télévisuel », dans J.-P. Esquénazi (dir.), La Télévision et ses spectateurs, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 151.

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21. Cl. Sécail, Le Crime à l’écran, ouvr. cité. 22. M. M’Sili, « Du fait divers au fait de société (XIXe-XXe siècles) : les changements de signification de la chronique des faits divers », Les Cahiers du journalisme, no 14, 2005, p. 30- 45. 23. S. Châles-Courtine, « La construction de figures criminelles dans les faits divers du XIXe et XXe siècles », dans C. Dessinges et I. Garcin-Marrou (dir.), Média et Culture, numéro spécial, mars 2008, p. 57. 24. J.-C. Kaufmann, L’Invention de soi : une théorie de l’identité, Paris, Armand Colin/SEJER, 2004. 25. Voir notamment : N. Archer, « The Road as the (Non)-Place of Masculinity : L’ Emploi du temps », Studies in French Cinema, vol. 8, no 2, 2008, p. 137-148 ; J. Franco, « ‘The More You Look, the Less You Really Know’ : The Redemption of White Masculinity in Contemporary American and French Cinema », Cinema Journal, vol. 47, no 3, 2008, p. 29-47 ; W. Higbee, « ‘Elle est où, ta place ?’ The Social-Realist Melodramas of Laurent Cantet », French Cultural Studies, vol. 15, no 3, 2016, p. 235-250. 26. Fr. de Singly, Sociologie de la famille contemporaine, Paris, Armand Colin, 2014.

RÉSUMÉS

Les représentations des faits divers sont loin d’être indemnes d’ambiguïtés : loués pour les cristallisations qu’ils opèrent de problématiques tant humaines que sociales, les faits divers demeurent dévalués dans leur matérialité journalistique. Ce paradoxe mène à aborder la notion de genre comme catégorie culturelle (Mittell, 2001), soit comme pratique discursive située à l’intersection de rapports de pouvoir. Cette perspective est illustrée par l’analyse de deux fictions inspirées de l’affaire Romand, L’Adversaire de Nicole Garcia et L’Emploi du temps de Laurent Cantet. Elle permet d’envisager les appropriations et jeux stylistiques indépendamment du registre de la sublimation, fréquemment mobilisé pour caractériser le passage des médias aux arts. Elle est également un outil intéressant pour considérer l’attrait des faits divers du point de vue de leur dimension symbolique, et des façons dont ils traduisent certaines des angoisses identitaires contemporaines.

The representations of the faits divers are ambiguous: prized for their reflection of complex human and social issues, they are at the same time devalued in their journalistic dimension. This paradox leads to one considering the genre as a cultural category (Mittell, 2001), and as a discursive practice situated at the intersection of many power relations. This perspective is illustrated through the analysis of two works of fiction inspired by the Romand case: Time Out (Laurent Cantet) and The Adversary (Nicole Garcia). This point of view helps to understand the circulation and the stylistic appropriations outside the scope of sublimation, often used to qualify the transition from media to arts. It is also an interesting tool to approach the attractiveness of the faits divers through their symbolic dimension and the ways in which they convey contemporary identity anxieties.

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AUTEUR

SOPHIE DUBEC Université Sorbonne Nouvelle (Paris 3), IRMECCEN (EA 1484) Sophie Dubec est doctorante en sciences de l’information et de la communication à la Sorbonne Nouvelle, Paris 3, et associée au laboratoire CIM-IRMECCEN. Sa thèse, située à la croisée de la sociologie des médias et de l’individualisme, ainsi que des Gender Studies, porte sur les reconfigurations des maternités et paternités, des masculinités et féminités, que cristallisent les mises en récit des parents infanticides dans les journaux télévisés français.

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The Good Wife : faits divers et fiction, allers-retours The Good Wife: Crime News Items and Fiction, Back and Forth

Anaïs Goudmand

1 Les séries qui s’inspirent de faits divers (« ripped-from-the-headlines », pour reprendre l’expression anglaise consacrée1) sont très nombreuses et se rattachent généralement à des genres spécifiques, notamment judiciaire (comme Law & Order) ou policier (comme Criminal Minds). Au sein de cette riche tradition narrative, The Good Wife (2009-2016), série créée par Michelle et Robert King et produite par CBS, se distingue par la diversité de ses stratégies narratives et pose diverses questions sur la transposition du fait divers en fiction. La trame narrative globale des sept saisons est en effet très largement inspirée de faits divers notoires : l’héroïne, Alicia Florrick (Julianna Margulies), épouse du procureur général de Chicago, reprend sa carrière d’avocate lorsque son mari (Chris Noth) est accusé de corruption et impliqué dans un scandale sexuel. Pour le public américain comme pour le public français, l’allusion à l’« affaire Lewinsky », qui a connu une très forte médiatisation dans le monde et qui a bouleversé l’image du couple Clinton, est évidente. De nombreux éléments de l’histoire d’Alicia Florrick sont également empruntés à un scandale plus récent qui a poussé le gouverneur de New York Eliot Spitzer à démissionner de son mandat en 2008, lorsque la presse a révélé ses relations avec des prostituées. En outre, au niveau des intrigues locales, les dossiers qu’Alicia prend en charge font souvent référence à des procès réels. La matière fait- diversière nourrit donc à la fois la dynamique sérielle et feuilletonnante de The Good Wife.

2 Cet aspect interroge le lien du fait divers avec le format narratif et la poétique des genres : le caractère éphémère du fait divers le cantonne-t-il dans la série télévisée à l’échelle de l’épisode ? Dans quelle mesure peut-il s’incorporer aux intrigues à long terme du feuilleton, et plus particulièrement du feuilleton politique, qui présente des enjeux plus larges ? Nous nous intéresserons également à l’insertion de la série dans l’espace médiatique et social, et plus précisément à l’inversion de l’effet de miroir entre faits divers et fiction. En effet, The Good Wife a confronté ses spectateurs à des expériences troublantes en mettant en scène des épisodes qu’on pourrait qualifier de

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« prémonitoires » dans la mesure où ils semblent anticiper des faits divers. Dans ce cas, l’effet de déjà-vu s’inverse, c’est la réalité qui semble transposer la fiction. Les phénomènes de collusion involontaire avec l’actualité s’avèrent particulièrement problématiques car ils échappent à l’intention des créateurs et résultent d’un effet de réception non planifié. À ce titre, ils se laissent a priori difficilement saisir dans le cadre d’une analyse stylistique. Pour autant, on peut se demander si ces effets défictionnalisants qui font de la fiction une grille de lecture du réel ne sont pas facilités par les stratégies narratives mises en œuvre par la série. En outre, nous étudierons la manière dont les diffuseurs se saisissent de ces coïncidences pour en faire des coups publicitaires en surenchérissant sur le sensationnalisme, quitte à orienter la réception vers d’autres possibles que ceux que les créateurs avaient imaginés.

Du fait divers à la fiction : format narratif et poétique des genres

3 The Good Wife se caractérise par sa mixité générique, puisque la série emprunte à la fois aux fictions judiciaires et politiques. Ces genres, du fait des éléments thématiques auxquels ils réfèrent, renvoient avant tout à la sémantique du récit, mais déterminent également l’organisation macrodiscursive de la série. Ainsi, tandis que la plupart des intrigues judiciaires s’inscrivent dans un format sériel, suivant un schéma éprouvé (un procès par épisode), les intrigues politiques fournissent quant à elles la matière de l’arc narratif surplombant.

4 En ce qui concerne tout d’abord l’intégration de faits divers au rythme épisodique de la série, The Good Wife reprend la formule qui a fait le succès de la série judiciaire Law and Order, entre autres : chaque épisode met en scène un procès différent qui fait souvent écho à l’actualité. Par exemple, l’épisode intitulé « Infamy » (saison 1, épisode 11, 2010) est similaire à un fait divers datant de 20062 : il évoque le suicide d’une mère accusée par un commentateur de télévision d’avoir assassiné son enfant. La firme d’Alicia, Lockhart & Gardner, représente le mari de la victime qui accuse la chaîne de télévision. De même, dans « Long Way Home » (saison 3, épisode 17, 2012), Lockhart & Gardner prend en charge le dossier d’un PDG d’entreprise évincé qui cherche à retrouver son poste, mais qui est accusé de harcèlement sexuel par une ancienne employée, ce qui est très largement inspiré de l’affaire qui a coûté à Mark Hurd son poste de PDG de Hewlett- Packard (2010). Les exemples de ce type sont nombreux, car le fait divers repose à la fois sur une temporalité brève et sur une dimension sensationnelle qui le prêtent à une transposition épisodique. La dramatisation fait partie du contrat générique des séries judiciaires — ce qui vaut d’ailleurs également pour les autres genres qui se consacrent à un univers professionnel (policier, médical, politique…). Cette dramatisation tend à produire un récit évinçant les aspects les plus routiniers des affaires pour se concentrer sur les cas qui sortent de l’ordinaire afin de préserver ses qualités intrigantes, ce qui implique un ramassage de la temporalité des procès, expédiés en un épisode3. Cet aspect est parfaitement assumé par Michelle et Robert King, pour lesquels la dynamique narrative doit en l’occurrence primer sur la conformité avec la réalité du travail d’avocat : « La manipulation de la loi à des fins dramatiques a une longue et glorieuse histoire en ce qui concerne les séries juridiques4. » L’objet premier n’est donc pas d’offrir une image parfaitement réaliste du milieu, mais un récit passionnant, et le fait divers, en tant que « dérogation à une norme5 », remplit parfaitement les critères

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de la narrativité et constitue ainsi une valeur sûre pour les créateurs. Nous ne nous attarderons cependant pas davantage sur ce traitement narratif du fait divers car il a été très largement exploité par de nombreux récits, télévisés aussi bien que littéraires, et renvoie ainsi à des régularités génériques bien identifiées.

5 Comme nous l’avons signalé, The Good Wife s’inspire d’affaires qui mettent en cause des représentants politiques. L’entremêlement des sphères privées et publiques qu’elles supposent entraîne des répercussions plus larges, qui débordent le cadre anecdotique. Le récit dépasse ainsi la circonscription dans le temps court du fait divers, pour l’inscrire dans une dynamique feuilletonnante et explorer ses conséquences à moyen et long terme sur la carrière d’Alicia. The Good Wife raconte ainsi la libération d’une épouse longtemps contrainte à réprimer ses ambitions professionnelles pour favoriser celles de son mari, en montrant la manière dont l’héroïne parvient progressivement à retourner une situation désavantageuse en sa faveur. Contrairement aux procès traités en un seul épisode, pour lesquels l’identification du fait divers prétexte importe finalement assez peu, la question de la mémoire et de la reconnaissance est ici primordiale. En effet, l’histoire d’Alicia ne prend sens que par les effets de symétrie qu’elle suscite avec l’actualité. La télévision (et Internet dans une part croissante) constituant le principal moyen d’information, le support langagier du fait divers n’est plus exclusivement textuel : les sources audiovisuelles constituent une source d’influence fondamentale pour la matière fictionnelle.

6 Les King ont ainsi choisi comme point de départ une image devenue iconique, celle de l’épouse bafouée qui soutient son mari dans les pires marasmes. Le principe initial consiste alors à interroger les non-dits derrière le vernis de solidarité conjugale : Il y avait eu une cascade de ce type de scandales, de Bill et Hillary à Dick Morris et à Eliot Spitzer, pour n’en citer que quelques-uns. Je pense qu’ils envahissent notre culture. Et on retrouvait toujours l’image du mari en train de s’excuser avec sa femme à côté. Je crois que la série a débuté quand nous nous sommes demandé : « À quoi peuvent-elles bien penser6 ? »

7 La composition de la scène d’ouverture de la série, qui représente la démission de Peter Florrick, reprend très exactement de nombreux éléments visuels et discursifs de celle de Spitzer : présence de l’épouse apparemment stoïque à droite de son mari, phraséologie identique, fondée sur une rhétorique de l’excuse qui mobilise les mêmes collocations7 (les isotopies de la repentance et de la famille notamment). La comparaison entre ces phrases, la première extraite du discours de démission de Spitzer, la seconde de celui de Peter Florrick, suffit à dévoiler les relations interdiscursives qui rapprochent les deux extraits : Ces derniers jours, j’ai entrepris d’expier mes crimes personnels auprès de ma femme Silda, de mes enfants et de toute ma famille8. Je dois expier mes fautes personnelles auprès de ma femme, Alicia, et de nos deux enfants9.

8 Le discours fictionnel procède donc par allusion en proposant une répétition avec variations du discours source. Ce phénomène correspond à la catégorie du sur-énoncé, telle que la définit Jousset : « La démarcation d’un patron, renouvelé par le détournement que l’allusion, en s’en prévalant ou en le subvertissant, lui fait subir10. » En entendant dans la bouche de Peter Florrick un discours qui semble familier et préfabriqué, les téléspectateurs sont ainsi amenés à remettre en cause sa sincérité : son repentir est sapé par le recours à des « éléments de langage », suivant l’expression figée issue du domaine de la communication politique.

