Entrelacs Cinéma et audiovisuel

9 | 2012 Voir le genre

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/entrelacs/340 DOI : 10.4000/entrelacs.340 ISSN : 2261-5482

Éditeur Éditions Téraèdre

Référence électronique Entrelacs, 9 | 2012, « Voir le genre » [En ligne], mis en ligne le 22 octobre 2012, consulté le 21 septembre 2021. URL : https://journals.openedition.org/entrelacs/340 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ entrelacs.340

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SOMMAIRE

Chris Cunningham : quand le vidéoclip questionne l’imaginaire générique adolescent Aleksandra Borowiec

Matthew Barney, artiste/auteur : pour une hybridation des genres Marie-Laure Delaporte

Les folles aventures de Bob l’éponge : genre et (a)sexualité dans la série animée SpongeBob SquarePants Samuel Minne

Comment peut-on être lesbienne ? Hétéronorme et hétérosexisme des fictions télévisées françaises Brigitte Rollet

« Politique » du regard : J’ai pas sommeil de Claire Denis Bonnet Vincent

De victime à hors-la-loi : l’émancipation par la transgression dans Baise-moi et Thelma & Louise Jacinthe Dupuis

High art, l’esthétique photographique dans la représentation de l’altérité Éléonore Antzenberger

Que doit-on voir dans la pornographie ? Reproduction et reconnaissance de la représentation des genres Nathanaël Wadbled

Pier Paolo Pasolini, du corps brut à la brutalité de l’image Fabrice Bourlez

Fluidité et plasticité dans les Nuits fauves de Cyril Collard Thierry Giaccardi

La transposition linguistique et culturelle de la série The L Word en France Perry Véronique

Le genre dans The Rocky Horror Picture Show ou la liberté préservée par la perversion Filaire Marc-Jean

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Chris Cunningham : quand le vidéoclip questionne l’imaginaire générique adolescent

Aleksandra Borowiec

1 Chris Cunningham, un artiste visuel britannique, commence son aventure avec le clip musical en 1996 avec Second Bad Vibel. Réalisé pour le groupe de musique électronique Autechre, il met en scène les convulsions violentes d’un robot quadrupède. Dans ce premier essai, tout en apprenant les techniques du métier, Cunningham définit déjà son style et ses centres d’intérêt. En concepteur de créatures pour des films comme Alien³ (D. Fincher, 1992), Judge Dredd (D. Cannon, 1995), ou Artificial Intelligence : A.I. (S. Spielberg, 2001), il divulgue sa fascination pour l’anatomie en y appliquant avec soin un rendu robotique hyperréaliste.

2 L’esthétique de Second Bad Vibel rappelle une vidéo de test clinique, brouillée par les interférences cathodiques, ce qui provoque une sensation de malaise et de danger chez le spectateur. Nous ne savons pas, en effet, si les problèmes avec l’image viennent du dispositif de diffusion ou de la machine en question qui risque de s’échapper du laboratoire et nous attaquer. Le travail de la texture de la vidéo et l’utilisation des images parasites deviendra aussi une marque de fabrique de Cunningham qui poursuit son autoformation en tant que réalisateur en acceptant toutes les propositions. Mais c’est grâce à la collaboration avec Aphex Twin1, le maestro de la musique électronique expérimentale, que Cunningham infiltre officiellement la principale plateforme de diffusion de clips qu’est MTV avec son univers grouillant de créatures menaçantes.

De la féminité domptée à l’altérité monstrueuse

3 La chaine musicale MTV (Music Television) voit le jour le 1er août 1981. Le refrain du premier vidéoclip diffusé, « Video Killed the Radio Star » du groupe The Buggles, explicite la mission de ses concepteurs. Dorénavant, c’est l’image accompagnant le morceau qui devient le véhicule de la popularité de l’artiste musical. Comme l’explique

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Lisa A. Lewis : « L’industrie musicale cherchait désespérément un nouveau mode de promotion économique et efficace pour faire ressortir leur produit du lot. […] Ni la radio, ni les concerts, ne pouvait fournir une exposition nationale simultanée possible via MTV. […] La chaine câblée s’est avérée l’outil de vente le plus puissant jamais possédé2 » par les maisons de disque.

4 Le public cible de MTV étant les jeunes de 12 à 34 ans3 sexuellement éveillés, l’érotisme et l’attractivité physique commencent à devenir des éléments clés de l’imagerie diffusée via les clips musicaux. En conséquence, l’industrie musicale voit naître les stars dont le sex-appeal et la photogénie prévalent sur le talent musical. Nous pouvons citer ici l’exemple de Madonna qui, consciente de ses limites en tant que chanteuse et danseuse, saisit tout de suite l’enjeu de promotion visuelle via le clip. D’ailleurs, le début de la célébrité de l’interprète concorde avec le lancement de MTV. 5 L’audience adolescente nourrit alors sa perception de la sexualité avec des figures érotiques proposées via MTV. Madonna, le précurseur de tendances musicales et visuelles dans le monde de la pop, incarne à tour de rôle des fantasmes masculins, de la mariée prête à sa nuit de noces (« Like a Virgin », 1984) jusqu’à la dominatrix dans le monde de vices collectifs (« Erotica », 1992) ou une chanteuse de bar à prostituées (« Secret », 1994). Madonna introduit les comportements sexuels bannis dans la société bien pensante en mettant à l’image les attitudes homéotiques féminines, le sexe de groupe, les travestis, le sadomasochisme… Toutefois, moyennant l’esthétique de magazines de mode signée Jean-Baptiste Mondino ou Fabien Baron4, Madonna réussit à aseptiser et dompter la chair au service de la représentation publicitaire. Cette tendance est retenue aujourd’hui par des interprètes comme Lady Gaga, qui puisent volontiers dans l’esthétique de la presse à scandale (« Paparazzi », 2009) ou du genre filmique sexploitation (Telephone, 2010) pour construire leur identité visuelle. 6 D’une manière générale, du rock au rap, les clips musicaux se caractérisent par la présence régulière d’une multitude de jolies filles, membres volontaires et sexuellement accessibles d’une congrégation festive rassemblée autour des interprètes. La beauté des corps stimule le public adolescent en établissant ainsi les archétypes d’une sexualité moderne à l’altérité modérée et communément acceptable. 7 Dans cet univers de corporéité disciplinée, les clips de Cunningham soulèvent plusieurs peurs et tabous concernant la chair et reflétant les angoisses adolescentes via la figure du monstre – le « freak ». En découvrant les différences génitales entre les sexes, l’importance réelle ou imaginaire de leur taille, les codes esthétiques liés à la pilosité, les jeunes ont du mal à définir la norme sociale acceptable de la sexualité. Aussi, il y a une notion de l’étrangéité, donc de monstruosité, dans la perception de l’autre sexe et ses attributs génitaux. En suivant l’explication de Leslie Fiedler, « un jeune homme regardant une vulve peut appréhender son propriétaire en tant que monstre par défaut, tandis que une jeune femme regardant son pénis peut le trouver monstre par excès. Ou, en y réfléchissant, il peut se sentir monstre par excès, elle, monstre par défaut. 5 » De ces différences naît peut-être une mythologie de l’hermaphrodisme – le monstre double qui effraie par l’impossibilité d’association à aucun genres ni rôles sociaux et qui véhicule avec lui le questionnement sur les penchants homoérotiques. 8 Le tabou de l’homosexualité et du transsexualisme est très présent dans la culture rap et hip-hop. L’image de la masculinité confirmée conjugue la richesse matérielle voyante (bijoux en or et diamants, voitures de luxe, villas, champagne, etc.) et la performance sexuelle prouvée par la présence de plusieurs femmes en petite tenue. Paradoxalement,

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l’idéal féminin exposé dans les clips rap s’approche de la figure du travesti dans l’exagération des formes corporelles (les seins, la bouche et les fesses), l’utilisation abondante du maquillage et des accessoires (faux ongles, talons aiguilles) ainsi que le recours visible à la chirurgie esthétique. Cunningham se sert de cette contradiction pour concevoir Windowlicker6, un pastiche de l’imagerie machiste des clips rap. 9 Le vidéoclip met en scène Venice Beach à Los Angeles, où deux hommes roulant une Mazda décapotable « tunée7 » cherchent des femmes pour subvenir à leurs besoins sexuels. Ils réussissent à aborder deux filles en petite tenue au bord de la route mais se font refuser violemment8. En pleine dispute, leur voiture est percutée par un über- phallus : une limousine blanche de plus de quarante mètres de long. En sort un homme au visage d’Aphex Twin arborant un rictus inquiétant immobile. Le nouveau venu séduit deux femmes en dansant d’une façon explicite. Les visages de deux femmes morphent à l’instar de celui de l’homme et elles le rejoignent, au milieu d’autres femmes au même visage masculin dans la limousine. En suivent des scènes de dance où les deux jeunes hommes découvrent une femme au beau corps dont la tête s’avère être particulièrement repoussante. Le clip finit sur une séquence au ralenti dans laquelle Aphex Twin secoue et fait exploser une bouteille de champagne. Le liquide abondant asperge les danseuses en bikini blanc. Les lents travellings rapprochés permettent de voir en détail le mouvement de la graisse des fesses et des seins féminins. 10 Les pin-ups de Windowlicker effraient par leur ambiguïté sexuelle. Leur corps étant immédiatement associable aux clubs de strip-tease, leur visage est celui de Richard D. James, un homme barbu d’une attractivité physique moyenne. En effet, Cunningham fait porter à tous les personnages le même masque en silicone et latex qui intègre à la perfection le reste du corps en produisant un effet d’illusion complet, obtenu avec la possibilité de clignotement des paupières. 11 En ôtant à l’objet, sa dimension de simulacre théâtral (qui distingue bien le visage du masque), le réalisateur rend la peur viscérale, sans laisser au spectateur la possibilité de repli dans l’artifice. Dans la lignée d’utilisation des effets spéciaux au cinéma qui substituent au lieu de suggérer, les femmes dans Windowlicker ne se déguisent pas dans le but de représenter, mais demeurent les êtres monstrueux à tête démoniaque et renvoient ainsi aux peurs primaires, vers l’origine religieuse du masque. M. Bernard explique que « l’étymologie même du mot est d’ailleurs fort révélatrice : celui-ci vient en effet du mot latin de basse époque (643 après J.-C.) masca qui désigne la sorcellerie (…). [Le terme dénote] la présence, ou, mieux, l’incarnation d’une puissance démonique apparente9 ». C’est alors une force malicieuse qui semble s’incarner dans ces sorcières au corps de rêve qui mènent à la tentation la sexualité hétéro de l’homme en mettant en question l’utilisation de l’artifice dans l’amplification de l’attractivité sexuelle de la femme. Car si les opérations esthétiques peuvent souligner les attributs féminins, elles peuvent également cacher une identité étrangère monstrueuse qui menace la virilité. 12 La figure du monstre et de la possession nous renvoie également vers un des archétypes du cinéma d’horreur qu’est le corps étranger, figurant en anglais sous le nom d’alien et utilisé depuis des décennies dans des milliers de films d’épouvante. Mais à l’instar des figures mythiques comme le Terminator (J. Cameron, 1984) ou l’Alien (R. Scott, 1979), Chris Cunningham décline à la sauce cyberpunk l’idéologie rousseauienne, qui oppose l’organique, le naturel et le mécanique. Le réalisateur puise dans l’imagerie de l’horreur viscérale dans « Sheena Is A Parasite » (The Horrors, 2006) où l’actrice Samantha Morton, connue pour son rôle dans le drame cyberpunk Minority Report (S. Spielberg, 2002), est

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secouée frénétiquement au rythme stroboscopique. Lors du refrain qui dénonce que « Sheena est un parasite », la femme lève sa jupe pour faire jaillir vers la caméra ce qui semble être des intestins ou des tentacules. Comme la créature du film de Ridley Scott qui nait du thorax humain, la femelle monstrueuse de Cunningham bouscule la frontière entre l’intestinal et le reproductif, menace l’ordre social et biologique établi en effaçant l’homme de l’équation. C’est l’hybride qui effraie par annonce d’une ère post-humaine dépourvue de repères génériques, mettant en question les comportements sexuels dans le contexte de reproduction incertaine et le sort violent de la progéniture.

La violence de grandir

13 Le réalisateur britannique se sert de l’imagerie horrifique de l’enfant dans le premier clip qu’il réalise pour Aphex Twin : « Come To Daddy ». Dans un décor urbain populaire de la cité Thamesmead à l’est de Londres, les enfants au visage souriant de Richard D. James attaquent une femme âgée qui promène son chien et un homme dans le parking souterrain. En surgissant des zones d’ombre et cassant tout sur leur passage, six petites créatures semblent répondre à l’appel lancé d’un poste télé au milieu des poubelles qui émet l’image d’un visage distordu. Au moment où la femme âgée s’approche du poste, celui-ci « accouche » d’un monstre-père imposant et effroyable qui rassemble autour de lui une descendance tout aussi épouvantable.

14 Dans l’interview qui figure dans le livret accompagnant son DVD10, Chris Cunningham raconte l’origine du concept de « Come To Daddy » : « Je me souvenais d’être poursuivi dans les bois par un enfant de neuf ans, alors que j’en avais environ seize. J’étais sur ma bécane et lui avait un marteau. C’était humiliant et je le détestais. A l’âge de seize ans tu ne veux pas finir pulvérisé par un garçon de neuf ans, au cas où les filles regardent !11 ». Dans l’entretien pour le magazine Dazed and Confused, le réalisateur britannique se rappelle : « J’ai eu une enfance la plus idyllique et libérale possible. Peut-être du fait que je n’avais aucune restriction, je pouvais dessiner des scènes de bandes dessinées étranges, sexuelles, et maman disait quelque chose comme ‘‘C’est très joli mon chéri.’’ Tu ne pouvais pas l’énerver. […] J’étais très paranoïaque. Mes premiers souvenirs de l’école primaire était d’être assis là en pensant ‘‘l’instit pense que je suis un branleur’’, donc j’essayais très fort de bien travailler. Je supposais que les gens pensaient que je ne valais rien.12 » 15 Les personnages incarnent alors peut-être le mal-être physique, les paranoïas enfantines, mais aussi, de par leur monstruosité, la gêne par rapport à son corps, si caractéristique de la période de puberté. A travers ses gamins diaboliques, Cunningham semble questionner le statut sociosexuel de l’être mineur. Comme l’explique Leslie Fiedler, « il y a […] le problème de la sexualité enfantine créée par la nature bisexuelle, polymorphique et perverse des enfants pré-pubères, aggravé par la position changeante sur leur viabilité sexuelle du monde adulte. (…) Pourtant, quels que soient les codes de sa culture, pré-freudiens ou post-freudiens, répressifs ou permissifs, l’enfant sent une anomalie monstrueuse entre sa nature érotique et les attentes de la société. »13 16 Contrairement aux figures cinématographiques des enfants maléfiques14 où l’horreur réside dans le choc entre l’apparence extérieure et la réalité des actes, les petits du clip d’Aphex Twin constituent une image totale de l’anomalie. Aussi, à la différence de

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« Sheena Is A Parasite » mettant en scène la maternité monstrueuse, les enfants de « Come To Daddy » apparaissent en tant que fruit de la paternité cathodique, arborant les caractéristiques du genre masculin. En effet, au lieu de faire appel aux vrais enfants, Cunnigham utilise les personnes adultes de petite taille. Associant alors une construction anatomique robuste et une pilosité bien visible au faciès diabolique et barbu d’Aphex Twin, le réalisateur conteste la perception de l’enfance en tant que période innocente et asexuelle. 17 La question de l’ignorance de la sexualité adolescente par les parents et la répugnance ressentie vis-à-vis de son corps en pleine mutation se manifeste aussi dans un autre clip réalisé par Cunningham pour Aphex Twin : « Rubber Johnny ». La signification du titre à double sens (le nom d’un personnage, mais aussi « une capote » en argot anglais) est littéralement illustrée lors de la séquence-titre, où nous pouvons voir l’image inversée d’un préservatif enlevé du pénis en érection. Tourné entièrement en vision nocturne, le vidéoclip met en scène Johnny, un jeune homme en fauteuil roulant atteint probablement d’hydrocéphalie, qui passe ses journées enfermé dans la cave par ses parents qui descendent occasionnellement pour gronder leur fils à cause du bruit. Son seul compagnon, un chihuahua, est témoin de la dance de Johnny sur son fauteuil roulant. Tout seul dans la chambre vide, le jeune homme déformé abuse de la drogue, produit des flashes de lumière avec ses mains et écrase son visage sur le verre ce qui dénature encore plus sa physionomie. Mais dès que le père invisible et autoritaire ouvre la porte, il voit son fils immobile sur le fauteuil en train de balbutier des mots incompréhensibles à son chien. 18 Laissés à eux-mêmes, les jeunes laissent libre cours à la violence, la destruction et les gestes obscènes, refusent le physique angélique et aseptisé qu’y attribue la société adulte et expriment la monstruosité sexuelle malgré les tentatives de répression de la part de l’autorité. Car il y a quelque chose d’effrayant dans ce corps adolescent qui se réveille, dont les parties poussent, durcissent pour se rétrécir ensuite. En conséquence, il devient plus compréhensible le fait que Chris Cunningham traite l’être humain comme un amas de parties anatomiques transformables et associables, de pièces détachées en pleine mutation. Là où il y a la honte de cette chair disproportionnée qui n’obéit pas, Cunningham propose une libération par la technologie. L’homme est le point de départ, un être imparfait par sa corporéité. Le vidéaste essaie alors d’approcher l’existence humaine et sa sexualité incontrôlable vers la perfection d’existence des objets techniques.

Les machines du plaisir et le plaisir des machines

19 Cunnigham explore les enjeux du désir vécu en dehors de la réalité charnelle dans « All Is Full Of Love », le vidéoclip réalisé pour Björk qui consolide la réputation du réalisateur15. Le clip raconte l’histoire d’une rencontre sexuelle de deux robots gynomorphiques dans un espace confiné qui rappelle un laboratoire immaculé de « Bad Second Vibel ». Encore une fois, dans l’univers blanc et stérile, les machines s’expriment, mais cette fois, au lieu de secousses menaçantes des carcasses, si caractéristiques des clips du réalisateur britannique, le spectateur assiste aux préparatifs posés du coït mécanique. Les deux automates identiques au visage de la chanteuse islandaise, dépourvus de parties génitales, procèdent à des caresses et des baisers prudents.

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20 Toutefois, « All Is Full Of Love » se met en opposition à l’imagerie des machines sexuelles, le fantasme aussi bien masculin que féminin. Effectivement, les hommes rêvent d’une partenaire infatigable, prête à satisfaire le désir sexuel à n’importe quel moment et dépourvue de ses propres besoins dans le domaine. Ces chimères bioniques constituent d’ailleurs l’objet de plusieurs films comme The Pleasure Machines (R.V.Garcia, P. Hunt, 1967) ou Cherry 2000 (S. De Jarnatt, 1987), dans lesquels l’homme peut posséder une machine d’une façon sexuellement gratifiante. Les femmes portent un intérêt érotique sur les machines qui représentent un potentiel sexuel égalitaire, libéré de toute connotation reproductive. A défaut des hommes attentionnés à l’orgasme de leurs partenaires, les femmes cherchent leurs sex-machines, les étalons électriques qui peuvent leur faire l’amour indéfiniment. Nous retrouvons ce type de songes dans les films pornographiques des fucking machines16, des instruments mécaniques dotés de plusieurs stimulateurs simultanés. Les appareils mis à disposition des participantes comprennent aussi bien les dispositifs de la stimulation clitoridienne comme sybian, la tronçonneuse à langues en latex ou le vibromasseur vulvaire, que les différents types de godemichés mécaniques transférant la force rotationnelle (les perceuses ou les moteurs). Ils existent aussi des combinaisons variées utilisant des jets d’eau ou des caméras internes. Le coït se déroule souvent sous le contrôle de la femme qui reste en possession de différentes télécommandes. Ainsi, elle administre le dosage du plaisir et règle le fonctionnement de la machine sur ses besoins jusqu’au climax. 21 Cette fois, Cunningham questionne le discours cyberpunk des chantres du bionisme qui cherchent à augmenter la performance sexuelle à l’aide de prothèses mécaniques et va au-delà de la conception moderne du corps transformé. Car quand la performance est là, où en est-on au niveau de l’intimité ? Par quel biais passe la satisfaction érotique ? Dans « All Is Full Of Love », le réalisateur interroge la justesse de l’affirmation du titre, se permet une réflexion portée sur la place de l’affection dans la société contemporaine obsédée par la compétitivité. L’intimité de l’acte, assurée en apparence par l’enfermement de l’atelier, est impossible. En effet, la rencontre est rendue possible et assistée par des kilomètres de câbles et d’autres machines qui alimentent les deux robots, soudent leurs connectiques, les lubrifient… Aussi, en assistant à la rencontre sensuelle entre Björk et son double, le spectateur est en réalité témoin d’une séance d’autostimulation et non d’un accouplement de deux organismes. Le vidéoclip traite donc de la solitude d’un être sexuellement fragilisé, hanté par la performativité, le sexe mécanique dépourvu d’émotion. 22 David Le Breton suggère que « si le corps est un symbole de la société […], toute menace sur sa forme affecte symboliquement le lien social. Les limites du corps dessinent à leur échelle l’ordre moral et signifiant du monde. Penser le corps est une autre manière de penser le monde et le lien social : un trouble introduit dans la configuration du corps est un trouble introduit dans la cohérence du monde.17 » Ainsi, en s’inspirant de différentes figures de l’altérité corporelle, les vidéoclips de Chris Cunningham constituent une représentation relativement complète de la confusion générique et des tourments sexuels adolescents : la peur de l’autre sexe, l’incompréhension de son propre corps, le manque d’identité et l’impossibilité de communiquer avec le monde. 23 Alors, à l’image du chaos intérieur qui ronge le jeune public de MTV, les créations de Chris Cunningham saturent les quelques minutes de diffusion sur la chaine avec l’image stroboscopique18, mêlant le réel et l’étrange, le concret et l’abstrait. La rapidité du récit visuel rend presque impossible le déchiffrement complet des images figuratives et

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cadres parasites. De même, le spectateur n’est pas sûr de voir, il en a l’impression. Dans l’univers cunninghamien rien n’est certain ni défini. 24 Aussi, si les œuvres de Cunningham trouvent un tel écho auprès de la génération MTV habitué des clips musicaux, c’est parce que le vidéaste recours aux caractéristiques narratives de deux genres cinématographiques proches du public adolescent : le cinéma d’horreur et la pornographie. Le réalisateur revisite les motifs connus en renvoyant au spectateur la mise en image et en mouvement des peurs et des préjugés liés à l’Autre. Comme l’explique Carol Clover, « le fait que les conventions de l’horreur sont parodiés si facilement et si souvent voudrait suggérer que, malgré des variations individuelles, ses structures de base d’aperception restent fixes et fondamentales… L’art du film d’horreur, comme l’art de la pornographie, est principalement l’art de l’interprétation et reste compris comme tel par le public compétent. Un exemple particulier peut posséder des traits originaux, mais sa qualité en tant que film d’horreur réside dans la façon dont il livre le cliché. »19 25 Le réalisateur britannique teste les possibilités formelles du vidéoclip tout en respectant ses codes (image esthétisante, musique omniprésente, rythme accéléré du montage) ce qui lui permet de transmettre sa vision monstrueuse du monde au milieu d’autres clips diffusés en un bloc hétéroclite.

NOTES

1. Aphex Twin étant le pseudonyme artistique de Richard D. James, un artiste musical irlandais. Dans l’article, nous utiliseront les deux noms d’une manière synonymique. 2. LEWIS A. Lisa, « Gender Politics and MTV. Voicing the Difference », éd. Temple University Press, Philadelphia, 1990, p. 23-24, traduit par nos soins 3. Op. cit., p. 19. 4. Mondino et Baron sont deux photographes de mode mondialement connus. Jean Baptiste Mondino, collaborateur régulier de Jean-Paul Gauthier, réalise en 1991 « Justify My Love », un clip en noir et blanc mettant en scène des expériences érotiques collectives dans un hôtel. La vidéo est la première œuvre audiovisuelle à être bannie de MTV. Fabien Baron, fort de l’expérience dans les magazines comme GQ, Vogue Italia ou Interview, rejoint Madonna en 1992 sur le plateau d’ « Erotica ». Le vidéoclip retrace les sessions photo pour le livre de la chanteuse intitulé « Sex ». « Erotica » est le deuxième clip dans l’histoire à être interdit par MTV. 5. FIEDLER Leslie, « Freaks. Myths and Images of the Secret Self », éd. Simon and Schuster, New York, 1978, p. 32, traduit par nos soins. 6. Windowlicker désignant à la fois « lèche-vitrine », une personne qui, faute de moyens financiers, ne fait que convoiter la marchandise exposée, mais aussi « retardé » en argot anglais (d’après la définition d’Urban Dictionary : http://www.urbandictionary.com/define.php? term=windowlicker). Cunningham s’inspire du double sens du titre du morceau musical pour mettre en scène l’incapacité de deux jeunes hommes à courtiser les femmes. 7. Tuning, une modification de la voiture afin d’augmenter sa performance ou son apparence, fait partie entre autres de la culture hip-hop et s’inscrit dans l’esthétique flamboyante d’accessoirisation de l’individu.

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8. La version officielle du clip dure 10min 45sec (générique de fin comprise). Pendant le premières 3min 50sec. de la « séquence de drague », 127 gros mots sont utilisés, ce qui fait une moyenne d’une insulte par deux secondes. Pour pouvoir être diffusé sur MTV, la version « bipée » est préparée. Toutefois, MTV Networks Europe se voit condamnée à une amende de 255 mille livres pour la diffusion de la version non-censurée avant 21h (« MTV fined £ 255k for offensive material », de Mark Sweney, paru dans Guardian le 04/06/2008). 9. In Dictionnaire encyclopédique du théâtre, sous la direction de Michel Corvin, éd. Bordas, Paris, 1991, p. 539. 10. Directors Label Volume 2: The Work of Director Chris Cunningham, éd. PalmDVD, New York, 2003. 11. Traduit par nos soins. 12. « In Full Effect », de Callum McGeoch, paru dans Dazed and Confused en avril 1999, traduit par nos soins. 13. FIEDLER Leslie, Freaks. Myths and Images of the Secret Self, éd. Simon and Schuster, New York, 1978, p. 30, traduit par nos soins. 14. Nous pouvons citer ici l’exemple des personnages enfantins de Village of the Damned (W. Rilla, 1960), de Damien de The Omen (R. Donner, 1976), mais aussi les enfants de Das weisse Band (M.Haneke, 2009). 15. « All Is Full of Love » a gagné le prix du meilleur clip expérimental et des meilleurs effets spéciaux lors de MTV Video Music Awards et a été nominé aux Grammy Awards dans la catégorie du meilleur clip musical. En 2008, les spectateurs de MTV2 l’ont élu le meilleur vidéoclip de tous les temps. Il se trouve également dans la collection permanente du Museum of Modern Art de New York. 16. Plusieurs sites pornographiques offrent la possibilité de visionner des films, la principale plateforme restant http://www.fuckingmachines.com. Néanmoins l’article « Les sex-machines sont déjà là » de Javier Cid, paru dans Courrier International n° 941 en novembre 2008 et décrivant Fuckzilla, la sex-machine ultime, constitue également une source d’information intéressante. 17. LE BRETON David, La chair à vif, collection Traversées sous la direction de Pascal Dibie, éd. A.M. Métailié, Paris, 1993, p. 316. 18. Montées toujours en concordance avec le rythme du morceau qu’elles accompagnent, plusieurs créations de Cunningham attaquent le spectateur avec un nombre impressionnant d’images par seconde (la moyenne d’environ deux images par seconde pour « Come To Daddy », idem pour « Bad Second Vibel »). La violence de l’image accélérée est utilisée également dans la bande annonce de son DVD, ainsi que dans le menu principal de sa publication. 19. SMITH W. Andy, « ‘These children that you spit on’: horror and generic hybridity », In Monstrous Adaptations: Generic and Thematic Mutations in Horror Film, éd. Manchester University Press, Manchester & New York, 2007, p. 84-85, traduit par nos soins.

AUTEUR

ALEKSANDRA BOROWIEC

Doctorante

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Matthew Barney, artiste/auteur : pour une hybridation des genres1

Marie-Laure Delaporte

1 Dès ses premières œuvres, l’artiste américain Matthew Barney exhibe son corps d’athlète aux prises avec des machines dans des épreuves physiques d’endurance et de douleur témoignant d’un contrôle et d’une puissance sur le corps de l’artiste. Au-delà de son identité, c’est « la recherche des principes fondamentaux de l’identité humaine »2. Dans chacune de ses œuvres Barney se travestit et adopte l’identité d’un personnage afin d’exécuter sa performance, et plus particulièrement dans ses deux séries Drawing Restraint (1987-2009) et The Cremaster Cycle (1992-2002).

2 La pratique de Matthew Barney connaît certains précédents dans les générations d’artistes de la seconde moitié du XXe siècle : l’utilisation du corps comme véhicule artistique et l’introduction de la performance et de matériaux viscéraux comme médiums expressifs chez Joseph Beuys, Vito Acconci ou Carolee Schneemann. De même, les actions de Chris Burden ou Marina Abramovic, qui dépeignent l’artiste en quasi- héros et utilisent la vidéo pour sa nature autosuggestive ainsi que le corps comme moyen de persévérance et de transcendance, sont à mettre en relation directe avec la pratique de Matthew Barney3. Mais d’autres influences plus populaires sont sous- jacentes dans son œuvre, telles que la transformation et la fusion de l’homme inspirées des films d’horreur, ainsi que les retransmissions télévisuelles de rencontres sportives ou encore les clips musicaux. Pour autant d’images que l’artiste propose, il est possible de trouver autant d’allusions à l’histoire de l’art, de Bronzino à Böcklin, au néo- gothique anglais, au symbolisme de fin de siècle, à Chirico ou à L’Âge d’or de Bunuel et Dali4. Cette présence du surréalisme peut aussi être décelée dans la juxtaposition d’éléments hétéroclites créant un effet d’étrangeté, dans les passages d’un état de rêve à celui de réel et une utilisation quasiment fétichiste des costumes et des objets. L’extravagance de Barney vis-à-vis des genres fixés et son exploration du glissement entre masculin et féminin ne sont pas sans rappeler le jeu érotique initié par Marcel Duchamp5. La pratique de la forme artistique qu’est la performance témoigne de la volonté de l’artiste d’un contrôle total sur son corps et de sa perception dans un système cyclique qui lui permettrait de réaffirmer son identité à la fois artistique mais

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aussi sa masculinité après les discours féministes des années 1960 et 1970. Dans la droite ligne des performers tels que Bruce Nauman, une part de l’expression artistique de Barney est susceptible de s’inscrire dans les recherches des gender studies comme celles de Judith Butler ou Griselda Pollock6.

De la vidéo des corps

3 La thématique que Matthew Barney se propose de renouveler est celle déjà abordée dans les décennies 1960 et 1970 par les artistes utilisant leur corps comme véhicule de sens et la vidéo pour en enregistrer les événements. Cette pratique renouvelle la relation entre l’action, l’objet et la vidéo. La notion de contrainte est le point focal autour duquel Matthew Barney développe la superposition du rôle créateur de l’artiste et de l’athlète. (Fig .1) Dans la série Drawing Restraint, débutée en 1987, il s’impose des obstacles afin de compliquer, voire de rendre impossible l’acte de dessiner. Mais ces expérimentations de studio, si elles sont à l’origine des futures performances, ne mettent en scène aucun personnage, uniquement l’artiste testant des processus de création permettant de développer une forme artistique, mais se focalisant davantage sur le processus que sur la création finie qui relève souvent de la forme du schéma ou de l’esquisse.

Fig. 1 : Matthew Barney, DRAWING RESTRAINT 2, 1988

Action et vue d’installation Copyright Matthew Barney 1988 Photo: Michael Rees Courtesy Gladstone Gallery, New York

4 Dans les six premiers épisodes, entre 1987 et 1989, il s’engage dans des actions en studio dans lesquelles il construit des obstacles avec des rampes, des trampolines, des élastiques pour s’auto-contraindre dans l’acte créatif. Élaborées en privé, ces expérimentations sont filmées et/ou photographiées afin de conserver une trace

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documentaire en noir et blanc de ces événements éphémères. Pourtant cet usage adopte une forme hybride entre documentaire et installation. Relevant d’une esthétique de style documentaire, certains travaux relèvent presque du domaine domestique et laissent croire à une action réelle et non artificielle.

Vers un nouveau lieu spatio-temporel de création

5 (Fig.2) Exposée en 1989, à la galerie Althea Viafora de New York, Field Dressing (orifill) est l’une des premières performances dans laquelle Matthew Barney se met en scène, et plus précisément dans un personnage d’athlète, appelé le « Character of Positive Restraint » (personnage de la contrainte positive) inspiré du prestidigitateur Harry Houdini et annonçant le concept de The Path (le chemin). Il trouve son incarnation dans les performances et les vidéos de l’année 1991 : Blind Perineum, Transexualis et MILE HIGH Threshold : Flight with the anal sadistic warrior (Seuil à un mile de hauteur : vol avec le guerrier anal-sadique), présentées dans les galeries Barbara Gladstone de New York et Regen Projects de Los Angeles. Ces dernières expositions compliquent quelque peu le champ temporel car elles présentent plusieurs vidéos et sculptures aux titres différents au sein d’une même installation.

Fig. 2 : Matthew Barney, FIELD DRESSING, 1989

Vue d’installation Payne Whitney Gymnasium, Yale University Copyright Matthew Barney Courtesy Gladstone Gallery, New York

6 Ces actions se déroulent toutes en privé, dans un silence portant l’atmosphère de concentration de l’artiste, toujours nu, hormis ses accessoires (harnais, pics à glace…) l’aidant à escalader. Les pièces dans lesquelles se déroulent les actions abritent également des sculptures servant à la performance. Elles sont moulées dans des matériaux mous, instables et organiques tels que la vaseline. L’action filmée est

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retransmise lors des expositions sur des écrans et les objets et sculptures sont laissés sur les lieux, transformant le lieu d’exposition en véritable sanctuaire dédié au culte du corps. Sur les deux écrans de Field Dressing (orifill), l’action retransmise montre l’artiste montant et descendant dans la pièce au-dessus d’une sculpture en vaseline, en forme d’emblème de terrain, dont il prélève la substance pour boucher ses orifices et faire de son corps un système clos. La sculpture participe littéralement à la construction de l’action et le corps est considéré comme un terrain qui peut être modifié et redessiné, un corps entièrement assujetti à la volonté humaine. Les objets sculptés utilisés dans cette action filmée font référence aux équipements servant à la construction du corps athlétique : les bancs de musculations, les haltères et les tapis de lutte. Les matériaux utilisés empruntent également beaucoup au vocabulaire sportif et plus précisément aux substances organiques ayant des répercussions sur le métabolisme comme les stéroïdes, le sucre ou les acides aminés. Dans ces objets, les équipements se superposent au métabolisme dans des objets construits à partir de substances biochimiques comme des haltères moulées de sucre ou de cire ou des machines mêlant le tapioca et le glucose. Blind Perineum, la plus longue des vidéos (87 minutes), montre Barney entrant dans la pièce réfrigérée de l’installation sculpturale TRANSEXUALIS, après avoir escaladé le plafond de la galerie. Radial Drill utilise les mêmes éléments mais dans des actions différentes, montrant que les deux vidéos n’ont pas pu se produire en même temps. En juxtaposant ces vidéos, Barney crée plusieurs zones temporelles, mais qui sont expérimentées en même temps par le spectateur. Cette désorientation est d’autant plus présente que les vidéos ne cessent de tourner en boucle. Le temps même devient rituel. Une tension est créée par la présence étrange des accessoires utilisés dans la vidéo, preuves d’un événement passé. L’assemblage du temps de la vidéo et du temps présent de l’expérience de l’installation instaure une frustration de la perception du spectateur de la notion de réel et d’imaginaire, de présent et de passé. Mais plus encore, Barney parvient à faire de l’espace dans lequel se déroule l’action un espace sculptural7.

7 Ces actions s’inscrivent dans la tradition de l’art de la performance et de la vidéo agrémentée de nouvelles iconographies, celles du sport et de la chirurgie, dont les actions qui en sont inspirées dégagent une atmosphère quasi-morbide dans la répétition de gestes traduisant un désir frustré et une virilité remise en cause. L’action de Barney est également influencée par l’esthétique télévisuelle qui anesthésie autant qu’elle spectacularise l’image du corps dans une certaine « société du spectacle8 ».

Le corps comme véhicule de créativité et de sens

8 Dans la création de Matthew Barney le corps devient une véritable analogie de la pratique artistique, à travers la performance, mais également à travers la perception de l’espace sculptural et muséal. Le déplacement des limites corporelles et humaines l’entraîne à redéfinir les limites de son art.