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9 Mais cette séquence ne repose pas uniquement sur un régime allusif, elle propose également des éléments saillants de reconfiguration fictionnelle. D’une part, elle adopte un point de vue subjectif11 en se concentrant immédiatement sur l’héroïne murée dans le silence et sur ses sensations. Pour reprendre la typologie de François Jost12, le recours à l’ocularisation interne (observation des détails qui retiennent l’attention d’Alicia : gouttes de sueur sur le visage de son mari, fil blanc sur sa manche de costume…), à l’ocularisation modale (images mentales qui traversent l’esprit d’Alicia, imaginant Peter au lit avec une autre femme), et à l’auricularisation interne (le discours de Peter se brouille progressivement au fur et à mesure que l’héroïne se déconcentre, jusqu’à n’être plus qu’un bruit de fond) permet au spectateur de se situer au plus près des perceptions d’Alicia et de ressentir son malaise. D’autre part, la scène qui succède immédiatement se déroule en coulisses et donne à voir ce qui reste inaccessible dans le cas des couples Spitzer ou Clinton, à savoir la réaction de l’épouse lorsqu’elle n’est plus guettée par les caméras et lorsqu’elle peut sortir du rôle qui lui est assigné. En l’occurrence, Alicia gifle violemment son mari. Le récit fictionnel sert ici à interroger et à problématiser les lacunes de l’information initiale, à creuser et à complexifier les questionnements que peuvent susciter de tels scandales, tout en satisfaisant un appétit voyeuriste, puisque les caméras des réalisateurs peuvent prendre le relais là où celles des journalistes ne sont pas autorisées à s’aventurer. D’une certaine manière, la série commence là où le fait divers s’arrête. On peut supposer que la transposition fictionnelle de cette stratégie de communication bien rôdée (l’époux repentant, l’épouse silencieuse) a pu contribuer à enrayer son mécanisme de fonctionnement : elle met en exergue le caractère stéréotypique et construit de l’image récurrente, lui fait perdre sa crédibilité en exhibant son artificialité et son sous-texte idéologique, et remet ainsi en cause l’obligation tacite pour les épouses d’apparaître auprès de leur mari disgracié en défigeant ce qu’on pourrait appeler un interdiscours visuel13.

10 Cette incidence de la fiction sur la perception d’images documentaires est en tout cas revendiquée par les créateurs : À ce stade, dit Michelle King, les images sérielles de ces épouses exhibées au public à des moments aussi vulnérables ont commencé à apparaître comme des clichés. Tout le monde est maintenant conscient des calculs politiques qu’elles impliquent, dit-il, et il se plaît à croire que la série a aidé à « mettre un terme » à de telles humiliations publiques14.

11 Pour analyser ce phénomène en termes narratologiques, la lecture sérielle d’images reliées entre elles par un « air de famille » permet d’isoler au sein de l’interdiscours une séquence narrative stéréotypique, le « scandale sexuel impliquant un homme politique », qui se conclut par un dénouement apparemment positif puisque le responsable politique défaillant est condamné. Mais des éléments dysphoriques rendent ce dénouement insatisfaisant, puisqu’un personnage secondaire sympathique est également puni : l’épouse, qui en plus d’être innocente, est la principale victime des écarts de son mari et se retrouve injustement sanctionnée par une humiliation publique. Des incertitudes laissées par cette séquence dérive une nouvelle séquence hétérogène, dans laquelle le protagoniste cède le devant de la scène narrative au personnage secondaire : The Good Wife débute ainsi par le dénouement d’une première séquence narrative implicite qui renvoie à un « scénario intertextuel15 » familier des spectateurs, et la mise en intrigue feuilletonnante s’élabore à partir de la construction d’un personnage qui s’émancipe du carcan narratif du fait divers initial.

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12 Le rythme narratif évolue en fonction du parcours professionnel de la protagoniste. Ainsi, on peut observer un changement notable à partir de la cinquième saison : lorsque l’héroïne se lance à son tour dans une carrière politique, les procès prennent une importance secondaire et le tropisme feuilletonnant est encore plus marqué. En effet, Alicia présente sa candidature au poste de Procureur de l’État d’Illinois, et n’apparaît plus que marginalement au barreau. La formule qui consiste à mettre en scène un procès par épisode est donc délaissée au profit d’une intrigue suivie tout au long de la saison, consacrée à sa campagne électorale. Toutefois, la série se risque ponctuellement à explorer des sujets d’actualité brûlante dans une limite épisodique. Ainsi l’épisode intitulé « The Debate » (épisode 12, saison 6), diffusé le 11 janvier 2015 : le débat entre Alicia et son concurrent est interrompu par le verdict du jury d’un procès contre deux policiers qui ont abattu un homme noir. L’épisode fait référence à l’affaire Eric Garner, tué le 17 juillet 2014 à Staten Island, ainsi qu’à l’affaire Michael Brown, qui a entraîné des émeutes à Ferguson en août 2014. Dans les deux cas, les policiers ont été innocentés par le jury (le 24 novembre 2014 en ce qui concerne la mort de Michael Brown et le 3 décembre 2014 dans le cas d’Eric Garner), ce qui a entraîné de nouvelles émeutes à Ferguson et des manifestations antiracistes dans l’ensemble du pays. Un texte d’avertissement apparaît au début de l’épisode : Cet épisode a été écrit et filmé avant la décision du grand jury à Ferguson et Staten Island. Toutes les mentions de « Ferguson » font référence aux événements d’août 2014, après la mort par balles de Michael Brown (n. t.).

13 Le texte introductif permet donc de récapituler deux informations extradiégétiques jugées nécessaires à la compréhension de l’épisode. D’une part, la très brève synthèse de la mort de Michael Brown éclaire des éléments de l’intrigue qui seraient restés inintelligibles pour des spectateurs auxquels l’affaire aurait échappé. En effet, le nouveau cas de violence policière dont il est question dans la série fait craindre aux personnages « un autre Ferguson », et tout l’enjeu est d’éviter la répétition d’événements dramatiques. D’autre part, le texte propose un éclaircissement concernant les connaissances dont disposaient les créateurs lorsqu’ils ont écrit le scénario : ils ont choisi d’évoquer une affaire en cours, et donc non résolue, le dénouement de l’épisode est à ce titre indépendant du procès réel. Mais la diffusion, quant à elle, a lieu après le verdict, les téléspectateurs se trouvant au moment du visionnage dans une position de supériorité cognitive par rapport aux scénaristes au moment de l’écriture. Il s’agissait d’un choix risqué de leur part dans la mesure où la mention du calendrier d’écriture ne les protège pas du parallèle avec les événements réels, qui font alors partie de l’« encyclopédie16 » partagée à laquelle se réfère le public pour interpréter l’épisode. La comparaison s’avère cruelle pour la série. En effet, dans l’épisode de The Good Wife, le jury conclut à l’innocence des policiers. Peter Florrick, désormais Gouverneur de l’Illinois, et l’épouse de la victime s’adressent aux manifestants et parviennent à éviter une émeute. À Ferguson, les appels au calme de Barack Obama et de la famille de Michael Brown sont en revanche restés lettre morte et n’ont pas permis d’éviter de nouveaux embrasements. « The Debate » s’est dès lors attiré de nombreuses critiques pour son dénouement irénique et sa focalisation sur les seuls personnages blancs, qui monopolisent la scène énonciative. Le journaliste David Sims le qualifie par exemple de « faible charge contre le racisme17 », et la plupart de ses collègues vont dans le même sens :

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Malgré tous ses discours sur la politique progressiste et sa reconnaissance du racisme institutionnalisé, cet épisode de The Good Wife privilégie tout de même ses personnages blancs, leur attribue tous les moments d’émotion, qui sont ancrés dans leurs problèmes18. Parler des éléments raciaux revient à ne parler de rien en particulier, parce que The Good Wife n’a pas de véritable intérêt pour eux19. L’improvisation de la série sur ces situations est reléguée à l’intrigue C de l’épisode, ce qui signifie qu’elle fonctionne essentiellement comme une distraction dans la vie des personnages principaux20.

14 Peut-être l’absence de véritable mise en perspective politique et sociale n’est-elle pas étrangère au format choisi pour traiter ce sujet. En cantonnant les affaires de violence policière à un épisode unique — et même à une sous-séquence adventice —, les scénaristes les ont réduites à des faits divers immanents21, qui ne questionnent pas sérieusement l’ordre établi : la paix des élites est préservée, notamment grâce à l’intervention du Gouverneur (blanc), le problème est considéré comme réglé et l’intrigue peut passer à autre chose. Parfois considéré comme le « pire épisode22 » d’une série par ailleurs jugée d’une excellente tenue, « The Debate » a fait office de révélateur des manques de The Good Wife sur la question de la représentation des minorités en illustrant les biais des médias dominants que dénoncent des mouvements comme « Black Lives Matter ». Les militants afro-descendants s’insurgent en effet contre les tentatives de récupération politique auxquels ils sont constamment confrontés, et la manière dont la série traite le sujet est révélatrice de son aveuglement à cette question, puisqu’elle privilégie un point de vue centré sur les élites blanches persuadées qu’une réconciliation est possible. Ainsi, en dépit de son parti-pris engagé, The Good Wife échoue sur les questions raciales faute de leur accorder l’ampleur narrative qui lui a justement permis de développer ses problématiques féministes. Il est intéressant de noter que le choix de Robert et Michelle King de situer le spin-off de The Good Wife, The Good Fight, diffusé depuis février 2017, dans une agence qui emploie majoritairement des Noirs et défend entre autres les victimes noires de violences policières, résulte certainement d’une prise en compte de ces critiques.

15 Les usages du fait divers dans la The Good Wife sont donc variés. En premier lieu, de manière conforme au genre des séries juridiques, les faits divers nourrissent les procès qui fondent le rythme sériel du programme. Ensuite, la série se déploie en feuilleton en s’intéressant à une figure secondaire et sous-considérée des faits divers. Le parti-pris inverse, qui consiste à réduire la transposition fictionnelle de sujets d’actualité complexes à un seul épisode, est lourdement sanctionné par la critique : lorsque des faits divers sortent de leur rubrique pour devenir des faits de société cristallisant des conflits parfois violents, ils souffrent mal de redevenir simples faits « divers » dans la fiction. Dans tous les cas, il s’agit d’usages planifiés par la production (qui ne vont pas toujours sans heurts, comme nous avons pu le voir). Nous nous proposons de nous intéresser dans la partie suivante au mouvement inverse, lorsque les événements fictionnels de The Good Wife paraissent anticiper des événements réels.

De la fiction au fait divers : effets de réception non planifiés

16 Une fois que la série est bien installée dans le paysage culturel, on assiste à une inversion de l’effet de miroir : ce n’est plus le réel qui permet d’interpréter la fiction,

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mais la fiction qui devient une grille de lecture du réel. Ainsi, quand Eliot Spitzer tente de relancer sa carrière quatre ans après le scandale, il est scruté à travers le prisme de The Good Wife :

17 C’est quelque chose de particulier, quand l’art imite la vie, et qu’ensuite la vie se met à imiter l’art en retour. Mais c’est ce qui se passe dans le cas de la récente résurrection politique d’Eliot Spitzer et de sa relation avec son épouse Silda Wall Spitzer — ou de The Good Wife… dans la vie réelle, comme il faudrait désormais appeler cette histoire23.

18 Ce type d’expérience est troublant pour le public, mais d’autres cas s’avèrent plus déstabilisants encore. Dans « VIP Treatment » (saison 2, épisode 5, 2010), Alicia prend en charge le dossier d’une masseuse qui accuse un Prix Nobel de la paix de l’avoir agressée sexuellement dans une chambre d’hôtel. L’épisode est diffusé aux États-Unis quelques mois avant l’affaire du Sofitel qui a mis fin à la carrière politique de Dominique Strauss- Kahn en mai 2011. Cette coïncidence est très largement dramatisée par M6, qui retransmet l’épisode en France en novembre 2011 et le présente selon ces termes dans la bande-annonce : « Cette enquête de The Good Wife a été diffusée en octobre 2010 aux États-Unis. » Le montage des extraits choisis et la voix off soulignent indirectement le parallèle avec le récent scandale : « Une femme seule… Un homme influent… Une affaire de mœurs… Deux vérités qui s’affrontent… Deux destins bouleversés. » Il n’est pas pour autant nécessaire aux diffuseurs de contextualiser davantage : l’affaire a connu une telle médiatisation qu’elle fait alors partie des références largement partagées des téléspectateurs français, il suffit donc de faire appel à leur mémoire immédiate et à leur capacité d’inférence — ce qui permet en outre de jouer sur l’oblitérabilité du sous-entendu (autrement dit, ce qui permet au locuteur de prétendre ne pas avoir voulu dire ce qu’il a dit24). La fameuse précaution rhétorique qui clôt la vidéo prend dès lors une saveur particulière : « Toute ressemblance avec des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite. » L’antériorité de l’écriture de l’épisode par rapport à l’affaire DSK vaut comme clause de non- responsabilité pour M6, qui peut ainsi se réapproprier ironiquement la formule d’usage et verser dans le sensationnalisme sans pour autant être soupçonné de préjudice moral25. Dans les faits cependant, Michelle et Robert King se sont inspirés d’une autre affaire, avec laquelle le jeu de ressemblance s’avère encore plus frappant : Al Gore (lui- même détenteur d’un Prix Nobel de la paix) a été accusé d’agression sexuelle par une masseuse en 2010. Ces effets de réception ne révèlent donc évidemment pas les capacités des scénaristes à prévoir l’avenir, mais bien plutôt la sérialisation médiatique des faits divers qui se succèdent, et partant l’identification de la séquence narrative stéréotypique relevée précédemment : rien ne ressemble plus à un scandale sexuel qu’un autre scandale sexuel. En les incorporant à sa matière narrative, la série se rend ainsi poreuse à l’opportunisme médiatique des diffuseurs, qui ne laissent jamais passer l’aubaine d’un coup publicitaire.

19 Analysons un dernier exemple intéressant. L’architexte du « fait divers », en tant que genre narratif plus ou moins stabilisé, est souvent traité avec distance par les auteurs. Laetitia Gonon relève ainsi un paradoxe qui préoccupait déjà les romanciers du XIXe siècle : Si […] les romanciers s’inspirent effectivement du fait divers, ils le jugent aussi volontiers trop invraisemblable ou fictionnalisé, figé dans des topoï et des clichés, pour paraître utilisable en tant que tel — alors même qu’ils en font ensuite de la fiction. C’est donc désormais le récit non-fictif qui est trop excessif dans sa

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représentation du réel, et le récit fictif qui met en scène des événements ordinaires, réalistes — le roman doit être plus vrai que le journal : on voit bien là le paradoxe26.

20 Cette méfiance persiste dans la fiction contemporaine, mais elle peut également se traduire par une stratégie inverse : plutôt que de recentrer le récit sur les éléments les plus crédibles des dossiers, les auteurs tendent alors à verser dans la caricature pour se démarquer des productions journalistiques. Prenons le cas d’un des personnages récurrents les plus emblématiques de The Good Wife, Colin Sweeney (Dylan Baker). Il s’agit d’un milliardaire flamboyant, doté d’un humour macabre, avec lequel Alicia entretient une relation ambiguë : elle ne peut s’empêcher de l’apprécier tout en étant persuadée qu’il est coupable du meurtre de sa femme, dont elle l’a pourtant innocenté. Robert et Michelle King n’ont pas revendiqué l’inspiration directe d’un fait divers en particulier pour Sweeney, qui apparaît plutôt comme une parodie des meurtriers hauts en couleur qui apparaissent dans les True Crimes27 et leurs avatars et fait généralement office de contrepoint comique. Par ses traits de caractère outrés, son cynisme et son machiavélisme, il s’inscrit dans une architextualité immédiatement reconnaissable, qui ne peut être convoquée sans ironie. Les scénaristes le placent souvent dans des situations aussi loufoques que sordides. Par exemple, dans l’épisode « Hybristophilia » (saison 1, épisode 22, 2010), Alicia, venue chez lui pour lui faire signer un document, le retrouve menotté à un cadavre de femme, dont il prétend qu’elle a tenté de l’assassiner. Dylan Baker déclare à propos de son personnage : L’équipe de scénaristes mérite vraiment son salaire quand il s’agit des épisodes de Colin Sweeney, parce qu’ils me mettent dans des situations très drôles, et je peux faire les choses les plus folles28.

21 Cet aspect est particulièrement frappant dans l’épisode intitulé « Dark Money » (saison 6, épisode 13), diffusé le 1er mars 2015. Sweeney fait appel à la firme d’Alicia pour un procès en diffamation qu’il intente contre le créateur d’une série intitulée Call It Murder, dont un épisode représente un personnage qui lui ressemble fortement en train d’assassiner sa femme. Il s’agit évidemment d’une mise en abyme qui évoque le casse- tête judiciaire que constituent les procès contre des représentations fictionnelles. La mise en scène du meurtre dans la série enchâssée pastiche très visiblement les séries « ripped-from-the-headlines » dont elle reprend, en les poussant à l’extrême, les motifs les plus identifiables : musique dramatique, éclairage blafard, rire démoniaque de l’assassin… C’est l’occasion d’un nouveau numéro de cabotinage pour Dylan Baker qui interprète à la fois Colin Sweeney, le meurtrier fictionnel nommé Bernard Loomis dans Call It Murder, dont quelques extraits sont diffusés lors du procès, et l’acteur anglais qui joue le rôle de Bernard Loomis. Le choix d’un acteur unique pour incarner les différents personnages accentue de manière comique la mauvaise foi du scénariste : — Est-ce vous qui avez écrit cela, M. Tierney ? — C’est moi. — […] Est-ce que c’est Colin Sweeney ? — Non. Non, c’est un personnage fictif nommé Bernard Loomis. — Vous êtes au courant que mon client a été innocenté du meurtre de sa femme ? — Je suis au courant, mais, à nouveau, ce personnage n’est pas basé sur lui. — Je vois. Mais vous avez choisi un acteur qui ressemble exactement à Colin Sweeney. — C’est une coïncidence. — […] Hum, M. Tierney, l’Association des Critiques de Télévision a cité vos propos : « Tous nos épisodes sont directement tirés de faits réels. » Donc, de quel fait réel a été tiré cet épisode ?

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— C’était une exagération. Pas tous les épisodes. Ce n’était pas le cas de celui-ci (n. t.).

22 On peut analyser l’ensemble de ce procédé comme une stratégie de distinction, au sens bourdieusien du terme29 : en utilisant les compétences génériques des spectateurs pour instaurer une complicité avec eux, la série se positionne comme un récit réflexif, qui remet ironiquement en cause les codes du genre dont il dérive partiellement. Alors que l’équipe de Sweeney semblait bien partie pour gagner le procès, un retournement de situation change la donne : la défense finit par assumer la source d’inspiration mais récuse l’accusation pour diffamation en affirmant avoir réuni de nouveaux éléments qui prouvent que le milliardaire a bien tué sa femme, et le procès se retourne contre lui. Parallèlement, la mini-série documentaire d’Andrew Jarecki pour HBO, The Jinx : The Life and Deaths of Robert Durst, est diffusée entre février et mars 2015. Jarecki avait précédemment réalisé un film de fiction, All Good Things (2010), inspiré d’une biographie du milliardaire Robert Durst. Accusé de trois meurtres, dont celui de sa femme en 1982, ce dernier n’a jamais été condamné faute de preuves concluantes. Après avoir vu All Good Things, il contacte Jarecki et lui propose des entretiens et un libre accès à ses archives, ce qui aboutit au documentaire. The Jinx fait grand bruit grâce à son dénouement spectaculaire : dans la séquence finale du dernier épisode, Robert Durst se rend aux toilettes et, oubliant la présence de son micro, fait un aveu involontaire : « Ce que j’ai fait ? Je les ai tous tués, évidemment30. » Ce nouvel élément à charge conduit à son arrestation le 14 mars, veille de la diffusion du dernier épisode sur HBO. La proximité des dates de diffusion de The Jinx et de « Dark Money » rend la ressemblance entre Sweeney et Durst particulièrement frappante. Dans les deux cas, un milliardaire cynique innocenté du meurtre de sa femme est mis en danger par son hybris. Là encore, l’effet de réception est dû à une coïncidence de calendrier et non à une stratégie narrative planifiée, ainsi que le soulignent les créateurs : H. Goldblatt : Est-ce que vous avez pensé à un cas du type Durst ? M. King : C’est-à-dire, vous savez, nous avons notre propre sociopathe à domicile, Colin Sweeney. Je veux croire qu’on y a pensé avant HBO. H. Goldblatt : C’est juste ! R. King : On va faire un procès, je veux dire, il est tout simplement en train de plagier le charme de Sweeney, c’est terrible ! Mais c’est intéressant, c’est une version un peu plus ennuyeuse, Sweeney n’est pas du tout ennuyeux. […] Mais ils ont eu de meilleurs « twists » dans la réalité, c’est fou à quel point les réalisateurs peuvent être chanceux parfois ! […] Ce murmure à la fin… […] On n’aurait pas osé écrire ça dans la salle de scénario31.

23 Ainsi, alors même que Sweeney est conçu comme un personnage rocambolesque, alors que de nombreux éléments de « Dark Money » pastichent ouvertement les séries « inspirées de faits réels », les scénaristes soulignent qu’un tel dénouement aurait paru invraisemblable dans une fiction et s’avèrent battus à plate couture par le « twist » qui conclut The Jinx. Dans le cas du documentaire, le trouble vient du fait qu’il n’y a pas d’intentionnalité auctoriale à laquelle rapporter le retournement de situation qui apparaît, en dépit de ses incontestables qualités narratives, comme le fruit d’un hasard et donne l’impression d’une intrigue « naturelle », issue du simple enregistrement d’un événement brut et indépendante du langage qui informe la mise en récit. Le malaise de Durst a effectivement été provoqué par Jarecki et son équipe, mais ceux-ci n’imaginaient pas un seul instant qu’il serait capable d’une telle imprudence. La scène finale de The Jinx ne constitue d’ailleurs pas le dénouement de l’affaire Durst : elle engendre une nouvelle incertitude (Durst sera-t-il finalement condamné ?) qui laisse

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l’histoire inachevée. Le documentaire n’est donc plus le récit rétrospectif d’une enquête, ainsi que le concevait initialement Jarecki, mais il se trouve pris dans un récit qui le déborde, et dont la suite est à retrouver dans les médias d’information. Dans la fiction au contraire, les auteurs sont toujours susceptibles d’être sommés de rendre compte de leurs décisions par le public, ce qui les incite à la prudence : les limites du vraisemblable que pose la création fictionnelle sont parfois dépassées par la réalité.

24 The Good Wife exploite ainsi de diverses manières les liens privilégiés qui unissent le récit de fiction et le fait divers, mais la plus spectaculaire est certainement celle qui échappe à l’intention des créateurs. Ce phénomène montre bien qu’autant que de décisions auctoriales, la sérialisation, au sens large du terme, et non exclusivement narratif, résulte du pôle de réception. Ainsi que le rappelle Guillaume Soulez : Pensée depuis la réception plutôt que depuis la production (« industrielle » ou industrialisée), la mise en série, au sens structurel, est la recherche d’une cohérence entre des objets partageant un air de famille, comme lorsqu’on parle de « série noire » pour évoquer une suite rapprochée de catastrophes naturelles ou aériennes, sans rapport a priori les unes avec les autres (par leur éloignement géographique en particulier). Le recours à des genres identifiés (western, polar…) ainsi qu’à des signatures ou à des comédiens connus, etc. permet une sérialisation de la culture qui s’offre aux lecteurs et leur permet de construire des repères pour situer les objets. Standards (genres, styles filmiques, professionnels dédiés à une convention particulière…) et marques (noms et signatures multiples, de l’écrivain au studio en passant par la star…) délimitent en particulier le champ culturel pour un public alphabétisé et consommateur d’une culture médiatique32.

25 De ce point de vue, The Good Wife prend sa place au sein d’une « encyclopédie » du fait divers qui mêle récits factuels et récits fictionnels, et fait partie du réseau de connaissances potentiellement mobilisable dans l’interprétation des événements réels auxquels les ressources médiatiques donnent accès. Il ne s’agit pas pour autant de verser ici dans le panfictionnalisme : la fascination que provoque l’inversion de l’effet de « déjà-vu » vient justement d’une compétence partagée, celle qui consiste à savoir distinguer fait et fiction.