9 Le contrôle que Matthew Barney établit sur son œuvre est également imposé à son propre corps qui est pensé, comme le remarque Giovanna Zapperi, « comme un idéal de totalité, ce qui renvoie aux implications culturelles de son recours à la figure virile de l’athlète et, plus en général, à son discours sur le contrôle du corps9 ». En 2006, à l’exposition Drawing Restraint du San Francisco Museum of Modern Art, sont exposés trois dessins de graphite, vaseline et iode, fonctionnant à la manière de diagrammes conceptuels de la métaphore du système reproductif comme création artistique. Ils

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traduisent le système tripartite The Path, élaboré en 1990, et constitué des phases appelées « Situation, Condition, Production ». Ces notes et schémas préparatoires expriment le développement d’une énergie brute qui, une fois contrôlée et transformée, aboutit à une forme artistique. Ce concept émane du principe d’hypertrophie. L’un des exemples est celui du muscle qui se développe sous l’effort d’un poids. Appliqué à la création artistique, ce principe exprime l’idée que la force d’un travail repose dans la proportion de difficulté surmontée pour le créer10. Le corps est envisagé comme un circuit, un organisme dont les mécanismes internes fonctionnent comme ceux d’une machine. Le corps est visualisé comme une machine et la machine comme un corps qui produisent toutes sortes de fluides abordant la dualité entre interne et externe. 10 Le processus de construction du corps est au cœur de la pratique de Matthew Barney. Cette démarche est peut-être la raison qui explique l’engouement et la fascination de la scène artistique new-yorkaise puis internationale pour ses travaux. Dès 1991, il séduit le milieu de l’art par le développement de sa mythologie personnelle qui lui permet d’élaborer un langage visuel figuratif après des décennies d’abstraction, mais qui maintient des aspects relativement abstraits dans sa signification. Il y associe des motifs récurrents tels que l’athlétisme, l’héroïsme, le transsexualisme et le contrôle du corps, et réintroduit l’image de l’artiste-héros11. La vidéo devient l’un des moyens d’expression les plus efficace et immédiat permettant au spectateur d’expérimenter l’œuvre en temps réel, selon les mêmes principes développés dans les théories phénoménologiques de Maurice Merleau-Ponty12. Le corps de l’artiste devient à la fois sujet et objet de l’œuvre. (Fig. 3) Dans l’épisode Radial Drill (1991), l’artiste gaine son corps dans une élégante robe de soirée, transformant son apparence dans un numéro de transgenre.

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Fig. 3 : Matthew Barney, Radial Drill, 1988

Capture de vidéo Video: Peter Strietmann Copyright Matthew Barney Courtesy Gladstone Gallery, New York

11 Pourtant, le spectateur ne participe pas à cette transformation, il n’en voit que la surface, à distance, sans participer à ce rituel13. Le corps de l’artiste est transformé par l’entraînement de préparation et la performance, mais est reçu plus comme une image que comme un processus qui montre le corps en tant que véhicule de l’effort et spectacle. Cette volonté d’ôter le corps et sa sexuation de tout contexte socioculturel, est avant tout un moyen de se focaliser sur la fonction formelle du corps comme véhicule de création. De la même façon que le personnage de l’athlète incarne un médium permettant d’expérimenter le développement d’une forme selon le principe d’hypertrophie superposé à la création artistique. Ainsi l’iconographie à laquelle Barney a recours et qui pourrait s’inscrire dans un discours social est envisagée d’un point de vue formel traduisant une dépolitisation de son art. Le principe de dépassement du corps continue d’être au centre de la pratique de Matthew Barney et se développe dans les cinq films du Cremaster Cycle, dont chaque personnage principal doit surmonter des épreuves afin d’atteindre un but final.

Questionnement identitaire et position d’auteur

12 La remise en cause de la notion même d’auteur du statut d’artiste et par conséquent celui de créateur est certainement à l’origine de la volonté des artistes de réaffirmer leur identité.

13 Cette réaffirmation s’opère à différents niveaux : religieux, politiques ou encore sexuels, et s’exprime à travers l’usage de multiples médiums au sein de la génération

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d’artistes actuels dont fait partie Matthew Barney. L’identité et la réaffirmation du soi artistique se construisent par le biais d’un travail aux nombreuses références autobiographiques et d’un vocabulaire artistique singulier et parfois même à ce point imaginaire qu’il peut devenir quasiment étranger et incompréhensible du public et pourtant fascinant. Ce développement d’une mythologie personnelle ou individuelle est identifié dès la fin des années 1960, au cours d’expositions telles que celle d’Harald Szeemann, Quand les attitudes deviennent forme en 1969 puis la Documenta V de Cassel en 1972. Parallèlement, émerge la pratique désignée body work, évoquée par l’artiste et critique Wiloughby Shaps dans la revue Avalanche en 1970 14. Ce renouveau du questionnement de l’identité d’artiste est également concomitant de l’avènement des gender studies développées dans les domaines de la sociologie et de la psychologie puis de l’histoire de l’art. Leurs études permettent une meilleure compréhension des interrogations sur le sexe et le genre qui réapparaissent chez les artistes des années 1990. Comme le souligne Giovanna Zapperi, après « le discours postmoderne de la fin de l’auteur […] Barney réintroduit au contraire une position centrale de l’auteur15 ». Au- delà de l’identité de l’artiste et de l’importance de son rôle, c’est « la recherche des principes fondamentaux de l’identité humaine16 ». 14 Mais la présence de l’artiste à travers l’image de la vidéo est remise en question par son absence même du lieu d’exposition. Il crée par son absence une relation de temps et d’espace à sa personne, car la vidéo retransmet une performance qui a eu lieu mais qui n’est plus, dans l’espace même où elle s’est déroulée. L’artiste impose sa présence à travers son absence17. Inspiré par les efforts physiques et psychologiques du joueur de football Jim Otto et du prestidigitateur Harry Houdini, Barney atteint « l’idéal de l’artiste » qui se travestit indéfiniment. Il exécute son œuvre en tant que genre et paradoxalement parvient à une quasi désindividualisation y perdant son identité propre. Dans ses actes, à travers lesquels Barney réaffirme la masculinité, il n'en donne qu'une lecture partielle puisqu'il remet en cause la masculinité comme genre qui possède une multitude d'interprétations et peut être vue comme une mascarade18. Dans le Cremaster Cycle, Barney devient tour à tour satyre, tueur en série, apprenti franc- maçon, Diva, cow-boy ou magicien et fait appel au travestissement (costume, maquillage, prothèses) pour emprunter l’identité d’autrui, qu’il soit fictif, imaginaire ou historique et servir la narration. 15 Le titre même du cycle Cremaster fait référence à l'identité sexuelle, puisqu’au-delà de sa définition première (muscle qui régule le mouvement des testicules en fonction de stimuli externes) ce muscle, également présent dans l'organisme féminin, serait à l'origine de la détermination sexuelle chez le fœtus. Il représente donc pour Matthew Barney un point de départ conceptuel, d'un potentiel d'énergie non déterminé, encore malléable, modifiable telle une matière à sculpter qui n'attend qu'à être mise en forme et avec laquelle tout est encore possible, en latence. Ce terme démontre la dualité des thématiques dans l'œuvre de Matthew Barney, à la fois érotique et biologique, féminin et masculin, sexe et genre. Dans le cycle Cremaster, parallèlement au questionnement de la différenciation autant que de celui de l'indifférenciation sexuelle, se posent la réaffirmation de l'identité artistique et la légitimation de la pratique de l'artiste par l'intervention d'autres artistes reconnus dans son travail. 16 Les personnages inventés par Barney, ces héros hybrides qui subissent d'incessantes modifications corporelles montrent que l'identité peut également s'exprimer par le corps, à la fois machine de notre monde post-humain et champ de bataille de toutes les

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expressions humaines19. Bien que l'identité sexuelle soit centrale dans la problématique de Barney, la multiplicité des personnages imaginaires et travestis témoigne des possibilités infinies de l'individu à se réinventer dans une quasi-schizophrénie. 17 Cette manipulation dans sa totalité soulève un problème récurrent de l'œuvre de Matthew Barney, celui de la volonté de contrôle à la fois sur le corps et dans sa conception comme un système dans sa totalité, sur l'image de représentation dans sa perfection et sur l'identité empruntée.

Entre culture post-humaine et biomorphisme

18 Les personnages présents dans l’œuvre de Matthew Barney sont presque tous ce que l’on pourrait appeler des mutants, des êtres dont le devenir est post-humain et qui s’inscrivent dans la culture émergente du « techno-body20 ».

Fig. 4 : Matthew Barney, CREMASTER 4, 1994

Photographie de flm ©1994 Matthew Barney Photo: Michael James O’Brien Courtesy Gladstone Gallery, New York

19 (Fig.4) Dans Cremaster 4, le personnage hybride du Loughton Candidate doit son apparence en grande partie aux prothèses et au maquillage, mais également à son travestissement en satyre-dandy, selon le principe d’après lequel le corps et l’esprit veulent surpasser leur condition. Le Loughton Candidate tente de se maintenir dans un état d’indétermination sexuelle, entraînant la construction d’un corps dans lequel se côtoient des éléments à la fois féminins et masculins, mais aussi humains et animaux. Cette volonté apparaît dès le début du film lorsque, face au miroir, il découvre ses

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embryons de cornes, qu’il doit maintenir dans cet état s’il veut conserver son statut intermédiaire. Tout comme celle des trois Faeries qui l’accompagnent, son apparence, bien que modifiée à l’aide de maquillage, prothèses et costumes, pourrait relever d’une intervention chirurgicale ou d’une modification génétique s’inscrivant dans l’esthétique d’un imaginaire mythique et monstrueux. Barney a d’ailleurs parfois été comparé à un néo-surréaliste étrange, jouant avec les peurs humaines des modifications génétiques et des monstres mutants21. Il développe un fantasme utopique d’un monde développé à partir d’un système sexuel pouvant être modifié à merci. Devant cette profusion d’espèces étranges et souvent inconnues qui défilent sur les écrans et apparaissent sur les photographies, l’art ne peut que rencontrer la biologie et l’artiste devient le biologiste créateur de ces êtres visionnaires qui viennent contrarier la signification du terme nature pour mieux nommer la folie de la génération cyber- biologique22. Ces corps qui n’étaient que pure anticipation et imaginaire dans les décennies 1960 et 1970, font désormais partie de notre environnement contemporain et de notre monde post-humain23, des corps modifiés par les nouvelles technologies, siliconés, améliorés à l’aide de prothèses qui relèvent à la fois du réel et de l’artificiel comme du biologique et du mécanique24.

Du genre aux genres

20 Bien qu’étant attirantes visuellement parlant, les créatures et les transformations corporelles de Matthew Barney traitent de thèmes qui relèvent de dualités telles que le genre et le sexe, le masculin et le féminin.

21 Tout comme les autres paradoxes de son œuvre, la relation de la masculinité au corps et à la sexualité est un sujet que Matthew Barney semble aborder ou parfois refuser. Dans les récentes recherches effectuées sur les gender studies, est abordée la possibilité que l’identité du genre et la sexualité puissent être vécues et pensées séparément. C’est dans ce contexte que les œuvres de Matthew Barney peuvent être analysées et interprétées. Mais au-delà de la thématique du genre, il faut peut-être également envisager dans une certaine perspective le manque de genre, plus simplement. Les créatures de Matthew Barney ont souvent été décrites comme étant hypersexuées25, pourtant la plupart n’ont pas de parties génitales apparentes ; ce sont des corps sans organes, des machines conduites par le désir et à leur tour productrices de désir, comme l’envisageaient Deleuze et Guattari26. C’est justement cette absence d’organes dans l’œuvre de Matthew Barney qui empêche toute symbolique phallique et tourne en ridicule la représentation de la masculinité : les trois fées du Cremaster 4 apparaissent tantôt nues et asexuées, tantôt vêtues de robes bouffantes jaunes. Le Loughton Candidate et le Géant du Cremaster 5 (fig. 5) ne laissent apparaître qu’un scrotum atrophié. L’artiste utilise son propre corps pour représenter des personnages masculins émasculés. Cette représentation de la masculinité renverse quelque peu ou, en tout cas, contrebalance la volonté de pouvoir et de contrôle qui existe chez l’artiste. Finalement, les deux seules scènes dans toute l’œuvre de l’artiste où est distinguable le motif du pénis sont celle de la reproduction dans Cremaster 2, mais qui appartient à un corps déshumanisé, sans visage, automatisé, qui se désintègre littéralement.

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Fig. 5 : Matthew Barney, CREMASTER 5, 1997

Photographie de flm ©1997 Matthew Barney Photo: Michael James O’Brien Courtesy Gladstone Gallery, New York

22 Matthew Barney refuserait donc finalement toute implication dans le masculin comme dans le féminin, pour préférer rester dans cette zone indéterminée qu’il appelle zone de pleine potentialité, une zone qui d’un point de vue corporel serait androgyne. C’est également cette identité troublée qui génère la fascination autant que l’anxiété. Il refuse d’adopter une relation mécanique entre la sexualité et le genre, mais conçoit même une identité indifférenciée du genre et de la sexualité et ainsi un espace de toutes les possibilités fictionnelles.

BIBLIOGRAPHIE

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Catalogue d’exposition :

Matthew Barney : New Work, San Francisco Museum of Modern Art, San Francisco, 1991

Périls et colères, (CAPC-Musée d’art contemporain, Bordeaux, 22 mai- 6 sept. 1992), Bordeaux, CAPC-Musée d’art contemporain, 1992.

Post-human, Musée d’art Moderne, Lausanne, FAE Musée d’art contemporain, 1993.

NOTES

1. Giovanna Zapperi, « après le discours postmoderne de la fin de l’auteur […] Barney réintroduit au contraire une position centrale de l’auteur », in Giovanna Zapperi, « Matthew Barney : Systèmes de production », in Pratiques : Réflexions sur l’art n o 17, Hiver 2006, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, p. 53-68. 2. Dan Cameron, Périls et Colères, Bordeaux, Musée d’art contemporain, 1992. 3. Cf. Matthew Barney : New Work, San Francisco Museum of Modern Art, San Francisco, 1991. 4. Philippe Dagen, « L’art total de Matthew Barney », in Le Monde, 13 octobre 2002, p. 21. 5. Stuart Morgan, «Of Goats and Men », in Frieze n°6, Londres, Janvier-Février 1995, p. 34-38. 6. Andrew Perchuk, The Masculine Masquerade, Cambridge, MIT Press, 1995. 7. Nat Trotman, “Ritual space/ Sculptural Time”, in All in the present must be transformed: Matthew Barney and Joseph Beuys, New York, Guggenheim Museum Publications, 2007, p. 145. 8. Guy Debord, La Société du Spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967.

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9. Op. Cit Giovanna Zapperi, p. 59. 10. Keith Seward, «Matthew Barney and Beyond», in Parkett no 45, Zurich, 1995, p. 58-61. 11. Op. Cit Giovanna Zapperi, p. 53-68. 12. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, (1945), 2001. 13. Liz Kotz, “Video: process and duration”, in Acting Out (The Body in Video: Then and Now), Londres, Royal College of Art, 1994, p.17-26. 14. Nancy Spector, « Performing the body in the 1970’s », in Rose is a rose is a rose: Gender performance in Photography, New York, Guggenheim Museum Publications, 1997. 15. Op. Cit Giovanna Zapperi, p. 53-68. 16. Op. Cit Dan Cameron. 17. Amelia Jones, « Presence in abstentia : experiencing performance as documentation », in Art Journal, vol. 56, no 4, Hiver 1997, p. 11-18. 18. Harry Brod, “Masculinity as Masquerade”, in The Masculine Masquerade, Cambridge, MIT Press, 1995. 19. Massimilio Gioni, Matthew Barney, Milan, Electa, 2007. 20. Alyce Mahon, Eroticism and Art, New York, Oxford University Press, 2005, p. 279-281. 21. Ibid. p. 279-281. 22. Thyrza-Nichols Goodeve, « Matthew Barney 95. Suspension (cremaster), Secretion (pearl), Secret (biology) », in Parkett no 45, Zurich, 1995, p. 67-69. 23. « Les artistes ne pourront plus s’engager simplement dans la redéfinition de l’art. Dans l’ère post- hulaine, ils seront sans doute impliqués également dans une nouvelle redéfinition de la vie », in Jeffrey Deitch, Post-human, Musée d’art Moderne, Lausanne, FAE Musée d’art contemporain, 1993. 24. Massimilio Gioni, Matthew Barney, Milan, Electa, 2007. 25. Françoise Parfait, Vidéo : un art contemporain, Paris, Regard, 2001, p. 245. 26. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Anti-Œdipe : Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1994.

RÉSUMÉS

Dès ses premières œuvres, l’artiste américain Matthew Barney exhibe son corps d’athlète dans des épreuves physiques d’endurance et de douleur témoignant d’un contrôle et d’une puissance sur le corps de l’artiste. Au-delà de l’identité de l’artiste, c’est « la recherche des principes fondamentaux de l’identité humaine » (Dan Cameron, Périls et Colères, Bordeaux, Musée d’art contemporain, 1992). Dans chacune de ses œuvres Barney se travestit et adopte l’identité d’un personnage afin d’exécuter sa performance dans ses deux séries Drawing Restraint (1987-2009) et The Cremaster Cycle (1992-2002). Il exécute son œuvre en tant que genre dans une quête de « l’idéal de l’artiste » qui se travestit indéfiniment. Barney ne donne qu'une lecture partielle de sa masculinité puisqu'il remet en cause le genre par une multitude d'interprétations telle une mascarade(Harry Brod, « Masculinity as Masquerade », in The Masculine Masquerade, Cambridge, MIT Press, 1995). Cette réinterprétation du soi artistique témoigne des possibilités infinies de l'individu à se réinventer dans une quasi-schizophrénie.

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AUTEUR

MARIE-LAURE DELAPORTE

Doctorante, chargée d’enseignement en histoire de l’art contemporain à l’Université de Paris- Ouest-Nanterre-La-Défense. Elle mène des recherches sur l’œuvre de Matthew Barney et la notion d’œuvre d’art total. Elle a été commissaire de l’exposition ÉpHémérité/ÉffemMinité, à l’espace « 6 bis », Paris, en avril et mai 2009. Sujet de thèse : L’artiste à la caméra : pour une hybridation des genres artistiques (des années 1960 à nos jours). Publications : « Intérieur/Extérieur : les lieux de Lucian Freud », in Hors-série Lucian Freud, éditions Beaux-arts Magazine, mars 2010, p. 24-31. « L’artiste et ses modèles », in Hors-série Lucian Freud, éditions Beaux-arts Magazine, mars 2010, p. 32-37. « Giacometti : portrait de famille », in Hors-série Giacometti, à la Fondation Beyeler, éditions Beaux- arts Magazine, mai 2009, p. 8-11. Texte d’introduction du catalogue de l’exposition 14-21 : art contemporain iranien, à l’espace Kiron, Paris, février 2009. « La jeune scène chypriote », in Beaux-arts Magazine n° 293, novembre 2008, p. 160-167.

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Les folles aventures de Bob l’éponge : genre et (a)sexualité dans la série animée SpongeBob SquarePants

Samuel Minne

1 Lancée en juillet 1999 sur la chaîne de télévision pour la jeunesse , la série Bob l’éponge (SpongeBob SquarePants) se distingue par son humour loufoque. Mettant en scène, sans aucun souci de vraisemblance, des animaux sous-marins habitant le village de Bikini Bottom, la série se concentre sur quelques personnages privilégiés : Bob, qui ressemble davantage à une éponge à récurer qu’à un spongiaire, Patrick la peu intelligente étoile de mer rose, le poulpe revêche Carlo Tentacules (en V. O. Squidward), Sandy l’écureuil en scaphandre ou encore le cupide capitaine Krabs, qui tient le « Crabe croustillant », restaurant où travaille Bob. Suivi par une vaste campagne de merchandising, le succès de la série est fulgurant, et un long-métrage sort en 2004.

2 En 2002, lorsque le Wall Street Journal révèle que le programme plaît particulièrement au public homosexuel, son créateur se défend d’avoir donné naissance à un personnage gay, qu’il considère avant tout comme « relativement asexuel »1. Mais en janvier 2005, une polémique éclate, toujours autour de l’homosexualité supposée du personnage. Dans les colonnes du New York Times, l’évangéliste James Dobson, fondateur de « Focus on the Family », accuse Bob l’éponge d’apparaître dans une vidéo qui fait la promotion de l’homosexualité, « We Are Family2 ». Devant le tollé que provoque l’accusation, Dobson reconnaît que la vidéo fait l’apologie de la tolérance sans mentionner l’homosexualité, mais précise qu’il reproche à la fondation We Are Family de donner sur son site des liens vers cinq sites d’associations homosexuelles parmi les plus reconnues aux États-Unis, comme la Gay and Lesbian Alliance Against Defamation (GLAAD), Human Rights Campaign, ou Parents, Family and Friends of Lesbians and Gays (PFLAG)3. 3 Cette affaire, qui semble dérisoire vue depuis la France, s’inscrit cependant dans toute une série d’accusations d’homosexualité portées contre des personnages de fiction ou

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des programmes destinés à la jeunesse, qu’il s’agisse de Tinky Winky des Teletubbies ou d’amies du petit lapin Buster4. Comment peut-on attribuer une sexualité précise à un personnage de fiction, lequel de surcroît « n’est même pas un mammifère », comme le souligne une commentatrice5 ? Avant de revenir sur l’affaire, il est nécessaire d’examiner les jeux sur le genre et la sexualité visibles dans la série. Tout un réseau de référence à des représentations de l’homosexualité masculine y est repérable, ce qui peut expliquer que Bob l’éponge porte particulièrement le flanc à l’interprétation. Cependant, il reste un être de fiction, et les commentaires sur sa sexualité ont peu de pertinence. L’« outing » de Bob l’éponge pose alors des questions sur la fiction et sur la représentation de la sexualité.

Féminin/ masculin : l’humour camp

4 Bob l’éponge vit seul dans un ananas, avec son escargot de compagnie, Gary, et travaille comme cuisinier au Crabe croustillant (Krusty Krab). Il possède un corps souple et des membres maigrichons, qui généralement se détachent lorsqu’ils sont soumis à un trop gros effort. Arborant perpétuellement un air réjoui, il est l’insouciance même. Pris de peur ou de ravissement, il pousse des cris aigus. Extrêmement émotif, il est aussi sujet à des crises où il est obsédé par ce qu’on pense de lui. Il n’aime pas les sports violents : ses loisirs favoris consistent à souffler des bulles de savon ou à chasser les méduses au filet à papillon. Maniaque de la propreté, c’est un employé modèle. Il est enthousiaste lorsque la fille de son patron impose à ses employés un costume rose à fleurs violettes (« Pearl et ses idées6 »). C’est aussi le premier de la classe (« top of the class »), le bon élève du premier rang (« Le Nouvel Élève », saison 3). Il se signale aussi par son incapacité à décrocher le permis de conduire les bateaux, pas même dans ses rêves (« Rêver sans y être invité », saison 1). Toutes ces caractéristiques font de Bob l’éponge le prototype même du garçon efféminé7. « En effet, la masculinité de Bob l’éponge est souvent mise en question dans la série – il est représenté comme une mauviette, un pleurnicheur, et un ringard, parmi d’autres traits de caractère résolument peu masculins8 ».

5 La série joue de fait souvent sur le genre9 de Bob. Si le personnage est considéré comme masculin en raison de son nom et de ses vêtements, il déroge à une masculinité monolithique pour présenter une figure de la masculinité plus ambiguë, à l’anticonformisme décomplexé. Dans l’épisode « Le capitaine Krabs fait des affaires10 », le capitaine Krabs, pour récupérer un chapeau de grande valeur qu’il lui a vendu à Bob pour quelques billets, prétend que Patrick dit qu’il ressemble à une fille avec ce chapeau sur la tête. « Une jolie fille ? » demande un Bob rougissant. « Oui, jolie ! » répond Krabs, avant d’aviser le regard lourd de désapprobation d’un poisson facteur qui passait par là. L’assimilation à l’autre sexe est traditionnellement considérée comme offensante chez les garçons, dans une mentalité banalement sexiste, sauf à être anticonformiste ou à se revendiquer comme efféminé. La « protoféminité » des petits garçons est survalorisée chez Bob11, au lieu d’être rejetée, et qu’il soit flatté d’être pris pour une fille révèle un personnage qui fait peu de cas des normes de genre. 6 Bob l’éponge n’est pourtant pas seulement un garçon efféminé, et oscille entre représentations des identités masculine et féminine. Dans l’épisode « Les Bras gonflables12 », il s’imagine avec extase sous la forme d’un grand gaillard musclé, s’adonnant à ses occupations habituelles en slip bleu et cravate rouge. On retrouve là le

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stéréotype de l’adolescent complexé par son physique, qui envie le pouvoir d’attraction de ses pairs plus sportifs. Sans exiger d’un personnage de fiction une parfaite cohérence psychologique, qu’il puisse se considérer comme une fille et s’imaginer comme un jeune homme musclé peut aussi renvoyer à une image des homosexuels. En effet, quel que soit leur genre, ils peuvent cultiver une apparence virile propre à les rendre séduisants aux yeux d’autres homosexuels. Cette spécificité est évidemment fortement remise en cause depuis ces dernières décennies, entre autres avec le courant que des journalistes ont nommé « métrosexuel », pour désigner des hommes hétérosexuels soucieux de leur apparence, sur le modèle de certains gays. 7 Dès le deuxième épisode, « Asphyxies en chaîne »13, Bob l’éponge est confronté à Sandy, un écureuil femelle, qui est bien plus sportive et vigoureuse que lui. Les préjugés sur la différence de force physique suivant le genre sont alors plaisamment battus en brèche. Dans Bob l’éponge, le film14, pour encourager Bob et Patrick dans leur quête (ils se sont engagés à retrouver la couronne de Neptune), a fille du roi des mers les affuble d’un morceau d’algue en guise de moustache. La pilosité faciale, signe de maturité sexuelle, se voit détournée à plus d’un niveau : d’abord en tant que postiche, pastiche de la masculinité, ensuite par sa couleur verte, qui souligne son caractère artificiel en le doublant de fantaisie. Soit la moustache est envisagée comme réelle et opérante, et nos deux personnages rappellent les « clones », type de l’homosexuel viril en vogue dans les années 1970 aux Etats-Unis15, mais déjà très présent dès la fin des années 1950, notamment dans les dessins érotiques de Tom of Finland16. Soit ces moustaches apparaissent comme des substituts, des prothèses qui révèlent l’artificialité du genre17, et renvoient aux travestis à travers leur couleur vive. L’idée du travesti s’impose définitivement à la fin du film, dans un clip fortement onirique où Patrick porte des bas résille et des bottes de cuir noir à talons aiguilles. Patrick réapparaît d’ailleurs dans le même costume de scène au niveau diégétique et non plus onirique. Le long-métrage ne craint donc pas de montrer Patrick comme une drag queen sado-maso. 8 Mais les jeux sur la masculinité se double aussi d’allusions à la culture gay, notamment musicale. Toujours dans le film, Bob est habillé de la cape constellée et du chapeau pointu d’un magicien. Il faut dire qu’emporté par son discours de revendication de soi face à un Plankton triomphant qui le surnomme « SpongeBoob » (« nibard-éponge »), Bob s’est laisser entourer de fumigènes et couvrir des pointillés de couleurs d’une boule à facettes pendant que les lumières s’éteignaient, se changeant en rock-star. Alors que la musique renvoie aux riffs de guitare électrique du rock américain des années 1980-1990, la mise en scène du clip et les costumes emportent plus loin, vers l’époque du glam-rock des années 1970 et ses ambiguïtés sexuelles, incarnées en son temps par David Bowie et réinvesties de manière fictive par Todd Haynes dans son film Velvet Goldmines (1998). L’épisode « La Perruque »18 montre d’ailleurs le leader d’un groupe de rock perdre sa perruque, une construction de rouleaux à étages, style XVIIIème, qui rappelle les frasques vestimentaires d’Elton John dans les années 1970. 9 Pour rester dans le domaine des stéréotypes musicaux sur les homosexuels, Bob adopte une méduse avec qui il écoute de la musique techno dans l’épisode « Les Envahisseurs19 ». Le rythme lancinant est rendu par une alternance de couleurs pures tandis que Bob effectue des mouvements sinueux des bras. Plus tard, lorsque plusieurs méduses se sont introduites chez lui pour danser au rythme de la techno tout au long de la nuit, elles se saisissent de lui et le vissent à l’ampoule du plafond, le changeant en boule à facettes vivante, ses orifices laissant passer la lumière à mesure qu’il tourne. Lorsque les

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méduses entendent le son de la clarinette de Carlo, elles forment l’image d’un visage rond faisant la moue, reprenant le symbole de la house music des années 1990. Une voix off déclare en guise de morale : « Bob vient de recevoir l’une des plus dures leçons de la mer : les animaux sauvages ont les fêtes les plus sauvages ! » On retrouve dans cet épisode l’un des clichés attachés, non sans raison, aux homosexuels : le goût pour le clubbing, des débuts du disco à l’apogée de la techno20. 10 De nombreux indices font cependant de Bob l’éponge un personnage au genre hautement ambigu, qui lorgne vers certaines représentations des homosexuels21. La capacité de Bob à jouer avec le genre a souvent poussé les journalistes à le qualifier de campy. L’historien George Chauncey définit le camp comme « un style de présentation de soi et d’interaction avec les autres qui utilisait l’humour, l’ironie, l’incongruité, la théâtralité pour mettre en évidence le caractère artificiel des normes sociales, tantôt exagérant ces normes jusqu’à les ridiculiser, tantôt les inversant pour atteindre le même but22 ». Dans une série d’animation qui use de toutes les formes d’humour, en particulier l’humour absurde et le nonsense23, mais aussi le comique de caractère et le comique de répétition, l’humour camp permet de prendre le genre pour cible. « L’humour “folle” et le “camp” peuvent certes être décrits comme autant de stratégies de résistance ou de réappropriation de l’accusation d’efféminement. Mais ils expriment surtout la créativité, l’inventivité d’une culture minoritaire, et aussi la manière dont une telle culture est, par cette forme d’ironie, la meilleure critique de soi-même et des autres.24 » C’est ce qui permet à Jean-Yves Le Talec de conclure : « En raison de sa nature relationnelle, le camp peut être compris comme un lien entre l’homosexualité et le monde, un moyen d’intégrer ce monde grâce à un système fondé sur l’humour, d’opérer une transformation d’un stigmate disqualifiant en une identification moins péjorative, voire positive. […] il peut aussi servir à transformer la monde, à partir de l’homosexualité ; le camp devient alors une stratégie subversive, un ensemble de tactiques qui visent à déstabiliser ce qui ressort d’une norme naturalisée.25 » 11 Alors que la série s’adresse à un public d’enfants, le camp permet au dessin animé d’aborder sur le mode allusif différentes constructions de genre, notamment au travers de son personnage éponyme. « Avec ses couleurs vives, sa musique rigolote et ses bruitages débiles, ce dessin animé semble “enfantin” et, par extension, “innocent”. Le fait que les personnages sont animés et n’ont aucune vie en dehors de la série aide les choses ; si une référence légèrement osée survient, la blague est tempérée parce qu’il s’agit d’un dessin animé, sans acteurs adultes qui feraient semblant d’être des enfants26 ». Comme l’écrit un spécialiste, « le camp, c’est le genre sans les organes génitaux 27 ». Pour crypté qu’il soit, le camp s’avère l’un des rares moyens de parler de genre et de sexualité dans une série animée pour les enfants. L’un des principaux ressorts du camp dans la série est sans doute la formation de couples de même sexe. 12 Histoires de couples : images de conjugalités

13 Avec Patrick l’étoile de mer, un grand benêt à l’intelligence limitée, Bob l’éponge forme une paire d’amis inséparables. L’emploi du temps de Bob, dans « Le Déguisement28 », est très clair : il fait tout avec Patrick (« 10:00 se brosser les dents avec Patrick, 13:00 regarder Patrick... »). Lorsque Bob perd sa maison, Patrick est au désespoir parce qu’il doit repartir vivre chez ses parents (« On a mangé ma maison », saison 1). De nombreux commentateurs ont vu dans ces deux personnages un couple homosexuel29. Leur relation est cependant très claire : Patrick est son meilleur ami, sauf rebondissement motivé par l’intrigue au gré d’un épisode. Leur relation est toujours montrée comme

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amicale, et il faut que l’un d’eux prenne une apparence féminine pour qu’ils apparaissent aux yeux des autres personnages comme un couple potentiel. Toujours dans « Le Déguisement », Patrick se travestit et devient Patricia pour échapper à une hypothétique menace. Tout le monde pense alors qu’il est la petite amie de Bob, alors que Bob et Patrick n’étaient pas identifiés par les autres habitants de Bikini Bottom comme un couple. On peut y voir une manifestation de l’« hétérosexualité obligatoire30 », ou plus précisément l’hétérosexisme qui veut qu’une fille accompagnant un garçon sera sa petite amie, mais que deux garçons se fréquentant publiquement ne sauraient sortir ensemble. Patrick finit par se lasser des tentatives de séduction répétées de Mr. Krabs et de Carlo, et déclare alors : « Je suis fatigué de passer pour quelqu’un que je ne suis pas ! » Patrick finit par se dévoiler (littéralement) devant un Krabs et un Carlo mortifiés. On aurait pu avoir une fin à la Certains l’aiment chaud, où lorsque Jack Lemmon révèle à son riche fiancé qu’il est un homme, ce dernier répond avec flegme : « Personne n’est parfait !31 » Mais Carlo et Krabs n’ont pas la même attitude et se détournent de la fausse Patricia, laissant Bob et Patrick libres de reprendre leurs activités communes. 14 C’est en fait un autre couple de même sexe qui permet à nouveau de jouer sur le genre : les super-héros l’Homme Sirène et Bernard l’Hermite (Mermaid Man and Barnacleboy), personnages d’une série télévisée intradiégétique qu’idolâtre Bob l’éponge. L’Homme Sirène et Bernard l’Hermite sont d’ailleurs doublés par Ernest Borgnine et Tim Conway (« Le Retour de l’Homme Sirène32 »), deux acteurs qui ont joué ensemble un commandant et son second dans la série télévisée Sur le pont, la marine ! (MacHale’s Navy, 1962-1966). Il est difficile de ne pas rappeler le fantasme qui fait des duos de héros des couples homosexuels en puissance. Comme le rappelle Pierre-Olivier De Busscher, « dans le genre majeur du comics américain depuis 1938, le super-héroïsme, a développé de nombreux personnages sur le principe du side-kick […]. Or cette tradition trouve directement son origine dans une figure familière de l’Amérique jusque dans les années 1950 : le hobbo. […] Dans cet univers hyper-masculinisé, il était aussi admis que le plus jeune puisse rendre, en échange de son apprentissage, quelques services sexuels au plus âgé. C’est probablement cette similitude qui a enclenché l’ensemble des relectures portant sur la nature des relations entre super-héros et side-kick, et plus précisément sur le fameux tandem Batman et Robin.33 » Cette ambiguïté a valu aux duos de super-héros d’être taxés d’homosexuels, en particulier sous le maccarthysme, avec l’ouvrage Seduction of the Innocent (1954) du docteur Fredric Wertham, qui mène une croisade contre les comics : « Les Daniels remarque qu’en appliquant le raisonnement de Wertham on arrive à la conclusion suivante : si les personnages de l’histoire sont essentiellement de sexe masculin, l’atmosphère créée est donc homosexuelle ; s’ils appartiennent au sexe féminin, on se trouve alors dans un repaire de lesbiennes34 ». Qu’elle soit menée dans un objectif homophobe ou au contraire homophile, cette lecture fantasmatique se voit parodiée dans Bob l’éponge. Ainsi, l’Homme Sirène et Bernard l’Hermite sont présentés dans la série comme une caricature de vieux couple. Dans l’épisode « Les Vieux Super Héros35 » Bob et Patrick rendent visite à leurs super-héros favoris, qui, à présent décatis, partagent leur retraite dans le même établissement, et regardent la télévision sur le même canapé. Bob y découvre en particulier un Homme Sirène rondouillard affublé de pantoufles roses et d’une sorte de soutien-gorge pourvu de deux coquillages à l’endroit des tétons. À quoi s’ajoute une allusion burlesque au mariage : lors de leurs anciennes missions, ils « s’unissaient » en joignant les chatons de leur bague. Une référence parodique aux

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alliances du mariage traditionnel d’autant plus prégnante qu’à une occasion, dans leur maison de retraite, l’Homme Sirène invite un aide-soignant à embrasser la mariée, en faisant allusion à Bob. Ce dernier se met en tête de leur faire reprendre du service, et à la fin le feuilleton reprend sur le quotidien des deux retraités jouant à un jeu d’échiquier, routine dramatisée par des cartons d’onomatopées parodiant les séries des années 1970 comme Batman. Devant ce spectacle, Bob soupire : « c’est encore mieux qu’avant », prouvant que ce qui prime, pour lui, ce n’est pas la série d’action, mais la mise en scène de ses héros favoris. 15 C’est cependant dans l’épisode « Les Parents adoptifs36 » que la conjugalité est le plus clairement mise en scène. Patrick et Bob y recueillent un bébé coquille Saint-Jacques, et décident d’être ses parents. Patrick veut le premier être la maman, mais Bob lui oppose un argument massue : il n’a pas de haut (sous-entendu pour cacher ses seins), il ne peut donc être la mère. Sur une musique guillerette, ils sortent donc en famille, Bob arborant une robe rouge, des bottines blanches, un chapeau à fleur et une ombrelle, tandis que Patrick, en canotier et nœud papillon, pousse le landau de la coquille Saint- Jacques. Ce qui étonne les passants qui les croisent, ce n’est pas le travestissement de Bob, ou l’homoparentalité, mais qu’un couple formé d’une éponge et d’une étoile de mer ait pour progéniture une coquille Saint-Jacques. Ce qui est frappant, c’est l’adéquation entre le sexe et le genre postulé par le monde de fiction, où le genre conditionne le sexe, ce dernier s’imposant en vertu de contingences : si Patrick avait porté un haut quelconque, il aurait pu endosser le rôle féminin. Ces convictions correspondent assez aux croyances inculquées aux enfants en bas âge, avant qu’ils soient initiés au sexe anatomique. Le travestissement de Bob est cependant trop audacieux pour être prolongé, puisque dans la séquence qui suit, il apparaît avec ses vêtements habituels. Le jeu sur la parentalité fictive se poursuit le soir, lorsque les compères vont au lit : le montage les présente chacun seul, dans le but de faire croire qu’ils partagent le même lit et forment un couple, alors qu’un plan général les montre sur des matelas différents et superposés. La conjugalité des personnages est ainsi désamorcée, après avoir cependant été clairement suggérée. 16 Tout l’épisode n’en reste pas moins une critique des rôles conjugaux traditionnels, tels qu’ils étaient véhiculés dans les fictions américaines des années 1950. Le père prend son petit déjeuner et part travailler, tandis que Bob, pourvu de six bras, prend en charge à lui seul toutes les tâches ménagères. Bob demande en vain la relève à Patrick. L’adoption du bébé ne semble qu’un prétexte pour mettre en scène la répartition inégalitaire du travail domestique au sein du couple. « Donc la majorité des femmes mariées n’ont pas de revenu indépendant, et travaillent contre leur entretien. […] L’appropriation et l’exploitation de leur travail dans le mariage constitue l’oppression commune à toutes les femmes.37 » Quand bien même les personnages, en évoquant leur accord de partage des tâches, se donnent du « buddy » ou du « pal », ils font clairement référence au couple parental hétérosexuel. Et lorsque Patrick revient au foyer à minuit, c’est un Bob l’éponge en robe de minuit mauve et bigoudis qui l’accueille. Si le travestissement de Bob reste ponctuel, la chute de l’épisode est plus ambiguë et subversive : lorsque la coquille a appris à voler et qu’elle est partie, Patrick se tourne vers Bob pour lui dire : « Et si on en avait un autre ? » (« Let’s have another »). 17 « L’humour camp ne cache rien, il transforme38 », selon Esther Newton. Dans le cas des couples Patrick/Bob et Homme Sirène/Bernard l’Hermite, rien en effet ne semble être caché, et l’accumulation d’indices mène plaisamment à imaginer des intrigues

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homosexuelles derrière une innocente série animée, qui joue qui plus est sur un humour loufoque où rien n’est à prendre au sérieux. Bob et Patrick ne sont peut-être pas gays, mais ils sont indéniablement queer 39. Faut-il vraiment voir des allusions à l’homosexualité dans Bob l’éponge, où serait-ce basculer dans le délire interprétatif et malmener la fiction ?