NOTES

1. L’expression est souvent utilisée pour faire la promotion des épisodes ou dans les articles consacrés aux séries. Cependant, ainsi que le précise le site Wikia consacré à Law & Order, le récit lui-même tend plutôt à insister sur la nature fictionnelle des événements racontés : « Les publicités des épisodes qui se rapprochent d’affaires réelles utilisent souvent la phrase “ripped from the headlines”, bien que dans l’épisode lui-même, un avertissement textuel insiste sur le fait que l’histoire et les personnages sont fictionnels. Ce format se prête à l’exploration de conséquences ou de mobiles différents qui auraient pu être occasionnés par des événements similaires dans d’autres circonstances. » Notre traduction (n. t.) : « Promotional advertisements of episodes with close real-life case parallels often use the “ripped from the headlines” phrase, although a textual disclaimer, within the actual episode, emphasizes that the story and characters are fictional. This

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format lends itself to exploring different outcomes or motives that similar events could have had under other circumstances. », . 2. Sur le suicide de Melinda Duckett suite à son interview par la présentatrice Nancy Grace pour CNN, et sur le procès intenté par la famille de la jeune femme, voir notamment : 3. Raphaël Baroni rappelle ainsi le lien entre mise en intrigue et transgression de la routine : « Les actions passionnantes, singulières, polémiques ou planifiées, qui constituent l’armature principale des récits, s’opposent en effet à celles ennuyeuses, répétitives, coopératives ou automatiques, dont rendent compte les scripts dans la vie quotidienne » (R. Baroni, La Tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2007, p. 175). 4. M. King, « The Good Wife: Non-Lawyers Behind That Lawyer Show », Bitter Empire, 2010, n. t., . 5. G. Auclair, Le Mana quotidien. Structures et fonctions de la chronique des faits divers, Paris, éditions Anthropos, 1970, p. 35. 6. M. King, art. cité, n. t. 7. Le terme « collocation » désigne des cooccurrences privilégiées au sein d’un groupe de mots : ici, « expier mes crimes / fautes personnel(le)s », par exemple. 8. N. t. : « In the past few days, I’ve begun to atone for my private felons with my wife Silda, my children, and my entire family. » 9. N. t. : « … I need to atone for my personal failings with my wife, Alicia, and our two children. » Il est intéressant de remarquer comment les scénaristes de The Good Wife ont procédé par synonymie : la structure syntaxique est la même, mais l’adjectif private devient personal, et felons est remplacé par failings. 10. Ph. Jousset, « À propos des sur-énoncés », dans B. Buffard-Moret (dir.), Bons mots, jeux de mots, jeux sur les mots : de la création à la réception, Arras, Artois Presses Université, 2015, p. 13. 11. Rappelons que Dorrit Cohn envisageait la subjectivité comme l’un des principaux marqueurs de fictionnalité (Le Propre de la fiction [1999], Paris, Seuil, « Poétique » 2001). Si ce point de vue a été très largement contesté par les tenants d’une approche pragmatique, qui montrent qu’en vertu de la nature mimétique du discours fictionnel, il est impossible de délimiter le domaine de la fiction suivant des frontières internes aux textes (voir notamment J.-M. Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, « Poétique », 1999), il n’en reste pas moins que les récits fictionnels, tous supports médiatiques confondus, recourent plus systématiquement au point de vue subjectif que les récits factuels. 12. F. Jost, L’Œil-caméra. Entre film et roman, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1987. 13. Selon Dominique Maingueneau, le processus de reconfiguration est au cœur de l’interdiscours : « L’interdiscours consiste en un processus de reconfiguration incessante dans lequel une formation discursive est conduite […] à incorporer des éléments préconstruits produits à l’extérieur d’elle-même, à en produire la redéfinition et le retournement, à susciter également le rappel de ses propres éléments, à en organiser la répétition, mais aussi à en provoquer éventuellement l’effacement, l’oubli ou même la dénégation » (Nouvelles tendances en analyse du discours, Paris, Hachette, 1987, p. 83). 14. K. Q. Seelye, « A New Twist to Wives’ Playbook for Sex Scandals », The New York Times, 2011, n. t., . 15. U. Eco, Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985, p. 104. 16. U. Eco, ouvr. cité. 17. D. Sims, « “The Good Wife” Takes a Weak Swipe at Racism », The Atlantic, 2015, n. t., . 18. K. Kumari Upadhyaya, « The Good Wife: “The Debate” », AVClub, 2015, n. t., .

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19. L. Hill, « “The Good Wife” Season 6 Episode 12 Recap: “The Debate” », Flavorwire, 2015, n. t. : « To speak about the racial elements is to speak about nothing in particular because The Good Wife has no real interest in them. » . 20. T. VanDerVerff, « The Good Wife dealt with the Ferguson protests in its worst episode in years », Vox, 2015, n. t., < http://www.vox.com/2015/1/12/7530625/good-wife-recap-debate>. 21. L’immanence est l’une des principales caractéristiques de la structure du fait divers selon Barthes (R. Barthes, « Structure du fait divers », Essais Critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 188-198). Cependant, un grand nombre de faits divers de The Good Wife échappent à cette définition puisqu’ils dépassent la sphère du pur événement et touchent aux domaines politiques et médiatiques. 22. T. VanDerVerff, art. cité. 23. K. Fallon, « Eliot Spitzer’s Comeback: “The Good Wife” in Real Life », The Daily Beast, 2013, n. t. 24. Voir O. Ducrot, Le Dire et le dit, Paris, Éditions de Minuit, 1984. 25. Le problème s’est posé en d’autres termes pour TF1 concernant la diffusion d’un épisode de New York, Unité Spéciale, quant à lui directement inspiré de l’affaire : après des hésitations, la chaîne finit par le diffuser selon le calendrier prévu, en juillet 2012, mais sans faire de coup publicitaire pour éviter la polémique. 26. L. Gonon, Le Fait divers criminel dans la presse quotidienne française du XIXe siècle, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2012, p. 229. 27. Le True Crime est un genre littéraire, filmique ou journalistique dans lequel sont relatés des crimes réels. 28. D. Baker, « Exclusive: Interview with Dylan Baker: Trick ‘r Treat and Spider-Man », Nerd Reactor, 2013, n. t., 29. P. Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979. 30. N. t. : « What the hell did I do? Killed them all, of course. » 31. M. et R. King, entretien avec H. Goldblatt, « The Good Wife creators on Kalinda leaving and a Robert Durst storyline », Entertainment Weekly Radio, 20 mars 2015, n. t. 32. G. Soulez, « La double répétition. Structure et matrice des séries télévisées », Mises au Point, 3/2011, « Sérialité : densités et singularités », 2011, § 27.

RÉSUMÉS

Cet article vise à proposer une approche narratologique et stylistique de la transposition du fait divers en fiction dans la série télévisée The Good Wife (CBS, 2009-2016). Il s’agit d’étudier d’une part la manière dont le fait divers s’articule à la mise en intrigue sérielle et feuilletonnante, d’autre part les effets de réception non planifiés, lorsque certains épisodes semblent anticiper des faits divers ultérieurs au processus de rédaction.

This paper aims at offering a narratologic and stylistic approach of the transposition of stories from the headlines to fiction in the TV show The Good Wife (CBS, 2009–2016). Firstly, it studies how these stories are hinged on episodic and serial emplotment. Secondly, it analyzes unplanned reception effects, when some episodes seem to anticipate stories that happen after the writing process.

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AUTEUR

ANAÏS GOUDMAND Université de Lausanne (Suisse), CRAL (UMR 8566 CNRS/EHESS) Agrégée de lettres modernes, ancienne élève de l’École normale supérieure de Paris, Anaïs Goudmand est assistante à l’université de Lausanne et doctorante au Centre de recherche sur les arts et le langage (CRAL) de l’EHESS sous la direction de Jean-Marie Schaeffer et à l’université de Lausanne, en Suisse, sous la direction de Raphaël Baroni (intitulé du sujet : « Sérialité et fictionnalité : pour une poétique du récit sériel »). Elle a récemment publié plusieurs articles sur la sérialité narrative : « Le roman-feuilleton ou l’écriture mercenaire : l’exemple des Mystères de Paris », dans Alessandro Leiduan (dir.), Sérialité narrative. Enjeux esthétiques et économiques, Cahiers de narratologie, décembre 2016 ; « “Oh my God! They’ve killed…!” Le récit sériel entre autonomie et hétéronomie : conséquences du départ non planifié des acteurs sur la production et la réception des séries télévisées », dans Raphaël Baroni et François Jost (dir.), Télévision, no 7, « Repenser le récit avec les séries télévisées », mars 2016 ; ou encore « Les séries transmédiatiques : des univers sans fin ? », dans Proteus — Cahiers des théories de l’art, no 9, « Fin de série », Simon Lefebvre & Gary Dejean (dir.), septembre 2015.

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Si près de chez vous : produire du fait divers à la chaîne Si près de chez vous: Assembly Line Production of Crime News Items

Amélie Chabrier

JEANNE : « Tu peux m’expliquer ça ? Non ? T’as décidé de me ridiculiser ? » Dans les dernières parutions du journal, Jeanne a eu la désagréable surprise d’y voir étalée sa relation d’amour passée avec Sébastien. L’auteur y puise son inspiration. SÉBASTIEN : « Ça va, y’a rien de grave. C’est vrai, je me suis un peu servi de notre histoire, mais y’a vraiment pas de quoi fouetter un chat ! JEANNE : Tu plaisantes Sébastien ! Mais… mais c’est le succès qui te monte à la tête ! SÉBASTIEN : Mais c’est une fiction Jeanne ! Personne ne fera jamais le rapprochement entre toi et cette histoire ! « L’Homme derrière les mots », Si près de chez vous, Saison 1, 2012.

1 Le discours médiatique est un vaste ensemble qui regroupe, selon Dominique Maingueneau, plusieurs types : le discours radiophonique, le discours de presse écrite, le discours télévisuel1. Différents genres composent ces types : étudier un genre médiatique revient à identifier des dispositifs de communication liés à des conditions socio-historiques, autour d’un média particulier. Le fait divers comme genre routinier est lié à l’émergence d’une presse bon marché, grand public, qui apparaît en France dans les années 18652. Il trouve ses prémices dans d’autres formes médiatiques archaïques, la rumeur et le canard, et connaît par la suite des adaptations pour d’autres médias, comme la radio, la télévision ou le web3.

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2 Pour circonscrire un genre, on s’intéresse donc aux conditions socio-historiques qui l’ont favorisé, à son histoire, mais aussi aux genres limitrophes hébergés par un même support : la présence de fictions au sein du journal au XIXe siècle entraîne une hybridation et une circulation des formes, d’où le terme de littérarisation employé pour désigner des procédés venus de la littérature et réemployés dans un article4. Cet échange n’est d’ailleurs pas à sens unique : la forme de l’enquête, la personne du journaliste investigateur mise en scène dans le reportage, entraînent la création d’un nouveau genre : le roman policier5. Ce réseau dense de formes hybrides, de textes factuels, mi-factuels, mi-fictionnels, fictionnels, constitue ce qu’Alain Vaillant désigne par le terme de littérature médiatique6, dans une définition résolument ouverte, communicationnelle, de la littérature7 : celle-ci se définit comme « l’ensemble des textes qui ne sont pas d’usage professionnel ni pratique et qui sont mis en libre circulation dans l’espace public », grâce à la communication médiatique moderne telle qu’elle se met en place à partir du XIXe siècle.

3 On pourrait alléguer que les faits divers ne sont lus, ne sont lisibles, que dans leur contexte, ce qui restreint leur public. Pourtant rien n’est moins sûr : en témoignent les recueils de faits divers qui fleurissent chaque année en librairie sur les mystères de telle année, ou de telle région. Contrairement à des articles politiques par exemple, comme Roland Barthes l’avait bien remarqué, l’immanence du fait divers est la garantie d’un public ouvert, d’un usage non professionnel, bref d’une inscription au cœur de la littérature médiatique8. Les affaires criminelles, — mais aussi les petits faits divers banals ou incongrus — passionnent dans leur actualité mais également après, parce qu’ils gardent justement la caution du réel : la télévision l’a bien compris, qui propose des magazines, des documentaires fictionnels (docu-fictions), des téléfilms reconstituant des faits divers passés, historiques ou ultra récents (docu-dramas), quitte à s’en voir interdire la diffusion9. Parce qu’il est avant tout mise en récit, le fait divers ne cesse de poser la question de la frontière entre fiction et réel, les différents genres médiatiques qui s’en emparent ne faisant que moduler ce rapport. Le fait divers à la télévision, outre celui du journal télévisé, se présente donc sous des formes multiples, elles-mêmes influencées par des genres audiovisuels limitrophes sur la grille des programmes. Tous les spécialistes du média notent ainsi les modifications profondes que la téléréalité a apportées aux genres télévisuels à partir des années 200010, la conséquence étant, selon Annabelle Klein et Axel Tixhon, que : […] l’un des traits marquants de l’écriture audio-visuelle actuelle est précisément le déplacement des frontières entre le réel et la fiction. On voit des créations fictionnelles utilisant des traits caractéristiques du documentaire et, inversement, des documentaires largement mis en scène. Les différents genres se télescopent11.

4 Ces réflexions préalables serviront à l’étude d’un genre télévisuel récent et a priori éphémère : la scripted reality, aussi désignée sous l’expression francisée de « réalité scénarisée » ou « fiction du réel ». Comme très souvent à la télé, il s’agit d’un concept importé d’un autre pays par des producteurs, en l’occurrence Julien Courbet qui s’inspire en 2011 de la télé allemande pour lancer une première émission sur France 2. L’oxymore exhibe d’emblée sa nature mixte, sa tension entre réel et fiction. Suite à ce premier essai, l’année 2012 voit fleurir sur plusieurs chaînes (TF1, M6, NRJ 12, France Télévisions) ce genre, qui se décline en plusieurs programmes : Au nom de la vérité, Dans la tête du tueur, Derniers Recours, Hollywood Girls, Le jour où tout a basculé, Le jour où tout a basculé… à l’audience, Mon histoire vraie, Soupçons, Une histoire, une urgence, Par amour, Petits Secrets entre voisins, Petits Secrets en famille, Face au doute12. Nous choisirons Si près de chez

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vous pour cette étude du genre : diffusée sur France 3 entre 2012 et 2014, produite par 909 Productions et faisant intervenir de nombreux auteurs et scénaristes français, Si près de chez vous est une série qui met en scène de petits faits divers criminels réels résolus. Agressions, chantage, héritage, adultère, jalousie, vol, homicide, assassinat, chaque intrigue se situe dans le quotidien le plus banal, dans l’infra-ordinaire13. Elle compte deux cent trente-cinq épisodes, et nous puiserons nos exemples dans les deux saisons. Le concept est le suivant : « mettre en scène des histoires vraies ou des faits divers et les faire jouer par des comédiens14 ». Ce qui brouille les pistes de façon nouvelle — mais qui s’inscrit dans une pratique d’hybridation générique généralisée à la télévision de ces dernières années –, est que la réécriture, le script, utilise les codes, les styles de plusieurs médias consacrés au fait divers : Le délitement des frontières et des genres, amèn[e] le téléspectateur d’aujourd’hui à naviguer constamment entre les codes et à se positionner face aux productions audio-visuelles brouillant sciemment les pistes de la fiction et du réel. […] [N]otre paysage médiatique renvoie aujourd’hui à un incessant travail de décodage et de positionnement face à ces nouvelles formes de productions audio-visuelles15.

5 Cet « à la manière de » n’est pas sans poser de questions : les instances de l’audiovisuel ont longuement débattu en 2013 sur cet objet nouveau, oscillant entre programme de flux et programme de stock16, à cause de son hybridité. S’agit-il vraiment d’une fiction ? Du côté du spectateur, quelles formes de l’audiovisuel sont identifiées facilement comme appartenant au « réel » ? Ensuite l’effet produit par la reconnaissance de codes journalistiques dans une fiction semble paradoxal : si le style du fait divers est là pour « faire vrai », l’artificialité de son usage, le décalage avec le contenu, sans volonté parodique, est problématique. Enfin, qu’est-ce qui concrètement justifie l’émergence de ce genre hybride dans la grille des programmes de télévision française ? Quels sont les enjeux de cette importation ?

Fiction ou réel : quelle promesse faite aux spectateurs ?

6 Quel pacte, ou quelle « promesse17 » selon le terme de François Jost relie le programme aux spectateurs ? Le générique de Si près de chez vous est extrêmement court et se scinde en deux parties. Sur fond bleu clair, neutre, accompagnée par quelques notes allant crescendo et pouvant rappeler d’autres génériques de magazines de société, la mention « cette histoire est basée sur un fait divers réel » s’incruste à l’écran sur une ligne centrale. Le bruit reconnaissable d’une machine à écrire se superpose à l’apparition de ce message, évoquant alors l’atmosphère des salles de rédaction des journaux, ce qui réoriente la première impression vers le genre de l’enquête, du mystère. En outre la formule est bien connue des amateurs du genre policier : beaucoup de ces fictions se déclarent inspirées de faits réels. Ces quelques secondes lancent la séquence pré- générique qui s’ouvre effectivement sur la reconstitution d’un crime. Arrive alors la seconde partie du générique. Le fond bleu réapparaît, sur lequel un bouquet de noms de villes françaises écrites en noir et blanc jaillit : Paris, Dijon, Montpellier, Valence… ce chapelet de toponymes crée un premier lien de proximité avec le spectateur qui aperçoit nécessairement un lieu connu. Outre la proximité, c’est aussi la dimension aléatoire qui est ainsi mise en scène dès les premiers instants par ces apparitions fugaces durant lesquelles des noms de ville se détachent par un jeu d’échelle et de couleur : cela peut évoquer un tirage au sort, un jeu de hasard. Quelques notes allant

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cette fois-ci decrescendo closent le générique, avec lors des dernières secondes l’apparition du titre : Si près de chez vous, traçant la même ligne que le premier message.

(Photogramme : 909 Productions, France Télévision)

7 Ce titre joue sur l’un des aspects essentiels du fait divers : la proximité. Le fait divers touche les gens parce qu’ils peuvent s’identifier, que les raisons soient géographiques, socio-culturelles, socio-professionnelles ou personnelles (âge, sexe, rôle familial). Par l’adverbe intensif, ce titre insiste d’emblée sur la préposition clé « près de », comme pour rendre explicite l’idée latente que cela peut arriver à tout le monde et que cela aurait pu arriver à celui qui regarde l’émission. Pas de verbe justement, et pour une raison simple : le titre évoque immédiatement pour les amateurs de faits divers le titre du film noir C’est arrivé près de chez vous18, jouant donc ici ironiquement de la variation intertextuelle. Sans même connaître la référence, on peut dire que le titre est suffisamment repris dans les médias et passé presque comme une expression lexicalisée pour que la variation soit identifiée. La valeur rhématique ici du syntagme prépositionnel est autosuffisante. Mais l’adverbe « si » laisse peut-être entendre également, par un processus de double énonciation, l’éternel étonnement des témoins de drames du quotidien qui s’expriment à grand renfort d’hyperboles et n’en reviennent pas que cela se soit passé « juste » là, « tout » près, « si » près… Enfin, il est porteur de la menace inhérente à tout fait divers. Il permet d’ouvrir les yeux sur la dangerosité du monde a priori si normal et banal.

8 Tout en s’adressant directement au spectateur, le titre permet aussi de situer le programme dans l’ordre de l’intime : « chez vous », est une localisation géographique mais évoque également le « chez soi ». Le titre annonce l’irruption de l’événement inattendu au cœur du journalier, du quotidien, et le risque de voir sa vie basculer (qui est le titre d’une autre fiction de scripted reality d’une chaîne concurrente).

9 Chaque épisode est également pourvu d’un titre, qui apparaît discrètement lors du générique en bas, à droite de l’écran, et reste affiché pendant les vingt-six minutes. Sa forme brève (« Destins croisés », « Mauvais frère »), parfois informative (« Un enfant vendu sur internet », « Meurtre d’un riche héritier », « Un divorce qui tourne mal »), sa

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tendance à la stéréotypie (« Vengeance », « Le Cœur et l’argent »), au métadiscours médiatique (« Mort à la une », « Photos choc ») et à la littérarisation (« Roman noir », « Le Mystère de l’auberge », « De sang-froid », « Randonnée mortelle »), évoquent bien sûr la titraille classique du petit fait divers19.

10 La séquence inaugurale de chaque épisode est en quelque sorte la confirmation de ce titre, tout en opérant le passage du général au particulier, par la thématisation d’un lieu (région, ville) et d’une scène (appartement, maison) : En Normandie, le haras le plus réputé de la région est le théâtre d’une agression sans précédent. Dans un appartement parisien, un homme blessé à la gorge, se trouve entre la vie et la mort. Non loin de lui, un couteau ensanglanté. Un appartement dans le 8e arrondissement de la ville de Marseille. Un homme gît sur le sol, la chemise couverte de sang20.

11 On observe une économie de moyens pour créer le cadre référentiel : que cela soit par un groupe prépositionnel en tête de phrase (« en Normandie »), un adjectif relationnel (« parisien ») ou une phrase averbale, la scène est ébauchée rapidement, évoquant la brièveté du petit fait divers. Cette séquence pré-générique dure en moyenne 45 secondes. La particularisation de l’épisode commence donc par une géolocalisation, même si parfois certains épisodes ne mentionnent pas immédiatement cette information. Ainsi de : Julien, un gendarme de 44 ans, est retrouvé entre la vie et la mort dans un jardin du village où il habite. Albin, 45 ans, metteur en scène talentueux vient d’être abattu de sang-froid sur la scène de son théâtre21.

12 Pour ces deux épisodes, ce n’est qu’après le générique que l’on peut situer géographiquement la scène du crime, l’un dans « la région des Ardennes », l’autre dans « la région de Grenoble ». L’entrée ici se fait par la victime. La nomination crée un effet de proximité très fort et immédiat, tandis que les informations portant sur l’âge et la profession permettent au spectateur de se situer par rapport à cette victime. La cible visée étant traditionnellement la ménagère de moins de 50 ans, on observe que la victime, masculine ou féminine, entre souvent dans la catégorie des quadragénaires. La seule mention du prénom rappelle également l’anonymat de rigueur dans la rubrique fait divers des quotidiens. De manière générale, dans cette séquence introductive, l’apposition permet une présentation rapide de la victime : « Sa propriétaire, Charlotte, une femme de poigne, est violemment attaquée22. » Plus rarement ces informations sont distillées au fur et à mesure du paragraphe, ménageant une gradation : Un appartement dans le 8e arrondissement de la ville de Marseille. Un homme gît sur le sol, la chemise couverte de sang. Sébastien vient d’être assassiné, deux balles dans l’estomac, tirées à bout portant. Que s’est-il passé ? S’agit-il d’un règlement de compte ? Est-ce un cambriolage qui a mal tourné ? Ou un crime passionnel ? Le romancier à succès de quarante ans avait-il des ennemis capables d’attenter à ses jours23 ?

13 La chaîne anaphorique permet une découverte progressive du personnage de la victime : le groupe nominal indéfini est repris par le prénom, puis l’anaphore infidèle permet de préciser les contours de cette victime. La caractérisation n’est pas systématique et souvent discrète, observant une certaine neutralité. Cependant, la moindre épithète oriente déjà la suite du récit vers ce qui sera au cœur de l’épisode : les motifs du crime. Ainsi un metteur en scène « talentueux », un romancier « à succès » ou une femme « de poigne », dans ce contexte de réception — un fait divers réel –,

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éveillent immédiatement les soupçons du spectateur. Ces quelques indices sont rendus explicites par la clôture de la séquence sous la forme d’une série de questions semi- fermées posées au spectateur. Cette première séquence inaugurale se fait donc explicitement sous le patronage du fait divers. Outre la mention de départ, on reconnaît l’efficacité, la neutralité, du cadre référentiel recréé en quelques secondes.

14 Cependant la promesse faite au téléspectateur n’est pas claire : faut-il prendre « histoire » au sens de fiction ? S’agit-il d’une reconstitution d’un fait divers présenté sous la forme d’une enquête rétrospective comme dans un magazine ? Va-t-on voir des témoins en plateau pour raconter cette histoire vraie ? Le public doit se fier à sa « media literacy » selon le terme d’Isabelle Veyrat-Masson24, même si celle-ci est parfois trompeuse : reconnaître par exemple la voix d’Alain Ghazal, récurrente dans Si près de chez vous, n’aidera pas à classer l’émission, ce dernier travaillant aussi bien pour des magazines (Chroniques criminelles) que des documentaires (Arte). Cette séquence dispense des indices contradictoires qui permettent difficilement de trancher25.

15 Cette indistinction est renforcée par une absence de mention de genre, aussi bien sur l’œuvre même que dans le péritexte. Les programmes TV ne s’accordent pas sur la caractérisation de l’émission. Pour Télérama, Télé deux semaines ou Télé-loisirs, Si près de chez vous est un magazine de société, alors que Téléstar précise : « genre : Série/ Feuilleton — Documentaire fiction. » TV magazine le classe dans la même catégorie en ajoutant ce commentaire : « un polar du réel qui s’inspire d’histoires vraies qui se sont passées près de chez nous ». Il s’agirait d’une série policière. Les programmes télé n’utilisent donc pas le terme récemment importé de scripted reality, mais tentent de faire entrer l’émission dans des cases préexistantes.

16 L’arrivée de la scripted reality à la télévision française suscite aussi un débat auprès des instances de l’audiovisuel, largement relayé dans les médias26. Le CSA se prononce en ces termes : L’évolution récente des émissions montre une hybridation de plus en plus fréquente entre plusieurs genres traditionnels de programmes. Celle-ci a pour conséquence de rendre moins évident le rattachement de ces émissions à l’une ou l’autre des grandes catégories de programmes27.

17 À l’issue de cette enquête, le CSA octroie le statut de fiction à Si près de chez vous. En revanche pour le Centre National du Cinéma et de l’image animée (CNC), les émissions de réalité scénarisée n’entrent pas dans les critères des œuvres patrimoniales, ne sont pas des fictions, et ne bénéficient pas de subventions28. Cette hésitation sur le statut juridique du programme est donc une conséquence de son hybridation formelle.

Hybridation

18 Les débats qui se sont tenus en 2013 pour établir juridiquement le genre de ces émissions s’expliquent par leur forme hétéroclite. Dans Si près de chez vous, outre un lancement qui évoque le traitement fait-diversier du journal télévisé, on retrouve les modèles du magazine de faits divers, du reportage et du magazine de société, sans oublier sa structure standardisée et répétitive qui l’apparente à une série.