L’affaire Bob l’éponge : politiques de l’outing

18 S’il est entendu que Bob l’éponge a toutes les caractéristiques du garçon efféminé et que les clins d’œil au public homosexuel s’accumulent, peut-on cependant aller plus loin et interpréter de manière sexuelle les images d’un personnage de fiction ? La théorie de la fiction impose déjà un scepticisme généralisé à l’égard du contenu de la fiction. « La pragmatique, pour sa part, a mis l’accent sur l’engagement du locuteur face à ses assertions. Dans cette perspective, la fiction peut être considérée comme un usage parasitaire du langage (Austin) ou comme une suspension de la règle de véridicité (Searle). […] Tout autre est l’approche interne, qui s’interroge sur le fonctionnement de la fiction à l’intérieur de son cadre propre.40 » La série Bob l’éponge est une fiction totale, un monde à part. Le personnage a même servi d’illustration pour un texte sur le fictionalisme41. Le fonctionnement du genre n’est explicable que dans le cadre de la série. Mais les spectateurs sont bien sûr libres d’y voir des allusions à des représentations du genre et de la sexualité qui ont cours dans notre monde. Un auteur a pu ainsi analyser la sexualité des Schtroumpfs à partir des écrits de Charles Fourier, entre autres personnages de bande dessinée ou de séries télévisées42. La question porte en fait sur la légitimité des interprétations.

19 Entre innocence et allusions sexuelles, la série garde un équilibre instable, notamment lors de plaisanteries sur une certaine partie du corps. Dans « Un nouveau comique43 », invité à soulever de la fonte par un homard bodybuildé, Bob n’arrive même pas à soulever une branche garnie de deux marshmallows. Dans l’effort, il craque le derrière de son pantalon. La cascade de répétitions de ce gag entraîne une exhibition permanente de son arrière-train, alliée à une mise en scène de la honte avec les joues rougissantes de Bob, dans un jeu qui culmine à la fin de l’épisode. Alors que le homard lui demande d’apposer un autographe sur son caleçon de bain, Bob fait craquer son slip en se penchant. Cet ultime gag n’est pas censé se prêter à une lecture sexuelle, mais peut se lire comme un signe d’excitation. Et que dire de l’épisode « Faut assurer ses arrières44 », où après un accident où il s’est cassé le derrière, Bob a l’impression que ses « fesses ne sont en sécurité nulle part »? Craignant un nouvel accident, il décide de ne plus bouger de chez lui, ajoutant : « J’avais tort d’aller contre la nature. Je suis une éponge ! À quoi est-ce que je pensais ? Marcher ! » D’une part, les références à l’exhibition des fesses ou à leur blessure renvoie au tabou de l’analité, souvent lié à la sexualité, et en particulier à l’homosexualité. D’autre part, l’emploi de l’expression « contre la nature » ne peut manquer de rappeler la condamnation théologique de l’homosexualité, ici moquée dans la mesure où ce qui serait aberrant pour une éponge réelle ne l’est pas pour un personnage de fiction. Une lecture (homo)sexuelle de ces épisodes est possible, mais est-elle légitime ? 20 « Le club des mauviettes45 » joue de même sur toute une série de clins d’œil à l’homosexualité. Dans cet épisode, Bob et Sandy découvrent un club de durs, le « Salty Spitoon ». Sandy y entre sans problème, alors que Bob se voit conseiller par le

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physionomiste un autre club, le « Super Weenie Hut Jr’s », en forme de gâteau couvert de cœurs, décoré d’un lapin et d’une licorne, et, plus significativement, d’un arc-en-ciel, emblème bien connu des LGBT. Bob se résigne à y aller mais dédaigne les clients du bar, pourvus de lunettes et d’appareils dentaires. Le robot serveur lui certifie qu’il est bien une « mauviette », ajoutant devant ses dénégations : « Vous ne pouvez pas cacher ce qu’il y a en vous » (« You can’t hide what’s inside »), phrase souvent servie aux homosexuels refoulés qui refusent de s’assumer...46 Bob se voit ainsi placé dans la même situation que les homosexuels : « l’homosexuel ayant intériorisé cet impératif catégorique de “vérité”, face à soi-même et autres, est porté soit à vivre ouvertement une homosexualité qu’il revendique, soit à mener une double vie d’autant plus contrôlée qu’il est devenu à lui-même son propre “qu’en dira-t-on”47 ». Désireux d’entrer dans le club des durs, Bob s’y présente à nouveau, mais un arrivant surgissant par surprise le précipite dans les bras du portier, à qui Bob fait les yeux doux. Lorsqu’il part chercher une perruque pour se faire passer pour plus dur qu’il ne l’est, il revient avec les cheveux multicolores, rappel de l’arc-en-ciel sus-cité. 21 Ainsi, si l’on a accusé la presse d’avoir « outé » Bob l’éponge, il faut bien reconnaître que la figure de l’outing était déjà présente, avec ironie, dans la série48. Rappelons que l’outing consiste à révéler l’homosexualité d’une personnalité publique, pour des raisons diverses selon le contexte. L’outing a ainsi été un instrument de disqualification publique dans l’entre-deux-guerre, des campagnes politiques utilisant l’homosexualité comme moyen d’éliminer les opposants49. Mais il a aussi été un moyen pour les associations homosexuelles de dénoncer les propos homophobes de personnalités qui menaient une vie homosexuelle dans le privé, notamment dans les années 1980 par des militants de la lutte contre le sida50. Lorsque Eric Fassin commente des justifications non homophobes de l’outing, il explique : « […] le outing ne vise plus tel ou tel homosexuel, mais l’homophobie dont cet individu est le produit – il a pour fonction, non de dévoiler la mauvaise foi d’un homosexuel honteux, mais la bonne conscience d’une société satisfaite51 ». 22 En mettant en avant un héros pour enfants au genre non normatif, ou « non hétéronormé », les créateurs de la série s’exposaient aux critiques des conservateurs ou des extrémistes religieux. Le cas de l’affaire qui a vu l’évangéliste James Dobson dénoncer l’homosexualité de Bob l’éponge n’a fait que le confirmer. Il peut s’agir, de la part de Dobson, d’une reprise de la « panique homosexuelle », ou d’un de ses avatars. Cette expression désigne aux États-Unis la ligne de défense des personnes accusées d’avoir agressé un ou des homosexuels. Accusant à leur tour leur(s) victime(s) d’avoir voulu les séduire, les agresseurs invoquent la panique qu’ils ont subie et qui les a poussés à l’agression, dans le but de recueillir l’indulgence du jury52. De même, Dobson stigmatise un personnage de dessin animé qu’il juge dangereux parce qu’il apparaît aux enfants, et qu’il peut les influencer en rendant familier des comportements non normatifs. Alors que l’outing peut être un moyen de lutter contre l’homophobie, la protestation contre la présence d’un personnage qui renvoie aux représentations d’homosexuels trahit plutôt une volonté de censure, un désir de rendre invisibles les identités de genre non normées. Depuis que la presse a révélé les liens possibles entre Bob l’éponge et les homosexuels, il est devenu suspect et persona non grata dans les foyers des extrémistes religieux. Comme l’analyse Judith Butler à propos de la politique du don’t ask, don’t tell dans l’armée, le tabou de l’homosexualité une fois brisée, il faut endiguer une homosexualité contagieuse, qui risque de se transmettre au reste de la population. « Le mot – comme le désir – s’attrape exactement de la même façon qu’une

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maladie. Au sein du discours contemporain de l’armée, le caractère tabou de l’homosexualité est intensifié par la réduction phobique des relations homosexuelles à la transmission du sida, qui intensifie encore l’assimilation des déclarations homosexuelles à des actes contagieux.53 » Chaque apparition de Bob l’éponge peut alors représenter une menace pour le psychisme des jeunes téléspectateurs. 23 Lors de la polémique qui a suivi, le président de l’Église unie du Christ, John H. Thomas, s’est opposé à Dobson, et a déclaré que son église accueillerait Bob l’éponge. Tous deux semblent faire la même confusion entre la fiction et la réalité. Cependant, il s’agit avant tout de poser des lignes politiques au sujet de la tolérance à avoir au sujet des représentations de l’homosexualité ou du genre. À l’intolérance de Dobson répond alors la tolérance de Thomas. L’hypothèse selon laquelle, si Bob l’éponge existait, l’Église unie du Christ lui serait ouverte, résonne étrangement, mais se lit surtout comme un signe de bienvenue envers les homosexuels et une déclaration de principes moraux bien éloignée du rejet et des anathèmes de Dobson54. 24 Le personnage de Bob peut aussi rappeler certains préjugés envers les homosexuels, si on assimile fiction et préjugés. C’est l’adulte infantile et immature gâté par sa grand- mère (« L’Éponge à sa mamie55 »). Lorsque les clients du Crabe croustillant voient sa grand-mère l’embrasser sur le front, ils se moquent de lui, le traitent de « gros bébé » et l’un d’eux imagine qu’il joue à la poupée. Bob tente de prendre une attitude plus adulte et de renoncer aux cookies, au lait et autres cadeaux de sa grand-mère, mais il ne peut lutter contre sa nature, et son aïeule lui apprend qu’il peut être un adulte tout en profitant de son affection, comme avant. Le dernier plan montre cependant les clients assistant à la scène devant la fenêtre, hilares, confirmant que Bob ne peut changer et qu’aux yeux des autres il continuera, quelles que soient les apparences qu’il se donnera, à passer pour un être immature. Bob l’éponge, le film joue principalement sur cette facette essentielle de Bob, son immaturité. L’opposition s’avère porter entre l’être infantile qu’il est resté et l’homme adulte qu’il n’a pas su devenir, et Mr. Krabs lui explique que malgré ses états de service, il ne l’a pas choisi comme manager parce qu’il n’est pas assez « man » pour être « man-ager ». On peut mettre en relation cette immaturité de Bob avec l’immaturité prêtée aux homosexuels par la psychanalyse, leur état psychique étant supposé correspondre à un arrêt du développement de la pulsion sexuelle56. Cette idée est devenue un lieu commun de la rhétorique homophobe57, qui laisse croire qu’on peut « guérir » les homosexuels, les faire évoluer vers l’hétérosexualité58. On retrouve cette idée aux États-Unis dans l’arsenal psychologique des groupes religieux de thérapie réparative pour homosexuels (les fameux « ex- gays »)59. Même si le lien entre immaturité et homosexualité n’est pas voulu, il est tout à fait intelligible pour certains spectateurs américains, en particulier la frange conservatrice. Une telle lecture homophobe risque de piéger l’interprétation, en voyant un lien essentiel, chez un personnage imaginaire, entre son immaturité et une sexualité à laquelle il ne saurait s’identifier dans un monde asexué. Il faudrait plutôt y voir une manière de déjouer les lectures normatives : en présentant l’immaturité de Bob comme partie intégrante de sa personnalité, qu’il doit accepter contre la norme sociale, l’épisode célèbre non sans ironie l’anticonformisme. 25 Identifier un personnage de fiction animé pour la jeunesse à une figure d’homosexuel a ainsi peu de pertinence, d’autant plus que son créateur le décrit comme « relativement asexuel ». Sara Banet-Weiser insiste de son côté sur la volatilité du genre : « Bob l’éponge est souvent vu en travesti, comme d’autres figures camp qui vont de Tony

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Curtis à Mr. Smithers dans les Simpson. Comme ces personnages, Bob l’éponge “performe” le genre dans le sens où Judith Butler en parle : plutôt qu’un simple rôle qu’il endosse puis abandonne sur un coup de tête, le travestissement de Bob devient son genre dans le sens où c’est un style constamment performatif60 ». Ne pas avoir de sexualité n’empêche pas un personnage de fiction de jouer sur le genre. Semer des indices d’une identité de genre considérée comme minoritaire relève de la richesse des référents dans la culture destinée à la jeunesse. Deux des commentatrices de la série, Heather Hendershot et Sara Banet-Weiser, s’accordent à reconnaître l’allusion à l’homosexualité tout en prenant de la distance avec une mise en scène qui n’a rien à voir avec la sexualité adulte. « En fait, s’il y a quelque chose d’“adulte” au sujet de ce monde, c’est la récurrence de la question de la sexualité et de la différence sexuelle. La série parodie la masculinité et a pour vedette la personnage gay le plus “avoué” de la télévision pour enfants. Bien sûr, rien de ceci n’est adulte en soi.61 » « Ces programmes sont diffusés pour un public aguerri par la simplification de l’ironie, la démocratisation du camp, et le manque de sérieux général (excepté en tant que parodie) dans les séries animées qui s’adressent aussi bien aux gamins qu’aux adultes.62 » 26 La polémique qui a entouré l’apparition du personnage dans un clip vidéo en faveur de la tolérance témoigne de son côté d’une sorte de guerre d’influences autour de la représentation d’identités de genre considérées comme indésirables63. Bob l’éponge était vu comme permettant à la communauté gay de s’exprimer sous le couvert d’un personnage de dessin animé pour enfants. Les attaques contre ce dernier, ou contre Tinky Winky des Teletubbies, révèlent les peurs que des êtres de fiction peuvent faire naître, lorsqu’ils s’adressent à un jeune public. On a pu le constater récemment en France, à travers la polémique qui a eu lieu autour du film d’animation Le Baiser de la lune64, avant même qu’il ne soit terminé, à la simple annonce qu’il serait projeté en écoles primaires, au reproche que ses personnages amoureux sont de même genre. La paranoïa qui consiste à craindre une contamination au travers de productions culturelles battait son plein. Peut-être faut-il admettre que même des personnages imaginaires destinés à la jeunesse sortent des sentiers battus, et concourent à la richesse des représentations.

ANNEXES

Références Bob l’éponge, la série et le film Bob l’éponge, l’intégrale saison 1, 40 épisodes, Nickelodeon et , 2005 [date de sortie des DVD en France]. Bob l’éponge, l’intégrale saison 2, 39 épisodes, Nickelodeon et Paramount Pictures, 2006. Bob l’éponge, l’intégrale saison trois, 37 épisodes, Nickelodeon et Paramount Pictures, 2007.

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Bob l’éponge, l’intégrale saison 4, 38 épisodes, Nickelodeon et Paramount Pictures, 2008. Stephen Hillenburg, Bob l’éponge, le film (The SpongeBob SquarePants Movie), Paramount Pictures et Viacom International Inc., 2004.

NOTES

1. « Camp cartoon star ’is not gay’ », BBC News, 9 octobre 2002. 2. « US right attacks SpongeBob video », BBC News, 20 janvier 2005 ; Associated Press, « Spongebob, Muppets, Sister Sledge writer suffer criticism », USA Today, 22 janvier 2005 ; Stephen M. Silverman, « SpongeBob Asexual, Not Gay: Creator Says », People, 28 janvier 2005. 3. « Dobson Clarifies Pro-Gay SpongeBob Video Controversy », Christian Post, 28 janvier 2005. 4. COULMONT, Baptiste, « L’éponge gaie et l’érable lesbienne », billet créé le 26/01/2005, consulté le 02/12/2009. 5. « The star of this new children’s TV show was not a superhero from a hit movie. He was not even a mammal. » Heather Hendershot, « Nickelodeon’s Nautical Nonsense: The Intergenerational Appeal of SpongeBob SquarePants », in Heather Hendershot (dir.), Nickelodeon Nation, New York, New York University Press, 2004, p. 183. 6. « Bossy Boots », scénario de Walt Dohrn, Paul Tibbit et Mr. Lawrence, réalisation de Walt Dohrn et Paul Tibbit, saison 2. 7. ROTTNECK, Matthew (dir.), Sissies and Tomboys: Gender Nonconformity and Homosexual Childhood, New York, New York University Press, 1999. 8. « Indeed, SpongeBob’s masculinity is often questioned in the show - he is depicted as a wimp, a crybaby, and a nerd, among other decidedly “unmasculine” traits. » Sara Banet-Weiser, « Is Nick for Kids? Irony, Camp, and Animation in the Nickelodeon Brand », Kids rule!: Nickelodeon and consumer citizenship, Durham, Duke University Press, 2007, p. 204. 9. Sur le genre, voir HURTIG, Marie-Claude, KAIL, Michèle, et ROUCH,Hélène (dir.), Sexe et genre, de la hiérarchie entre les sexes, Paris, CNRS, 1991 ; FAUSTO-STERLING, Anne, Sexing the Body: Gender Politics and the Construction of Sexuality, New York, Basic Books, 2000 ; GARDEY, Delphine, et LÖWY, Ilana (dir.), L’Invention du naturel, les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2000 ; BUTLER, Judith, Défaire le genre, Paris, éditions Amsterdam, 2006 ; DORLIN, Elsa, Sexe, genre et sexualités, Paris, PUF, 2008. 10. « Mr. Krabs’ Trash », saison 3. 11. BADINTER, Élisabeth, XY. De l’identité masculine, Paris, Odile Jacob, 1992 ; Le Livre de poche, 1994, p. 77-84. 12. « MuscleBob BuffPants », scénario d’Ennio Torresan Jr., Erik Wiese et Mr. Lawrence, réalisation d’Edgar Larrazabal, saison 1. 13. « Tea at the Treedome », scénario de Peter Burns, Mr. Lawrence et Paul Tibbit, réalisation de Tom Yasumi, saison 1. 14. HILLENBURG, Stephen, Bob l’éponge, le film (The SpongeBob SquarePants Movie), Paramount Pictures et Viacom International Inc., 2004. 15. LEVINE, Martin P., Gay Macho: The Life and Death of the Homosexual Clone, New York, New York University Press, 1998. 16. RAMAKERS, Micha, Tom of Finland, the Art of Pleasure, Cologne, Taschen, 1998. Dans l’épisode « La Mou... La... La... » (« Born to Be Wild », saison 4), Bob et Patrick s’habillent de cuir pour affronter des motards, renvoyant à toute une esthétique du cuir S/M gay fortement présente

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chez Tom of Finland (cf. Mark Thompson (dir.), Leatherfolk: Radical Sex, People, Politics and Practice, Boston, Alyson, 1991). 17. Cf. BUTLER, Judith, Trouble dans le genre, le féminisme et la subversion de l’identité (Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity, Londres, Routledge, 1990), Paris, La Découverte, 2006, et PRECIADO, Beatriz, Manifeste contra-sexuel, Paris, Balland « modernes », 2000. 18. « Wigstruck », scénario de Luke Brookshier, Tom King et Dani Miacheli, réalisation d’Alan Smart, saison 4. 19. « Jellyfish Jam », scénario d’Ennio Torresan Jr., Erik Wiese et Peter Burns, réalisation de Fred Miller, saison 1. 20. Voir THÉVENIN, Patrick, « Clubbing gay », in ERIBON, Didier (dir.), Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes, Paris, Larousse, 2003, p. 118-119 ; JONES, Randy, et BEGO, Mark, Macho Man: The Disco Era and Gay America’s "Coming Out", Praeger Publishers, 2008. 21. Je m’éloigne peut-être en cela de Jeffery P. Dennis, « ’The Same Thing We Do Every Night’: Signifying Same-Sex Desire in Television Cartoons », Journal of Popular Film and Television, 22 septembre 2003, qui démontre plutôt dans cette série l’importance du désir homosexuel en dehors de représentations identitaires. 22. CHAUNCEY, George, Gay New York, 1890-1940, Paris, Fayard, 2003, cité par Jean-Yves Le Talec, Folles de France, repenser l’homosexualité masculine, Paris, La Découverte, 2008, p. 85. 23. La série animée se rapproche ainsi des séries de bande dessinée de George Herriman, Krazy & Ignatz, 1931-1932, Seattle, Fantagraphics Books, 2004, ou Nikita Mandryka, Le Concombre masqué, l’intégrale des années Pilote, Paris, Dargaud, 2004. Sur le nonsense, voir Robert Benayoun, Les Dingues du nonsense, de Lewis Carroll à Woody Allen, Paris, Seuil « points virgule », 1986. 24. ERIBON, Didier, Réflexions sur la question gay, Paris, Fayard, 1999, p. 133, cité par Jean-Yves Le Talec, op. cit., p. 117. 25. LE TALEC, Jean-Yves, Folles de France, repenser l’homosexualité masculine, Paris, La Découverte, 2008, p. 119. 26. « With its bright colors, fun music, and goofy sound effects, this cartoon feels “childish” and, by extension, “innocent.” That the characters are animated and have no life outside the show helps matters; if a slightly off-color potty reference is made, the joke is tempered by the fact that this is a cartoon, without adult actors pretending to be childish. » Hendershot, art. cit., p. 189. 27. « Camp is gender without genitals » Philip Core, « FromCamp: The Lie That Tells the Truth », in CLETO, Fabio (dir.), Camp: Queer Esthetics and the Performing Subject, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1999, cité par Jean-Yves Le Talec, op. cit., p. 79. 28. « That’s No Lady », scénario de Casey Alexander, Chris Mitchell et Steven Banks, réalisation d’Andrew Overtoom, saison 4. 29. BANET-WEISER, Sara, « Is Nick for Kids? Irony, Camp, and Animation in the Nickelodeon Brand », Kids rule!: Nickelodeon and consumer citizenship, Durham, Duke University Press, 2007, p. 178-210. 30. Pour reprendre l’expression d’Adrienne Rich, «Compulsory Heterosexuality and Lesbian Existence », Signs: Journal of Women in Culture and Society, vol. 5, n° 4, 1980, Compulsory Heterosexuality and Lesbian Existence, Londres, OnlyWomen Press, 1981, repris dans Blood, Bread and Poetry. Selected Prose, 1978-1985, New York, W. W. Norton, 1986 (traduction dans Nouvelles Questions féministes, n° 1, mars 1981). 31. WILDER, Billy, Some Like It Hot, avec Marilyn Monroe, Tony Curtis, Jack Lemmon, 1959. 32. « Mermaidman and Barnacleboy II », scénario de Chuck Klein, Jay Lender et Mr. Lawrence, réalisation de Tom Yasumi, saison 1. 33. BUSSCHER, Pierre-Olivier de, « Bande dessinée », in TIN, Louis-Georges (dir.), Dictionnaire de l’homophobie, Paris, PUF, 2003, p. 61. 34. BARON-CARVAIS, Annie, La Bande dessinée, Paris, PUF « Que sais-je ? », 1994, p. 86-87.

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35. « Mermaidman and Barnacleboy », scénario de Paul Tibbit, Mark O’Hare et Mr. Lawrence, réalisation de Sean Dempsey, saison 1. 36. « Rock-A-Bye Bi-Valve », scénario de Jay Lender, Sam Henderson et Mark O’Hare, réalisation de Sean Dempsey, saison 3. 37. DELPHY, Christine, « L’Ennemi principal », Partisans n° 54-55, juillet-octobre 1970, réédition : Libération des femmes année zéro, Paris, Maspero, 1972, p. 130-131 et 133, article repris dans DELPHY, Christine, L’Ennemi principal 1, Économie politique du patriarcat, Paris, Syllepse, 1998. Pour des travaux récents, voir SINGLY, François de (dir.), L’Injustice ménagère, Paris, Armand Colin, 2007. 38. NEWTON, Esther, Mother Camp, Female Impersonators in America, Chicago, University of Chicago Press, 1972, cité par Jean-Yves Le Talec, op. cit., p. 103. 39. WARNER, Michael (dir.), Fear of a Queer Planet. Queer Politics and Social Theory, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1993. 40. SAINT-GELAIS, Richard , « Fiction », in ARON, Paul, SAINT-JACQUES, Denis, et VIALA, Alain (dir.), Le Dictionnaire du littéraire, Paris, PUF « Quadrige », 2004, p. 235. 41. EKLUND, Matti, « Fictionalism », Stanford Encyclopedia of Philosophy, 30 mars 2007. 42. MARE, Alexandre, Sexe ! Le trouble du héros, Lyon, Les Moutons électriques, 2010. 43. « Ripped Pants », scénario de Paul Tibbit et Peter Burns, réalisation d’Edgar Larrazabal, saison 1. 44. « I Had an Accident », scénario de C. H. Greenblatt, Kaz et Merriwether Williams, réalisation de Frank Weiss, saison 3. 45. « No Weenies Allowed », scénario de Paul Tibbit, Kent Osborne et Merriwether Williams, réalisation d’Andrew Overtoom, saison 3. 46. Voir par exemple le film de Frank Oz In & Out, avec Kevin Kline et Tom Selleck, 1997. Didier Eribon le cite dans son chapitre « Dire et ne pas dire » de Réflexions sur la question gay (Paris, Fayard, 1999), où il discute de la double vie des homosexuels et de la peur d’être découvert. 47. POLLAK, Michael, Les Homosexuels et le Sida, Paris, Métailié, 1988, cité par Eric Fassin, « “Out” : la métaphore paradoxale », in TIN, Louis-Georges, et PASTRE, Geneviève (dir.), Homosexualités, expression/répression, Paris, Stock, 2000, p. 187. 48. James Alison, dans « Wrath and the gay question: on not being afraid, and its ecclesial shape » , juillet-octobre 2006, trouve le même genre d’allusions au coming out dans Shark Tale, DreamWorks Animation, 2004. 49. TAMAGNE, Florence, « La répression de l’homosexualité dans les années 1920 et 1930 : étude comparative », in Louis-Georges Tin et Geneviève Pastre (dir.), Homosexualités, expression/ répression, Paris, Stock, 2000, p. 82-90. 50. BROQUA, Christophe, « Outing », in Louis-Georges Tin (dir.), Dictionnaire de l’homophobie, Paris, PUF, 2003, p. 301. 51. FASSIN, Éric, « “Out” : la métaphore paradoxale », in TIN, Louis-Georges, et PASTRE, Geneviève (dir.), Homosexualités, expression/répression, Paris, Stock, 2000, p. 192. 52. KOSOFSKY SEDGWICK, Eve, Epistemology of the Closet, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1990, p. 20-21. 53. BUTLER, Judith, Le Pouvoir des mots (Excitable Speech, A Politics of the Performative, New York et Londres, Routledge, 1997), Paris, éditions Amsterdam, 2004, p. 182. 54. Sur la violence du discours religieux contre les homosexuels aux États-Unis, voir COBB, Michael, God Hates Fags: the Rhetorics of Religious Violence, New York, New York University Press, 2006. 55. « Grandma’s Kisses », scénario de Walt Dohrn, Paul Tibbit et Merriwether Williams, réalisation de Walt Dohrn et Paul Tibbit, saison 2.

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56. FREUD, Sigmund, « nous la considérons [l’homosexualité] comme une variation de la fonction sexuelle produite par un arrêt dans le développement normal », Correspondance, Paris, Gallimard, 1966, cité par Didier Eribon, Une morale du minoritaire, Paris, Fayard, 2001, p. 225. 57. TIN, Louis-Georges, « Rhétorique », in Louis-Georges Tin (dir.), Dictionnaire de l’homophobie, Paris, PUF, 2003, p. 359. 58. DUBERMAN, Martin, Cures, A Gay Man’s Odyssey, New York, Dutton, 1991. 59. ERZEN, Tanya, Straight to Jesus: Sexual and Christian Conversions in the Ex-Gay Movement, California University Press, 2006, et WOLKOMIR, Michelle, Be Not Deceived: The Sacred and Sexual Struggles of Gay and Ex-Gay Christian Men, Rutgers University Press, 2006. 60. « SpongeBob is often seen in drag, like other campy icons ranging from Tony Curtis to Mr. Smithers on The Simpsons. Like those other characters, SpongeBob is “performing” gender in the sense that Judith Butler discusses it: rather than simply a rôle he takes on and off at whim, the cross-dresssing of SpongeBob becomes his gender in the sense that it is a constant performative style. » Sara Banet-Weiser, op. cit., p. 204. 61. « In fact, if there is anything “adult” about this world, it is the recurrence of the question of sexuality and sexual difference. The show parodies masculinity and features the most “out” gay character on children’s television. Of course, none of this is inherently “adult”. » Hendershot, art. cit., p. 197. 62. « [T]hese programmes are aired to an audience well seasoned by the commodification of irony, the mainstreaming of camp, and the general lack of earnestness (except as parody) in animated shows that appeal to both kids and adults. » Sara Banet-Weiser, op. cit., p. 206. 63. KOSOFSKY SEDGWICK, Eve, « How to bring your kids up gay: the war on effeminate boys », Tendencies, Durham, Duke University Press, 1993, p. 151-161. 64. WATEL, Sébastien, Le Baiser de la lune, L’Espace du mouton à plumes/JPL Films/TV Rennes 35, 2010.

RÉSUMÉS

Depuis 1999, la série animée Bob l'éponge met en scène un personnage improbable au genre ambigu. Archétype du garçon efféminé, Bob l'éponge joue avec la vision du genre et multiplie les clins d'œil à l'homosexualité, à travers un humour camp et la formation de couples de même sexe. La visibilité d'un tel personnage et sa cible enfantine ont ainsi provoqué le scandale auprès de groupes religieux aux États-Unis, cédant à la tentation d'attribuer une sexualité à un personnage de fiction, et de contrôler la mise en scène du genre à la télévision.

AUTEUR

SAMUEL MINNE

Membre du CERLI et collaborateur à la revue Inverses, il a publié plusieurs articles sur l'homosexualité dans la littérature et sur la bande dessinée. Il a participé en 2011 au colloque de Cerisy sur Walt Disney. Derniers articles : « Le militantisme critique : la reconstruction de l'homosexualité par les sciences humaines », in

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Jean-Philippe Cazier (dir.), L'Objet homosexuel, études, constructions, critiques, Mons (Belgique), Sils Maria éditions, 2009, p. 17-23. « “Ma personnalité s'est formée à partir de ce langage” : l'écriture de N. Bouraoui, F. Chiarello et F. Guène », in Cécile Narjoux (dir.), La Langue littéraire à l'aube du XXIe siècle, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2010, p. 111-120. « Clio et Olivia : le roman historique dans la littérature lesbienne britannique », Inverses, n° 10, dossier Europe, mai 2010. « Stratégies éditoriales et représentations de l'homosexualité dans la bande dessinée lesbienne et gay francophone », Image [&] Narrative, vol. 11 n° 2, 2010, p. 171-184.

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Comment peut-on être lesbienne ? Hétéronorme et hétérosexisme des fictions télévisées françaises

Brigitte Rollet

1 « France 2 ose lever le voile sur un sujet encore tabou, l’homosexualité féminine1 ». Contrairement à ce que l’on pourrait croire, cette remarque sur un téléfilm diffusé en prime time ne date pas de l’ORTF mais de février 2007 et concerne la fiction unitaire d’Alain Tasma, La Surprise. Quelle que soit la manière de la lire, le (ou plutôt les) message(s) est (sont) assez clair(s) : 1) l’homosexualité féminine est un tabou MAIS 2) cette chaîne – publique – a le courage non seulement de l’évoquer mais 3) de la « révéler », de « découvrir » ce qui est caché si l’on s’en tient à la définition du Robert. Près de dix ans après les premiers débats sur le Pacs en France (1998), quelques dizaines de fictions et de personnages de gays et lesbiennes plus tard, quelques centaines d’émissions de plateaux, reportages et autres débats qui ont montré, donné à voir des femmes qui aiment les femmes et des hommes qui aiment les hommes, un hebdomadaire de télévision grand public peut écrire et publier ce commentaire. Il est vrai qu’il est sans doute surtout révélateur du profil et du lectorat du plus vieux magazine de télévision de France (créé en 1944). Il n’en demeure pas moins qu’il traduit bien les réticences, – pour ne pas dire autre chose –, de la télévision française contemporaine, de ceux et celles qui la font, qui la vendent, qui la regardent, au sujet des lesbiennes ou des relations saphiques sur le petit écran2.

2 Je m’intéresserai dans cet article aux constructions télévisuelles de l’homosexualité féminine telle qu’on la trouve à la télévision française depuis le milieu des années 1990, moment qui marque une augmentation de la visibilité des gays et lesbiennes sur le petit écran. En ce qui concerne ces dernières, les couples de femmes, avec ou sans enfants mais le plus souvent avec, dominent le très maigre corpus des fictions françaises avec lesbiennes diffusées sur les chaînes hertziennes depuis 1995. Je m’attacherai ici à l’analyse plus précise de deux téléfilms unitaires dont les héroïnes sont des mères impliquées dans des relations amoureuses avec des femmes : Tous les papas ne font pas pipi debout (Dominique Baron sur un scénario de Chris Van des Stapen, 1998) et La surprise (Bernard Stora, 2007). J’évoquerai également le cas particulier de la commande de M6 Un amour de femmes (Sylvie Veyrehde, 2001) 3. Il s’agira ici de repérer les implicites idéologiques à l’œuvre et les stratégies par lesquelles la « menace » que

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représentent ces personnages est désactivée. A travers ces trois exemples, commandées par des chaînes différentes (M6, et France 2), j’identifierai les tendances dominantes des chaînes privées et publiques lorsqu’elles montrent en prime time (ou dans un cas, décident de ne pas montrer), des modes de vie supposément alternatifs. J’analyserai comment se construit la transgression (s’il en est) de ces héroïnes différentes (ou pas ?) à la télévision française depuis la fin du siècle dernier (et donc après le Pacs). Les limites de la transgression seront illustrées par la censure du film de Verheyde pourtant commandé par la chaîne, et les « réticences » scénaristiques des autres téléfilms. 3 Si la culture populaire (et de ce fait les fictions du petit écran), traduit désormais ce qu’Annette Kuhn appelait le « féminisme populaire »4, à savoir des problématiques issues des mouvements féministes sans s’en revendiquer nécessairement et précisément, elle n’a pas pour autant dépassé un autre clivage que celui de la différenciation sexuelle, qui a trait plus spécifiquement à l’orientation sexuelle. La télévision française par exemple, rejoint en cela une certaine critique féministe, pour laquelle l’homosexualité n’est pas considérée à proprement parler comme une alternative viable au modèle sexuel dominant. De même, la télévision française, aussi proche se veuille-t-elle de certaines préoccupations de la majorité de son public, favorise dans ses fictions des personnages féminins hétérosexuels censés remporter l’adhésion des téléspectatrices, sans oser même envisager qu’une alternative soit possible au sacro-saint modèle de la maternité et de la conjugalité hétérosexuelles. Si la maternité est le lot quasi obligé des héroïnes de fiction française, sa signification n’est pas tout à fait la même avec les femmes qui préfèrent les femmes. Tout comme dans la comédie « lesbienne » de Josiane Balasko Gazon Maudit (1995), la maternité reste le « moyen » le plus sûr de conférer aux lesbiennes une « féminité » que l’on suppose donc absente chez elle mais surtout de les présenter avant tout comme des mères, ce qui atténue la dimension transgressive de leurs pratiques sexuelles et leur mode de vie sexuellement indépendantes des hommes5. Pour parodier une phrase célèbre, la lesbienne n’est peut-être pas une femme mais elle peut être une mère, et en particulier dans la culture populaire. Les questions de parentalité devancent de ce fait tout ce qui pourrait être de l’ordre de l’intime et du « conjugal ». Il n’est généralement pas question de quête de l’âme sœur ni à proprement parler d’histoires d’amour du type « girls meet girls », sauf dans UAF et LS. Si le terme de lesbiennes est adapté à TLP, je n’utiliserai pas ce terme pour les deux dernières : elles mettent en effet en scène deux femmes mariées et mères qui au cours de la fiction tombent amoureuses pour la première fois d’une autre femme et vivent une relation sexuelle avec elle qui se prolonge au-delà de l’épilogue. Il s’agit alors pour elles d’un « accident de parcours » comme dira, à tort, le mari furieux (Robin Renucci) à l’amante Claude (Rachida Brakni) de Marion (Mireille Perrier) dans le film d’Alain Tasma.

Le PAF avant et après le PACS côté fictions

4 Avant de s’attarder plus longuement sur ces téléfilms, un petit retour en arrière et une légère contextualisation s’imposent pour souligner les changements majeurs survenus dans les fictions télévisées françaises. Tout d’abord, contrairement au passé diégétique dominant du petit écran version ORTF, le contemporain s’y est désormais progressivement imposé. Si ce qui caractérisait la télévision des Trente Glorieuses

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(Informer, Eduquer, Cultiver et Distraire selon la loi de 1964 sur la télévision française) n’est plus spécifiquement défendu, le PAF (Paysage Audiovisuel Français) n’en a pas moins conservé partiellement certaines de ces missions. Dorénavant ancrées davantage dans un contemporain proche des « réalités » sociales, reconnaissable (et donc immédiatement partageable avec le public), ce fictions privilégient cependant systématiquement les normes dominantes dans le domaine de la conjugalité et de la parentalité. Les « histoires de famille » y sont aujourd’hui presque totalement hégémoniques, même dans des genres – type fictions policières – qui y échappaient auparavant. Les cadres familiaux et conjugaux demeurent généralement classiques, malgré l’inclusion de données sociologiques plus récentes telles les familles recomposées par exemple. Dit autrement, on ne peut parler d’une réelle et visible corrélation entre les mutations sociologiques que connaît la France depuis une quinzaine d’années, et les constructions diégétiques qu’en offre la télévision. Ceci n’est pas propre à la fin du vingtième siècle et au début du suivant : dans une très intéressante étude sur la télévision française dans le contexte particulier des années 1970 marquées par la « révolution sexuelle », Bernard Papin, a démontré la nature des idées préconçues quant aux effets supposés de l’une sur l’autre, en soulignant qu’« en matière de mœurs il y aurait au cours de l’histoire un mouvement perpétuel de libération qui débriderait toujours davantage les discours et dévoilerait plus les corps », ou encore « il y aurait une corrélation nécessaire entre la morale de l’époque et le régime de représentation » (2005 : 152)6. J’ai établi dans mon ouvrage sur l’homosexualité dans les fictions à la télévision française entre 1995 et 20057 que les constructions culturelles suivent rarement l’émergence d’un discours moins intolérant sur une groupe : dans mon étude, les effets supposés du Pacs sont éminemment discutables en termes d’amélioration des constructions télévisuelles d’une autre orientation sexuelle que « l’hétérosexualité obligatoire » pour reprendre une autre expression célèbre.

5 Dans le corpus sur lequel j’ai travaillé qui recensait les fictions avec gays et/ou lesbiennes dans des rôles narratifs importants, ces dernières étaient sous représentées et ne se trouvaient que dans un tiers de l’ensemble : cette inégalité entre les personnages féminins et masculins traduit une situation de domination du masculin généralisée et n’est pas propre à ce médium en particulier. Elle illustre également des tendances repérables dans le « groupe » homosexuel en général : après des décennies de discrimination homophobe renforcées durant les années sida dès le début des années 1980, il semblerait qu’une sorte de « capital de sympathie » se soit développé en faveur des gays dans les années 1990. Ce phénomène peut s’expliquer par le style de vie « branché » souvent attribué au gay (jeune et urbain faut-il préciser). La lesbienne, généralement associée au féminisme, à l’androphobie et au refus des critères traditionnels de la féminité prépondérants sur les chaînes (et ailleurs) est en revanche beaucoup moins séduisante comme personnage (à quelques exceptions près sur lesquelles nous reviendrons plus bas). 6 Les téléfilms choisis pour cet article entrent dans la catégorie des OEF (Œuvres d’Expression française) ce qui correspond aux cahiers des charges des chaînes du PAF selon la directive de 1992 du CSA (Conseil Supérieur de l’Audiovisuel)8 : en d’autres termes, il s’agit de téléfilms financés, produits et souvent commandés par la chaîne, ce qui représente un enjeu financier (et idéologique non négligeable). Les téléfilms unitaires d’une durée d’environ 90 minutes occupent différents créneaux de la semaine

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selon les chaînes : sur France 2 (qui a diffusé les deux fictions étudiées), on trouve une alternance les mercredis et les vendredis entre les séries (plus gros pourcentages des fictions) et les téléfilms unitaires. Ces diffusions de première partie de soirée (donc en prime time), recueillent généralement entre 25 et 35 % de parts de marchés. Une étude sur les vingt dernières années montre le processus de fidélisation d’un certain public (plus de 50 ans dans sa majorité) à ces soirées, malgré les « échappées » vers les chaînes thématiques et la disparition progressive d’un public jeune pour ces programmes.

France 2 et les femmes qui préfèrent les femmes

7 Première fiction télévisée à mettre en scène un couple de lesbiennes ayant choisi de concevoir « ensemble », TLP est diffusé en horaire de grande écoute (première partie de soirée), un mercredi de décembre 1998, soit un mois après les débuts des débats sur le Pacs à l’Assemblée Nationale en novembre. Le scénario est écrit par la scénariste belge Chris Van Stappen, déjà auteure du remarqué Ma vie en rose¸ réalisé par Alain Berliner et sorti dans les salles de cinéma françaises un an plus tôt. Il s’agit d’une co-production franco-belge, ce qui n’est pas anecdotique compte tenu de la dimension généralement plus « osée » de telles co-productions de la télévision française publique avec ses voisines francophones de Suisse et de Belgique. Le chapeau de l’Inathèque présente l’histoire comme suit :

8 Tous les papas ne font pas pipi debout tolérée9 9 Un peu moins de dix ans plus tard, la même chaîne diffuse une autre commande entrant dans la catégorie des OEF. Alain Tasma à qui l’on doit le remarqué A cran en 2003, est auparavant associé à des fictions policières ou historiques10. Signé par la scénariste Dominique Garnier (qui a préalablement travaillé avec Alain Berliner sur une adaptation de Simenon) à partir d’une idée de Claire Tasma auquel le téléfilm est dédié, LS est ainsi résumé par les documentalistes de l’Inathèque : « Marion, la quarantaine, est lassée de sa vie et quitte son mari Paul et sa fille Justine pour vivre seule. Elle rencontre Claude, une amie de sa sœur, avec qui elle entretient une relation amicale puis amoureuse. Elle s'installe chez Claude mais celle-ci a du mal à faire le deuil d'une histoire passée avec une autre femme. Paul et Justine vivent mal le fait que Marion ait une relation avec une femme. Marion prend ses distances avec Claude mais lorsque celle-ci a un accident de la route, elle va la voir à l'hôpital. Justine rejoint se mère et s'excuse de son comportement. Lorsque Claude se réveille, Marion est à ses côtés ».

10 Précédé de 25 bandes-annonces dans les 3 jours avant la diffusion11, le téléfilm recueille un peu moins de 18 parts de marché, soit un score moins élevé que la tendance habituelle précédemment évoquée. Le décalage entre le public féminin et masculin (pratiquement du simple au double selon les chiffres de l’INA) est assez intéressant car il est rarement aussi marqué dans les fictions avec lesbiennes sur lesquelles j’ai précédemment travaillé. Serait-ce un indice que l’on sort des constructions télévisuelles sur le sujet (il y a fort à parier l’inverse dans la répartition sexuée du public pour les fictions érotiques de M6 le dimanche soir !) ? La nature de la surprise est plus ou moins révélée par les bandes-annonces qui sont de deux sortes : la plus courte est assez elliptique pour qui n’aurait pas lu le résumé dans son magazine (où les choses sont clairement exprimées) ; la version plus longue est également plus dramatique et très explicite. Sur fond de musique lancinante, on y voit et entend le mari dire à Claude

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de manière très menaçante « j’aimerais que vous laissiez ma femme tranquille », puis Marion déclarer « j’ai pas l’intention de la sacrifier » avant la phrase énigmatique de Claude « t’as raison d’avoir peur de moi ». La voix-off annonce ensuite « surprise, étonnement, coups de théâtre, plaisir-s inattendu-s […] ». On y voit aussi l’un des baisers entre les deux femmes. 11 Le choix de ces téléfilms en particulier est motivé par les décalages idéologiques et narratifs – bienvenus – qu’ils offrent par rapport aux autres étudiés dans mon livre12. Dans les deux, les héroïnes correspondent aux critères esthétiques féminin en vigueur sur le petit écran et aucune ne pourrait être taxée de masculine ou de butch, ce qui n’est pas propre à ces fictions-là mais se remarque sur l’ensemble du corpus13. La lesbienne télévisée doit être aussi séduisante que ses consœurs hétérosexuelles, d’autant plus qu’elle partage désormais avec elle la maternité et la parentalité. Pas de féminisme exacerbé ni d’androphobie non plus chez ces protagonistes. Aucun des deux films ne pose l’homosexualité comme le « douloureux problème » version Ménie Grégoire, une tendance malheureusement marquée dans la plupart des fictions contemporaines. Ni l’une ni l’autre n’offre « d’explication » sur l’homosexualité des protagonistes dont l’orientation sexuelle est une donnée posée et indiscutable. Rares sont les scènes d’intimité même si l’on voit les femmes ensemble au lit ou échangeant des baisers. Soulignons ici que les téléfilms aux horaires de grande écoute – donc rassemblant un public supposé familial – ne sont pas non plus connus pour leur érotisme débridé. 12 Si l’on repère dans TLP une « typologie capillaire » 14 absente dans LA, on note un contraste social entre les femmes qui pourrait se traduire en raccourci par « l’intello et la manuelle » : Zoé et Marion sont enseignantes, Dan (prénom sexuellement ambigu de la maître nageuse) et Claude15 (brocanteuse) se servent beaucoup plus de leurs bras. Plusieurs scènes illustrent dans les deux cas le côté bricoleur de la « vraie » lesbienne (i.e. celle qui n’a pas porté d’enfant et est associée indirectement et implicitement au masculin). Le rôle narratif de l’enfant et la question de la maternité sont au demeurant différemment posés selon les films : le couple de TLP est établi et leur fils Simon est le résultat d’un vœu partagé. Marion est un peu plus âgée et sa fille adolescente Justine est issue du mariage dont elle sort au début de l’histoire. Il est intéressant de voir que l’homophobie durement subie par Simon de la part d’un voisin de son âge (soutenu par son père) est « exprimée » par Justine, quoique à un degré bien moins virulent. Quand elle découvre la nature de la relation qui lie sa mère à Claude, elle lui dit, alors qu’elles sont toutes les trois à table : « tu me dégoûtes ! Comment t’as pu me faire ça » 16. Si le dégoût est la réaction quasi systématique des fictions de mon corpus, on ne trouve pas chez Tasma, ce que j’ai appelé « l’homophobe repoussoir ». Avant même que Marion ne lui révèle qu’elle aime une femme (ce qui était dans les fictions antérieures souvent dévoilé par une tierce personne mais non par les parties concernées), le mari est présenté comme incapable de supporter le départ de sa femme, ce qui le rend presque violent. 13 Alors que TLP évite l’étape obligée des récits sur l’homosexualité (découverte de sa différence des histoires d’adolescent-e fréquente dans mon corpus), c’est par l’intermédiaire de Marivaux que l’homosexualité (le mot n’est jamais prononcé) s’invite dans une histoire entre adultes17. Marivaux joue un autre rôle dans le téléfilm de Tasma et l’introduction de sentiments entre femmes s’y fait progressivement. Après les remarques de Justine à sa mère lui parlant de Claude et à qui elle reproche de trop la voir : « t’es amoureuse d’elle ma parole » ce qui lui vaut la réplique immédiate de

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Marion « ça ne va pas non ? j’ai le droit d’avoir une amie ». Ce déni n’empêche que dans la scène suivante où Marion devait commencer un cours de flamenco avec Claude, la première devient subitement très réticente, quitte brutalement la salle de danse et va retrouver le comédien Simon qui l’avait précédemment invitée à la première de sa pièce. Le plan d’après, qui les montrent endormis nus dans un lit, suggère une possible « stratégie de résistance » de Marion devant un sentiment qui n’ose pas encore dire son nom. La séquence suivante accélère les choses puisque les deux femmes sont ensemble hors de chez elles et vont devoir partager le même lit à l’hôtel. Marion tout en prétendant lire, regarde Claude qui se déshabille et son commentaire « t’es bien foutue » (auquel Claude réplique « ça va, t’as pas à te plaindre »), rappelle la scène dans Coup de foudre de Diane Kurys (1983), où les deux femmes dévêtues devant le même miroir « s’auto-évaluent » avant de vanter les charmes physiques de l’autre. Durant le dîner, Marion évoque la scène où deux personnes apparemment de même sexe échangent des propos amoureux ce qui permet à Claude de faire son coming out sans en avoir l’air. La liaison entre les deux femmes n’est pas sans problèmes, aussi bien internes (Claude ne se remet pas de la mort de sa précédente compagne à laquelle elle reste très attachée, Marion lutte contre son désir pour Claude18) qu’externes (Justine et son père). Louise, la sœur de Marion, personnage inédit à mes yeux, se réjouit en revanche du bonheur de sa cadette sans jamais émettre le moindre jugement moral (ce qu’elle n’avait pas fait non plus quand Marion s’installe chez elle après avoir quitté son mari). Si Marion cède à sa fille et quitte Claude, la fin du téléfilm la montre au chevet de son amante19 après une discussion franche et claire avec sa fille : « j’aime Claude, j’aime une femme. J’ai pas l’intention de me sacrifier, ni de la sacrifier ». 14 L’intérêt de ces deux téléfilms dont les histoires diffèrent beaucoup, est pour le premier de poser l’homoparentalité comme un fait acquis sans passer par les débats moraux sur la question. Le second est l’un des rares à justement montrer l’émergence de l’amour et à finir par la formation d’un couple homosexuel, malgré le mari et surtout en dépit de l’enfant. Sans renoncer à Justine, Marion choisit Claude ce qui aurait été inenvisageable auparavant comte tenu du maternalisme effréné. La preuve en est avec l’histoire d’UAF en 2001. Commandé par M6 pour la collection « Combats de femmes », le film est réalisé par Sylvie Vehreyde avec Hélène Fillières (la mère) et Raffaëlla Anderson (l’amante)20. Il raconte la naissance d’une histoire d’amour entre les deux femmes. Le film, distribué en 2004 dans des festivals gays et lesbiens aux États-Unis entre juin et octobre 200421 ne fut jamais diffusé sur M6 pas plus que sur d’autres chaînes françaises. Le plus ironique est qu’il a d’abord été disponible en DVD (il est sorti en octobre 2004) sous le format américain NTSC avant d’être récemment commercialisé en France22. Après visionnement du (télé)film et connaissant le traitement infligé aux lesbiennes dans les fictions télévisées françaises, les réticences des décideurs devant cette histoire où une femme mariée et mère de famille quitte mari et enfant pour rejoindre et aimer une autre femme, ne sont pas si surprenantes que cela. 15 Peut-on pour autant parler de « transgression » à propos des deux téléfilms étudiés ? Oui si l’on considère le contexte particulier de la France de 2007 où l’homosexualité féminine est encore un « tabou » bien que le magazine cité en introduction n’ait pas tout à fait raison : ce n’est pas l’homosexualité per se qui est taboue, c’est le fait d’envisager un futur possible pour les couples de même sexe dans les épilogues des fictions télévisées, c’est de ne pas opter pour des fins ouvertes qui permettent un flou narratif où chacun-e s’y retrouve et où les lignes ne bougent finalement pas, c’est d’envisager, de manière inconsciente peut-être, que les publics n’ont pas tous les

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mêmes attentes et que l’on peut « satisfaire » celles d’une minorité (pas très demandante en France si l’on en croit certains forums) sans exclure la majorité.

NOTES

1. Critique du téléfilm, La Surprise, Téle7jours, N° 2438, du 17 au 23 février 2007, p. 93. 2. Il faut bien évidemment distinguer ici, les fictions pour adultes diffusées sur M6 les dimanches soirs dans lesquelles les pratiques saphiques sont légion, quoi que toujours en « hors-d’œuvre » d’une relation hétérosexuelle à 3. 3. Les titres seront désormais abrégés : TLP, LS, UAF. 4. “a type of feminism that does not name itself as such but which none the less takes for granted issues and ideas put on the agenda by feminists”, Annette Kuhn, Women’s pictures. Feminism and Cinema, Londres et New York : Verso, 1994, 2ème édition, p. 230. 5. Voir sur ce film l’article de Lucille Cairns « Gazon Maudit : French National and sexual identities », French Cultural Studies, Volume 9, part 2, N° 26, pp. 225-237, et de moi-même « « Transgressive masquerades at the fin de siècle ? Gazon Maudit and Pédale douce », dans France : Fin(s) de siècle(e), T. Unwin et K. Chadwick (dir), Edward Mellen, 2000, p. 139-153. 6. PAPIN, Bernard. « La télévision à l’épreuve de la ‘révolution sexuelle’« , dans Années 70. La Télévision en jeu, F. Jost (dir), Paris, CNRS Editions, 2005. 7. Télévision et Homosexualité : 10 ans de fictions françaises (1995-2005), L'Harmattan, 2007. 8. Les chaînes sont soumises à une obligation de produire 120 heures annuelles d’œuvres d’expression françaises ou francophones mais également de « consacrer en moins 16 % de leur chiffre d’affaires net à des ‘dépenses contribuant au développement de la production audiovisuelle d’expression originale française’« . Crée en 1989, le CSA contrôle aujourd’hui encore le PAF. 9. C’est moi qui souligne. Les implicites idéologiques de celles ou ceux qui rédigent les résumés de l’Inathèque, ainsi que les champs lexicaux de la terminologie utilisée seraient absolument passionnants à analyser ! 10. Nuit noire 17 octobre 1961 en 2005 pour Canal +, ou encore Les Harkis en 2006 pour France 2. 11. La première passe le 15 février soit presque une semaine avant la diffusion. En tout, il y en aura 33. 12. J’y renvoie d’ailleurs pour une analyse plus détaillée de Tous les papas. 13. De la même manière, les hommes échappent dans les fictions étudiées aux stéréotypes de la « folle » et ne sont nullement féminisés. 14. Le terme vient de Nicole G. Albert dans son essai sur les lesbiennes dans la littérature fin de siècle : « Selon la typologie capillaire de rigueur, les couleurs d’élection de la vraie lesbienne sont le brun et le roux, (couleur factice par excellence), le blond étant volontiers dévolu à la victime passive et consentante » (Saphisme et décadence dans Paris fin-de-siècle, Paris, La Martinière, 2005, p. 198). 15. Ce prénom épicène n’est pas neutre et est très fréquemment connoté lesbien : outre le personnage de garçon manqué du Club des Cinq d’Enid Blyton, on le retrouve souvent à la même époque dans la littérature populaire lesbiennes étasunienne – lesbian pulp fiction des années d’après-guerre – où la lesbienne – française – s’appelle souvent Claude, voir par exemple dans

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Women’s barracks de Tereska Torres publié par Fawcett en 1950. Les « Claude » sont généralement des lesbiennes brunes prédatrices. 16. C’est moi qui souligne. 17. Le choix du dramaturge n’est pas anodin ni inédit même si le scénario ne fait pas le même usage que le cinéaste Abdel Kechiche dans L’Esquive (2003), On trouve à la télévision et au cinéma, deux cas où Marivaux permet aux protagonistes de faire un « coming out » déguisé : dans le premier film de Catherine Corsini Les Amoureux (1994), le frère de l’héroïne découvre son homosexualité et joue une scène de répétition de théâtre avec son meilleur ami dont il est amoureux avec un sérieux dans les paroles et les gestes que son partenaire ne partage pas. De même quelques années plus tard, dans Charlotte dite Charlie (Caroline Huppert sur un scénario de Colo Tavernier,1999), l’extrait de Marivaux que répètent l’héroïne éponyme et son amie Babou qu’elle aime en secret, est prémonitoire de la suite du téléfilm et les jeux différents de l’une et de l’autre révèlent d’autres tendances d’ordre psychologique. Charlotte fait sa déclaration amoureuse avec une intensité que n’exprime pas son amie, plutôt joviale et même hilare. Tout comme dans le film de Corsini, Charlotte essaie d’embrasser sa partenaire (ce qui fait rire Babou). 18. Elle lui déclarera tout d’abord quand se posera la question d’une relation sexuelle entre elles : « il manque un truc entre les jambes pour que ça m’intéresse ». 19. Autre référence intertextuelle évidente devant Rachida Brakni hospitalisée et sous perfusion avec Chaos de Coline Serreau (2001) où déjà une femme un peu plus âgée qu’elle (Catherine Frot) la veillait. 20. L’actrice jouait Manu l’une des deux femmes dans Baise-moi (1999) Virginie Despentes, film de qui sans être ouvertement lesbien, crée cependant un possible sous-texte érotique entre les deux héroïnes (voir Lucille Cairns, Sapphism on screen. Lesbian desire in French and Francophone Cinema, Edinburgh University Press, 2006). 21. Le San Francisco International Lesbian and Gay Film Festival en juin 2004, le Rochester ImageOut Lesbian and Gay Film and Video Festival et le Reel Affirmations International Gay and Lesbian Film Festival en octobre 2004. 22. De même la « petite chaîne qui monte » a censuré Pour Léo de Christophe Honoré un téléfilm pourtant commandité avec un personnage homosexuel.

RÉSUMÉS

Cet article porte sur les constructions télévisuelles de l’homosexualité féminine depuis 1995, moment marquant une augmentation de la visibilité des gays et lesbiennes sur le petit écran. A partir de Tous les papas ne font pas pipi debout (1999) et La surprise (2007) , je repérerai les tendances dominantes des fictions montrant en prime-time sur une chaîne de service public, des modes de vie supposément alternatifs afin d'analyser comment se construit la transgression (s’il en est) de ces héroïnes différentes (ou pas ?) à la télévision française depuis la fin du siècle dernier (après le Pacs donc). Le rôle de la maternité et le statut de mère des protagonistes seront également envisagés.

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AUTEUR

BRIGITTE ROLLET

Maître de conférences en études culturelles à ULIP (University of London Institute in Paris). Elle est l’auteure de Coline Serreau (MUP, 1998) et co-auteure de Cinema and the Second Sex : Women’s Filmmaking in France in the 1980s and 1990s (Continuum, 2001) ainsi que de nombreux articles et chapitres sur les questions de genre et de sexualité au cinéma. Elle a co-dirigé Television in Europe (Intellect, 1997) et Genre et Légitimité culturelle (L'Harmattan, 2007). Son ouvrage Télévision et Homosexualité : 10 ans de fictions françaises (1995-2005) est sorti en 2007.

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« Politique » du regard : J’ai pas sommeil de Claire Denis1

Bonnet Vincent

Max Dorra : « La véritable “science”, c’est peut- être celle qui s’efforcerait d’ordonner la formidable violence – méconnue et inconsciente – d’une rencontre. » (Quelle petite phrase bouleversante au cœur d’un être ?, p. 57) 1 J’ai pas sommeil, scène 1 : Daïga, la fille de Vilnius, fraîchement débarquée à Paris, erre dans les rues de la ville, se fait courser par un inconnu, se réfugie dans un cinéma. Elle s’assoit, regarde les images qui défilent sur l’écran, c’est un film porno qu’on projette dans la salle, il n’y a que des hommes autour d’elle. Alors, c’est quoi, le temps de se surprendre là, à cette place, tellement incongrue, les regards détournés de la projection d’en face vers elle, la femme à côté, lentement un rire monte qui vient éclater dans la gorge de Daïga. Daïga rit.

2 Ailleurs, elle croise les deux garçons et le hasard l’amènera la première à comprendre.

3 Scène 2 : le jour, Camille et son amant tuent des vieilles dames pour leur argent et leurs bijoux. La nuit, Camille donne un spectacle dans un club gay. La scène nous interpelle, nous interloque. L’émotion qu’elle suscite est ambivalente. Homme ou femme [[photo n°1]], monstre ou « ange blond », inconnu enfin, rendu à l’imperceptible : de ce que Camille nous montre là de son corps (et l’attention qu’il y porte et la négligence qu’il y met), on pourrait tout autant dire que c’est ce qu’il nous cache de ce qui travaille (à même) le corps. Le corps glorieux est en même temps un corps honteux, de cette honte qui ressort de tout le vivable, de tout ce qui aura pu et pourra être vécu (la vie dans le

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crime). Ce qui passe à travers le regard, dans le mélange des regards, du film aux spectateurs filmés du show, est un sentiment composite, un désir et peut-être en même temps une affection triste, – passage à autrui et retour sur soi : si sa tristesse nous rend triste, c’est que nous l’aimons dans la contemplation attristée de nous-mêmes. Le cinéma de Claire Denis2 est ainsi hanté par la question du regard-porté-sur-autrui : 4 « Jusqu’à présent, je me suis toujours retrouvée sur des projets où il y a une idée de domination. Que ce soit dans Chocolat ou S’en fout la mort, il y avait la notion de rapport de forces. Il s’agissait d’accompagner les corps, de prendre corps... Le filmage des acteurs est une chose très érotique. Quand on filme, on est derrière la caméra, c’est un regard à demi masqué : parfois, c’est une domination et parfois, c’est une soumission. Il y a ce rapport de forces dans le regard et l’acte de filmer les acteurs.3 » 5 On peut définir l’expression dans le cinéma de Denis par la formule du prendre corps, et le contenu par celle de rapport de forces, deux formules qui peuvent encore être distinguées comme esthétique ou éthique. Mais cette distinction disparaît quand « toute expérience atteint ses frontières dans la nudité nécessaire d’un suspens [...] pour reposer peut-être la question plus problématique d’une “politique” du regard » (Buci-Glucksmann, 1996 : p 166). C’est cette “politique” qui nous intéresse ici.

6 Soit une troisième scène (l’intérieur se révèle et l’extérieur se cèle) : quand Camille passe chez son frère Théo [[capture d’écran n°2]], a-t-il quelque chose d’important à lui dire, il est dans la salle de bains et se dévêt pour prendre une douche, dos à dos avec Théo qui fait la toilette de son enfant au lavabo que surmonte un miroir. Le souci qui anime Denis – se rappelant le mot de Godard : « Le travelling est une affaire de morale » – et les choix qu’elle évoque pour la prise des scènes de meurtre (« Je devais y répondre en centrant bien sur l’acte afin d’éviter toute image spectaculaire. Le choc n’aurait servi à rien. ») se comprend là peut-être même mieux qu’ailleurs. Serge Daney nous avertit sur l’immoralité d’un travelling s’ « il nous mettait, lui cinéaste et moi spectateur, là où nous n’étions pas. Là où moi, en tout cas, je ne pouvais ni ne voulais être. Parce qu’il me “déportait” de ma situation réelle de spectateur pris à témoin pour m’inclure de force dans le tableau » (Daney, 1994 : p 29). Mais où est la cruauté ? La caméra relève son œil sur le corps dénudé de Camille, dira-t-on qu’elle le dévisage scrupuleusement, elle se

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tient comme suspendue au-dessus de sa nudité. Et nous, où sommes-nous ? Dans le vide pendant du regard de Théo (regarde-t-il ou non ?). Pris dans un bloc d’inertie et fuyant à toute vitesse, ou inversement, au point de fuite ou rivé à la chair… ? Denis relève un mot de la langue française pour dire l’évidence de la scène : les liens du sang ont un double sens, la famille et le meurtre. Nous sommes dans l’intermezzo, le mystère de la naissance et celui de la mort, ce que Simone de Beauvoir appelle le « scandale de la coexistence » (Beauvoir, 1972 : p. 78). S’il y a violence ici, c’est dans la forme même du mystère qui contamine toute la scène, sous le double signe de l’aléatoire et de l’irréversible.

Dedans-dehors

7 On dira du problème de Denis qu’il est double. Le premier problème est celui de la réversibilité de la domination, le caractère échangeable des positions de bourreau et de victime, l’intériorisation de la domination, et donc la capacité à se persécuter soi- même. C’est le problème de base des femmes et de toutes les minorités de désir. Le deuxième problème plus cinématographique est celui du prendre corps : comment on regarde, est-ce que le regard domine nécessairement ou est-ce qu’il peut prendre en surface ou d’autres manières encore ; est-ce que le regard est nécessairement violent ? Ce problème de la domination et du regard en contient – et en exprime tout à la fois – un autre, celui du rapport entre une vie et le fait divers. J’ai pas sommeil s’inspire de l’affaire Paulin, le « tueur de vieilles dames » du XVIIIe arrondissement de Paris, avançant la problématique du rapport à la monstruosité, du dedans, comme retour réflexif sur soi comme porteur du mal4, du dehors, comme extension projective sur l’autre comme porteur du mal. Cette problématique de la menace, on peut dire schématiquement que le film la décline suivant trois ordres d’interrogations. L’un, épistémologique au sens fort : peut-on parvenir à penser que nous soyons, lui, l’étrange, et tout un chacun, d’un quelconque même bord ? L’autre, corrélatif, éthique, sur le mal, du point de vue de ses effets : la destruction, bien sûr, l’exclusion, mais aussi la maladie. Le dernier, politique, qui concerne en somme l’épreuve d’une vie captée au « flagrant délit de légende5 », et qui fait écho à d’autres pratiques interprétatives. L’intimité au risque du regard, du regard informé au désir de changer l’homme, d’influer sur la conduite de sa vie, est captée par ce « délit » là où elle est prise aux détails mineurs des solidarités fondées dans la vie privée dans la résistance à l’oppression, de la résistance au pouvoir dans la maîtrise de son destin personnel, contre sa détermination, de la puissance de la vie contre le pouvoir sur la vie. Un nouveau sens du cinéma, éminemment politique, un tracas du singulier dans des communautés incertaines sourd de l’entreprise de Denis. Travailler la porosité de la frontière au soin suit le destin d’un devenir-femme : si ce n’est seulement ensemble que nous sommes vraiment des monstres, celui-ci « donne à la multitude le sens éthique de la dispersion, la mesure, au sens musical, de son mouvement, l’espace d’une résistance vivante à la concentration mortelle. Le devenir-femme garde les distances ouvertes dans le mouvement, une part pour la vie et la modification, une part pour la respiration » (Querrien, 2002 : p 85).

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Résister/exister

8 D’un point de vue phénoménologique, le fait divers contient une ambiguïté : il a des qualités disruptives de l’évidence du cours du temps et des choses, faisant naître, par identification, l’angoisse ou le remords ; en même temps, il atteste des forces coercitives de la société, effaçant ses aspérités, le remettant dans l’ordre des choses, la voie centrale par attraction des marges tracées par l’événement, l’acceptant. D’un point de vue moral, le fait divers est l’envers de l’hypocrisie : si de la vie sociale émergent des événements qui débordent sa régulation immanente, sa manière à elle de les réguler est justement d’en faire des faits divers, une pseudo-transparence à l’ordre des significations qui la conforte, c’est-à-dire d’effacer l’ordre transgressif du renversement du rapport de domination sociale (Dumoulié, 2009). Soit de consolider la position optionnelle du « pas vu, pas pris ». On peut imaginer que c’est à cette part-là, la part du « pas vu, pas pris », la part du secret, que Denis aura à se confronter, à creuser, en décalage avec l’ostracisme dont est sujette la pulsion criminelle. La posture est à son tour ambiguë : s’agit-il du geste quasi-obscène de recouvrer l’intériorité du criminel pour expliquer son crime, les recouvrir l’un l’autre ? Denis résiste, ne dit pas non, le mal existe, on fait un film pour comprendre un crime, résister au pouvoir qui donne aux rassemblements de la multitude des directions sanglantes en créant de nouveaux foyers d’aspiration et d’autres trous noirs, et l’obscénité est ailleurs.

9 L’étonnement de Denis, dans cette affaire, c’est la concentration affective qu’elle cristallise (la peur) et puis son évanouissement, l’absence d’inscription dans une mémoire collective. Ce qui a pu fédérer tous les signes du rejet ne laisse pas de place pour l’organisation d’une conjuration des sortilèges, du dérangement des esprits, – une histoire. Époque traumatisante et traumatisée, redoublement de l’effraction par la violence de son expulsion dans l’oubli, sans espace immunisant qui nous permette de penser le dehors qui nous saisit. Le souci de la marche du temps et du monde, c’est une inquiétude devant la vacuité des existences qui ne trouveraient plus à s’inscrire dans un ordre régulateur, c’est-à-dire la question morale, s’il n’est plus possible de fixer, comme le dit Denis, « une démarcation entre le bien et le mal, entre le permis et l’interdit, mais au contraire une façon de vivre à la frontière, dans l’acceptation de la société ». Transmutation de cet ordre : vivre sa propre existence comme cliché (réalisation de fantasmes, etc.). Alors, « tissés, dans leurs gestes, leurs habitudes, leurs vêtements, leurs goûts, leurs plaisirs et leurs envies, par la trame incessante des actes qui les submergent, [les hommes] s’y fondent, y trouvent leurs directives tacites. Aux deux sens du terme : leurs solutions. Et la solution est finale sans doute, puisqu’elle brasse sans cesse de la mort ; droits, devoirs et manières de la donner. La norme et le ratio de notre monde tiennent à ce repère ultime, distributeur de sens » (Polack, 1996 : p 67). Nommer le criminel, c’est alors, en un sens, le consigner à la mort et à l’oubli : une fixité fictionnelle paradoxale.

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10 Un troisième homme, médecin dans le film, est mêlé à l’affaire [[capture d’écran n°3]], l’histoire raconte qu’il ne sera jamais appréhendé par la justice. Usufruitier du butin des meurtres, il ne se risque jamais au destin commun des deux amants, mais jouit de la situation. Par ce fait, par sa position de spectateur-complice jouissant du drame qui se joue, lui, et lui seul dit Denis, mérite le nom d’obscène. Pourquoi pas le criminel ? L’un posté donc à l’autre bout de la ligne que l’autre représente, l’oubli, ce troisième personnage peut bien représenter encore l’exact opposé de Denis, elle qui veut bien passer toutes les compromissions avec le mal mais refuse les transactions, à l’opposé de lui dont la proximité au drame n’entame pas l’écart indivis au destin qu’il engage. C’est la place du regard aussi distant de son objet qu’il en rend compte par la dissolution de l’homme par le meurtrier, ou du drame par la condamnation : 11 « Pour moi, dit Denis, le monstre ne se voit pas. S’il y a un tout petit fil conducteur dans mon travail, c’est que le mal n’est jamais l’autre, tout est dedans et jamais dehors, ni le bien, ni le mal. C’est la seule chose qui me meut. »

Plaque sensible

12 La force du film tient dès lors à ce qu’il creuse inlassablement les agencements concrets de l’intériorité, du rapport de soi-même à soi-même.