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Avec le magazine de fait divers

19 La séquence pré-générique instaure immédiatement la thématique criminelle. Chaque épisode présente ainsi un lexique de l’homicide (« assassiné, deux balles dans l’estomac, tirées à bout portant », « agression sans précédent », « blessé à la gorge », « retrouvé entre la vie et la mort ») ou une caractérisation hyperbolique, à la manière du fait divers d’actualité.

20 En revanche ce qui marque une rupture très franche avec ce dernier est le moment de l’énonciation : alors que dans la presse ou au journal télévisé le journaliste narrant évoque un fait passé proche, mais révolu, à partir du présent de la publication — souvent grâce au passé composé –, ici la voix off hors champ qui prend en charge la narration s’ancre dans le présent du crime, ou dans le passé immédiat de ce dernier : le moment de l’énonciation semble être quasi concomitant à celui du crime, d’où l’usage du présent, à valeur d’actualité, ou très fréquemment de la périphrase verbale « venir de » indiquant un passé proche : Dans un appartement parisien, un homme blessé à la gorge, se trouve entre la vie et la mort. Non loin de lui, un couteau ensanglanté. Un appartement dans le 8e arrondissement de la ville de Marseille. Un homme gît sur le sol, la chemise couverte de sang. Sébastien vient d’être assassiné, deux balles dans l’estomac, tirées à bout portant. Albin, 45 ans, metteur en scène talentueux vient d’être abattu de sang froid sur la scène de son théâtre. En Normandie, le haras le plus réputé de la région est le théâtre d’une agression sans précédent. Sa propriétaire, Charlotte, une femme de poigne, est violemment attaquée. À côté de son corps, se trouve une statue ensanglantée, probablement l’arme du crime29.

21 Si l’emploi du présent avec un verbe imperfectif comme « se trouver » peut se rapprocher du présent d’énonciation tel qu’on le trouve dans la presse, en revanche son entourage linguistique empêche la confusion. Là où le fait divers ne peut que suggérer, arrivant nécessairement trop tard sur les lieux du crime, Si près de chez vous introduit le spectateur au moment clé. Se superposent alors le moment du vrai crime et celui où on le rejoue, le programme jouant de la confusion entre trois temps : celui, éloigné, des faits, celui plus récent du tournage et enfin le présent ponctuel de l’image. À l’écran, après un cadrage large sur la scène de crime, l’attention du spectateur est portée sur le corps de la victime, allongée, sanglante, inerte. Parfois même l’agression est montrée en caméra subjective, masquant ainsi l’identité du criminel mais montrant la mort de la victime. Le présent permet donc de commenter en temps réel l’image. Chaque épisode commence par un début in medias res, s’éloignant ainsi de l’écriture journalistique.

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« Un digne héritier », Si près de chez vous, 2012. (Photogramme : 909 Productions, France Télévision)

22 Cependant une telle représentation du crime ne bouleverse pas outre mesure le spectateur habitué à la médiatisation du fait divers criminel. En effet, si l’on quitte le genre d’actualité rencontré dans le journal télévisé, on retrouve un autre genre, consacré au crime : le magazine. Faites entrer l’accusé sur France 2, Enquêtes criminelles sur W9, Suspect n° 1 sur TMC, Présumé innocent sur D8, Enquête de vérité sur NRJ 12 témoignent de l’intérêt que portent les chaînes aux émissions spécialement consacrées aux faits divers qui occupent généralement une place de choix dans leur grille de programmation : 1re ou 2e partie de soirée30.

23 Alors que le fait divers au journal télévisé fait partie de l’actualité, ce type de programme propose de se replonger dans une affaire plus ou moins ancienne a posteriori. L’une des premières séquences de ces magazines est la découverte du corps, reconstituée grâce au jeu d’un comédien qui tient le rôle de la victime et racontée en voix off. Les journalistes disposent d’un temps de conception beaucoup plus important, certains artifices sont alors possibles comme la reconstitution du drame par des acteurs. Le téléspectateur peut ainsi voir un comédien tirer un coup de feu sur un autre jouant le rôle de la victime, ou des scènes de la vie quotidienne qui ont précédé les faits et permettent de comprendre les motifs du crime. Procédant à une forme de fictionnalisation du fait divers par ces images, les émissions hebdomadaires consacrent également un temps plus important à la narration de l’événement. La durée du reportage est le deuxième point distinguant le format du fait divers au JT à celui de ces émissions31.

24 Le regard porté sur le corps est celui du témoin qui a découvert le crime, généralement un proche. La caméra se porte sur la victime sans vie en focalisation interne, le témoin réel ne participant pas à la reconstitution, tandis que la voix off raconte. Souvent cette dernière est en revanche relayée par le témoin qui, face caméra, raconte avec ses propres mots la découverte macabre.

25 Le dispositif qui se met en place dans Si près de chez vous est assez similaire, à un détail près : l’absence de témoin. Si la caméra donne accès au corps sans vie, on ne sait pas qui regarde. Le spectateur se retrouve donc dans le rôle de témoin n° 1, au côté de ce

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narrateur qui l’a introduit sur les lieux du crime. On peut également s’interroger sur la voix présentant la scène : alors que dans les magazines de faits divers, la scène énonciative englobante est clairement établie à l’ouverture, par la présence d’un journaliste et/ou d’experts, ici elle reste extrêmement ambiguë puisque la reconstitution ne dit pas son nom et que le seul regard qui se pose sur la victime est celui d’un narrateur omniscient. Dans le magazine, tantôt un journaliste, tantôt un expert, endosse la responsabilité du récit. De même les reconstitutions sont exhibées comme telles grâce à un petit encart à l’écran. Dans la scripted reality, certains codes énonciatifs du magazine, sont repris, mais gratuitement, pour la forme.

26 Enfin, comme dans ces magazines de fait divers qui empruntent leur mode de narration au reportage écrit, on retrouve le principe organisateur de l’enquête puisqu’il s’agit de savoir qui a commis le crime. « Véritable polar du réel, “Si Près De Chez Vous” vous entraîne au cœur des faits divers… Chaque jour sur France 3 et 13ème Rue, c’est vous qui menez l’enquête ! » explique 909 Production sur son site. La reconstitution initiale, dans Si près de chez vous, sert de point de départ au déroulement de la fiction. À partir de cette scène post-criminelle, la narration procède à une longue analepse, signalée très souvent par une phrase averbale du type « retour sur » : un point B antérieur à ce point A est posé, à partir duquel le récit se déploie de manière linéaire jusqu’à revenir au moment du crime. Cependant la narration s’affranchit de son modèle journalistique par plusieurs aspects : il n’y a pas d’enquêteur, si ce n’est le spectateur ; il n’y a pas d’investigations puisque l’on se situe avant l’acte. Revenons six mois plus tôt, dans cette petite bourgade située à deux pas du Havre. C’est dans le 13e arrondissement de la capitale que le drame s’est noué quatre semaines plus tôt. Dans un petit village bordelais 3 mois plus tôt. Tout a commencé au cœur de la cité phocéenne il y a quelques semaines32.

27 Le spectateur retrouve le cadre spatial et le personnage présentés dans le pré- générique, avant qu’ils ne soient associés à un crime. Pourtant celui-ci ne peut pas s’oublier : ce qui oriente le récit c’est donc le « qui » et le « pourquoi », que le spectateur, mis en position d’observateur extérieur, va tâcher de découvrir. Le récit est raconté au présent et montre le quotidien de la future victime. Cependant pour ne pas perdre de vue l’issue funeste, des interventions proleptiques de la voix off rythment l’épisode : Dans quelques minutes cette dernière sera violemment frappée à la tête (24:35). Nouvelle histoire sentimentale, bel appartement, tout semble réussir au jeune informaticien. Et pourtant son destin va bientôt basculer tragiquement. Comment la situation a-t-elle pu dégénérer au point d’en arriver là ? Dans moins de 24 heures, Laurent sera retrouvé gisant sur le sol de sa cuisine, la gorge tranchée (20:05)33.

28 Ces transitions interviennent entre chaque séquence, établissant un bilan, rappelant l’enjeu à venir, et orientant les spectateurs par des questions sur l’identité du criminel en lien avec un mobile. Dans les magazines de faits divers, ces éléments sont utilisés pour souligner un moment fort, par exemple la découverte d’un nouvel indice ou un retournement de situation. Une rhétorique d’effets spectaculaires est alors utilisée, reprise dans Si près de chez vous : images avec surimposition de filtres de couleur, slow motion, notes de violon lancinantes et répétitives créant un effet anxiogène et pathétique, gong final, avec effet d’écho qui marque la fin de la séquence et l’ouverture de la nouvelle. Encore une fois la réalisation de Si près de chez vous compte sur la reconnaissance de ces effets du magazine, tout en les détournant de leur emploi initial.

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Ils ne sont pas là pour mettre en relief un twist, mais pour rythmer le récit, créer une tension au milieu de la narration, qui s’apparente sans cela à un autre genre médiatique : le magazine de société.

Avec le magazine de société

29 Le magazine de faits divers mène donc une enquête rétrospective pour percer le mystère d’un crime. Plusieurs instances légitimes interviennent dans cette quête : police, détective privé, avocat, et reporter spécialisé, ce qui n’est pas le cas de Si près de chez vous. Chaque épisode se présente comme une reconstitution du quotidien le plus banal de la victime avant le drame. Ce récit de vie s’effectue dans une alternance de trois modes : • Voix off (récit), extérieure, omnisciente, encadrante, elle a une fonction d’explicitation de l’image et de jointure entre les scènes. • Scènes (mimesis), conversations, menus faits du quotidien. Le spectateur observe la vie des personnages. • Témoignages de protagonistes en plans fixes face à la caméra avec incrustation de mentions à l’écran donnant des indications sur leur identité.

30 Ce dispositif est très fréquent depuis une quinzaine d’années à la télévision : c’est celui que l’on retrouve dans toutes les émissions de téléréalité, et que les magazines de société et de faits divers ont adopté et adapté. Comme le notent Patrick Baudry, Claude Sorbets et André Vitalis, l’intime, la vie privée, sont devenus des sujets attractifs, s’accompagnant d’une « libération de la parole ordinaire », au détriment de celle des experts : La place qu’occupe la vie privée dans les médias et notamment à la télé correspond sans doute à une stratégie communicationnelle. Il s’agit de jouer de la proximité, de la projection et de l’identification : le monde des médias ne serait pas différent du monde vécu, il serait ce monde même. Entre le spectateur et ce qu’il voit, il faudrait abolir la distance du spectacle : il faudrait que la mise en spectacle de la réalité apparaisse comme le réel même34.

31 La narration hors champ relie les scènes dialoguées par des sommaires accélérant le rythme interne. Elle instaure la tension narrative en gardant en ligne de mire le crime futur, alors que les échanges dialogués entre les personnages permettent de plonger au cœur du quotidien, rappelant le « culte du banal » selon Jost. Le temps semble alors ex- tensif (hors tension). Si près de chez vous met en scène la même trivialité que dans le magazine de société ou dans la téléréalité où le spectateur s’invite chez les gens : petit- déjeuner, rhume, vaisselle, factures à payer, réunion à l’école, le quotidien est mis en scène. Chaque épisode commence par une scène d’une extrême banalité, introduite par la voix off : Cela fait seulement quelques mois que Laurent et Adeline se sont rencontrés, un véritable coup de foudre, et depuis ils font déjà de grands projets. Ce jour-là, Adeline découvre l’appartement de celui chez qui elle va s’installer bientôt. (1:11) LAURENT : « Et voilà ! ADELINE : Wouah ! Mais c’est génial ! LAURENT : Ça te plait ? ADELINE : Ouais ! C’est somptueux chez toi ! LAURENT : Je l’ai acheté cette année ! ADELINE : Eh ben ! ça rapporte les boîtes informatiques ! LAURENT : Ah ben ça je te l’ai toujours dit, hein !

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ADELINE : Dire que tu as mis deux mois avant de me montrer où tu vivais… LAURENT : Ah oui mais c’était en plein travaux… J’ai refait toutes les peintures là… Mais maintenant… il va falloir un peu d’espace… (Il pose la main sur le ventre de la jeune femme) ADELINE : Arrête de parler comme ça, ça porte malheur, ça fait qu’un mois et demi, rien n’est sûr… LAURENT : Oui je sais, je sais, il faut attendre la première échographie… […] ADELINE : Waouh, on va être bien ici35… »

32 Certains titres d’épisodes semblent aussi faire écho au magazine de société, en utilisant des déterminants possessifs ou des pronoms personnels qui permettent de placer un individu lambda au centre de l’intérêt : « Mon ex me harcèle », « Indigne de ma fille » ; « Mariage : le pire jour de sa vie » ; « Une femme trop belle pour lui » ; « Je ne me souviens de rien36 ».