13 « Je crois qu’il y a un moment où le film doit transgresser quelque chose. C’est là que la question se pose. Cet instant-là, où quelque chose se révèle et s’abandonne, qui doit être donné au film, et que moi je n’ai jamais filmé vraiment encore. Parce que c’est peut-être un moment où l’acteur peut donner la chose la plus sublime qu’on puisse donner dans un film. Ce n’est pas le don de sa nudité – ça, c’est une chose, mais c’est une chose qui se fait en commun –, tandis qu’il y a un certain moment où il va briser quelque chose par rapport à la caméra, où il va dépasser quelque chose, peut-être un tabou, du reste. » 14 Par les manières apprises, l’intimité s’est progressivement transformée en intériorité. C’est le regard des autres, qui les sanctionne, qui conduit les hommes à plonger en eux- mêmes (Murard, 2001). Dans le spectacle que donne Camille, on croirait tristement qu’il se rend disponible aux désirs de ceux qui le regardent, dans les formes qu’eux imposent, et ce n’est vrai qu’en partie, car l’agencement musical, la persistance du rappel qu’il n’est pas de désir qui serait conduit à sa résolution, à un vrai comble, – car, dit la chanson que Camille reprend en play-back, « revient toujours le temps du lien défait » – la suggestion, donc, de la solitude où nous sommes, cherchant quelque chose

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à jamais en allé mais quelque chose que nous voudrons toujours, produit le décalage, l’espace transférentiel, qui fait qu’ici c’est le regard des autres qui nous conduit à plonger à travers nous-mêmes, nos propres manières de vivre et d’exister. Ce qui, croyons-nous avec Antonin Artaud, veut dire que « le visage humain n’a pas encore trouvé sa face », que nous ne nous présentons jamais en entier parce que toujours et déjà séparés de ce que nous pourrions être6, entravés dans notre liberté, la conquête de laquelle se fait à deux, ensemble, dans le mouvement d’échapper à la binarisation spéculaire qui est le propre de l’assujettissement et l’emblème de la relation persécutive. Comment vivre le temps présent comme un danger, nous libérer du temps obéi pour nous mettre au-devant de l’événement, une fois le dé-partage des rôles, se risquer ? 15 « Je suis intéressée par le désir, dit Denis, la montée du désir. Et puis quelque chose fait que finalement je m’en tiens là, c’est-à-dire que c’est rare que le désir donne lieu à un bouquet de bonheur. Il y a quelque chose qui fait que le désir se suffit à lui-même et que souvent il est suivi d’une frustration, parce qu’il est si fort que finalement ce qui vient répondre au désir n’est pas assez fort pour le combler. C’est comme un chemin que je prends qui peut-être pourrait s’appeler une pulsion, un désir de plaisir – parce que le désir, c’est quand même ça – et que s’il n’y a pas une transgression, s’il n’y a pas un passage à l’acte, très vite on tombe... Le plaisir, ça mène à la mort. »

16 Gilles Deleuze dirait peut-être : « En vérité, comment rester à la surface sans demeurer sur le rivage ? Comment se sauver en sauvant la surface, et toute l’organisation de surface, y compris le langage et la vie ? Comment atteindre à cette politique, à cette guérilla complète ? » (Deleuze, 1969, p. 184). Denis événementialise le contact avec l’irruption du réel, le dehors qui nous saisit, « la terreur de ce qui arrive toujours chargé de mort, l’événement7 », au moment de ce qui arrive dans la tête, toucher le corps propre passe par l’épreuve de l’étrange8, sur la ligne de flottaison de blocs de sensations en échos enfouis de résurgences cellulaires, « quelque chose de voluptueux dans l’idée qu’un mouvement ou un cadre puissent exprimer quelque chose » dit-elle [[capture d’écran n°4]]. Une machine à traverser le temps.

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Posture de “guerre”

17 La condamnation, c’est la case vide, vide de colère. Elle s’exprime pourtant une fois dans le film, et c’est par la bouche de la mère, mais, insiste Denis, « il n’y a que la mère qui puisse dire que Camille est un monstre, parce qu’elle ne peut pas le penser vraiment ». Camille acquiesce aux accusations qui lui sont faites à la fin du film, ne dit rien, ne parle pas : « c’est pas moi, c’est les choses qui déconnent », juste. Voilà ce qui nous rend triste, c’est cette résignation devant l’ordre des choses. Mais le cri de la mère, le cri de la victime demanderesse de la peine, de la mère offensée par la chair de sa chair, nous rappelle avec Leopardi que si un jour la communauté des hommes s’est insurgée, c’est contre « celle qui vraiment est coupable, elle qui des mortels est mère par le sang, par le vouloir marâtre », la nature ou notre sort commun9, que rien peut- être n’est pire que d’accabler l’homme de maux supplémentaires, produisant la prégnance de la violence, donnant corps à l’hypothèse de la guerre. Nier à la vie humaine sa dimension de cruauté, c’est, dans une ambiguïté toute spinoziste, vouloir opérer la séparation de l’humanité de ses affects de résistance10. J’ai pas sommeil, dans ses ambiguïtés, dans l’ordre complexe et ordinaire des choses, nous oblige à être vivant, creuse le sillon dans le corps de la multitude que nous sommes, chacun, et tous, de ce que l’on pourrait nommer une justice sans jugement.

Intermezzo

18 Si le corps enregistre toutes les scansions disruptives d’un temps (dés)ordonné à l’éclatement du moi en âges distincts, il parle encore, comme parle la matière. « On admettait autrefois des sens internes, sens magnétique, électrique, estimation, fantaisie qui se déployaient comme des fleurs montées du fond. Et l’on n’hésitait pas à poser un sens du corps, foule de petites perceptions et de sentiments confus qui enveloppent le monde comme la coquille d’une huître » (Villani, 2005 : p 61). De l’image à la terre et au peuple, il y a un regard associé à cette Stimmung, cette émotion matérielle, ce transport, qui glisse sur la peau en dessous pour libérer le cœur de l’amant, de l’amante, au moins pour un moment, la chance qu’il faut saisir, le signe qu’il faut capter (Vendredi soir), et l’on peut dire alors de Denis qu’elle a purgé nos cœurs de la honte qui les opprimait, au moins pour un espace : « quand les éventualités de la fin, celle avec laquelle l’étrange et fidèle compagnon aura d’emblée tenté de composer, apparaîtront plus précisément à l’horizon » (Cachard, 1998 : p 19).

Post-scriptum : légender

19 « Il y a toujours deux crimes » dira-t-on dans le sillage du questionnement (lacanien) sur l’articulation du rapport que la psychanalyse entretiendrait avec la criminologie (Chaumon, 2004). Deux crimes, c’est-à-dire, si l’on comprend le crime comme paradigme de la violence et si l’on se place au niveau de l’élaboration fictionnelle qu’ « il y a des criminels », 1. ce que la rhétorique de la coupure dans le passage à l’acte désigne, soit le « crime du sujet », 2. le crime tel qu’il est parlé par les autres. Un tel aperçu à l’emporte-pièce est forcément obscur, mais aide peut-être à mieux cerner l’impulsion qui a donné à Denis l’envie de réaliser J’ai pas sommeil. Faire parler ce qui ne parle pas : il ne s’agit pas là de psychologiser un acte créatif, plutôt de montrer un des

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aspects de son énonciation initiatrice, du point de la relation dialogique entre la création et le regardeur, de saisir un air du temps qui affecte le désir (des hommes, les uns pour les autres) comme ce que vient aussi contrarier un dispositif cinématographique de contre-enquête... mieux, peut-être, d’entre-enquête, “à partir” des mobilisations funestes confortées par ces machines à affecter que sont les médias. Parce que ce qui ne parle pas n’est peut-être aussi rien moins que l’étendue (ou l’exclusion) de ce que les médias arrivent à modeler de l’affect en partage (jusqu’à l’impossibilité de parler de n’importe quel sujet autrement que sur un mode narcissique), bastionnant les "moi" dans la passion du semblable11, quand, insiste Denis, « la vie et le monde doivent être intrusifs ».

20 « Le fait divers, dit-elle encore, rappelle que quelque chose est permanent dans les rapports entre les humains... De telles histoires, il ne faut pas les traiter comme des phénomènes de société mais à l’aveugle et sans théorie... C’est dégueulasse de dire qu’on a compris quelque chose à un fait divers. On n’en sait rien. Même si c’est un arrachement, il faut savoir finir son film froidement, sans y immiscer une sorte de morale immanente. » 21 Les hommes infâmes sont nos monstres modernes. « Pour ceux qui n’ont plus besoin de tuer, dit Henry Miller, l’homme qui se laisse aller au meurtre est un somnambule » (Miller, 1988 : p 371). Mais poser cette hypothèse d’un « besoin de tuer », c’est déjà s’insérer dans une dimension diagnostique du présent, celui, pour emprunter le vocabulaire de la psychanalyse, d’une élimination de l’imprédictible12. Cette hypothèse, cette violence du sens, cette violence faite au sens informe en retour la distorsion du regard porté sur le meurtrier, et lâche cependant une vérité des aventures de la psyché. La “politique” du regard est en plein ces aventures, – que l’obscénité et la loi de réflexion continuent d’explorer : désir et violence sont complètement enlacés, et le sens de l’histoire est indécidable à leur place.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Une version préliminaire de ce texte a pu bénéficier des remarques et suggestions d’Anne Querrien. Qu’elle soit remerciée. Ce texte est dédié à Christelle Familiari. 2. Claire Denis, cinéaste française, a réalisé, entre autres, Chocolat, S’en fout la mort, Nénette et Boni, Vendredi soir, 35 rhums. 3. Les citations de Claire Denis sont tirées d’entretiens écrits pour la plupart lors de la sortie du film en 1994, ou filmés (Claire Denis, la Vagabonde de Sébastien Lifshitz). Le film est aujourd’hui disponible en DVD. 4. « Le mal est originellement ce pourquoi on est menacé d’être privé d’amour » disait Freud, mettant ainsi en relation la soumission et l’amour. 5. L’expression est du cinéaste Pierre Perrault. 6. C’est-à-dire, lestés par les forces coercitives de la croyance : « Nous nous croisons sans nous voir, les yeux rîvés sur un avenir chimérique, ou des objets dérisoires » (Cormann, 2007 : p 41). 7. La formule est de la romancière Christine Spianti. 8. Le romancier russe Victor Chklovski a forgé le terme ostranénié, que Jean-Pierre Faye propose de traduire par « estrangement », pour désigner le procédé qui consiste à « ralentir », à « obscurcir la forme », à la rendre visible en augmentant « la difficulté et la durée de la perception » (Chklovski, 1967). 9. Pour une discussion des limites à la naturalisation, dans le cas du mal, voir Charles T. Wolfe (2008). 10. Voir l’analyse, du point du prendre corps de la punition, de ce que Bruno Karsenti appelle l’événement criminel (Karsenti, 2002).

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11. En ce sens, nous sommes tous « toxicomanes d’identité », irrésistiblement portés à nous mouler dans des figures identitaires « prêt-à-porter », qui compriment « la subjectivité en temps de globalisation » : « l’ouverture au nouveau n’est pas synonyme d’ouverture à l’étrange, ni de tolérance au malaise que cela provoque » (Rolnik, 1997). 12. Le vocable d’ « imprédictible » est emprunté à Franck Chaumon dans sa lecture de Hannah Arendt (Chaumon, 1997).

RÉSUMÉS

Dans le film J'ai pas sommeil, on dira du problème de sa réalisatrice Claire Denis qu’il est double. Le premier problème est celui de la réversibilité de la domination, le caractère échangeable des positions de bourreau et de victime, l’intériorisation de la domination, et donc la capacité à se persécuter soi-même. C’est le problème de base des femmes et de toutes les minorités de désir. Le deuxième problème plus cinématographique est celui du prendre corps : comment on regarde, est-ce que le regard domine nécessairement ou est-ce qu’il peut prendre en surface ou d’autres manières encore ; est-ce que le regard est nécessairement violent ?

AUTEUR

BONNET VINCENT

Doctorant au Laboratoire de Sociologie et d'Anthropologie (LASA), Université de Franche-Comté

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De victime à hors-la-loi : l’émancipation par la transgression dans Baise-moi et Thelma & Louise

Jacinthe Dupuis

1 Dans le film Thelma & Louise de Ridley Scott comme dans Baise-moi de Virginie Despentes, les personnages féminins, après avoir été victimes de viol, commettent un meurtre et partent en cavale pour fuir les forces de l’ordre. Dans ces deux films, des road movies qui n’en sont pas réellement, la femme hors-la-loi représente une femme qui n’en est plus réellement une. Dans les deux cas, la transgression de la loi est figurée par un meurtre – celui du violeur chez Thelma & Louise et celui du frère de Manu dans Baise-moi, mais surtout, elle correspond à une transgression de genre pour les protagonistes. Sitôt les personnages de l’autre côté de la loi, sitôt les codes de la représentation du genre transformés : le féminin émancipé de la loi du père devient insaisissable, irrécupérable. Toutefois, ces femmes doublement hors-la-loi sont aussi doublement mises en échec. En quittant la loi du père qui constitue la structure du pouvoir organisé, elles se retrouvent face au chaos de l’anarchie, au vide (à la mort) qui les attend à la fin de la route. En analysant conjointement Baise-Moi et Thelma & Louise, nous démontrerons que la position de hors-la-loi dans laquelle se placent les héroïnes est également une manière de transgresser et de subvertir les lois du genre sexuel telles que prescrites par le patriarcat.

2 Il n’est pas de réaction comparable à celle qu’a engendrée la sortie du film Baise-Moi de Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi, sur les écrans français en 2000. Premier film à être banni en France en vingt-huit ans, Baise-moi, accusé de violence gratuite et de pornographie, ne sera finalement projeté sur les écrans qu’après une méticuleuse censure et une classification X. À l’aube du 21e siècle, Despentes avait-elle vraiment à apprendre quelque chose aux autres, après des films majeurs sur le sujet tels que Clockwork Orange (Stanley Kubrick, 1971) et Natural Born Killer (Oliver Stone, 1994), qui constituent eux-mêmes une réflexion sur la violence que l’on dit gratuite ? 3 Si le film est malgré tout sorti en salle en 2000, ce n’est pas sans de nombreuses protestations et demandes de censure. À ce sujet, deux aspects méritent d’être

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soulignés. La majorité des demandes de censure, telle que celles de la BBFC1 et de la OFBC2, exigeaient le retrait des scènes de viol, sous prétexte que :« violent pornography may excite aggressive responses from some male viewers » (MacKenzie, 2002, p. 315). Paradoxalement, la BBFC traduit le titre équivoque de Baise-moi par « Rape me » (viole- moi), une phrase sans ambiguïté qui fragilise la notion de consentement et renforce l’idée que la femme est « une créature rendue responsable du désir qu’elle suscite » (Despentes, 2006 : 53). Le côté narguant et provocateur, l’appel au défi sensé émaner du titre est évacué. Ailleurs, le film a été plus adéquatement traduit par Fuck me, qui renferme la même évocation de sexualité et d’insulte que le titre original. En refusant de montrer à l’écran une scène de viol et en modifiant un titre qui constituaient eux- mêmes une critique du pouvoir, la BBFC touche au nœud du problème sur le discours dominant sur le viol : « [On] nous faire savoir qu’il n’y a rien de plus grave, et en même temps, qu’on ne doit ni se défendre, ni se venger » (Despentes, 2006 : 49). 4 Dans le film de Despentes comme dans celui de Ridley Scott, le viol constitue non seulement l’élément déclencheur de l’action mais l’aspect central d’une critique sociale sur l’inégalité des rapports de genre/sexe. En effet, dans la mise en scène des deux films, la notion de loi est placée en parallèle à celles des codes du genre par l’entremise des figures de hors-la-loi que deviennent Thelma, Louise, Nadine et Manu. La transgression, de la loi comme du genre, se fait dans les mêmes conditions, c’est-à-dire dans la violence et à contre-courant.

Tué violable

5 À quinze minutes de la scène finale de Thelma & Louise, Thelma s’interroge sur la fidélité de sa partenaire. Lorsque Louise la rassure, Thelma lui explique : « Something’s crossed over in me. I can’t go back. I just couldn’t live ». Pour le personnage, revenir en arrière, rebrousser chemin signifie revenir dans son passé de femme soumise et « violée ». Maintenant qu’elle est passée de l’autre côté de la loi, qu’elle s’est dégagée du patriarcat, elle se sent vivante et « awake »(terme dans le scénario qui s’oppose à « sedate », l’état dans lequel elle disait se sentir avec son mari Darryl). Cette phrase est prononcée après plusieurs jours de cavale, en plein désert, dans une scène qui anticipe la scène finale où les deux femmes font leur « ultime traversée » en plongeant volontairement avec leur voiture dans le Grand Canyon, sous le regard stupéfait d’une vingtaine de policiers armés. Elle renvoie également aux premières scènes du film qui précèdent le viol, et à ce qui ne devait être qu’un week-end entre copines, scènes qui mettent en relief la situation d’oppression dans laquelle se trouvent les protagonistes. Dans la scène initiale, on voit en alternance les deux femmes qui se parlent au téléphone, Thelma en robe de chambre dans sa cuisine et Louise en uniforme dans le restaurant où elle travaille. Les deux personnages endossent des rôles féminins traditionnels et se trouvent dans des décors passablement chargés, sonoriquement pour Louise et visuellement pour Thelma. La contrainte de l’espace dans lequel la femme est « enfermée » est mise en relief par l’aquarium sur lequel Louise s’attarde, montrant des poissons à la fois prisonniers et constamment observés. Leur brève conversation est supervisée par des figures de pouvoir, le patron de Louise et le mari de Thelma. Finalement, comme si les normes de la féminité étaient pour elle un poids, Thelma entame son voyage (originalement de 2 jours) avec plusieurs valises remplies de vêtements, qui disparaîtront complètement au fil de l’histoire, puisque le

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personnage finira par être simplement vêtu d’un jeans et d’un t-shirt noir, sur lequel on voit une tête de mort qui semble sourire et l’inscription Drivin my life away.

6 Si la figure de hors-la-loi féminine dérange, c’est parce qu’elle incarne une femme pour qui aucune règle ne s’applique, et qu’elle porte atteinte à la cohérence de l’hétéronormativité. Elle n’est donc plus tout à fait une femme, c’est-à-dire celle qui se définit par rapport à l’homme. Dans les deux œuvres, ce n’est pas un hasard si cette figure se construit par l’entremise d’une juxtaposition entre un viol et un meurtre, marques du refus des protagonistEs de se faire assigner les caractéristiques du genre féminin. Dans son article sur le viol et la loi, « Rape : On Coercion and Consent », Catharine A. MacKinnon écrit : « To be rapable, a position that is social not biological, defines what a woman is » (MacKinnon dans Conboy, 1998 : 49). De façon semblable, dans King Kong théorie, Virginie Despentes attribue son sentiment d’impuissance au moment du viol dont elle a été la victime quand elle était jeune adulte, à son sexe : « C’est le projet du viol qui refaisait de moi une femme (Despentes, 2006 : 51) ». Le viol est une entreprise de réassignation de rôle, une « représentation crue et directe du pouvoir » qui place la femme en position horizontale, qui la subordonne, la condamne à subir. Le viol que la femme porte en elle en fait une victime éternellement potentielle, comme si elle était essentiellement privée d’agentivité et de subjectivité. Par conséquent, le refus du viol dans ces conditions ne peut qu’entraîner la mort de l’homme en tant que personne ayant un accès illimité à la sexualité féminine. Il constitue également ce que Sharon Marcus appelle une réécriture du scénario du viol (the rape script) parce qu’il déplace le sens du viol de ce qu’il promeut (la violence contre la femme) au geste d’exclusion qu’il comprend : « We can begin to develop a feminist discourse on rape by displacing the emphasis on what the rape script promotes – male violence against women – and putting into place what the rape script stultufies and excludes – women’s will, agency, and capacity for violence » (Marcus dans Butler et al., 1992 : 395). Ce déplacement du sens, qui correspond au refus absolu des conditions de possibilité du patriarcat et des rôles sexuels qui lui sont inhérents, constitue l’acte de transgression ultime qui met en marche la cavale (le déplacement physique) vers le Mexique dans Thelma & Louise et vers les Vosges pour Nadine et Manu, comme si les héroïnes étaient à la recherche d’un autre lieu où les lois (du genre et pénales) ne pèseraient pas sur elles. 7 Ces deux actions (viol et meurtre) constituent le point pivot des deux narrations, le moment où la femme se redresse et, au sens propre comme au sens figuré, prend la parole et le contrôle. Dans le cas de Thelma & Louise, pendant la scène de viol, alors que Harlan maintient Thelma couchée sur la voiture, Louise, bien droite, brandit le fusil (apporté par Thelma au début du voyage) contre lui. Les deux protagonistes sont à armes égales – un homme contre un pistolet. Mais Louise ne tire pas, elle parle: « Looks like you’ve got a real fucked up idea of fun…In the future, when a women cries like this, she ain’t havin’ any fun ». Ainsi, ce n’est pas tant le viol qui déclenche le coup de fusil que l’insistance de l’homme : devant les femmes qui s’éloignent, il persiste à les maintenir en position d’infériorité en leur lançant une injure qui rappelle encore une fois la supériorité phallique : « Suck my cock ». Le coup de fusil serait ici la réponse à cette injonction, la parole d’une femme dressée comme le violeur et ainsi, révolutionnaire. Comme Hélène Cixous l’indique : « Il est temps que la femme marque ses coups dans la langue écrite et orale… C’est… en relevant le défi du discours gouverné par le phallus, que la femme affirmera la femme autrement qu’à la place à

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elle réservée dans et par le symbole c’est-à-dire le silence » (Cixous, 1976 : 43). Ainsi, la prise de parole, le Je féminin, est un outil de contre-pouvoir: « … only the writing I has the potential to become the relovutionary I since writing enlables woman to come into agency and to escape the confinement of objectification » (Smith, 1993: 165). De la femme qui se tient debout, « straight as an I », partira la balle, horizontalement mortelle, le prolongement de ses paroles et de son agentivité. 8 La transgression de la loi se produit de manière similaire dans Baise-moi. Lorsque le frère de Manu la soupçonne d’avoir été violée, il sort son pistolet, prêt à la vengeance. Devant l’impassibilité de sa sœur, il rétorque : « T’es même pas traumatisée. Putain tu me dégoûtes, salope ». Du coup, Manu le frappe, récupère l’arme, et tire sur son frère. Si le silence était pour Manu une solution de ne pas être une victime, il devient pour son frère le plaidoyer de culpabilité dont parle Despentes : « Puisque dans le viol, il faut toujours prouver qu’on n’était pas d’accord. La culpabilité est comme soumise à une attraction morale non énoncée, qui voudrait qu’elle penche toujours du côté de celle qui s’est fait mettre, plutôt que de celui qui a cogné » (Despentes, 2006 : 48). Ne pas être traumatisé revient, dans le discours du frère, à être une salope, une affirmation à laquelle s’oppose Manu, qui brisera son silence d’un coup de feu. 9 Si le bruit du coup de feu représente la prise de parole symbolique qui brise simultanément le silence et la loi, le thème du viol dans les deux films joue également avec le principe de la loi du silence qui régit le viol, ou du moins qui gravite autour de lui et opprime les femmes. Comme si le viol était le lieu d’un vide sémantique, d’un trou, il est l’événement qu’on ne mentionne pas, qui ne « passe pas dans le symbolique » (Despentes, 2006 : 43). Tout au long de Thelma & Louise, des allusions a « what happened in Texas » sont lancées à Louise, mais ne trouvent jamais ancrage puisque Louise refuse d’en parler. Louise a refusé le statut de victime à travers le silence, parce que comme l’indique Sharon Marcus dans son article « Fighting Bodies, Fighting words », le rituel que constitue l’aveu dans la rémission d’une victime est une forme de cristallisation du viol comme inhérent au féminin : « It has become routine if not dogmatic, within the anti-sexual violence movement to assert that the telling of stories is crucial for re-establishing and re-configuring an assailed female subjectivity in which rape marks the limits of women’s access to complete citizenship and self- possession » (Marcus dans Butler et al, 1992 : 395). Le silence ou le refus de l’aveu est ici une forme de préservation du non-sens que constitue le viol. Et lorsqu’elle pointe une arme sur l’homme qui viole Thelma, c’est pour que celle-ci échappe à ce qu’elle-même a dû supporter pour survivre sans devenir victime : le silence. Dans Baise-moi, Despentes choisit de mettre en valeur le décalage entre l’horreur du viol et le silence de la victime de manière simultanée, à travers la crudité des images graphiques de la scène du viol. Alors qu’on fait un gros plan sur la pénétration à la manière des films pornographiques, pour ensuite passer à l’image de Manu qui reçoit, silencieuse, les coups de rein de son assaillant, on maintient en arrière-plan, les cris désespérés de l’autre victime, dont la résistance ne fait qu’attiser la violence de son agresseur. Comme Louise dans le film de Scott, Manu contourne l’événement, le dédramatise : « … c’est juste des trucs qui arrivent, on est jamais que des filles C’est rien à côté de ce qu’ils peuvent faire. C’est jamais qu’un coup de queue ». Le discours (essentialiste) du viol est articulé de manière à « désautonomiser » la sexualité féminine, à enlever à la femme sa subjectivité : « the rape script […] suggests that we view rape not as the invasion of the female inner space, but as the forced creation of female sexuality as a violated inner space. The horror of rape is not that it steals something from us but that it makes us into things to be

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taken » (Marcus dans Butler et al., 1992: 399). La suite des évènements montre que ce positionnement quant au rapport des femmes au viol n’est pas une résignation essentialiste, voulant que le viol soit inévitable. Celui-ci tend plutôt vers une réécriture du viol, une désacralisation du féminin et de son sexe.

Jouer le jeu

10 Une fois le loup-garou assassiné (l’homme séducteur devenu violeur), Thelma et Louise quittent le bar Silver bullet en vitesse et prennent la route en direction du Mexique. Manu, quant à elle, prend en otage Nadine, une escorte occasionnelle qui vient d’assassiner sa colocataire et qui deviendra son alliée. Thelma, Louise et Nadine ont brisé les lois du genre en refusant de devenir victime et ont enfreint la loi en commettant un meurtre. Dès lors, elles entrent dans un autre lieu: « This outlawry opens a space for a subversive representational practice, one in which categorizations of all sorts get deconstructed, but no norm is substituted in or privileged » (Russell, 2002, n. p.). C’est dans cet espace hors-la-loi que les personnages transgressent les limites des représentations sexuelles:« The ultimate project of Thelma and Louise is nothing less than the destruction of the taxonomies that sustain the law of the father/ nation » (Russell, 2002, n. p.).

11 De l’autre côté de la loi, c’est-à-dire une fois le meurtre commis, le visage fermé et voilé de silence de la Manu-victime est remplacé par celui, défiant et rieur, de la femme hors- la-loi. Ainsi, après avoir séduit et ramené à l’hôtel un homme peu attrayant, Manu, à genoux, s’esclaffe. Elle vient de vomir sur l’homme à qui elle faisait une fellation. De façon semblable, le visage de Thelma, maquillé et taché de sang par la main de Harlan, se transfigure au fil des plans, pour devenir poussiéreux et bronzé. Auparavant passif et apeuré, il se fait franc, provocateur et complice au moment où le personnage et sa partenaire font exploser l’énorme camion-citerne d’un homme qui les assénait de vulgarités. Dans cette scène, le rire est littéralement défigurant, au sens où il détruit l’image de la femme-objet que projette le camionneur. Alors que Louise tire dans les pneus, Thelma, dont le chandail arbore une tête de mort médusante qui semble elle aussi sourire, tire sur la remorque argentée, faisant exploser du même coup le reflet de femme-objet. Les deux femmes éclatent de rire et reprennent la route, laissant derrière elles le camionneur, à genou devant le brasier. Si les personnages des deux films n’exercent pas de contrôle sur les lois du langage patriarcal, elles démontrent toutefois qu’elles peuvent contrôler de ce qui « sort de leur bouche ». Selon Sidonie Smith, le rire est un élément qui déplace le sens et dépolarise le pouvoir ; c’est aussi un acte non- rationnel qui implique tout le corps : 12 « The effect of laughter on the body elides the gap between species and gestures toward the instability of boundaries separating one species from another, unhinging secure placements in hierarchie of meaning. It also breaks up the elegant, cool, controlled planes of statuesque representationalism, forcing the irrational through the lucid planes of reason and control.The sound itself breaks through the language of phallocentrism, a call from beyond, from the body, from elsewhere. Ultimately laughter breaks up the consolidation of a universalized, rational, unifying truth, destabilizing foundational notions of truth » (Smith, 1993: 167). 13 Dans les deux cas, l’homme est « désarmé » par cette perte de contrôle, par le glissement vers l’anarchique que provoque le rire. L’ouverture du visage et le rire qui

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fuse des bouches qu’on a auparavant fait taire, devient un geste politique de revendication et déplace le féminin à un autre niveau : « Literally, laughter breaks up the assembled and calm planes of the face ; and as the movement of laughter breaks up the consolidated features of the face, laughter aligns the human with the animal, the grotesque body » (Smith, 1993 : 166). Le dispositif de séduction qu’elles mettent en place pour attirer une victime qu’elles rejettent et méprisent en riant par la suite, positionne les héroïnes à l’extérieur des lois et des conventions. Ainsi, le rire provoqué par la moquerie des héroïnes face à une attitude phallocrate est une sorte de revanche qui transgresse la loi du silence et qui agit comme contre-pouvoir en regard des codes du langage patriarcal auxquels les femmes sont généralement soumises. 14 Le langage des femmes hors-la-loi se situe du côté de l’anarchie parce qu’il ne relève pas de la dépolarisation du code patriarcal mais plutôt d’un lieu où les codes sont explosés. La frustration de l’homme souillé par le vomissement de Manu dans Baise-moi, et de l’homme au camion-citerne de Thelma & Louise qui jure en regardant le ciel et crie « You bitches from hell ! » alors que son camion se consume, met en relief la perte du pouvoir moins au profit de la femme qu’au profit du chaos. Par le rire déstabilisant et irrationnel des hors-la-loi, les actions langagières prennent une dimension performative. L’acte de parole qu’est le consentement est ce qui distingue une relation sexuelle d’un viol3, et un viol qui s’accomplit prouve que cette parole est demeurée sans effet. Dans le cas de Baise-moi, la femme dont on a ignoré le refus de consentement se sert de sa bouche pour attaquer directement le masculin(en vomissant sur le sexe d’un homme dans le cas de Manu). En faisant exploser le camion-citerne du camionneur qui a refusé de retirer les paroles dégradantes qu’il venait de prononcer, Thelma donne une dimension matérielle à son acte de parole en attaquant la représentation du pouvoir masculin, la source de l’agression. 15 La hors-la-loi est une figure polymorphe qui n’obéit à aucune règle qu’on lui impose. Elle utilise des codes, tels ceux de la séduction, à des fins de vengeance. Sous ses allures félines (on pense à la tignasse ébouriffée et à l’ensemble au motif de léopard de Manu, à la position langoureuse de Thelma et Louise sur la décapotable alors que le camionneur s’approche d’elles la femme hors-la-loi devient vipère, un serpent du désert qui crache son venin après avoir ensorcelé sa victime. Elle ne compte pas arrêter sa cavale au bout de la route. Peut-être que l’abîme appelle réellement l’abîme, et que le trou laissé par le viol, « taillé dans le vif…, qui ne se referme jamais tout à fait » (Despentes, 2006 : 53), ne se comble réellement que par le grand trou final du suicide, de la mort choisie. 16 Bien que dans Baise-moi les deux héroïnes n’atteignent jamais leur but, puisque Manu est abattue dans une station-service et que Nadine est attrapée par les policiers au moment où elle a le fusil sur la tempe, celles-ci avaient soigneusement décidé comment mourir. Et si, dans Thelma & Louise, c’est une fois confrontée aux forces policières que les deux femmes décident de plonger dans le grand Canyon, dans les deux films, le choix initial est le même : elles préfèrent « l’auto-exclusion à l’élimination sociale » (Fayard, 2006 : 67). Pour Thelma et Louise, la mort n’est pas la fin, elle est la continuité de leur parcours : « Let’s not get caught… Let’s keep going », dit Thelma en indiquant du regard le vide à sa partenaire. Elles scellent leur pacte d’un baiser et, devant la rangée d’armes à feu pointées sur elles, « they hit it » et volent dans le vide. Le plan séquence de la caméra suit la trajectoire de la voiture qui monte vers le ciel avant de plonger dans le trou du canyon.

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17 Cet acte, accompli dans Thelma & Louise et empêché dans Baise-moi, relève dans les deux cas d’une posture politique que prend la femme hors-la-loi : celle de se tenir debout devant la mort, devant sa propre mort. Contrairement à Manu et Nadine, qui avaient planifié leur suicide, Thelma et Louise ne mentionnent jamais l’acte. L’horizontalité, le passé et la rangée de policiers, c’est la mort, et celle-ci est déjà derrière elles. Et en écho à la question du policier qui a tenté de les sauver tout au long du film : « How many times are these women gonna get fucked ? », le geste des deux femmes répond : une seule fois, elle ne se feront « baiser » qu’une seule fois. Ces dernières refusent de retourner dans la loi, celle qui les jugera, les punira et les soumettra. Elles ne se laisseront pas abattre, coucher par les balles des fusils pointés sur elles, et choisissent plutôt de s’envoler vers le ciel. Dans cette scène finale, l’élévation verticale de la voiture s’oppose, comme l’explique Jean-Luc Nancy dans son livre sur la levée du corps du Christ, Noli me Tangere, « à l’horizontalité du tombeau –ne le quittant pas, ne le réduisant pas à néant mais affirmant en lui la tenue (donc aussi la retenue) d’un intouchable, d’un inaccessible (Nancy, 2007 : p. 33) ». C’est ce que les deux hors-la-loi deviennent, intouchables, inatteignables, même dans leur grand saut final. 18 Construit de manière plus pessimiste, Baise-moi présente des personnages qui seront rattrapés par le système, la dernière scène du film montrant en plongée Nadine maintenue au sol par les policiers. Mais plusieurs indices montrent que cette fin n’est pas simplement la mise en échec des deux héroïnes par la société. Au moment où elles planifient leur suicide, Manu préfère le saut dans le vide « sans élastique » à l’immolation qu’elle trouve trop prétentieuse. Elle offre également à Nadine, qui se croit incapable de sauter, de la pousser dans le vide. Mais le saut n’aura jamais lieu puisque Manu est tuée prématurément en allant chercher un café. Nadine récupère le corps de son amie et l’amène sur le bord d’un lac, dépose un baiser sur ses lèvres et l’enveloppe dans une couverture avant d’y mettre le feu. Entre les gros plans sur fond noir du visage de Nadine, on entend le rire de Manu. À la scène finale, Nadine se retrouve elle aussi au bord de l’eau, tenant dans sa main l’arme, l’outil de son agentivité. L’image est entre-coupée de flashbacks de la scène où Nadine et Manu dansent ensemble. On y voit en plongée le visage de Manu, qui regarde Nadine au- dessus d’elle, un corps-à-corps qui passe par le regard. Sans Manu, Nadine ne peut sauter dans le vide. Et si se suicider est la continuité logique pour les deux hors-la-loi, rester en vie et se faire prendre revient à se laisser mourir. Le passage au noir que l’on voit après le gros plan de Nadine l’arme à la tempe est un coup de feu qui n’en est pas un, un non-coup de feu qui ramène le silence et qui est donc tout aussi assassin. 19 Dans ce qui apparaît être un cul-de-sac, pour le spectateur comme pour la police, Thelma et Louise choisissent de s’élancer. Il n’y a pas de cul-de-sac sur la route, comme il n’y a pas de fatalité dans le viol. Ce qui fait d’une femme une hors-la-loi n’est pas tant la transgression des normes du genre ou de l’identification sexuelle, que le refus d’être « toujours déjà violée ». Ce qui dérangeait tant dans le travail de Baise-moi c’est la création d’un féminin inviolable, chez qui la parole a autant de pouvoir que les gestes masculins. Chez Despentes comme chez Ridley Scott, la femme hors-la-loi est dangereuse parce qu’en refusant la possibilité du viol elle refuse l’essence même de ce qui crée la loi patriarcale. Par cette réécriture du discours du viol, qui ne se fait pas tant dans la violence que dans les mots, le pouvoir de l’homme et ses actes deviennent caducs, sans emprise ni effet. « Baise-moi » est un peu la phrase leitmotiv de ce

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revirement, à mi-chemin entre la requête et l’insolence qui replace la femme inviolable en tant que sujet dans le jeu de la sexualité.