33 Ces scènes ne sont pas seulement jouées par des comédiens : elles sont également commentées. Court-circuitant la diégèse, la réalisation insère des témoignages en plan fixe, dans un non-lieu qui reprend le même fond bleu que le générique. Ces codes sont empruntés à la téléréalité et au magazine de société type C’est mon choix, Confessions intimes, Toute une histoire, Tellement vrai, faisant alterner tranche de vie et retour des protagonistes sur les moments montrés, généralement exprimés au présent.

« L’Homme derrière les mots », Si près de chez vous, 2012. (Photogramme : 909 Productions, France Télévision)

34 Sur ce même modèle dans Si près de chez vous, après chaque scène, un témoignage face caméra vient ponctuer l’avancée du récit : ADELINE : « C’est sûr, j’étais pas habituée à un tel luxe. […] Là il faut reconnaître qu’il savait me faire rêver Laurent. C’est sûr que d’élever son enfant dans un environnement comme celui-là, c’était plutôt rassurant. » VICTOR : « C’est vrai que j’étais impatient, je voulais tellement que ça marche ! » KIM : « C’est vrai que j’étais épuisé, que j’avais de la fièvre37. »

35 Au niveau de la narration, ces témoignages permettent d’approfondir les portraits factuels et psychologiques des personnages sans recourir à la voix off. La modalité aléthique très présente, de même que l’emploi de déictiques, semblent montrer que les personnages commentent la reconstitution scène après scène, dans une situation d’énonciation postérieure au drame. L’imparfait est le temps dominant. Ces trois

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personnages deviennent donc des relais du narrateur principal, mais instaurent une narration ambiguë : alors qu’ils connaissent l’issue, — l’un d’entre eux étant même le coupable, — chaque commentaire s’en tient au moment montré à l’image, maintenant ainsi une focalisation interne sur les événements. Ce procédé, qui n’est pas sans rappeler par exemple Le Meurtre de Roger Ackroyd38, permet ponctuellement de tromper le spectateur en l’embarquant sur de fausses pistes, notamment par l’extrême modalisation des discours. Ainsi les témoignages sont très souvent emphatiques, exprimant la colère, la haine, la douleur : AMÉLIE : « Si seulement on avait fait opérer le cheval de papa comme l’avait conseillé Alain… Mais non, elle, elle préférait changer de gravier ! Elle devenait folle ou quoi ? On n’était vraiment plus sur la même longueur d’onde. » ALAIN : « […] Mais enfin c’est pas comme ça qu’on traite les gens ! Je m’en voulais de ne pas avoir compris plus tôt ce qu’il se passait ; mais maintenant j’ouvrais l’œil, et elle avait intérêt à faire le nécessaire parce que moi, j’allais pas abandonner39. »

36 Alors que ces témoignages sont effectués sur le même fond bleu ciel neutre que le générique, avec un plan poitrine, le comédien rejoue presque la scène, notamment par l’intonation de voix, le débit, ou même certaines formulations ambiguës. Ainsi la phrase exclamative d’Alain semble être du discours direct libre, qui laisse entendre à la fois une phrase que le personnage aurait pu prononcer au moment des faits et l’indignation qu’il rejoue au moment de les raconter. De même la formulation de la question « elle devenait folle ou quoi ? » semble hésiter entre d’une part l’interpellation orale directe et le récit. On aurait donc ici du discours indirect libre, le personnage d’Amélie reformulant une altercation qu’elle aurait eue avec sa belle-mère. Ces hésitations s’entendent aussi parfois dans la confusion énonciative mêlant discours ancré et coupé, avec par exemple l’usage du déictique « maintenant » associé à l’imparfait « j’ouvrais l’œil » qui crée la confusion. Parfois c’est tout un témoignage qui balance entre impressions à vif et rétrospection : VICTOR : « J’étais écœuré, je me suis senti trahi : comment il a pu oser ? Son succès il me le devait, tout ça c’était grâce à moi. Pendant des années j’ai été son nègre, je répondais même au courrier des lecteurs ! J’ai toujours accepté cette situation mais je rêvais d’autre chose et il le savait. Comment il a pu se permettre de me faire ça ! (Cri de rage) 40. »

37 Le récit à l’imparfait laisse ici place au passé composé qui est majoritaire. Victor ne semble plus parler depuis un temps coupé de la diégèse, permettant le commentaire, mais relié à celle-ci, afin d’exprimer ce qu’il ressent juste après la scène visionnée. Au niveau de la narration, ces témoignages ont donc pour but d’entretenir le suspense quant à l’auteur du crime. Ces témoignages se concluent ainsi souvent par des menaces, formulées grâce à un futur dans le passé qui laisse planer les soupçons sur l’énonciateur : KIM : « Il allait le payer cher, très cher… » AMÉLIE : « Je commençais sérieusement à la prendre en grippe. » ALAIN : « Et si elle allait trop loin, elle allait le regretter ! […] Et si Kim foutait le camp, ça lui donnerait une bonne leçon41. »

38 Le dispositif narratif mis en place dans cette émission de réalité scénarisée est donc complexe : à la voix off omnisciente, qui régit le tempo et la tension narrative, s’ajoutent celles des narrateurs internes, sous la forme de témoignages oscillant entre confidences rétrospectives et commentaires à chaud permettant de maintenir le suspense quant au criminel. Or le spectateur sait que ce dernier est l’un d’entre eux, ce qui permet de miner de l’intérieur le dispositif issu des émissions de téléréalité puisque

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ces témoignages ne sont pas fiables. Ou plutôt, selon le procédé de la paralipse, on sait que cette narration chorale dissimule des informations sans vraiment mentir. Le spectateur reconnaît bien là un mode informatif d’énonciation, mais il est mis au service de la fiction42.

39 Ce n’est que dans la dernière série de témoignages, après la scène de crime qui dévoile l’identité du meurtrier, que le temps du témoignage rejoint celui de la diégèse et que la connaissance des faits du spectateur devient identique à celle des personnages- témoins. La présence de ces témoignages face caméra est donc un pastiche d’une forme non fictionnelle que l’on rencontre dans les magazines de société ou de fait divers. Facilement identifiables, ils permettent de « faire vrai », tout comme la mention « inspiré d’un fait divers réel », mais servent en réalité à construire un récit complexe.

Sérialisation et enjeux

40 À l’issue de ce parcours, on peut donc dire que Si près de chez vous est une fiction du réel qui joue sur des codes génériques télévisuels pour se donner les apparences du vrai43. Il est cependant indispensable de relier cette médiapoétique au contexte de production qui l’a engendrée, ainsi résumé dans le compte rendu du CSA : Les éditeurs et les producteurs directement intéressés insistent sur la nécessité économique de trouver en journée des programmes nouveaux, identifiants (car il y a saturation de rediffusions), qui puissent être produits à des prix comparables à ceux des programmes de flux ou des achats de droits de second marché […]44.

41 L’importation de la scripted reality est avant tout guidée par un besoin : remplir la grille des programmes de journée sur les tranches horaires 10h-12h et 14h-16h, traditionnellement occupées par des feuilletons américains (Les Feux de l’amour pour TF1) ou des magazines de société (Toute une histoire pour France 2). La contrainte économique est forte : il faut produire à bas coût, puisque l’audience est faible. Or la scripted reality en 2012 apparaît comme une stratégie gagnante pour les différentes chaînes, puisqu’elle permet une certaine continuité avec les programmes habituels — thématique et formelle, comme vu précédemment –, tout en les renouvelant. Pour les professionnels « inquiets à la fois de n’être pas trop innovants et inquiets de ne pas l’être assez45 » chargés de la programmation, elle présente certains avantages.

42 D’un point de vue technique, les conditions de production de Si près de chez vous sont proches de celles des émissions de flux. C’est ce que produit majoritairement 909 Productions. Seule fiction de la société, la série bénéficie de la même organisation industrielle destinée à réduire le coût et le délai de fabrication. Ce mode de production transparaît dans la standardisation des épisodes, tous écrits selon un script identique.

43 Le casting de chaque épisode est ainsi resserré à quatre personnages. La sérialisation — plus précisément, l’effet « formule46 » — permet rapidement de savoir que le coupable est l’un des trois personnages qui entourent la future victime. Cette standardisation se lit dans les synopsis des programmes TV. Celui du premier épisode paraît emblématique : Dans les Pyrénées-Orientales, Laurent, 40 ans, vétérinaire et défenseur de la cause animale, est retrouvé mort, tué de deux balles tirées à bout portant. Trois personnes de son entourage sont entendues par la police47.

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44 Les questions introduisant l’épisode présentent trois mobiles possibles, que le spectateur-enquêteur tâche de relier aux trois nouveaux personnages qu’on lui soumet : Que s’est-il passé ? S’agit-il d’un règlement de compte ? Est-ce un cambriolage qui a mal tourné ? Ou un crime passionnel ? Le romancier à succès de quarante ans avait- il des ennemis capables d’attenter à ses jours48 ?

45 Après une première question ouverte et générale, la voix off propose plusieurs pistes précises (règlement de compte, cambriolage, crime passionnel). La dernière question sur l’existence hypothétique « des ennemis » de la victime introduit les trois suspects qui sont ici l’ex-femme de l’écrivain, son porte-plume et ami, et une fan. La répétition d’un même script d’épisode en épisode permet de savoir qu’il n’y aura pas de deus ex machina : pas de criminel sorti de nulle part, c’est à chaque fois un petit huis clos qui se déroule49.

46 Enfin la standardisation apparaît aussi bien au niveau narratif, chaque épisode se construit sur un canevas très serré, qu’au niveau des personnages qui sont tous stéréotypés. La mise en série à partir d’un script fixe de ces petits faits divers permet donc de remplir la grille de journée pour un prix aussi bas que pour une émission de flux50, mais avec un bénéfice supplémentaire par rapport à celle-ci : « répondre aux obligations de production d’œuvres patrimoniales ». En effet, les chaînes doivent respecter « les quotas de diffusion d’œuvres européennes et d’expression originale française » et ont des « obligations de contribution au développement de la production audiovisuelle européenne et d’expression originale française » (entre 11,5 % et 20 % des investissements, selon les chaînes, calculés sur les bénéfices de l’année qui précède). Comme le résume bien le rapport du CSA : L’enjeu de la qualification en fiction des programmes de « réalité scénarisée » réside donc dans leur prise en compte dans les obligations d’investissement des chaînes dans la production audiovisuelle patrimoniale.

47 Or la présence d’un auteur-scénariste, d’un réalisateur et de comédiens suffit au CSA pour classer Si près de chez vous dans le domaine « fiction ». Le bénéfice est double : le programme trouve son public, et la chaîne remplit son quota tout en économisant.

48 L’apparition de la scripted reality à la télévision française répond donc avant tout à des besoins : renouveler les émissions de journée tout en conservant un ancrage fort dans l’intime et le quotidien, et produire à bas coût. Un autre avantage a favorisé l’importation du concept allemand, celui de voir ces émissions compter dans le quota de fictions originales françaises produites par les chaînes.

49 L’adaptation du genre au contexte français s’est faite par contamination, hybridation avec d’autres genres télévisuels contemporains, à savoir les magazines de société et de faits divers, eux-mêmes fortement influencés par la téléréalité. Pour reprendre le schéma des différents modes énonciatifs proposés par Fr. Jost, l’écriture d’un épisode de Si près de chez s’inscrit dans une énonciation informative. Cependant la production à la chaîne d’épisodes reproduisant une même formule entre en contradiction avec ces codes et fait pencher le programme du côté de la fiction sérielle. L’effet de réel produit par des formes identifiées par le spectateur, selon sa « media literacy », comme informatives, est donc contrecarré par la standardisation des histoires : chaque fait divers réel est réécrit selon un script très précis, réagençant chaque cas et l’inscrivant dans une série qui n’a plus rien à voir avec l’inattendu et l’inhabituel du fait divers vécu.

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50 Cette mise en récit n’est cependant pas très différente des reconfigurations que les différents médias apportent à leurs réécritures des faits divers. Un article des Inrockuptibles compare ainsi la lecture du Nouveau Détective au visionnage d’un épisode de Si près de chez vous : C’est généralement moche, mal joué, mal filmé, mais l’ensemble vite ficelé happe le téléspectateur comme il se fait prendre par la lecture rapide d’un numéro du Nouveau Détective, amusé et scotché à la fois51.

51 Au-delà de l’appréciation qualitative, cette citation évoque très justement « l’effet de réel », de vraisemblance, fabriqué pour les lecteurs et spectateurs contemporains. Alors qu’en 1930, comme l’écrit Matthieu Letourneux, ce sont les films de gangsters qui sont convoqués dans Détective « en tant que genre de fictions produisant un effet de réel, comme si les conventions de la fiction rendaient davantage cet effet de réel52 », créant ainsi une cohérence interne et permettant une mise en spectacle de l’événement, les « référents architextuels » contemporains sont davantage à chercher du côté de la téléréalité. François Jost souligne un paradoxe qui confirme cette impression : « on considère de plus en plus l’information comme une fiction alors qu’on croit la vérité des “show de l’authenticité”, ces émissions qui font appel à la vie privée des gens53. » C’est donc sur cet intertexte que les producteurs de Si près de chez vous fondent leur effet de réel, s’inscrivant bien au cœur de la littérature médiatique qui reconfigure sans cesse selon des modes de récit différents le rapport réel/fiction.