BIBLIOGRAPHIE

Filmographie

DESPENTES, Virginie, et THRIN-THI, Coralie. Baise-moi, France, 2000, Canal +, 77 min.

SCOTT, Ridley. Thelma & Louise, Etats-Unis, 1991, MGM, 130 min.

Bibliographie

BUTLER, Judith et Joan W. Scott, Feminists Theorise the Political, New York/Londres, Routhledge, 1992, 485 p.

CIXOUS, Hélène, « Le rire de la méduse », L’Arc, 61, 1975, p. 39-54

CONBOY, Kathy, MEDINA, Nadia, et STANBURY, Sarah, Writing on the Body. Female Embodiment and Feminist Theory, New York, Columbia University Press, 1998, 433 p.

DESPENTES, Virginie. King Kong théorie, Paris, Grasset, 2006, 159 p.

FAYARD, Nicole. « The rebellious body as parody: Baise-moi de Virginie Despentes », French Studies, vol. LX, 2006, No. 1, p. 63-77.

HORECK, Tania, Public Rape. Representing violation in fictions and film, New York/London, Routhledge, 2004, 195 p.

MacKENZIE, Scott, « Baise-moi, feminist cinemas and the censorship controversy », Screen, vol. 43, no 3, Automne 2002, p. 315-324.

NANCY, Jean-Luc. Noli me tangere, Paris, Bayard, 2003, 94 p.

RUSSELL, David. « I’m not gonna hurt you. Legal Penetration in Thelma and Louise », Americana: The Journal of American Popular Culture, Spring 2002, vol. 1, Issue 1 http:// www.americanpopularculture.com/journal/articles/spring_2002/russell.htm,

SMITH, Sidonie, Subjectivity, Identity and the Body, Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press, 1993, 226 p.

NOTES

1. British Board of Film Classification (MacKenzie, 2002: 321) 2. Ontario Board of Film Classification (Canada) (MacKenzie, 2002: 320) 3. The law, speaking generally, defnies rape as intercourse with force or coercion and without consent. (MacKinnon dans Conboy, 1998: 41)

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RÉSUMÉS

Dans le film Thelma & Louise de Ridley Scott comme dans Baise-moi de Virginie Despentes, on met en scène des personnages féminins qui, après avoir été victime de viol, commettent un meurtre et partent en cavale pour fuir les forces de l’ordre. Dans ces deux films, des road movies qui n’en sont pas réellement, la hors-la-loi féminine est la représentation d’une femme qui n’en est plus réellement une. L'article examine comment, dans ces deux films, la transgression de la loi au sens propre du terme, correspond également à une transgression des codes genre pour les héroïnes, codes qui notamment désignent le féminin comme être « violable ». Dans les deux oeuvres, sitôt les personnages de l’autre côté de la loi, sitôt les codes de la représentation du genre se transforment ; le féminin émancipé de la loi du père devient insaisissable, irrécupérable et surtout, inviolable.

AUTEUR

JACINTHE DUPUIS

Est étudiante à la maîtrise en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal, sous la direction de Martine Delvaux. Elle termine présentement son mémoire sur l’écriture de la sexualité féminine comme lieu de subversion du pouvoir patriarcal chez Alice Massat et Marie L. Elle a également collaboré à l’organisation de deux colloques internationaux, Insaisissables visages du féminin (2007) à Montréal et Femmes, création, politique (2008) à Cerisy.

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High art, l’esthétique photographique dans la représentation de l’altérité

Éléonore Antzenberger

1 High art (1999) de Lisa Cholodenko 1 est une représentation esthétique de l’homosexualité féminine, telle que l’a initiée Bergman dans Persona (1966) puis David Lynch dans Mulholland drive (2001). Filmer la sexualité féminine quand on est une femme implique une distanciation moins marquée. Au passage, un certain nombre de clichés du genre sont, plus ou moins intentionnellement, réaffirmés. Cette tendance est cependant tempérée par la qualité formelle et par une vision franche mais sensible de la sexualité féminine. Celle-ci se déploie à partir d’une trame ordinaire : assistante rédactrice au magazine photographique FRAME, Syd (Radha Mitchell) vit avec James (Gabriel Mann), manifestement très amoureux d’elle, mais dépourvu d’une personnalité marquante. En somme, un garçon ordinaire aux yeux de Syd. Par un hasard fortuit (une fuite d’eau !), Syd fait la connaissance de sa voisine, Lucy Berliner (Ally Sheedy), une photographe prodige, et de sa compagne Greta Krauss2 (Patricia Clarkson), une actrice allemande, toutes deux héroïnomanes.

2 La particularité de ce scénario réside ainsi dans l’idée que ce n’est pas tant l’image filmique qui intime le spectacle d’une transgression que l’image photographique. En d’autres termes, la représentation de l’altérité se donne à voir, non dans l’image filmique elle-même, mais dans l’image photographique insérée dans l’image filmique. La photographie est donc un révélateur de la sexualité féminine ; sa fonction favorise l’expression puis la visualisation de cette sexualité. Par l’intermédiaire de « l’écran » photographique, Syd prend conscience de l’homosexualité de Lucy en même temps que de son attirance pour elle. La découverte de cette altérité est stimulée par la pratique photographique : la première fois que Lucy veut faire un portrait d’elle, Syd se dérobe maladroitement, arguant qu’elle est « crevée ». Lucy lui répond en souriant qu’elle la trouve très « sexy » ainsi. Mais en aucun cas il ne s’agit d’une apologie de la condition homosexuelle féminine. Aucune revendication, aucune rhétorique ne dessert ici la cause lesbienne. Ce film est un double portrait de femmes, à l’éclosion d’une histoire

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d’amour. Soutenu par une narration rigoureuse, l’aspect non conventionnel de l’esthétique de l’image devient ainsi propice à l’expression de la sexualité féminine. L’homosexualité passe ainsi par l’image et l’intensité psychologique et formelle des clichés se met au service de la représentation de l’altérité ; c’est cet aspect que j’interroge ici. 3 Venons-en aux faits : Lucy et Greta viennent d’arriver à New York ; dix ans plus tôt, Lucy avait quitté cette ville pour Berlin où elle a rencontré « G », comme elle la surnomme. Immédiatement jalouse de Syd, G se présente à elle en ces termes : « Je suis Greta. Je vis pour Lucy… Je veux dire, je vis ici avec Lucy ». La réciproque est plus équivoque ; il semblerait plutôt que Lucy s’occupe de G, plus avancée dans la déchéance, au nom d’un fort sentiment de culpabilité. Lorsque après une semaine « au vert », Lucy revient à l’appartement avec pour intention de la quitter – cette tentative n’étant pas la première – elle insiste pour que Greta conserve son compte en banque. Cette offre est accueillie par un violent : « Je ne veux pas de ton argent ! » ; G a en effet quitté Berlin en pleine gloire pour suivre Lucy. C’est sa version. Selon Lucy cependant, la carrière de G3 s’est arrêtée à la mort de Fassbinder 4, au début des années 80. Dépendantes de l’héroïne, les deux femmes le sont surtout l’une de l’autre. Le tabou de l’homosexualité féminine fusionne ainsi avec celui de la consommation de drogue chez les femmes. Le titre du film a d’ailleurs été traduit en France par Art Interdit5. 4 Lucy est en outre déterminée à se maintenir en marge du milieu artistique, dont elle s’est détachée lors de son départ pour l’Allemagne. D’abord par opportunisme, Syd tente de lui redonner goût à son art en initiant une rencontre entre elle et les directeurs de FRAME. Au commencement donc, cette rencontre est sous le signe du décalage puisque Syd entend faire revivre en Lucy le désir de création alors que cette dernière voudrait faire naître le désir tout court. Sur fond d’addiction, High art fait donc converger ce double désir, soutenu par l’activité des personnages principaux ; malgré un poste ingrat, Syd est spécialiste en théorie critique, disciple de Foucault, Derrida, Barthes et Kristeva ; Lucy, elle, est une praticienne reconnue dans son milieu. Ce déséquilibre, un peu grossier, entre théorie et pratique souligne néanmoins la spécificité du genre photographique auquel s’adonne Lucy, celui du documentaire intime. Ce genre est matérialisé à l’écran par les snapshots (instantanés) exposés dans l’appartement de Lucy. Les sujets ne laissent aucune ambiguïté quant à ses préférences sexuelles. Ce sont pour la plupart des portraits de couples homosexuels, majoritairement féminins, dans des situations intimes6 ; Syd découvre ces clichés en même temps qu’elle fait la connaissance des modèles, présents en chair et en os dans le living-room de Lucy. Lors de sa première soirée avec eux, Syd focalise son attention sur un portrait, fixé au mur, d’un couple d’amies de Lucy, étroitement enlacées. Au même moment, celles-ci sont assises près d’elle, occupées à bavarder. Cette photographie fait fantasmer Syd, si bien que, d’un coup, l’image fixe du portrait s’anime dans son esprit ; l’image photographique devient ainsi une image filmique dévoilant des corps en mouvement : les deux femmes photographiées s’embrassent et se caressent, fantasme érotique tout entier absorbé par le plaisir de l’image mêlé à celui des corps, à la fois dans l’esprit du personnage et dans le regard que la cinéaste porte sur lui. 5 Cet arrêt sur image permet de se focaliser un instant sur les personnages secondaires. Composé majoritairement de couples lesbiens et de dealers – Arnie en tête –, l’entourage de Lucy affiche une neutralité7 totale vis-à-vis du trio Syd-Lucy-Greta, trop détaché de la réalité pour songer à choisir son camp. Les partenaires respectifs

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manifestent, quant à eux, une hostilité radicale à cette liaison. Jeune homme bien sous tous rapports, James est d’une inconsistance telle qu’elle frôle la transparence. Si l’attirance de Syd pour une femme remet vraisemblablement en cause son identité masculine, ce questionnement demeure assez superficiel. Quand Syd l’invite à monter chez Lucy avec elle, son unique préoccupation est de savoir si sa chemise n’est pas trop « moulante ». Et, quand Syd lui demande ce qui lui tient le plus à cœur, il reste bouche bée. Ne comprenant pas cette attraction, il la ramène toute entière à la sexualité, menaçant de la quitter si elle couche avec Lucy. La jalousie de Greta est plus explosive : elle traite Syd de « sycophante », de « parasite » et de « lèche-botte » et conclut lucidement : « Cette gamine ne sait foutre rien de nous ». Comme James, G s’arrête à la dimension physique de cette liaison, sans pour autant poser un interdit. Dans la scène du snack où, droguée au point de s’endormir sur sa chaise, elle déjeune avec Syd, elle maugrée un vague : « Couche avec Syd si ça te chante. Je ne peux pas t’influencer ». Réduire cette relation au désir physique est rassurant pour les deux. Le problème, c’est qu’il s’agit d’une véritable histoire d’amour. 6 Au-delà des protagonistes immédiatement impliqués, il n’existe pas d’opposant direct à cette liaison. Pour Syd, l’opposition majeure, c’est l’entourage professionnel – Dominique et Harry, ses patrons – qui ne se doute de rien. Craignant leur réaction, Syd ne veut pas qu’ils sachent. Il s’agit donc davantage d’une peur de leur jugement que d’une opposition véritable. Au cours du seul week-end qu’elles passent ensemble, Lucy fait au petit jour une série de photos de Syd, nue dans le lit. L’ultime cliché est un double portrait au retardateur où les deux femmes s’étreignent sur les draps : cette photo – l’affiche du film – fera la couverture de FRAME. En vue de cette commande, Lucy a préparé deux enveloppes : dans l’une, des clichés récents de sa mère et de Greta que Harry et Dominique ont déjà visionnés sans leur trouver grand intérêt. Dans l’autre, ceux de ce fameux week-end, sans équivoque quant à la nature de leur relation. Après la publication de la seconde enveloppe, Harry ne réagit pas, pensant peut-être qu’il s’agit d’une banale séance de pose. À moins que ce ne soit de l’indifférence. Mais à la fin du film, Dominique met enfin des mots sur cette relation et demande ouvertement à Syd si Lucy est sa maîtresse. Les soupçons se résorbent dans le non-dit et, une fois les photos publiées, les certitudes s’affichent dans les regards, notamment dans celui que lui lance la secrétaire au moment où Syd quitte son bureau. Autre personnage secondaire, la mère de Lucy. Elle est au courant de sa relation avec G. Juive, elle ne l’appelle jamais autrement que « l’Allemande ». L’annonce de sa liaison avec une autre femme ne provoque ainsi pas d’autre étonnement que celui de la voir porter un prénom masculin ; Lucy rectifie aussitôt le tir en souriant : « C’est tout sauf un homme ». La seconde et dernière question concernant Syd : « Est-ce qu’elle est juive ? ». Sa mère tolère son homosexualité, mais pas son problème de drogue. Lorsque sa fille le lui annonce, elle quitte la pièce, sourde à cette réplique : « Maman, ne me laisse pas ». 7 La relation entre G et Syd reproduit celle qu’elles entretiennent à la toxicomanie. Relation destructrice et autodestructrice dans laquelle chacune s’abîme en l’autre par amour ; G a besoin de Lucy pour se détruire et pousser toujours plus loin son autodestruction à travers elle. Elle n’envisage pas de se soigner, même au risque de perdre Lucy qui, elle, voudrait décrocher. En d’autres termes, Lucy met des limites à son addiction, Greta non. Ni la drogue ni Lucy ne lui suffisent ; il lui faut les deux. À croire que, dans son esprit, elles ne font qu’une, indivisible. Quant à Syd, elle refuse de pousser trop loin son expérience de la drogue ; elle fume d’abord un joint et sniffe à deux reprises une ligne d’héroïne. C’est tout. Elle refuse la fusion des deux. C’est en

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termes de dépendance que s’analyse la relation entre G et Lucy et c’est précisément ce contre quoi Syd lutte. Non en éliminant Greta, qui n’a besoin de personne pour se détruire et détruire Lucy, mais en refusant de tomber dans l’autodestruction à travers l’autre. L’addiction est ici un moyen de valider cette autodestruction. L’amour entre héroïnomanes se révélant « toxique8 », Syd rejette une relation qui ne se serait qu’un ersatz de celle entre Lucy et Greta, prenant ainsi le relais d’une passion destructrice. Tous les amis de Lucy sont héroïnomanes. Successeurs de l’esthétique post punk des Five of Boston9, ils incarnent tous les poncifs nés de l’union sulfureuse entre amour et drogue. Issus de la scène artistique new-yorkaise de la fin des années 90, ils mènent une vie en marge sous le sceau de l’éthique Sex drug rock&roll avec cependant un peu trop de maladresse pour être tout à fait crédibles. L’amalgame entre création artistique, vie sexuelle libérée et overdoses ratées pourrait en rester là s’il ne se situait pas, en plus, dans le milieu homosexuel. Pire, lesbien. L’analogie avec la vie de la photographe américaine Nan Goldin, dont le film est librement inspiré, n’est pas, à cet égard, toujours très adroite. C’est vrai notamment sur le plan référentiel, par exemple lorsque Syd se réfugie gauchement derrière La Chambre Claire pour exprimer ce qu’elle ressent devant un cliché de Lucy : « Cela rejoint, dit-elle, l’extase photographique de Barthes. Sa façon d’explorer le temporel, la mémoire et le sens ». Cette référence ouverte à l’un des ouvrages les plus cités en matière de photographie accuse une certaine lourdeur dans la vivacité de ce dialogue. En outre, l’hommage à un style de vie se confond ici avec celui dédié à un genre photographique, celui du documentaire intime façon Nan Goldin ou Larry Clark. En tous points remarquables, la qualité de l’image – grain et cadre confondus – sensibilise le spectateur à la texture de l’image. Mais il manque une qualité inhérente à toute la production de Nan Goldin : l’empathie. En dépit d’un sens de l’image parfaitement maîtrisé, certains plans ne lui rendent pas pleinement justice. C’est le cas lorsque les personnages prennent de la drogue ; ces scènes font figure d’images de carte postale de la vie de bohème. Il y manque un peu de ce « réalisme subversif » – encore un poncif ! – auquel fait allusion Syd à propos du travail de Lucy. Et c’est là, précisément, que l’absence d’empathie se fait sentir. 8 La même critique peut être formulée dans les scènes érotiques. Bien qu’il n’y ait peu de comportements sexuels, la proximité affective et physique dans laquelle les personnages évoluent rend leurs relations énigmatiques. Le mot sexy revient d’ailleurs fréquemment dans les dialogues. Tendre mais franc, l’érotisme se décline au féminin, à l’exception d’une scène entre James et Syd, rapide, intense mais peu significative, puisque Syd est sous l’emprise de l’héroïne. Un passage est en revanche révélateur au regard de ce que j’ai souligné auparavant, c’est celle où Lucy trouve G au téléphone ; elle commence à la caresser alors que G poursuit sa conversation. La distinction des genres est clairement signifiée dans leur comportement respectif : le désir de Lucy s’exprime de façon masculine ; il gagne en violence jusqu’à ce qu’elle domine G, qui l’encourage et finit par raccrocher. Elle s’allonge sur G qui s’abandonne passivement à ses caresses. Mais, complètement shootée, G finit par s’endormir. La tension érotique retombe. La sonnette retentit ; G est à moitié dans les vapes, le chemisier déboutonné sur un soutien-gorge sexy, l’œil torve. Ce sont des amis qui arrivent à l’improviste. La scène d’amour est finie, cédant le pas aux plaisirs narcotiques. L’intérêt de cette scène réside précisément dans cette convergence entre désir et frustration physique : désir sexuel et désir d’héroïne s’annulent et se complètent, sans jamais que l’un ne puisse combler le manque suscité par l’autre. Le manque d’héroïne trouve un palliatif dérisoire dans la relation amoureuse. Ce qui est pathétique, c’est que l’inverse est ici

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encore plus vrai. Ainsi, lorsque Lucy rentre de désintoxication, G lui fait cet aveu éloquent : « J’ai besoin de toi. À ma façon », avant de lui proposer une ligne d’héroïne... 9 Le désir d’amour fou et le besoin d’héroïne sont donc incapables de fonctionner l’un sans l’autre. Ils se nourrissent l’un de l’autre jusqu’à ne faire qu’un10, autre leitmotiv Sex, drug, rock&roll. À force d’évidences de ce type, la fusion entre expérience homosexuelle et expérience de l’héroïne perd toute capacité à se montrer transgressive. Les personnages évoluent en effet dans un milieu où il est normal, même banal, d’afficher librement sa sexualité et de s’initier aux drogues. Rien n’étonne personne et, de ce point de vue, l’attitude des amis de Lucy est exemplaire : seule la mort de Lucy – ô surprise d’une overdose ! – parviendra à arracher Arnie à son flegme habituel… 10 Au vu de ces remarques, il apparaît que l’homosexualité féminine est donnée à voir, non comme une transgression, mais comme son fantasme : celui d’être autre sans pour autant renoncer à sa personnalité propre. De fait, le trio féminin repose sur un chassé- croisé permanent d’altérités et d’identités spéculaires qui se croisent à travers plusieurs générations. Syd est plus jeune que Lucy, laquelle est plus jeune que Greta. À défaut d’une ressemblance réelle, G et Syd affichent quelques similitudes sur le plan physique : blondes, les yeux clairs, les cheveux lisses, très féminines toutes les yeux. Certes, elles n’incarnent pas du tout le même type de sensualité ; G est une femme fatale, mince, dure, la voix rauque et très sûre d’elle. À l’inverse, Syd est un stéréotype de la femme-enfant : visage poupin, potelée, voix douce, fragile, sensible. Elle exprime une féminité inaccomplie qui se cherche ; G lui renvoie l’image de ce même accomplissement, désenchanté, blessé mais encore arrogant. La faille de G, c’est Lucy, la seule devant qui elle se ose se montrer vulnérable. Toujours est-il qu’entre les deux, Lucy, au physique androgyne d’adolescent, fait figure de garçon manqué. À pousser plus loin l’analogie, G pourrait être la mère de Syd, du moins si l’on se fie à leurs âges respectifs ; G serait un substitut maternel castrateur, dans lequel la fille étouffe dans l’ombre chérie et haïe de la mère. Ce triangle représente ainsi les trois étapes de la féminité : enfance, adolescence, maturité. Entre Lucy et Syd, en revanche, aucune ressemblance physique : en dépit de son prénom masculin, Syd exprime une féminité juvénile. À l’inverse, la douceur du prénom de Lucy est contredite par son apparence physique : brune, maigre quoique musclée, teint pâle, yeux sombres. Toujours vêtue de pantalons et tee-shirt sans manche foncés, jamais maquillée, elle affiche un physique à dominante masculine. 11 La transgression résulte d’un dépassement de soi, d’une volonté de repousser les limites de son identité jusqu’à se découvrir autre. Tel est du moins l’opinion de Syd. Ce n’est pas la mort de Lucy qui l’empêche de mener à terme cette expérience, générant ainsi une sorte de psychose de l’inaccompli qu’elle tente de conjurer en acceptant la publication des photos. Perturbée par cette liaison, Syd est en définitive celle qui donne l’impression de la contrôler le mieux ; elle ne dit rien pour contredire les accusations de James. Elle ne fait pas non plus un geste pour le retenir. Passivité ou détermination ? Son attitude demeure ambiguë. En somme, elle est perdue. Ainsi en lui montrant les photos du week-end, Lucy lui demande si elle est gênée : « Non, aucunement, rétorque Syd. Je suis nue, c’est tout ». On l’a compris, elle est gênée. Ambitieuse mais peu sûre d’elle, Syd est une jeune femme plutôt timorée qui a peur d’elle-même. Ne connaissant pas ses limites, elle ne se connaît pas. De fait, elle se cherche en Lucy et plus précisément, elle recherche la réalisation d’elle-même, par osmose, avec ce contraire

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qui est aussi, d’une certaine manière, son analogue. Lucy s’est épanouie jusqu’à la reconnaissance professionnelle alors qu’elle est méprisée par ses patrons. Il est donc probable que Lucy soit une sorte de modèle de réalisation ; Syd voudrait être comme Lucy, peut-être même voudrait-elle être Lucy, mais au fond d’elle-même, elle sait déjà que ce n’est pas sa véritable nature. C’est donc Lucy qui se décide à changer en acceptant de se désintoxiquer et de se séparer de G. Les choses sont plus simples pour Syd ; elle n’a même pas à quitter James qui, gentleman, lui a laissé un mot disant qu’il est chez un ami. Ceci dit, les sentiments de Lucy ne sont pas clairs non plus. Revenue pour rompre avec G, elle finit par lui demander : « Qu’est ce que je suis supposée faire maintenant, G ? Je ne sais plus ». Et elle accepte de passer la nuit avec elle, en même temps qu’une ligne d’héroïne. Face au couple Lucy/Greta, Syd se heurte à la réalité d’une image, moins glamour mais tout aussi romantique que l’idée qu’elle s’en faisait ; sa propre réalité lui parait donc d’autant plus terne. Syd n’est pas une marginale, pas plus qu’elle n’est homosexuelle. Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’elle est amoureuse de Lucy. Elle finit par le lui avouer, en pleurant, au moment de faire l’amour, comme une adolescente inexpérimentée. On relève d’ailleurs le contraste entre son candide : « Je crois que je suis en train de tomber amoureuse de toi » et la dignité douloureuse avec laquelle Greta lui dit « Je t’aime ». Syd valide cette expérience amoureuse, mais pas tout à fait jusqu’au bout, pas jusqu’à accepter de se perdre en l’autre, cet autre qui lui ressemble au cœur même de l’altérité ; c’est ce qui, par exemple, la différencie de G qui se drogue jusqu’à perdre connaissance et accueille sa résurrection avec une désinvolture significative : « L’héro était coupée ». 12 À proprement parler, l’homosexualité n’est pas donnée en spectacle. La marginalité dans laquelle évoluent Lucy et G est leur normalité. Ancrées de plain pied dans le milieu de l’art contemporain, le trio Sex, drug, rock&roll est leur quotidien de longue date. C’est une réalité, non une image véhiculée par des supports médiatiques tels que FRAME. Elle ne devient « marginale » que lorsqu’elle se heurte à l’évidence posée par Syd. De tous les personnages, ce dernier est sans doute le seul à vivre l’homosexualité comme un fantasme de transgression ; son expérience avec Lucy est sa première, tout comme celle de l’héroïne. La rencontre de Syd avec le milieu homosexuel « branché » remet son identité de femme à travers la question de la norme sexuelle. Cette remise en cause ne vaut qu’au regard de la représentation de l’altérité, laquelle est, comme on l’a vu, dédoublée par le filtre photographique. De ce fait, ce n’est pas tant la différence qui est ici esthétisée que la rencontre avec elle. Le genre est ainsi tronqué par l’effet de miroir ; l’homosexualité féminine est mise à distance grâce à cette persona qui transforme la personne de Lucy en personnage. Mais ce phénomène est d’emblée démystifié du fait que nous sommes dans une fiction, c’est-à-dire dans un espace-temps où la notion de « personne » n’existe pas. En acceptant la publication de la dernière série de photos de Lucy, Syd prend le dessus. Jusqu’alors image/création de Lucy, elle dépasse sa créatrice grâce à un processus de révélation. Les deux fusionnent en une image unique, celle de deux femmes photographiées en gros plan dans un lit défait. Le reflet dépasse ainsi le miroir. Quand Syd propose la première enveloppe à FRAME, les photos, absolument pas subversives sur le plan sexuel, sont rejetées et la commande annulée. C’est ce qui la décide à montrer à Dominique la seconde enveloppe qu’elle jugeait « inappropriée » : Dominique – La mise en scène est de toi ? Syd – Non. D – Je veux dire, c’est une critique ? Tu es la rédactrice ? S – Non, ce n’est pas une critique, c’est juste ce qui est arrivé.

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D – …Juste ce qui est arrivé ? S – Je n’avais pas compris qu’elle allait les utiliser. D – Je ne comprends pas, Syd. Tu poses pour elle ? S – Non, je ne pose pas pour elle. Pas officiellement….enfin, je veux dire, pas d’habitude. D – …Tu es sa maîtresse ? S – …Oui. 13 Ce dépassement du clivage identité/altérité au moyen du filtre photographique rend compte des (faux) effets de distanciation. Ces ultimes clichés font en effet écho à la première remarque de Syd à ce sujet : « La composition est tellement adroite que ça semble spontané, comme un instantané ». Et Lucy rétorque : « C’est un instantané ». Ainsi l’inscription dans un milieu donné n’est pas neutre ; le fait que Lucy soit photographe l’inscrit (et inscrit Syd à travers elle) dans une double visibilité où l’envers se donne à voir au travers de l’endroit. Le jeu d’illusions invite ainsi à une perte de repères, perpétrée par un système de reflets qui fait se confondre les personnages. Ces jeux de miroirs engendrent une vision spéculaire de l’homosexualité. L’altérité n’est pas examinée pour ce qu’elle est, mais conditionnée par les motifs conjoints du couple homosexuel et de la condition féminine de la fin des années 90. Cette image, qui dissimule autant qu’elle dévoile, peut être appréhendée comme une méditation sur la thématique du double, réflexion toute entière dédiée à la réversibilité entre identité et altérité féminine. Coïncidence ou influence ? Lucy explique à Syd que la raison l’ayant autrefois poussée à décrocher du métier était la sensation d’être « cataloguée » ; cette sensation, ajoute-elle, l’« étouffait ». Or, quelques scènes plus tard, au cours d’une dispute, Syd reproche à James de vouloir la « cataloguer » et que son comportement la fait « étouffer ». L’étonnement de James devant cette accusation laisserait plutôt penser que Syd est sous l’influence de Lucy car, comme je l’ai fait remarquer, il ne semble pas avoir une épaisseur psychologique d’assez grande envergure pour pouvoir « étouffer » quiconque… De fait, l’opposition physique entre les deux femmes, qui passe par le jeu des corps et l’expressivité des visages, évince toute propension à s’approprier la personnalité de l’autre. Mais ce n’est pas un frein à l’identification. S’il provoque une cassure, la projection du double ne repose pas explicitement sur un mécanisme du transfert. C’est par amour, non par volonté d’identification, que, sans rien dire à personne, Lucy décide de se désintoxiquer.

14 High art explore ainsi avec une rigueur presque documentaire la naissance d’une histoire d’amour entre femmes à travers la vie d’un groupe soudé par la dépendance à la drogue. La question de l’homosexualité est abordée dans l’image filmique à travers la photographie. En filigrane se profile l’influence de la vie intime sur le travail d’artiste : la première réaction de Lucy face à la proposition de FRAME de la voir faire une « analyse de sa vie » sous le couvert du « style libre » est le rejet. Elle a ensuite le choix entre la publication des photos de G (première enveloppe) et celles de Syd (seconde enveloppe). Or les photos de G ne sont pas une « analyse » de sa vie. Sa vie désormais, c’est Syd. C’est ce que signifient ces photographies. La fin du film oriente ainsi le parallélisme entre images filmique et photographique vers une concrétude autre qu’esthétique ; la série de clichés réalisés en un week-end matérialise le type de relation entre les deux femmes. Cette série rend cette liaison à la réalité, à la vue de tous, visible au grand jour tout en entretenant paradoxalement l’ambiguïté. Vu de l’extérieur en effet, rien de ces photographies ne permet d’affirmer qu’il s’agit d’instantanés ou du résultat de séances de pose. Alors, homosexualité simulée ou

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réelle ? Ces photos sont-elles une représentation de l’homosexualité féminine ou son expression réelle ? Seuls les proches du couple peuvent le savoir. À en juger en effet par la réaction de Harry, le doute demeure. Les femmes, en revanche, ne sont pas dupes, en témoignent le comportement de Dominique et le regard entendu de la secrétaire de Syd. 15 Outre de réhabiliter le travail – via l’existence de Lucy en tant que photographe – cette couverture inaugure ainsi matériellement le passage entre altérité et identité. Mais le plus significatif, c’est que cette renaissance professionnelle est totalement imbriquée dans la vie privée. Symboliquement, elle marque la fin d’une relation autodestructrice et une ouverture vers une régénérescence physique et affective ; la fin de la relation avec G coïncide nécessairement avec celle avec l’héroïne. Mais ce symbole est tronqué lui aussi : entre le moment où les photos arrivent à la rédaction de FRAME et leur publication, Lucy a succombé à une overdose. Même si ce film ne lui est pas exclusivement dédié, les poncifs qui entourent l’homosexualité sont soumis à la loi du genre. Mais la transgression est ailleurs, non dans l’image photographique elle-même, mais dans la façon de photographier un type de sexualité qui ne répond pas à une norme et donner une représentation banale à une pratique considérée comme marginale.

NOTES

1. De Sundance à Deauville, en passant par le Festival de Cannes,ce premier long- métrage, a raflé tous les prix. Son dernier film en date, The Kids are all right, avec Annette Benning et Julianne Moore dans le rôle d’un couple lesbien, a été présenté en 2010 au festival de Sundance. Il a obtenu le Teddy Award du meilleur film à l’édition 2010 de la Berlinale. 2. Ce nom pouvant faire référence à celui de Rosalind Krauss, spécialiste de l’art moderne et contemporain à l’Université de Columbia (New York), à qui l’on doit notamment l’ouvrage de référence en matière de photographie : Le Photographique, Pour une théorie des écarts. 3. Le personnage de Greta fait explicitement référence à Fassbinder. Cette conjonction est d’autant plus ironique que le patronyme de Lucy est « Berliner ». 4. R. W. Fassbinder est mort en 1982 à Munich, vraisemblablement des suites d’une overdose. 5. « This term is rather broader than Arnold’s definition and besides literature includes music, visual arts, especially painting, and traditional forms of the performing arts, now including some cinema. The decorative arts would not generally be considered High art » (< http:// en.wikipedia.org/wiki/High_culture>). 6. Cette prédilection pour la photographie de l’entourage proche dans des situations qui jouxtent l’acte sexuel renvoie à l’œuvre de Nan Goldin. Or, si ce travail est aujourd’hui accueilli pour ce qu’il est réellement, tel n’était pas vraisemblablement le cas à la fin des années 90, bien qu’à cette époque Nan Goldin soit reconnue dans la profession depuis une bonne dizaine d’années. Mais aujourd’hui encore, ce travail est auréolé d’une aura sulfureuse et l’artiste taxée de voyeurisme et de pornographie.

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Toujours est-il que l’esthétique post-punk de Nan Goldin hante les portraits de Lucy Berliner – Les mêmes thèmes y sont abordés, sexe et drogue en tête, sur un mode direct, franc, sensible sans concession ni gratuité aucune. En somme trash. La réalité sans fard pour ce qu’elle est, sans complaisance ni jugement d’aucune sorte. Lucy y fait d’ailleurs référence lorsqu’elle explique pourquoi elle a lâché le métier dix ans plus tôt, sans trop savoir pourquoi, se justifiant d’un vague et souriant « Ca faisait punk à l’époque ». 7. En témoigne notamment le retour de Lucy après une semaine de désintoxication ; tous ses amis sont, comme de coutume, affalés dans le living-room. Dans la chambre, Lucy et G se disputent. On entend tout. Joan finit par se lever sous prétexte d’aller chercher à manger. Les autres lui emboîtent le pas, à l’exception d’Arnie qui s’enfonce dans un canapé en disant : « Je vous attends, Mesdames. Battez-vous bien. Appelez-moi quand vous aurez terminé. » 8. On retrouve les leitmotive qui martèlent la production de Nan Goldin jusqu’à la fin des années 90, en particulier dans Ballad of sexual dependency. 9. Outre Nan Goldin, The Five of Boston, appelés aussi la Boston School, comprend David Armstrong, Mark Morrisroe, Jack Pierson, Philip-Lorca diCorcia. En dépit de leurs influences et de leurs techniques diverses, ces cinq photographes qui ont fait connaissance au cours de leurs études au Massachusetts College of Art se rassemblent autour des motifs communs comme la peinture de l’intime, le malaise d’une société contemporaine et l’importance de la relation avec le sujet photographié. 10. Lucy le formalise très bien à la fin, au cours de la conversation avec sa mère. Elle lui dit qu’elle a un problème (“problem”) ou plutôt un souci (“issue”): I have a love issue and a drug problem or maybe I have a love problem and a drug issue.

RÉSUMÉS

Réalisé en 1999 par Lisa Cholodenko, High Art exploite avec une rigueur presque documentaire la naissance d’une histoire d'amour féminine à travers la vie d’un groupe soudé par la dépendance à la drogue. Photographe de métier, Lucy vit en couple avec Greta au moment où elle fait la connaissance de Syd, assistante rédactrice au magazine photographique FRAME, qui habite l’appartement du dessous avec son compagnon, James. Dépendantes de l’héroïne, Greta et Lucy le sont surtout l’une de l’autre. Le tabou de l’homosexualité féminine fusionne ainsi avec celui de la consommation de drogue chez les femmes. Entre Syd et Lucy débute une relation ambiguë. D’abord par opportunisme, Syd faire revivre en elle le désir de création grâce à une rencontre entre elle et les directeurs de FRAME ; Lucy, quant à elle, entend faire naître en Syd le désir tout court. Ici, l’homosexualité féminine est donc abordée dans l’image filmique à travers la photographie. C’est par l’image que Syd prend conscience des préférences sexuelles de Lucy en même temps que de son attirance pour elle. La revendication d’une sexualité converge avec une pratique artistique, l’esthétique de l’image se met au service de l’expression de l’homosexualité féminine. Le triangle Lucy-Syd-Greta reposant sur un chassé-croisé permanent d'altérités et d’identités spéculaires, l’homosexualité féminine est donnée à voir, non comme une transgression, mais comme son fantasme : celui d’être autre sans pour autant renoncer à sa personnalité propre. Publiées dans FRAME, les ultimes photos de Lucy inaugurent ce passage entre altérité et identité. L’objet photographique de cette série, c’est l’intimité physique entre

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Syd et Lucy. Ces clichés rendent ainsi cette liaison à la réalité, à la vue de tous, visible au grand jour tout en entretenant paradoxalement l’ambiguïté. Ce sont des instantanés mais, en termes de réception de l’image, rien ne permet d’affirmer qu’il s’agit d’une prise de vue directe ou du résultat de séances de pose. Entre réalité et simulacre, l’ambiguïté entre représentation et expression directe interroge ainsi la nature de leur relation et de sa transposition en termes d’image publique. L’homosexualité féminine passe donc ici par l’image ; l’intensité psychologique et formelle des clichés se met au service de la représentation de l’altérité. Cet aspect, que nous avons souhaité interroger ici, s’affirme de manière ostensible en continu jusqu’à ce que le parallélisme entre images filmique et photographique atteigne, à la fin du film, une concrétude autre qu’esthétique. Dans High Art, les poncifs qui entourent l’homosexualité sont soumis à la loi du genre. Mais la transgression est ailleurs, non dans l’image photographique elle-même, mais dans la façon de photographier un type de sexualité qui ne répond pas à une norme et de donner une représentation banale à une pratique considérée comme marginale.