NOTES

1. D. Maingueneau, Analyser les textes de communication, Paris, Armand Colin, 2014 : aux types de discours correspond la scène englobante ; les genres eux correspondent à la scène générique. 2. A.-Cl. Ambroise-Rendu, Petits récits des désordres ordinaires : les faits divers dans la presse française des débuts de la IIIe République à la Grande Guerre, Paris, S. Arslan, « Histoire, cultures et sociétés », 2004. 3. Voir Cl. Sécail, Le Crime à l’écran : le fait divers criminel à la télévision française, 1950-2010, Paris, Nouveau Monde, 2010. B. Mariau, Écrire le fait divers à la télévision, la rhétorique émotionnelle du drame personnel au journal télévisé de TF1, thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication, dir. E. Souchier, Paris-Sorbonne, 2014. 4. M.-È. Thérenty, La Littérature au quotidien, Paris, Seuil, « Poétique », 2007. 5. D. Kalifa, L’Encre et le sang : récits de crimes dans la France de la « Belle Epoque » (1894-1914), Paris, Fayard, 1995. M. Simard-Houde, Le Reporter, médiateur, écrivain et héros : un répertoire culturel (1870-1939), thèse de doctorat en littératures française et comparée, dir. M.-È. Thérenty, G. Pinson, université de Montpellier, 2015. 6. A. Vaillant, « De la littérature médiatique », dans Interférences littéraires/Literaire interferenties, nouvelle série, no 6, « Postures journalistiques et littéraires », L. van Nuijs (dir.), mai 2011, p. 21-33. Voir ce passage : « je propose d’appeler littérature médiatique ce mécanisme médiatique de circulation textuelle : pour désigner non pas les catégories journalistiques qui seraient dignes

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d’une hypothétique littérarité (selon quels critères formels ?), mais, de façon bien plus générale, la communication médiatique elle-même, en tant qu’elle est, d’un point de vue fonctionnel, une forme spécifique et historiquement déterminée de la communication littéraire, ayant pris la suite de la circulation de manuscrits ou de livres imprimés, dans la société élitaire du XVIIIe siècle, pour satisfaire les besoins de lecture d’un public aristocratique ou bourgeois de plus en plus nombreux » (p. 25). 7. Ibid. 8. R. Barthes, « Structure du fait divers », Essais critiques, Paris, Seuil, 1964. 9. « Du documentaire à la fiction : Quelles écritures pour parler du réel ? », Quatrième Rencontre CNC-SACD-SCAM (Deuxième Cycle), animateur L. Heynemann, 2 juin 2008. 10. R. Wangermée, À l’école de la télé-réalité, Bruxelles, éditions Labor, 2004. 11. A. Klein et A. Tixhon, « Introduction », La Communication audio-visuelle : entre réalité et fiction, Namur, Presses universitaires de Namur, 2009. 12. La liste exhaustive donnée ici est tirée de l’article Wikipédia consacré à la scripted reality. 13. G. Perec, L’Infra-ordinaire, Paris, Seuil, 1989 ; Fr. Jost, Le Culte du banal, de Duchamp à la télé- réalité, Paris, CNRS éditions, 2007. 14. L. Henric, Les Nouvelles Stratégies de promotion, de distribution et de diffusion d’un documentaire français. Le cas particulier du docufiction à la télévision (2000-2014), thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication, dir. François Balle, université Paris Panthéon-Assas, 2015, p. 16. 15. A. Klein et A. Tixhon, ouvr. cité, p. 9. 16. Un programme de flux (la variété, le magazine, le divertissement, le jeu, la télé réalité, l’émission de services) est une « œuvre audiovisuelle française non patrimoniale », c’est-à-dire qu’elle perd a priori son intérêt après sa première diffusion et ne peut constituer du stock, contrairement aux œuvres audiovisuelles françaises. 17. Fr. Jost, La Télévision au quotidien. Entre réalité et fiction, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2003 et « La promesse des genres », Réseaux, volume 15, no 81, « Le genre télévisuel », 1997, p. 11-31. François Jost s’inspire du pacte de lecture pour décrire l’accord entre émetteur et récepteur à la télévision. Ce pacte de communication, que lui appelle « promesse », permet à l’émetteur d’inscrire le programme dans un genre qui est reconnu par le téléspectateur, qui peut alors enclencher la lecture adéquate. On reconnaît là l’importance du genre sur l’horizon d’attente théorisée par J.-M. Schaeffer. Cette promesse se noue dès les premières secondes du programme. 18. R. Belvaux, A. Bonzel, B. Poelvoorde, C’est arrivé près de chez vous, Belgique, Les artistes anonymes, 1992. Genre : comédie dramatique, thriller, faux documentaire. 19. On retrouve l’intégralité des deux saisons sur ces sites : ; 20. Respectivement « Privé de liberté », « Mystérieux voisins » et « L’Homme derrière les mots », Si près de chez vous, 2012. 21. Respectivement « Les Nouveaux Voisins » et « Mort au théâtre », Si près de chez vous, 2012. 22. « Privé de liberté », Si près de chez vous, 2012. 23. « L’Homme derrière les mots », Si près de chez vous, 2012. 24. I. Veyrat-Masson, Télévision et histoire, la confusion des genres : Docudramas, docufictions et fictions du réel, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2008. 25. Il faut néanmoins dès à présent nuancer cette remarque, faite à l’échelle d’un épisode : envisagé en série, puisqu’il s’agit d’une production sérielle, le script répété d’un épisode à l’autre fait pencher la balance du côté de la fiction épisodique, précisément du formula show ; cette lecture s’impose d’ailleurs puisque plusieurs épisodes sont diffusés à la suite ; nous revenons sur ce point à la fin de notre développement.

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26. Le Grand Direct des Médias, Europe 1, émission du 24 novembre 2013, « La scripted-reality : “doublement intéressant” ». M. Gasnier, « Pourquoi la scripted reality envahit nos écrans », 15 janvier 2014, I. Mermin, « Télé : la production allemande s’impose », 29 juin 2010, A. Gnaba « “Le jour où tout a basculé” & Co : la “scripted reality”, un spectacle du réel », 5 novembre 2012, J. Henni, « Exclusif : le CSA estime que la scripted reality est de la fiction », 26 août 2013, Fr. Jost, « “Scripted reality” et télé publique : pourquoi Filipetti a raison de s’y attaquer », 30 octobre 2012, H. Reitzaum, E. Renault, « Courbet : “La bulle de la scripted reality va exploser” », 28 septembre 2012, AFP, « Nonce Paolini (TF1) : la “scripted reality” est bien de la fiction », 6 novembre 2012, 27. CSA, Concertation sur les programmes dits de « réalité scénarisée », janvier 2013. 28. « Écrire des projets audiovisuels à partir de faits réels », Troisième Rencontre CNC-SACD, modérateurs Chr. Ledannois et M. Geiger, 27 mars 2012. 29. Respectivement « Mystérieux voisins », « L’Homme derrière les mots », « Mort au théâtre », « Privé de liberté », Si près de chez vous, 2012. 30. B. Mariau, Écrire le fait divers à la télévision, ouvr. cité, p. 21. 31. Ibid. 32. « Privé de liberté », « Mystérieux voisins, « Une mère parfaite », « L’Homme derrière les mots », Si près de chez vous, 2012. 33. « Privé de liberté », « Mystérieux Voisins », Si près de chez vous, 2012. 34. P. Baudry, Cl. Sorbets et A. Vitalis, « Introduction », La Vie privée à l’heure des médias, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, « Labyrinthes », 2002. 35. « Mystérieux Voisins », Si près de chez vous, 2012. 36. Exemples de titres d’émissions de C’est mon choix : « Mon mari a trente ans de moins que moi », « J’impose le vouvoiement à mes enfants » (2000), cités dans Fr. Jost, Le Culte du banal, Paris, CNRS, 2007, p. 112. 37. « Mystérieux Voisins », « L’Homme derrière les mots », « Privé de liberté », Si près de chez vous, 2012. 38. Gérard Genette parle alors de paralipse narrative (Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 92-93 et 212). 39. « Privé de liberté », Si près de chez vous, 2012. 40. « L’Homme derrière les mots », Si près de chez vous, 2012. 41. « Privé de liberté », Si près de chez vous, 2012. 42. Fr. Jost, « La promesse des genres », Réseaux, art. cité, p. 23. 43. H. Glevarec, « Trouble dans la fiction. Effets de réel dans les séries télévisées contemporaines et post-télévision », Questions de communication, no 18, 2010, p. 214-238. 44. « Les programmes français considérés ici ont tous, comme leurs équivalents étrangers, un faible budget de production (de l’ordre de 1000 euros la minute) et sont produits en un temps très bref (de l’ordre de trois jours de tournage pour un « 26 minutes »). Ils sont conçus pour s’adapter aux faibles coûts de grille de journée des chaînes et se substituent, sur ces créneaux, à des séries européennes ou étrangères multidiffusées ou à des programmes de flux » (Rapport du CSA, 2013).

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45. É. Macé, Les Imaginaires médiatiques, une sociologie postcritique des médias, Paris, éd. Amsterdam, 2006, p. 120. 46. J.-P. Esquenazi, Les Séries télévisées : l’avenir du cinéma, Paris, Armand Colin, 2010, p. 26. 47. Épisode pilote, « Vengeance » propose donc le prototype que suivront les 234 épisodes produits après lui : . Ce type de synopsis est récurrent : « Alors qu’il rentre chez lui, Charles, 46 ans, est blessé par un tir de fusil. Trois personnes avaient une raison de lui en vouloir » ; « Hubert, 45 ans, médecin généraliste dans un village landais, est victime d’un infarctus après avoir reçu une lettre de l’Ordre des médecins qui le suspend de ses fonctions. Or trois personnes de sa commune avaient intérêt à le faire radier » (Téléstar). 48. « L’Homme derrière les mots », Si près de chez vous, 2012. 49. Ce dispositif de trois suspects/pistes autour d’un crime est aussi celui des enquêtes en BD dans Télé7 jeux. 50. « Un épisode coûte au moins quatre fois moins cher à produire qu’un épisode d’une série classique comme Plus belle la vie (110 000 euros contre 30 000 pour Si près de chez vous). » 51. < http://www.lesinrocks.com/2012/11/22/medias/scripted-reality-les-minifictions-vite-et- mal-tournees-qui-divisent-le-monde-la-tele> 52. M. Letourneux, communication prononcée lors du colloque Détective, fabrique de crimes ?, en septembre 2017 à l’université de Nîmes. 53. Fr. Jost, La Télévision au quotidien, ouvr. cité, p. 167.

RÉSUMÉS

Cet article étudie le genre télévisuel de la scripted reality ou fiction du réel à travers la série Si près de chez vous qui met en scène de petits faits divers criminels réels. Des histoires vraies sont mises en scène et jouées par des comédiens, ce qui n’a rien de nouveau dans la culture médiatique depuis le XIXe siècle. Ce qui brouille les pistes de façon nouvelle est que la réécriture utilise les styles de plusieurs médias consacrés au fait divers. À cause de cette hybridité, le statut du programme devient incertain. Nous observerons ainsi les emprunts de la réalité scénarisée à d’autres genres médiatiques, leurs effets et l’enjeu de tels programmes dans la grille télévisuelle.

This article is about the scripted reality, focusing on Si près de chez vous, a French TV show about real criminal facts. True crime stories are played by actors, which is quite usual since the XIXth century and the mediatic culture. What is new is that these episodes are written with journalistic technics, making the spectator hesitate between fact and fiction. We will observe how and why these technics are used and we will question the aim of those programs in the making of the today television.

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AUTEUR

AMÉLIE CHABRIER Université de Nîmes, CHROME (EA 7352), RIRRA 21 (EA 4209). Amélie Chabrier est maître de conférences en littérature française à l’université de Nîmes, membre de CHROME et membre associée du RIRRA 21. Sa thèse porte sur Les Genres du prétoire, littérature et chronique judiciaire au XIXe siècle. Ses recherches concernent la culture médiatique et les liens entre presse et littérature, depuis la presse francophone des années 1930 jusqu’à des objets plus contemporains comme les séries télévisées. Ses travaux les plus récents sont Détective, fabrique de crimes ? co-écrit avec Marie-Eve Thérenty, Nantes, Joseph K., janvier 2017 ; « Veni, bibi, vici : les aventures extraordinaires de Mrs Eleanor Holm Jarret », dans « Les JO 1936 dans la Presse francophone », Belphégor, 2017 ; ou encore « Les Mystères de New York : du serial américain au roman-cinéma français : l’ombre de Sue ? », Rocambole, no 78-79, printemps-été 2017, p. 41-56.

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