AUTEUR

ÉLÉONORE ANTZENBERGER

Docteure en Langue et Littérature françaises, Éléonore Antzenberger a soutenu une thèse sur le théâtre de Jean Cocteau. Chargée de cours à l’université de Nîmes, elle se consacre à une activité de recherche en littérature et en esthétique au XXe siècle, notamment sur la pratique artistique féminine dans le milieu de l’avant-garde. Elle prépare actuellement un doctorat en esthétique sur le journal photographique dans l’œuvre de Nan Goldin, Francesca Woodman et Alix-Cléo Roubaud.

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Que doit-on voir dans la pornographie ? Reproduction et reconnaissance de la représentation des genres

Nathanaël Wadbled

Agression où perpétuation de l’ordre sexuel ? Conservateurs et progressistes contre la pornographie

1 La pornographie présente une mise en scène médiatique de la sexualité, c’est-à-dire représente des relations entre un certain nombre de corps et d’individus aux prises les uns avec les autres dans une situation où les rôles et les interactions sont définis et joués selon une certaine distribution de zones, d’organes ou de postures explicitement érogènes distribuées sur les corps et distribuant les corps en fonction de leur genre. Est ainsi donnée à voir une certaine représentation de la sexualité fondée sur une certaine distribution des genres. Cela, d’ailleurs, n’a rien de spécifique à la pornographie. Comme le suggèrent par exemple les travaux de Thérésa de Lauretis1 sur le cinéma ou de Eve Sedgwick2 sur la littérature, dans un contexte culturel où l’identification de l’individu à un certain genre fonde et indique une fonction socioculturelle, avec ses comportements et ses jeux spécifiques, le cinéma et la littérature dans leur ensemble peuvent être vus comme un spectacle du genre. En effet, les rôles sont distribués entre hommes et femmes, hommes féminins et femmes masculines, etc. Selon certaines conventions, ou plutôt dans un certain dispositif où leurs actions et réactions se répondent et s’ordonnent en fonction du caractère et du rôle social dévolu à chaque genre, c’est-à-dire en fonction de la fonction sociale et culturelle de chaque genre.

2 La spécificité de la pornographie est de mettre en scène cette relation particulière qu’est l’acte sexuel, sans autre forme de relation sociale. Qu’elle soit hétérosexuelle, homosexuelle, zoophile, ou autre, la pornographie met en scène ses protagonistes dans leur fonction sexuelle. En partant du postulat foucaldien selon lequel la sexualité est

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une activité toujours socialement produite et organisée, et en aucun cas une activité naturelle qu’il serait possible de retrouver en se libérant des cadres et contraintes sexuelles, il ne semble pas y avoir de différence fondamentale sur ce point entre une comédie romantique et un film pornographique. La différence est en un sens quantitative : les activités mises en scène sont différentes, l’amour et la séduction ou le coït ; quoi qu’il en soit, dans les deux cas, il s’agit bien de représenter des relations entre individus clairement identifiés par leur genre et dont les comportements respectifs et les relations sont déterminés par cette identification au sein d’une certaine organisation et conception de ce qui est sexuel correspondant à la sexualité – ce terme est alors à prendre au sens foucaldien de forme historiquement déterminé de ce qui est sexuel. 3 C’est en ce sens qu’une certaine critique de la pornographie la dénonce au nom d’une critique de l’assignation de certaines fonctions sociales indexées sur le genre, telles que cette dénonciation peut prendre deux formes. Dans sa variante conservatrice, elle affirme que la pornographie met en scène une sexualité perverse qui met en cause l’ordre social fondé sur une certaine répartition des rôles sexuels dans laquelle les femmes devraient rester aux fourneaux et s’occuper des enfants au lieu d’être envoyées dans la chambre à coucher, avec souvent quelqu’un d’autre que le mari absent – pour reprendre un topos de la pornographie3. Dans sa variante progressiste et souvent féministe, la dénonciation de la pornographie semble exactement symétrique. Il suffit de retourner l’argument : ce qui est mis en scène, c’est la soumission et l’humiliation des femmes toujours disponibles sexuellement pour la satisfaction d’hommes puissants et dominants. Il s’agirait alors, non plus de mettre à mal l’ordre sexuel et genré traditionnel, mais au contraire de le reproduire et d’interdire toute émancipation4. 4 L’opposition entre les deux semble être avant tout sur l’évaluation du rôle social des femmes dans ce qui est perçu comme étant l’organisation traditionnelle de la sexualité. Si cette organisation est valorisée et que les femmes sont considérées dans ce cadre comme des mères, les présenter comme des putes ou des salopes la saperait. En un sens, la condamnation au nom de l’ « outrage aux bonnes meurs » doit peut-être être ainsi comprise, non comme seulement comme une atteinte à la morale, mais bien plutôt à un certain ordre social genré perçu comme naturel. Il est sans doute douteux de séparer les deux aussi nettement que le fait Ruwen Ogien dans son ouvrage sur la pornographie5. Si la sexualité est naturellement « une relation hétérosexuelle dans un cadre stable soutenu par des sentiments réciproques »6, et que la distribution des fonctions sexuelles se fait selon cet ordre pour être le plus naturel possible, alors sa condamnation se fait à la fois au nom d’un bien sexuel naturel vis à vis duquel tout écart serait une perversion, mais également et inséparablement pour maintenir l’ordre social et culturel le plus harmonieux possible. Il ne s’agit pas seulement d’un argument moral, mais également socialement conservateur. Cela apparaît bien dans l’exemple que cite Ogien : « La pornographie à la fois déshumanise le sexe et sexualise les relations, le sexe devient un sport avec ses trophées, une chasse avec ses prises, une drogue avec ses niveaux de dépendance, une religion avec ses divinités. Cela amène des tensions familiales et contribue à bien des divorces, car l’intérêt pour sa famille s’effrite sauf quand le pornographe en vient à utiliser celle-ci pour assouvir ses passions, par divers sévices sexuels et l’inceste.7 » 5 La dénonciation morale au nom de valeurs apologétiques du bien sexuel s’accompagne bien de celle au nom de l’effet et du tort objectif d’une dénonciation éthique. Celle-ci

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n’est donc pas utilisée par les seuls progressistes comme semble le considérer parfois Ogien, même si lui-même développe en fin de compte l’idée d’une telle symétrie.

6 Peut-être faut-il voir l’argument progressiste en parfaite symétrie, plutôt qu’en opposition. Si ce qui est perçu comme étant l’organisation de la sexualité est dévalorisé et que les femmes sont considérées comme sexuellement soumises, d’un côté les présenter comme des putes ou des salopes la renforcerait, et en même temps cela serait moralement condamnable – comme toute humiliation. Si l’opposition à la pornographie semble ainsi être essentiellement sociale et se faire de manière éthique au nom de l’inégalité sociale ou culturelle, cette inégalité a une connotation morale qui apparaît bien dans une formule que cite Ogien : « La pornographie fut définie (je cite librement) : « L’asservissement sexuel des femmes par des images ou par des mots qui les représentent comme des objets prenant plaisir à être humiliés, battues, violées, dégradées, avilies, torturées, réduites à des parties de leur corps, placées dans des postures serviles de soumission ou d’exhibition. »8 7 Les femmes seraient totalement réifiées et déshumanisées, sans qu’il n’y ait d’accès à leur existence en tant que personne. La pornographie ne respecterait plus le caractère sacré de la personne humaine.9 Il s’agit donc bien également d’une certaine conception de ce que doit apologétiquement être une relation pour ne pas devoir être déjugée moralement et dénoncée. Si Ogien critique l’assimilation des deux thèses, elles semblent bien en ce sens complémentaires. Le problème civique des progressistes est inséparablement moral, comme le problème moral des conservateurs est inséparablement social : « Le moralisme et la métaphysique de la personne, officiellement chassés de la justification morale politique, restent très présents (même omniprésents ces derniers temps) dans le débat public par le biais du concept de « dignité humaine10 ». 8 Il s’agit bien, pour reprendre les termes d’Ogien, de « l’expression d’une certaine conception substantielle du bien sexuel11 ».

9 « On (la) retrouve aussi bien du côté des conservateurs, qui craignent que la pornographie menace les valeurs de la famille, que des progressistes, qui rejettent la vision des rapports humains purement instrumentale, hédoniste, dérisoire, désenchantée que présente, en gros, la pornographie »12. 10 En ce sens, il y a bien un rapport de symétrie où la même logique joue dans deux contextes différents, et non d’opposition. Il ne s’agit cependant pas de dire que les deux critiques de la pornographie seraient réductibles. Dans le critique progressiste, le jugement moral ne se fonde pas sur le respect d’une naturalité de la relation sexuelle, mais sur celle de la dignité humaine, au sens kantien du terme. Cette différence est capitale. Si dans la perspective conservatrice, toute pornographie doit être condamnée et interdite, pour les progressistes en effet il suffirait que cette représentation ne s’oppose pas à la dignité des femmes, qu’elle soit civique ou humaine, pour être acceptable et acceptée. Ogien comprend ainsi l’acceptation, ou du moins la tolérance, de certaines formes d’érotisme. Est d’ailleurs proposée une définition de la pornographie en ce sens par opposition à l’érotisme : dans celui-ci le spectateur aurait accès à l’humanité des personnages en présence, à leurs émotions et à l’expression de leur personnalité propre. Cette représentation mettrait en scène une autre scène de relation entre les genres, qui ne serait pas reproductrice de l’ordre social et culturel où

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elles sont soumises et humiliés. Comme l’explicite Marie-Hélène Bourcier, cela signifie en fait considérer de telles représentations comme émancipatrices de cet ordre : « Il y aurait, tout simplement, de la mauvaise pornographie (répétitive, « normative », misogyne, grossièrement hétérosexuelle, etc.) et la bonne (créative, non « normative », attentif aux désirs des femmes, ouverte à toutes sortes de « pratiques sexuelles minoritaires », etc.). La première contribuerait à la perpétuation d’un certain « ordre sexuel » particulièrement dégradant pour les femmes (et les minorités sexuelles) ; la seconde, à une certaine forme de libération ou d’émancipation à l’égard de cet ordre.13 »

La reproduction de la sexualité. La représentation pornographique comme acte de langage efficace aux États-Unis et en France

11 Le fondement de la critique progressiste est donc la reproduction de ce qui est perçu comme l’ordre sexuel traditionnel dans lequel les femmes seraient soumises et humiliées, sans aucun droit à la parole ni à la prise en compte de leur personnalité. Les attitudes et les pratiques sexuelles mises en scène dans la pornographie, qui sont toujours des pratiques relationnelles, sont vues et prennent sens en tant que telles comme asymétriques et dégradantes. Cette fonction reproductrice d’un ordre dégradant pour les femmes peut, à partir de là, prendre deux sens. D’un côté la représentation de cette dégradation la reproduit – au sens où l’on parle de la reproduction d’une photocopie – et d’un autre côté une conception de la femme et de la sexualité correspondant à celle présidant à la production de la représentation est reproduite chez le spectateur – au sens où l’on parle de reproduction sociale ou idéologique. S’il y a reproduction dans le premier cas, c’est que l’image est l’équivalent de la chose représentée : elle est la chose même, en l’occurrence l’acte de domination et d’humiliation des femmes. S’il y a reproduction dans le second cas, c’est que la représentation produit un effet : elle n’est pas la chose en elle-même mais la cause de son effectuation, une fois de plus.

12 Il est possible de reconnaître là les deux fonctionnements de l’acte de langage (speech act) tel que les définit John Austin14, illocutoire et perlocutoire, nonobstant des conditions rituelles et formelles nécessaires à leur efficacité. Austin définit les actes de langage illocutoires comme étant des actions réalisées dans l’accomplissement des mots eux- mêmes ; ils sont l’équivalent de la chose qu’ils énoncent, au contraire de ceux convoqués dans un acte de langage perlocutoire qui servent à accomplir une action qui en est la conséquence. Austin traite alors des actes de langage au sens verbal du terme, pas des images. Cependant, il semble que celles-ci puissent fonctionner de manière similaire et il est a priori possible de considérer les images comme des actes de langage non verbaux. L’image montre quelque chose au même titre que la langue l’énonce. Une image qui montre un corps dans une scène pornographique dit : ceci est un corps et ceci est une sexualité. Dans une situation d’efficacité illocutoire, cette représentation sera considérée comme étant un corps et une sexualité – au sens littéral d’une existence effective ou homothétique d’une équivalence ; dans une situation d’efficacité perlocutoire, cette représentation induira un corps et une sexualité chez le spectateur. 13 L’opposition progressiste à la pornographie suit, en pratique, deux tactiques relativement distinctes correspondant respectivement à ces deux conceptions de la

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reproduction. Le choix de l’une ou de l’autre ne semble pas idéologique mais tactique, en ce qu’il correspond à ce qui est le plus susceptible de mener à une interdiction légale de la pornographie selon les contextes juridiques. Ainsi aux Etats-Unis, où le Premier Amendement protège la liberté d’expression, l’enjeu semble être de déterminer l’efficacité illocutoire de la pornographie afin de l’assimiler à une action effective de dégradation des femmes. Au contraire en France, où le Code Pénal condamne l’incitation à la violence, l’enjeu semble être de déterminer son efficacité perlocutoire afin d’en faire la cause d’action dégradantes. Il s’agit alors de protéger de l’influence de la pornographie, d’où l’insistance française sur l’idée de protection de la jeunesse – jeunesse réputée être particulièrement incitable –, alors que, dans le contexte étasunien, l’insistance est mise sur l’exclusion des femmes de la communauté politique. D’un coté la pornographie poserait un problème civique dans la mesure où elle bafouerait en acte l’égalité des hommes et des femmes et de l’autre un problème social dans la mesure où elle induirait des comportements condamnables. Dans les deux cas, la pornographie serait donc une violence inacceptable et dangereuse soit directement soit par l’intermédiaire de son spectateur. 14 Dans le contexte étasunien, l’opposition progressiste à la pornographie se focalise sur la volonté de montrer l’indistinction entre discours et action, dans une argumentation « politique et non morale15 ». Ainsi, pour justifier la nécessité d’une réglementation touchant les représentations pornographiques, Catherine MacKinnon16 montre qu’elles assignent et sont en elles-mêmes l’institution de la place des femmes comme inférieure. La pornographie ne reflèterait ou n’exprimerait pas une structure sociale misogyne, mais aurait le pouvoir de faire advenir ce qu’elle décrit, ou plus exactement pour paraphraser la traduction française de l’ouvrage d’Austin : le fait même de le décrire serait équivalent à le faire. Commentant cette position, Judith Butler insiste bien sur le fait qu’alors la représentation pornographique serait supposée, non pas simplement choquer certaines sensibilités, mais constitue en elle-même une blessure, dans la mesure où elle rend effective le statut dégradé des femmes : « Si l’on peut en ce sens dire qu’un mot « fait » une chose, c’est donc que le mot ne se contente pas de signifier une chose, mais que cette signification est aussi une réalisation de la chose. Il semble ici que le principe de l’acte performatif réside dans cette apparente coïncidence entre signifier et agir (enacting) »17. 15 Par la représentation pornographique, les femmes perdraient immédiatement leur capacité à être les égales des hommes dans cet acte de dégradation. En l’occurrence, les femmes seraient privées du pouvoir de parler et de se faire entendre. La pornographie serait donc leur exclusion de la scène politique en tant qu’elle les prive de parole ou fait de leur voix et de leur opinion et consentement une chose sans intérêt.

16 Dans le premier cas, c’est leur capacité locutoire qui est niée. Ainsi, pour MacKinnon18 les femmes ne sont plus maîtres de la signification de leur langage. Celle-ci étant donnée de l’extérieur sans qu’elles n’aient leur mot à dire, et sans qu’aucune réappropriation des termes qui les soumettent totalement et absolument ne soit possible. La pornographie discrédite et dégrade ceux qu’elle décrit en leur enlevant ce pouvoir de faire signifier leur discours. Les femmes n’auraient donc aucune capacité ontologique à émettre un discours. En un sens, cette thèse est plus radicale que celle considérant qu’elles n’ont pas la capacité à rendre leur discours locutoire efficace illocutoirement ou perlocutoirement.

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17 En effet, dans ce second cas, l’inefficacité du discours semble dépendre d’une difficulté de légitimité à parler, plus que de capacité ontologique à le faire. Il est peut-être politiquement et culturellement plus facile d’écouter quelqu’un qui parle que de faire parler quelqu’un qui ne parle pas. Si les femmes ne parlent pas, leur réification par la pornographie serait à la limite équivalente à celle des animaux utilisés lors de scènes zoophiles ; par contre, si elles parlent mais qu’on ne les écoutent pas, elle deviennent ontologiquement – si l’on veut – humaines, même si inférieures. En effet, dans cette conception, défendue notamment par Rae Langton19, l’accomplissement de la parole en tant qu’acte de langage ne fonctionnerait pas. Les femmes seraient en mesure d’exprimer des opinions, même si cela est sans effet : « l’une des marques de l’impuissance est l’incapacité à accomplir des actes de discours que l’on souhaiterait autrement accomplir20 ». Dans le premier cas, lorsqu’une femme dit « non », la signification de cette parole lui est attribuée indépendamment d’elle comme « oui », alors que, dans le second cas, « non » signifie bien « non » mais simplement ce « non » n’est pas pris au sérieux. 18 Même si cette inégalité est dans un cas ontologique et dans l’autre culturelle, quoi qu’il en soit, dans ces deux conceptions, il y a bien atteinte à l’égale considération à la voix de chacun, et donc une inégalité civique. Il ne saurait alors s’agir de l’expression d’une opinion sur les femmes, qui serait protégée par le Premier Amendement, mais d’une action directement dégradante. À ce titre, la pornographie, non seulement n’est pas protégée par le Premier amendement, mais, de plus, tombe sous le coup du Quatorzième qui garanti l’égalité21 – contrairement à ce qui est considéré comme étant érotique, c’est à dire prenant en compte les envies et la capacité d’agir des femmes22. Ainsi, la demande des progressistes d’interdire la pornographie ne consiste pas seulement à trouver le Premier Amendement négligeable par rapport au tort porté comme le remarque Judith Butler, mais se fonde essentiellement sur le Quatorzième Amendement. Si une telle conception se fonde ainsi sur une certaine ontologie de la pornographie comme acte de langage illocutoire, elle n’en est pas moins tactique : il s’agit de contourner la protection de la liberté d’expression en construisant un arsenal théorique susceptible de détourner l’accent sur l’action dégradante. En effet, le premier projet d’interdiction de la pornographie rédigé par Ronald Dworkin et MacKinnon approuvé par la ville d’Indianapolis, avait été jugé anticonstitutionnel au nom de la liberté d’expression avant d’être finalement accepté au Canada en 1972 après que la section 15 de la Charte canadienne des droits et libertés garantissant l’égalité fut opposé avec succès à la section 2b garantissant la liberté d’expression 23. Exiger la condamnation du tort causé aux femmes par la pornographie ne signifie donc pas en faire le véhicule d’un message d’inégalité qui pourrait être rangé parmi les opinions qui donc ne pourrait être interdit, aussi répugnante soit-elle, mais en faire la reproduction d’un ordre genré inégalitaire. 19 Dans le contexte français, la lutte contre la reproduction d’un ordre dégradant les femmes se joue autrement, au nom de la protection de la jeunesse. Ce n’est ainsi pas la représentation de la dégradation des femmes qui serait en soit condamnable, mais la propension de cette représentation à induire des actes chez certains spectateurs particulièrement influençables comme le sont les mineurs (article 227-24 du nouveau code pénal). Reprenant cette idée, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, qui à la différence des féministes américaines est une institution d’État, a recommandé la transposition légale de la directive européenne « télévision sans frontières » qui

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interdit la diffusion des programmes susceptibles de « nuire gravement aux mineurs, notamment des programmes contenant des scènes de pornographie24 ». « Aujourd’hui, la loi française ne fait pas explicitement référence à la pornographie. Il suffirait d’y ajouter que des programmes comprenant des scènes de pornographie ou de violence gratuite ne doivent plus être diffusés.(...) Ce n’est pas une question d’ordre moral, de rigorisme ou de puritanisme, mais de protection des plus faibles, qui peuvent tomber par inadvertance sur un film pornographique25 ». 20 Il s’agit bien de les défendre contre ce qui apparaît comme une incitation à avoir des comportements répréhensibles. L’argument mis en avant est la protection de la personne. Mis en présence de la pornographie, les mineurs auraient tendance à imiter ce qu’ils voient, comme s’il existait un lien causal entre l’exposition des jeunes à la pornographie et des actes de dégradation des femmes en général et en particulier certains actes violents condamnés, comme le viol ou les tournantes. Cette idée est confortée par un rapport contestable26 sur « l’environnement médiatique des enfants de 0 à 18 ans » en 200227 qui insiste sur les répercussions psychologiques des images violentes, dont la pornographie : « Des assistantes sociales ont témoigné de ce que les perturbations induites par le visionnage de ce genre de programme par des enfants jeunes pouvaient induire des perturbations psychiques et des dérèglements de comportements analogues à ceux d’un abus sexuel. […] Leur impact sur des adolescents, quoique fort, est sans doute différent. Les adolescents ont tendance à utiliser ces programmes comme des manuels de sexualité. Or ces programmes présentent une sexualité interchangeable, dissociée de tout sentiment, de toute affectivité, réduisant la partenaire féminine à quelques orifices. La diffusion de ce « modèle » auprès des jeunes pose un problème de démocratie. La négation systématique de l’égalité entre les hommes et les femmes dans la répartition des rôles sexuels, le mépris de la personne humaine va à l’encontre du principe républicain d’égalité. » 21 Il s’agit donc toujours de protéger l’égalité des hommes et des femmes. En cela, même si le CSA est une institution d’État, dans la mesure où il reprend cette idée à son compte, il se place du coté des progressistes. Le choix de passer par une telle institution ou, comme aux États-Unis, par des associations dépend en fait des chances qu’offre chaque législation aux différents types de démarches28. Une telle conception d’un lien fait de la pornographique une représentation perlocutoire qui, dans la mesure où l’action produite est condamnée, doit l’être également – que cette condamnation soit légale, comme dans le cas du viol, ou éthique, comme dans le cas de la réification d’une femme. La représentation pornographique produirait un effet qui ne se confond pas avec elle, mais serait engendré par un ensemble de conséquences non identiques à elle. Le spectacle pornographique tendrait donc à reproduire ces actes où les femmes sont seulement bonnes à satisfaire les besoins sexuels de hommes et seraient avides de le faire.

22 D’ailleurs la réglementation mise en place par le CSA, aussi bien que la charte que respectent les chaines de télévision, montre bien qu’il ne s’agit pas de condamner toute représentation d’activité sexuelle mais seulement certaines, réputées induire perlocutoirement des actes condamnés. Notamment, les documentaires d’information et d’éducation sexuelle ne sont pas visés et considérés comme étant « à caractère pornographique » – y compris les reportage sur le tourisme sexuel, interviews de porno stars, etc. Ainsi ne sont pas considérés comme pornographiques, d’un coté les films « de charme » ou « érotiques » où l’absence de certaines scènes et de gros plans sur les activités sexuelles ne montreraient pas les femmes comme des objets réifiés mais

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comme des personnes et dont les activités sexuelles représentées ne serait pas condamnées29, d’un autre coté des talk show évoquant ces pratiques mais du point de vue de l’analyse sociale ou de l’éducation. Ils ne reproduiraient pas des comportements condamnables. 23 Il ne s’agit donc pas exactement, comme le suggère Ogien, de considérer qu’« entre la représentation d’un pénis au repos et celle d’un pénis en érection, entre des scènes à caractère explicitement sexuel filmées de près dans la lumière brutale des projecteurs et des scènes à caractère explicitement sexuel filmées de loin dans un faible halo de lumière, il existe une différence morale30 ». Si une certaine conception de « bien sexuel » est toujours également présent et sous-jacente, la tactique mise en place en France se concentre sur les effets concrets de la réception de représentation pornographique. Même si, comme le remarque Ogien, il y a une certaine confusion entre les dangers matériels et idéologiques, les deux se rejoignent dans la mesure où des actions condamnables correspondent à une certaine idée des femmes et des relations sexuelles, quoi qu’il en soit, tactiquement, c’est bien sur la production d’actions condamnables que l’accent est mis. L’enjeu n’est pas de condamner ce qui idéologiquement ne correspond pas avec les normes de la société mais ce qui produit des actions condamnables. Malgré le flou de la formule, qui s’accompagne bien évidemment d’une certaine conception du « bien sexuel », pour reprendre le terme de Ogien, le remplacement de l’article 283 du code pénal condamnant l’outrage aux bonnes mœurs par le 227-24 du nouveau code pénal condamnant l’interdiction aux mineurs va dans ce sens. Ogien insiste bien sur le fait qu’il ne faut pas voir dans cette évolution le signe d’un mouvement de libération mais un changement d’objet de la répression31. Elle concerne l’œuvre pornographique elle-même dans son efficacité perlocutoire, non la conception qu’elle exhibe.

Se reconnaître et se méconnaitre. La possibilité d’un féminisme non opposé à la pornographie

24 Dans les deux contextes, ce n’est pas l’intention du pornographe qui est déterminante mais l’œuvre elle-même en tant qu’elle est efficace. L’enjeu est donc ce qui est représenté. En apparence, une telle conception semble objective. Indépendamment des intentions ou de tout jugement de valeur, fondés tout deux sur des sentiments subjectifs, la pornographie serait définie selon un critère objectif que définit bien Ogien : « Ce qui (est) de la pornographie, selon la définition, ce n’est pas seulement leur caractère explicitement sexuel ; ce n’est pas non plus l’intention d’exciter le lecteur ou le spectateur avec des chances raisonnables de réussir : c’est le portrait de femmes (ou d’hommes) que leur soumission excite sexuellement32 ». 25 Il s’agit de la représentation de l’asservissement des femmes, quelque soit la forme que prennent cet asservissement et cette représentation. Dans le cas des scènes explicitement sexuelles, des critères également objectifs semblent pouvoir définir cet asservissement. Ainsi en France, la jurisprudence de la Cour de Cassation considère que pour être dit « X », un film doit avoir « au moins six scènes de sexe en gros plan, avec une progression ad libitum du nombre de partenaires et d’emboîtages dans le but d’exciter le spectateur33 ». Si le nombre de scènes peut sembler arbitraire, la qualification de leur contenu semble purement descriptive.

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26 Cependant, pour s’assurer que l’action de la représentation pornographique soit efficace comme le postulent les progressistes antipornographie, une telle description ne saurait suffire. En effet, si Austin refuse tout psychologisme en considérant que les actes de discours fonctionnent de manière objective quelque soit l’intention du locuteur du moment qu’il respecte certaines règles formelles, ces règles ne sont pas simplement descriptives du contenu mais essentiellement d’un contexte rituel qui fait que le discours sera reconnu comme acte. Les énoncés performatifs sont fonction de dimensions conventionnelles, c’est-à-dire rituelles. Il doit parler selon des conventions qui le rendent légitime à faire de son discours un performatif. Ce discours n’a cette dignité qu’en fonction de conditions de lisibilité et d’intelligibilité de sa position, c’est- à-dire en fait en fonction de la reconnaissance dont il joui en tant que discours performatif. En l’occurrence, la représentation pornographique ne saurait donc être efficace que si elle est reconnue comme légitime à produire une action, illocutoirement ou perlocutoirement. En un sens, dans la mesure où cette question de la légitimité de la pornographie n’est pas discutée par ses opposants progressistes, il semble qu’ils la postulent par le simple constat de son efficacité. L’accent est donc déplacé sur la réception par l’intermédiaire de la considération objective de l’œuvre en tant qu’acte de langage. 27 Cette reconnaissance permet l’efficacité performative. D’un coté, le spectateur de la scène illocutoire semble arriver après coup et s’y reconnaître. Il existe déjà et sait qui et ce qu’il est, ce qui lui permet de s’y reconnaître. En amont, la représentation correspondrait à ce qui a été vécu par les femmes. La représentation est la soumission des femmes vécue au quotidien, qui reconnaissent donc leur propre situation. Au contraire, en aval, le spectateur de la scène perlocutoire est constitutif de cette scène. L’efficacité passe par sa capacité à être déterminé par elle. Il n’y reconnaît pas des actions qu’il a pu faire ou un état d’esprit qu’il a pu avoir, mais fait certaines actions et se place dans un certain état d’esprit du fait de ce qu’il voit. Il se reconnaît dans ce qu’il voit et agit en conséquence, comme quelqu’un qui reconnaît avoir cette identité doit agir. C’est en ce sens que la critique de l’efficacité illocutoire s’adresse aux consommateurs de pornographie adulte, alors que celle de l’efficacité perlocutoire concerne les consommateurs mineurs. D’un coté elle s’adresse à des individus déjà sûrs d’eux-mêmes qui s’assurent d’autant plus dans cette certitude, de l’autre à des individus en construction qui trouvent un dispositif de subjectivation sexuel. On comprend que les pratiques comme leurs représentations soient jugées condamnables aux États-Unis, alors que se sont les représentations plus que les pratiques qui soit prohibées dans le cas français. Quoi qu’il en soit, dans les deux cas, la représentation pornographique ne peut être conçue comme performativement efficace que si elle a lieu dans un certain contexte où cette efficacité est reconnue. 28 C’est donc bien une double reconnaissance, à la fois de soi-même et du pouvoir de la représentation pornographique comme productrice de cette première reconnaissance, qui la rend efficace. À la limite, peu importe que ce pouvoir soit réel et institué, ce qui compte c’est qu’il soit vécu comme tel par les spectateurs de la représentation pornographique qui lui attribuent ce pouvoir. Alors il est effectif, dans la mesure où ces spectateurs voient à cette condition une action de dégradation où sont induits à une telle action. L’enjeu n’est donc pas de critiquer ou de discuter la légitimité de la représentation pornographique à être un acte de langage. À partir du moment où ce

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pouvoir est reconnu par ceux qui en sont les spectateurs, il est effectif et constitué comme tel à travers une pratique rituelle. 29 Il est bien sûr possible de faire une critique sociologique ou médiatique pour montrer que les représentations pornographiques ne sont pas légitimement instituées comme ayant un pouvoir performatif. Ce serait alors considérer que seul ce qui est institué comme tel peut l’avoir. Cependant, comme l’a bien montré entre autres Stuart Hall, cette légitimité n’était pas l’apanage des appareils institués34. En fait, le raisonnement des anti-pornographie n’est pas attaquable tant qu’est admise la reconnaissance du pouvoir performatif de la pornographie par ses spectateurs, c’est-à-dire leur incapacité à réinvestir ce qu’ils voient et à ne pas reproduire aussi simplement un ordre culturel oppressant. Ce qui est supposé en fait, c’est une certaine aliénation. 30 Contre cette conception, l’enjeu d’une contre attaque progressiste se trouverait alors peut-être dans la production d’une méreconnaissance, dont Butler a théorisé la possibilité. Si l’opposition à l’organisation normale du dispositif de sexualité peut passer par une remise en cause des mises en scène médiatiques de la sexualité, il s’agirait de les recoder afin de leur faire dire autre chose que ce qu’ils sont sensés dire – par exemple reconnaître le plaisir de la soumission plutôt que la dégradation. En effet, la nécessité d’une interdiction ou d’une réglementation suppose une incapacité des spectateurs des représentations pornographiques à sortir d’une certaine aliénation, qui n’est pas tant celle de ces représentations, mais celle, idéologique qui impose la manière dont elles sont sensées être perçues35. Une transgression de l’organisation normative des genres ne passerait ainsi pas une interdiction de sa mise en scène, mais par son trouble ou sa mise en mal – pour reprendre le titre de l’ouvrage de Butler Gender Trouble et la traduction que Jacques Derrida propose du terme anglais trouble 36. Suivant un schéma de communication où les images ne disent pas nécessairement ce qu’elles sont sensées montrer et doivent êtres décodées, il s’agirait de faire signifier ces violences autrement que comme marques de la nature de victime passive des femmes dans une hétérosexualité érotiquement dominée par les hommes. Une telle conception redonnerait aux femmes et aux jeunes, ainsi qu’aux spectateurs des représentations pornographiques en général, une certaine puissance d’agir (agency) semblable à celle que théorise Judith Butler37. Cette puissance semble pouvoir être une arme plus sûre pour l’émancipation de ces catégories – ou de ces espèces pour reprendre un terme foucaldien – spécifiées comme incapables d’aucune puissance d’agir ( agency) propre, qu’une réglementation déniant toute réception critique et les cantonnant à une aliénation dont elles n’auraient pas la capacité de sortir par elles-mêmes.

NOTES

1. LAURETIS, Teresa de, Figure of résistance. Essays in Feminist Theory, University of Illinois Press, 2007. 2. Sedgwick, E. K., Épisthémologie du Placard, Amsterdam, 2008.

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3. Pour un exposé des positions conservatrices, voir W. Berns, « Beyond the (Garbage) Pale, or Democraty, Censorship and the Art » inC. Rist Ray (dir.), The Pornography Controversy, New Brunswick, Transaction Books, 1975. 4. Voir Lederer, L., (éd) L’envers de la nuit. Les femmes contre la pornographie, Québec, éditions du Remue-Ménage, 1983. 5. OGIEN, R. , Penser la pornographie, PUF, 2003 (désormais noté Ogien). 6. OGIEN, p. 18-19. 7. OGIEN, p. 73. 8. Cit. in OGIEN, p. 64. 9. Voir à ce propos SOBLE, Alan, (dir), Sex, Love and Friendship. Studies of the Society for the Philosophy of Sex and Love, Amsterdam- Atlanta, Rodopi, 1997. 10. SOBLE, Alan, « Déshumanization, Objectivation, Illusion », dans Pornographie, Sex and Feminism, New York, Prometheus Books, 2002, cit et trad. in Ogien p. 116. 11. OGIEN, p. 20. 12. OGIEN, p. 144. 13. BOURCIER, Marie-Hélène, « Le droit de regard », Regards, 69, été 2001 cit par Ogien page7 14. Austin, John, Quand dire, c’est faire, Paris, Le Seuil, 1970. Pour un commentaire de ce texte reprenant les interprétations qu’en ont également fait P. Bourdieux et J. Derrida, voir BUTLER, Judith, Le pouvoir des mots, Politique du performatif, Amsterdam, 2004, désormais noté Butler. Je suivrai largement sa perspective dans la suite de ce travail. 15. MACKINNON, C., « Not a Moral Issue », in CORNELL, D., (ed), Feminism and Pornography, Oxford, Oxford University Press, 2000 cit. et trad. in Ogien page 68-69. 16. MACKINNON, C., Only Words, Cambridge, Harward University Press, 1993. 17. BUTLER, p. 82-83. 18. MACKINNON, C., Only Words, op.cit.. Voir à ce sujet Butler p. 139-140 19. LANGTON, R., « Whose Right ? Ronald Dworkin, Women and Pornography», Philosophy and Public Affairs,19, 4,1990, « Speech Act and Unspeakable Acts », Philosophy and Public Affair,1 volume 22, numéro 4, 1993. Voir à ce sujet Butler, J., « Performatifs souverains » in BUTLER. 20. LANGTON, R., « Speech Act and Unspeakable Acts », op. cit.. cit. in BUTLER, p. 141. 21. Voir à ce propos «L’égale protection des lois » in FROMONT, M., Grands systèmes de droit étranger, Paris, Dalloz, 3° édition, 1998, page 94 ; MACKINNON, C., « Francis Biddle’s Sister: Pornography, Civil Rights and Speech » dans dans DWYER, S., (dir.) ,The Problem of Pornographe , Belmont, Wadsworth Publishing Company, 1994 ; DWORKIN, R. : « Existe-t-il un droit à la pornographie? », Une question de principe, PUF, 1996 ; « Liberté et pornographie », Esprit, 10, 199. 22. Voir STEINEM, G., « Erotica and Pornography. A Clear and Present Publishing Company, », dans S. Dwyer (dir), op. cit. 23. voir OGIEN, p. 66. 24. cit. in OGIEN, p. 53-54. 25. Entretien avec Baudis, D., Télérama, le 24 juillet 2002, cit. in OGIEN, p. 53. 26. Pour une critique méthodologique de ce type d’études, voir in OGIEN, p. 62 sq. et 135 sq. ; également MCCORMACK, « If pornographie is the theory, is inequality the practice? » Philosophy of the Social Sciences, 23, 3, 1993 ; BART, P. B., et JISZA, M., « Des livres obscènes, des films obscènes et des études obscènes » dans LEDERER, L., (dir), L’envers de la nuit. Les femmes contre la pornographie, Québec, Les Editions du Remue- Ménage, 1983. 27. OGIEN, p. 61-62. 28. Voir OGIEN, p. 68 et Campagna, N., La pornographie, l’éthique, le droit ,Paris, L’Harmattan, 1998, p. 206.

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29. Voir LONGINO, H., « Pornographie, oppression, liberté ; en y regardant de plus près... », dans LEDERER, L., (dir), op. cit. 30. OGIEN. 31. Notamment OGIEN, p. 72. 32. OGIEN, p. 65. 33. Le Monde, Supplément Radio-télévision, le 21 septembre 2002 cit. in OGIEN, p. 58-59. 34. HALL, S., « Le crapaud dans le jardin : thatcherisme et théorie », Identités et cultures. Politique des cultural studies, Amsterdam, 2008. 35. Pour cette utilisation du terme idéologie, voir HALL, S., « Les cultural studies et le problème de Birmingham : problématiques et problèmes » et « Le blanc de leurs yeux : idéologies racistes et médias » in HALL, S., op.cit. 36. DERRIDA, Jacques, Mal d’archive, Galilée, 1995. 37. BUTLER. voir également de Butler, Judith, Trouble dans le Genre. Pour un Féminisme de la Subversion, La découverte, 2005 et Ces corps qui Comptent, Amsterdam, 2009.

RÉSUMÉS

Que doit-on voir dans la pornographie ? Reproduction et reconnaissance de la représentation des genres Si la critique et la volonté de limiter la diffusion de représentations pornographiques a été longtemps dominé par le respect d’une certaine conception morale réactionnaire des « bonnes mœurs, cette critique est depuis de nombreuses années reprise dans une perspective féministe et progressiste. Il s’agit alors essentiellement de considérer que ces représentations reproduisent une certaine violence faite aux femmes et de dénoncer le jeu et la répartition genrée des rôles sexuels ainsi représentés en tant qu’ils empêchent une égalité civique effective des hommes et des femmes, et donc correspondent à une sexualité jugée dégradante et condamnée moralement à ce titre. Aux États-Unis, où le Premier Amendement autorise la manifestation de tout opinion sauf dans le cas où celle-ci équivaut à un acte violent, l’enjeu est de montrer que les représentations violentes sont en elles-mêmes une dégradation des femmes. En France, où le code pénal condamne l’incitation à la violence, l’enjeu est de montrer que l’exposition à ces représentations provoque une certaine propension à agir de manière dégradante envers les femmes. De telles tactiques visent à induire et à fonder une interdiction des représentations pornographiques en tant qu’elles signifieraient nécessairement comme dégradantes. Contre une telle conception qui interdit tout réinvestissement ou réappropriation de ces représentations par leurs spectateurs, Judith Butler propose une autre perspective : le troubler leur réception médiatique pour les faire signifier autrement que comme marques d’une dégradation et d’une violence.

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AUTEUR

NATHANAËL WADBLED

Doctorant en philosophie esthétique et politique à l’université Paris 8. Ses recherches portent sur les normes et conditions de représentation et d’inscription. Parallèlement à une thèse sur les lieux de mémoire du judéocide nazi, il poursuit une recherche avec le Centre d’Étude féminine et d’Étude de Genre sur les processus de subjectivation et les possibilités de leur réinvestissement subversif. Dans ce cadre, il a publié en particulier trois articles sur la question de la représentation des genres et de la sexualité. - « Devons-nous être des hommes. Faire et se défaire de l’homosexualité » in Guy Hocquenghem, Chimère n° 67, 2008. - « Femmes je vous aime, derrière une vitrine. elles@centrepompidou » revue en ligne Appareille, 2010 - « Identité et organisation du corps. Les plaisirs troubles du sexe dans le dispositif de sexualité », in L’identité genrée au coeur des transformations : du corps sexué au corps genre (ouvrage collectif) à paraître en 2010.

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Pier Paolo Pasolini, du corps brut à la brutalité de l’image

Fabrice Bourlez

Le cinéma corps-à-corps

1 Le cinéma de Pasolini est fait de corps. Il s’en dégage un érotisme singulier et un regard sur le monde à la fois sacré et profane, mythique et réaliste, désespéré et joyeux, critique et amoureux. Caméra au poing, enragé, Pasolini n’hésitait pas à jeter son propre corps dans la lutte. Film après film, le réalisateur a fait valoir les corps pour se défendre contre le néo-capitalisme triomphant, contre la petite-bourgeoisie italienne, contre tous les conformismes. Ce retour au corps, cet éclairage spécifique sur notre chair trace le fil rouge de toute son œuvre cinématographique. Face aux nouvelles déclinaisons du pouvoir – devant l’homologation des physiques et de l’esthétique, devant la répression du désir et des actions, devant la consommation outrancière, devant le moralisme bien-pensant, devant la permissivité auto-contrôlée – Pasolini fait appel au réel : contre la parole veine, la force vive des corps.

2 Que peuvent nous apprendre cet érotisme et cette rage ? Comment peuvent-ils nous instruire et nous aider à comprendre la façon dont nos corps et nos gestes se modulent aujourd’hui ? Puisque le cinéma de Pasolini est habité par les corps, puisque ses images sont baignées d’un érotisme puissant, peut-il nous aider à (re)penser le genre et la sexualité ? De ce corps-à-corps cinématographique peut-il naître d’autres façons de concevoir nos désirs ? 3 Notre hypothèse est double, elle joue sur la polysémie du mot « genre »1.

4 D’un côté, il s’agit de comprendre comment la filmographie pasolinienne vient s’inscrire dans l’histoire du cinéma, comment elle y résiste et comment elle déjoue les mécanismes diégétiques (propres à la vision, à l’audition, à la narration cinématographique), les codifications habituelles pour s’inscrire en faux vis-à-vis de toutes classifications et brouiller les pistes des catégorisations formelles. Bref, l’œuvre

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de Pasolini trouble le genre cinématographique au point, peut-être, de le mettre à mort, d’y marquer un point d’arrêt. 5 De l’autre, il s’agit de comprendre comment, en raison même de ce trouble diégétique, de cette vision qui va parfois jusqu’à l’aveuglement, le regard qu’il pose sur les corps donne à penser des formes de sexualité moins stables ou moins identifiées. Son cinéma nous invite à reprendre contact avec la tension, le vacillement et la limite qui habitent nos corps. Au lieu de nous formater, l’image pasolinienne nous indique un dehors, un en-deçà de ce que nous croyons être : les bords risqués d’une nouvelle éthique ? 6 Or le genre sert à classer les humains aussi bien que leurs œuvres. Pasolini a l’audace de faire trembler la notion2. Il se hasarde à vouloir construire un regard neuf, loin des (ar)- rangements identitaires. Au-delà du genre, Pasolini regarde les corps dans leur singularité, il s’empare de leur réel pour ouvrir des voies inédites à l’écriture du cinéma et des sexes : un authentique éros cinématographique3. 7 Notre hypothèse se réfère bien sûr au style pasolinien, à son parcours, tant plastique que théorique, mais elle s’accroche aussi aux réflexions de Félix Guattari et de Teresa de Lauretis quant aux rapports qu’entretient le septième art avec le pouvoir. On serait tenté de dire que l’œuvre pasolinienne a condensé le sens de leurs développements avant même que ces deux auteurs ne les formulent dans le sillage de la pensée foucaldienne. 8 Teresa : « T’as de beaux yeux tu sais ? », Félix : « Embrassez-moi ! »

9 Guattari écrivait dans l’effervescence de l’après Mai 68 et de l’après Anti-Œdipe (1971) 4. De Lauretis, italienne, immigrée aux États-Unis, prenait la plume au moment tragique des « années Sida » pour devenir l’une des principales instigatrices de la bouillonnante « queer theory5 ». Même s’ils ne semblent pas avoir eu de relation directe avec le cinéaste et même si leurs travaux paraissent à quelques années de distance et sur des continents différents, quand on les lit, on peut d’abord supposer que Guattari comme de Lauretis connaissaient l’œuvre de Pasolini sans l’avoir véritablement thématisée pour autant6. Ensuite, on peut également compter sur une certaine proximité théorique : l’un comme l’autre élaborent une pensée non académique, transversale, tendue entre pouvoir, psychanalyse et médias. Dans leurs textes s’élabore le deuil de la toute puissance du sujet moderne, coincé dans ses certitudes, englué dans sa conscience subjective, terré dans son for intérieur. Guattari comme De Lauretis privilégient des « mouvements de subjectivation », de construction par l’extérieur, par ce qui n’est pas moi. C’est dans la prise en compte de ces mouvements de subjectivation, par ces devenirs-sujets en lutte contre le pouvoir établi, que l’on pourra mieux saisir la portée de l’éros cinématographique pasolinien. 10 Dans un article décisif pour les réflexions sur le genre et la sexualité, Teresa de Lauretis explique que « la construction du genre se poursuit à travers des technologies de genre variées (le cinéma par exemple) et des discours institutionnels (la théorie par exemple) qui ont le pouvoir de contrôler le champ de significations sociales et donc de produire, promouvoir et ‘‘implanter’’ des représentations du genre »7. Autant dire, comme Foucault nous l’avait déjà enseigné8, que ce qui pourrait sembler le plus naturel (le sexe) est irrémédiablement marqué par l’artifice et le semblant, que la sexualité est moins une affaire privée qu’un lieu déterminé par l’extériorité, que ce qui m’appartient de la façon la plus personnelle et la plus intime dépend, en fait, d’une série de normes et de conventions dont je ne suis pas propriétaire.

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11 Ainsi, en quelques lignes aux accents foucaldiens – nous y reviendrons –, De Lauretis nous exproprie de toute mainmise sur notre identité sexuelle pour en faire l’objet de représentations sociales, sempiternellement rabâchées : « T’as de beaux yeux, tu sais ? / Embrassez-moi ! ». 12 Par combien de baisers, blancs, beaux, éclatants de propreté, hétéro-sexués, nos yeux de spectateurs occidentaux ont-ils été assujettis à la norme de ce que signifie être un homme ou (/avec) une femme ? Guattari ne dit pas autre chose quand il envisage le statut du sujet comme le résultat d’un agencement de composantes hétérogènes des réalités dominantes. Il évoque justement cette domination en termes de visage. « Il existe toujours un temps, dans l’ordination de l’espace social, où la dimension de visage s’interpose pour délimiter ce qui est licite et ce qui ne l’est pas9 ». Gageons que ce sont ces mêmes visages qui sont autorisés, ou pas, à s’embrasser à longueur de journée sur nos écrans. Au fond, pour De Lauretis comme pour Guattari, l’inconscient n’est pas strictement personnel mais renvoie à des « technologies » et à des « machines ». Il y a donc un inconscient cinématographique qui déclare qu’un visage, qu’un baiser entre deux visages, que deux corps qui se touchent « ‘‘c’est comme ça’’, expression d’un coup de force sémiologique [...]. On identifie la ‘‘chose’’ ; on la localise sur diverses coordonnées abstraites ; on la tient en main, on l’empêche de fuir, de s’échapper du système des significations et de menacer l’ordre social sémiotique régnant »10. Bref, l’image relève d’un genre donné. 13 La scène d’anthologie, le passage culte, le cliché, le french kiss, le baiser – gros plan, visage contre visage, bouche contre bouche, paupières fermées, lèvres peinturlurées, musique choisie –, l’inévitable spectacle nous assujettit, par sa répétition infinie, par la normalité même avec laquelle on l’identifie comme « un baiser de cinéma ». Nous sommes sujets parce que nous sommes capables de reconnaître ce que le cadre de l’écran nous montre mais l’écran nous assujettit, nous encadre, en cela justement qu’il fixe inconsciemment ce que nous reconnaîtrons comme normal. Tel est bien l’enjeu du genre cinématographique : il fixe à l’avance ce à quoi l’on peut s’attendre, le champ des visibilités. « Les thèmes du cinéma, ses modèles, ses genres, ses castes professionnelles, ses mandarins, ses vedettes sont, qu’ils le veuillent ou non, au service du pouvoir. Et pas seulement en tant qu’ils dépendent directement de la machine financière du pouvoir, mais d’abord et surtout parce qu’ils participent à l’élaboration de ses modèles subjectifs11 ». 14 À ce constat lucide quant au pouvoir de l’inconscient cinématographique, De Lauretis et Guattari opposent des stratégies de résistance. Elles permettront de nous rapprocher du travail de Pasolini.

Le cinéma comme fantasme micro-politique

15 Dans un chapitre de La révolution moléculaire, Guattari invoque un cinéma comme « art mineur » au sens où il ne corroborerait plus les représentations et les enjeux de pouvoir dominants (ou majeurs) et deviendrait une « machine de libération du désir ». Dans ce texte, Guattari remarque que même le cinéma commercial, qui constitue pourtant « une drogue adaptative »12, n’en reste pas moins un temps durant lequel « on accepte par avance qu’il nous dépouille de notre identité, de notre passé et de notre avenir. Son miracle dérisoire, c’est de nous rendre, pour quelques instants, orphelin, célibataire, amnésique, inconscient et éternel13 ». On ne pourrait mieux décrire la magie

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du septième art, ses puissances fictionnelles et la fascination, tout enfantine, devant le mouvement des images.

16 Les textes de Guattari, comme ceux de De Lauretis, parviennent ainsi à préciser la place fantasmatique qu’occupe le cinéma dans nos existences ; ces fantasmes fictionnels ne sont pas seulement des parenthèses dans nos existences (le cinéma comme simple divertissement) mais les déterminent inconsciemment : les fantasmes (cinématographique entre autres) encadrent en effet notre vision du monde. Certes, le spectateur décide d’aller voir un film ou pas, mais le film oriente sa manière de voir le monde. S’appuyant sur ces rouages fondamentaux, sur cette dépossession systématique qui s’impose à nous durant la séance, Guattari appelle donc de ses vœux un cinéma qui, à la place de nous conforter du côté « des visages de nos proches, clôturés sur eux- mêmes », nous ouvrirait à un désir qui ne s’asphyxierait pas entre le « plaisir licite » et « l’interdit codifié », un cinéma qui nous reconduirait à un réel allant au-delà de l’emprisonnement dans les représentations fantasmatiques normées, balisées. Toutefois, Guattari semble rester sur le mode programmatique, on dirait qu’il attend le changement à venir, la sortie des clichés : un fantasme micropolitique. 17 À l’inverse, alors que la théoricienne queer reprend la même logique que celle de Guattari pour s’intéresser aux cultures populaires, à cause de leur capacité à modeler et à couler nos êtres, elle n’attend pas des lendemains qui seraient censés chanter. Pour elle, le changement est déjà là : « Cependant, les conditions de possibilité d’une construction différente du genre existent aussi dans les marges des discours hégémoniques. Situées en dehors du contrat social hétérosexuel et inscrites dans les pratiques micropolitiques, elles peuvent contribuer à la construction du genre et elles se situent plutôt à un niveau local de résistances dans la subjectivité et l’autoreprésentation. »14 C’est notamment à cet endroit de son raisonnement qu’elle signe les fameuses possibilités de re-signification, de ré-assignation d’un nom, tellement caractéristique de la pensée queer. « Je » peut vraiment être « un autre » localement, par l’intermédiaire d’une subversion des modèles de représentation et par une auto-nomination. « Cet ailleurs n’est pas une utopie, un endroit, un temps et un espace futurs qui n’existent pas encore. Il est déjà là (…) pour déconstruire les silences de l’histoire et de nos propres constructions discursives, dans des cartographies du corps autre-ment (other-wise) érotiques et dans la mise en images et la réalisation de nouvelles formes de communauté par les sujets autre-ment désirants de cette théorie queer »15. Le renversement du modèle dominant n’est plus à envisager comme une possibilité à venir, il est déjà à l’œuvre dans les pratiques minoritaires, dans les productions artistiques, poétiques et intellectuelles qui dé-visagent le pouvoir de la normalité au point d’en montrer à la fois l’étroitesse ridicule et la violence innommable à l’égard de ceux et celles qui ne sentent pas conformes à la norme. Pour De Lauretis, il existe des films qui ouvrent des fenêtres subversives, qui détournent le champ des visibilités et le poussent au dehors de son périmètre, actualisant ainsi d’authentiques fantasmes micro-politiques. 18 Bien que De Lauretis ne s’y réfère pas dans son article, il nous semble que l’œuvre de Pasolini constitue une cartographie de corps, d’images et donc de sujets « autrement désirants », qu’elle écrit un champ de visibilités alternatives. Les contours plastiques de cette micro-politique de l’image s’imposent d’une façon tout aussi convaincante, voire plus explicite (?), que dans le cinéma de Cronenberg qui ne cesse pas de retenir les faveurs de la théoricienne queer (peut-être parce que plus populaire ?) 16. Quoiqu’il en

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soit, une grande part de l’œuvre de Pasolini met en circulation des modèles, des représentations, une diégèse pour le moins déliée des canons hollywoodiens. Ainsi, dès les premières fictions, son cinéma fait-il proliférer tout un peuple mineur. Ceux qui restent généralement hors-champ entrent dans la cadre du « style indirect libre » pasolinien17. 19 Partons simplement des visages chez Pasolini. Leurs sourires sont parfois édentés, leurs regards noirs, profonds, leurs chevelures sombres, leurs traits fascinants d’irrégularités. Ils rient, crient ou demeurent mutiques. S’ils s’embrassent peu, ils dévisagent souvent le spectateur. Ils regardent droit dans la caméra. En cela, ils prennent le contre-pied exact de ce que Jacques Aumont remarquait si précisément : « Le visage ordinaire au cinéma est aussi celui de la démocratie occidentale, c’est-à-dire américaine et capitaliste. Il est l’un des traits de l’impérialisme, son ordinarité est un ordre »18. 20 Que l’on se limite à songer à la manière dont les plans pasoliniens s’arrêtent sur les yeux de Silvana Mangano et Franco Citti dans Œdipe Roi (1967) aux sourires moqueurs de Ninetto Davoli et aux inimitables moues de Toto dans Des oiseaux petits et gros (1966), au bleu du regard de Terence Stamp dans Théorème (1968) ou aux véritables « gueules » des inconnus qui crèvent l’écran depuis Accattone (1961) en passant par L’évangile selon Saint Matthieu(1964) jusqu’à la Trilogie de la vie. De la beauté la plus canonique à celle des acteurs non professionnels que chérissait Pasolini, le cinéma pasolinien traite le visage en le détournant de l’ « ordinarité » au point d’en faire un style immédiatement reconnaissable19. L’étonnante singularité de ses acteurs signe son image. Qu’ils soient objectivement beaux ou laids, la caméra de Pasolini leur fait échapper à toute vulgarité que soit celle du brillant de la starification ou celle inhérente à l’absence de cultus, de soins et d’ornements.

Foucault spectateur

21 Prenons maintenant deux coordonnées plus précises. Leur repérage nous est offert par Michel Foucault lui-même. Si l’immense philosophe s’est avéré plutôt avare de commentaires sur le septième art, il se penche cependant sur deux films de Pasolini qui nous permettront de mieux cerner la façon dont son esthétique déjoue les mécanismes de normation inconsciente propre aux genre cinématographique. Autrement dit, Foucault nous permettra d’expliquer à présent comment Pasolini développe ce que l’on pourrait appeler, dans le sillon des théories de Guattari et de De Lauretis, un fantasme micropolitique.

22 À un an distance20, Salo et les cent vingt journées de Sodome (1975) et les Enquêtes sur la sexualité (1965) retiennent, tour à tour, l’attention de l’auteur de l’Histoire de la sexualité. Gageons qu’il ne s’agit pas simplement d’une coïncidence si, aux alentours de la sortie de La Volonté de Savoir, Foucault s’autorise à parler de cinéma et, en particulier, de celui de Pasolini. Il juge Salo avec sécheresse21, se réjouit des Enquêtes sur la sexualité. 23 Mais peu importe les goûts de Foucault. Plus que sa critique cinématographique en soi, ce qui importe ici, ce sont les effets de vérité qu’opère ce prélèvement inattendu dans l’œuvre de Pasolini. Bonne pioche en effet : quelles que soient les remarques foucaldiennes sur le contenu des films, leur rapprochement pousse à l’interprétation double, voire l’interpénétration, du cinéma avec la théorie. Qu’il les ait aimés ou pas, les films de Pasolini semblent avoir résonné au point de pousser à écrire celui qui

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s’efforçait, à l’époque, « de montrer comment des dispositifs de pouvoir s’articulent directement sur le corps22 ». Du coup, interrogeons-nous : pris ensemble que disent ces deux films au bio-pouvoir23 ? 24 D’un point de vue cinématographique, ce binôme témoigne de l’évolution de la colère de Pasolini. Elle n’a cessé de croître au cours des ans, Pasolini voit son pays succomber au néo-capitalisme et à la consommation outrancière. Plus le temps passe, plus il en perçoit les stigmates sur les corps de ses contemporains. Cinématographiquement, le binôme repéré par Foucault renseigne donc sur le changement d’humeur de Pasolini, de plus en plus enragée.

Des mots décors

25 En 1965, Pasolini pratique l’ironie, il sourit devant les enfants, les vieilles filles et les fiers-à-bras, il sillonne les routes italiennes du Nord au Sud pour réaliser un documentaire para-télévisuel24 et rendre compte des représentations de ses concitoyens en matière d’amour et de sexualité. Pareil à Socrate, il s’avance sur les routes d’Eros. Pasolini interroge, Pasolini questionne, Pasolini cherche à comprendre. Micro à la main, il se présente comme un commis voyageur qui n’a rien à vendre mais qui veut savoir. Malgré ses tentatives répétées, malgré les vains espoirs d’une re- découverte d’authenticité dans le Sud de la péninsule, malgré la diversité des accents et même, parfois, des dialectes directement sous-titrés dans la version originale, où qu’il aille, Pasolini ne dépasse pas bien le stade de la déclaration conforme, acceptable.

26 Ses « comices sur l’amour25 » n’accouchent que de l’opinion et du cliché. C’est ce qu’il ne cesse de déplorer dans ses entretiens avec Moravia ou Ungaretti qui scandent les différentes parties du film. Rien de très sincère n’émerge des propos que tiennent les italiens sur la sexualité. Sa tentative de « cinéma-vérité » semble vouée au ratage. L’homologation des réponses, l’impossibilité de dire quelque chose d’un tant soit peu expressif, non bridé par une pseudo-tolérance bien-pensante désespère notre auteur. Faut-il penser que la banalité des propos ne fait que taire l’embarras des interviewés ? Le langage vaudrait-il comme masque devant l’indicible du sexe ? L’option, évoquée pendant le film lors d’un bref échange avec le psychanalyste italien Cesare Musatti, est bien entendu rejetée par Foucault dans sa courte critique du film. Elle mérite quand même d’être évoquée au passage. 27 En ce sens, on regardera la première séquence du film, tout à fait admirable. Pasolini demande à un attroupement de jeunes garçons, qui doivent avoir entre cinq et huit ans, comment naissent les bébés. L’énigme de la sexualité et les balbutiements pour essayer d’y répondre depuis la plus tendre enfance ne pourrait être mieux illustrée. Ces enfants rient, répondent à moitié, tournent autour du pot, évoquent les fleurs ou la cigogne : ils savent sans savoir. Sans doute le film s’inquiète-t-il de cette innocence perdue ? Sans doute déplore-t-il les certitudes adultes, ce savoir si assuré avec lequel les italiens semblent maîtriser leurs discours sur la sexualité. Quoiqu’il en soit, à l’époque, Pasolini s’en moque. Il censure les récits vaguement grivois, met de la musique Yéyé, sans trop se fâcher avec cette Italie dont la valse des mots pour ne pas dire, des paroles creuses, ne cessera de s’accélérer. 28 Bref, les propos recueillis, voulant trop faire sens, ratent ce dont l’œil de la caméra s’est, en revanche, parfaitement approprié. Car ces discours sur l’amour et la sexualité sont saisis au grand air, devant tous, dans la rue ou sur la plage, sous la lumière et la

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chaleur de l’été et, plan après plan, à l’image, revient ce qui passionne le cinéaste : une authentique prise sur les corps. Massés autour de l’œil de sa caméra, à moitié nus, les corps se collent, se serrent et frissonnent devant la difficulté de bien répondre. En- dehors du sens de leurs mots, sous les évidences faciles de leur blabla, surgit la sacralité du corps. Si on n’entend que du faux dans cet épisode de cinéma-vérité, on n’y voit que le réel des corps dont Pasolini semble éperdument amoureux. En même temps qu’elle regrette leurs idées, sa caméra enregistre leurs gestes et nous laisse – encore – accéder à l’innocence première des enfants avec lesquels le cinéaste ouvrait son film. Du coup, s’il y a à entendre quelque chose, ce ne sera que les effets de corps dans les mots : les balbutiements, les hésitations, les trébuchements de la parole, les fous rires et les hurlements qui habitent les propos policés de l’Italie interviewée. Même si, croyant trop bien savoir ce qu’ils disent, craignant ou revendiquant d’être « vieux jeu » (pensare all’antica), ses compatriotes ne témoignent que d’un conformisme accablant, la lumière qui baigne leur corps finit par séduire le regard pasolinien. Si le film traite de l’amour, c’est de celui de Pasolini pour la carnalité du sacré.

Le film comme texte

29 Dans une certaine mesure, la lumière de la suite de son œuvre continuera à nous enchanter, à envelopper les corps d’une troublante simplicité, à mettre à nu, à montrer comment le sacré habite la chair. En ce sens, et de façons différentes, Théorème (1968), avec une rigueur et une axiomatique proche de l’ascèse, et La Trilogie de la vie, avec joie et humour, éclaireront les puissances du corps et l’amour que leur portait Pasolini. Le corps comme lieu d’un devenir-autre, d’une pour le moins paradoxale transcendance incarnée. Le corps comme enracinement d’un érotisme libéré des conventions et d’une innocence éthique. De la sorte, le cinéma que propose Pasolini est un cinéma de la joie qui semble faire confiance aux hommes et donne à voir des déserts où vivre joyeusement à l’abri du vide de la parole.

30 Reste que Pasolini finira par tourner le dos à la joie des corps en liberté qu’il avait peinte dans Le Decameron (1971), Les contes de Canterburry (1972) et Les Mille et une nuit (1974). Reste l’« abjuration26 ». Reste son dernier film : Salo ou les cent-vingt journées de Sodome (1975). Clôture violente, énigme brutale et insupportable, le film interrompt le parcours à travers les corps. Pour mémoire, rappelons que, Pasolini a choisi d’y mettre en scène le célèbre texte de Sade en le situant sous la république fasciste de Salo. Dans son roman, avec une logique aussi sulfureuse qu’implacable, le divin Marquis tentait de tout écrire sur le sexe et portait ainsi la littérature jusqu’à sa limite27. À l’écrit comme à l’écran, enfermés dans une luxueuse demeure, se succèdent les récits de mères maquerelles. Ces dernières ont été réunies par quatre nantis qui ont décidé de donner libre cours à leurs passions, de se lancer dans une débauche sans retour. Le film suit la lettre du texte mais se construit en « girons28 » qui iront de plus en plus loin dans la monstruosité, la violence et l’humiliation. Plus de trente ans après sa sortie et malgré l’omniprésence de la brutalité explicite dans les médias, le film reste un choc, un traumatisme, un impossible à regarder. Paraphrasant Blanchot, au moment où sa critique littéraire chante les louanges de Sade, il faut bien dire que « s’il y a un Enfer pour les cinémathèques, c’est pour un tel film ». 31 À la place de chanter le corps, sa transcendance ou sa sacralité, Pasolini choisit de lui infliger les pires supplices. L’association arbitraire du texte de Sade aux pratiques nazi-

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fascistes, « cette analogie grossière », pour s’exprimer comme Barthes, n’est pas à comprendre comme une réduction d’un des drames de l’humanité à une simple composante perverse mais, et Pasolini y est revenu à quelques occasions, comme une « allégorie29 ». 32 Ecoutons le réalisateur : « J’ai fait un film qui s’appelle Salo, tiré de Sade, où se voient des choses effroyables qui, en réalité, prises une à une, seraient pornographiques, vues en dehors de leur contexte ; mais, dans leur contexte, je pense qu’elles ne le sont pas, parce que le contexte est celui de la commercialisation que le pouvoir fait des corps, et alors, tous ces rapports sexuels sont une métaphore de la transformation du corps en marchandise, des corps par le pouvoir30 ». Impossibilité d’utiliser les repères habituels pour classer Salo donc. Ce que l’on voit n’est pas ce que l’on croit voir. Salo va au-delà du genre. L’écriture filmique de Pasolini fait voler en éclat la distinction, tout aussi canonique que rhétorique, entre pornographie et érotisme. Il transgresse les lois du genre. Impossible de rattacher ses images à un champ de visibilités circonscrits. Paradoxalement, le texte que sa caméra donne à voir devient alors complètement inédit. On n’avait jamais vu ça. 33 En ce sens, la cinéaste Catherine Breillat commente le film de manière perspicace : « Ce que dit Salo, la littérature ne pouvait pas le dire31 ». En portant Sade à l’écran, Pasolini ne trahit en rien le domaine de la littérature, mais prend en charge ce que cette dernière n’atteint pas. Plus exactement, il pousse l’écriture dans un retranchement encore plus extrême. Avec Salo, la dimension de l’image se déplace, pour faire naître une écriture filmique. En se mettant sous le signe du texte, Salo renonce à la féerie commerciale propre au spectacle du septième art. L’image choque d’abord parce qu’elle prend comme interlocuteurs les théories de Sade mais aussi celles de Klossowski, de Nietzsche, de Beauvoir ou de Sollers. Ces théories ne constituent plus des pré-textes pour le film mais des outils d’écriture pour une pensée qui échapperait aux l’illusions propres à l’image cinématographique, à l’image du baiser hollywoodien. Dans Salo, les baisers sentent la merde et le sang. Pour ceux qui font usage de Raison, le heurt fondamental devant Salo ne réside pas tant dans les risques encourus par les contenus de l’image que dans le rapport que celle-ci entretient avec le savoir des textes. « Mais il y a quelque chose encore qui n’a pas plu en son temps, qui a jeté un froid jusque chez les plus fermes partisans de Pasolini, quelque chose que l’histoire a depuis lors confirmé avec un méchant éclat : il n’est pas de pensée, de discours ou de radicalité qui ne soit intégrable par les pouvoirs modernes et récupérables pour leur propre compte. Ici, les quatre ‘‘maîtres’’ : le Duc, l’Evêque, le Président de la cour d’Appel et le Président ‘‘philosophent’’ entre eux, citant à l’appui de leur folie criminelle Barthes, Klossowski, Blanchot, à propos de Sade32 ». Le jeu de Pasolini est particulièrement subtil : non seulement il entre en dialogue avec les grands lecteurs de Sade pour lui faire dire ce que son rapport à la littérature ne lui permettait pas d’affirmer mais il utilise aussi les propos de ses critiques pour montrer avec insistance comment rien ne peut s’opposer au pouvoir de l’image qui est toujours en mesure de tout récupérer et de tout détourner, notamment les grandes pensées philosophiques. 34 Ainsi, si la magie retorse du cinéma et le pouvoir de l’imaginaire peuvent s’accaparer toute pensée pour la détourner en son fond, la seule façon de faire dérailler l’image est de s’y installer, d’utiliser son propre pouvoir contre elle-même : la forcer à montrer « l’irregardable » afin que le spectateur sorte de son endormissement, se rebelle contre son assujettissement et réoriente son regard en fonction du réel insoutenable auquel il

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a été confronté. En ce sens, la célèbre « séquence des délations33 » s’avère particulièrement éblouissante.

Le film comme résistance : le cinéma mis à mort

35 C’est la nuit. Le dernier giron du film est déjà ouvert. Il traite du sang. La mort promise depuis l’entrée dans la maison ne saurait tarder. La musicienne qui accompagnait les récits des maquerelles vient de se suicider. Les jeunes victimes se mettent alors à se dénoncer les uns les autres pour sauver leur misérable existence dans la demeure des tortures. Tour à tour, ils confessent à leurs bourreaux libertins les méfaits d’autres victimes afin d’échapper à une peine qu’ils encourent. Véritable hémorragie, une révélation en entraîne une autre et les secrets renvoient, chaque fois, un peu plus loin les bourreaux dans leurs déambulations. Ils deviennent de ce fait l’objet du dire des victimes qui s’expriment pour la première fois. Enfin, celles-ci, quasi muettes depuis le début du film, sortent de leur docilité effrayante et se mettent à parler. Leurs répliques s’enchaînent : « … désobéissant à vos lois… » succède à « …quelqu’un a enfreint vos règlements ». Les libertins semblent alors glisser eux-mêmes sur la pente de la dénonciation et se rendre compte que « le véritable hors-la-loi dans Salo est la victime et non pas le bourreau34 ».

36 Mais, plus profondément encore, ce que cette séquence dénonce c’est l’absence de résistance dans le film. On ne résiste pas dans Salo. C’est pourquoi, l’œuvre, en tant que telle, peut s’imposer comme acte de résistance. Pas de résistance dans le film mais le film comme résistance. Quitte à mettre à mort le genre artistique lui-même, quitte à aveugler le spectateur, même averti. 37 Ici se précise alors l’enjeu et le lien entre bio-politique et cinéma. Salo offre l’occasion d’expérimenter l’absence de résistance caractéristique du spectateur. En effet, celui qui est hors-la-loi, le premier à ne manifester aucune résistance devant Salo, comme devant les autres films, c’est le spectateur. Autrement dit, le contenu des images du film de Pasolini n’est pas insoutenable parce qu’il associe la réalité historique (le nazi-fascisme) à l’espace littéraire (les perversions sadiennes) mais parce qu’il développe un nouveau type d’écriture filmique qui dénonce la passivité dans laquelle nous plonge généralement l’image et qui suscite une réaction qui vient s’inscrire dans nos corps. Arracher Sade au domaine de l’infini renvoi des lois de la littérature, le faire passer à l’image permettrait alors d’en actualiser la dimension micro-politique. Pasolini télescope bel et bien deux cauchemars qui n’ont pas la même consistance : celui de Sade appartient à l’espace littéraire jamais clôturable tandis que celui du nazi-fascisme a irrémédiablement bouleversé la réalité du monde. Cependant, le jeu de Pasolini reste risqué et ambigu tant qu’on ne prend pas en considération l’élément premier de cette association de cauchemars : le septième art. Celui qui, par excellence, offre le spectacle censé nous faire rêver. Dès lors, Pasolini opère moins une juxtaposition de Sade au fascisme qu’une critique profonde de la violence sadique de l’image filmique. Une mise à mort de l’image. 38 Donc le fait que Foucault ait tracé un trait d’union entre les Enquêtes sur la sexualité, où régnait une certaine clémence quant à l’Italie et ce dernier film nous renseigne certes cinématographiquement sur l’évolution de la position de Pasolini par rapport à la société qui lui était contemporaine. Mais, au-delà de cela, le rapprochement des deux films permet également de saisir un déplacement quant au rôle de l’image

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cinématographique elle-même : elle n’est plus seulement censée enregistrer le réel des corps, la splendeur de leur singularité mais elle vise beaucoup plus à mobiliser le réel chez le spectateur. 39 Les deux films se finissent pourtant de manière assez semblable : dans un cas comme dans l’autre, deux couples se sont formés à l’image. Comizi d’amore s’achève par le mariage de Tonino et Graziela dont la grâce de l’amour ne veut rien savoir, inconscients de leur amour, ils répètent l’ordre hérédité de l’histoire, le geste de leurs parents, ils réitèrent l’oubli. Salo se termine par une valse hésitante entre deux jeunes garçons qui étaient au service des quatre maîtres, l’un demandant à l’autre comment s’appelle sa petite amie. Dans un cas comme dans l’autre, la scène finale pose donc la question de l’avenir, de la possibilité d’un après l‘image. Cependant, alors que le final de Comizi d’amore laisse leurs illusions aux jeunes mariés, avec Salo on ne peut croire que difficilement à un dénouement heureux. Et l’ambigüité érotique de la valse entre les deux garçons laisse elle-même peu de place pour un quelconque avenir entre Marguerite, la soi disant petite amie, et le jeune homme en train de danser avec un autre garçon. Si le baiser de « fin », occupe encore une certaine place dans les Enquêtes sur la sexualité, dix ans plus tard il s’avère totalement impossible. Il ne s’agit plus d’enregistrer la beauté de ce qui n’est plus ou risque de bientôt disparaître, il ne s’agit plus de montrer la sacralité d’un corps vivant en liberté devant l’échec de la parole contemporaine mais il s’agit alors de convoquer l’effroyable pour susciter un effet chez le spectateur : que cela s’arrête ! 40 L’image cinématographique rentre alors encore plus pleinement dans le cadre du fanstasme micropolitique tel que nous le thématisions plus haut avec Guattari et De Lauretis. Un lien révolutionnaire se tisse dans la dernière œuvre de Pasolini entre cinéma, micropolitique et sexualité. L’image, comme une arme, vient pointer ce que Gayle Rubin, autre célèbre théoricienne de la scène queer met si justement en évidence : « le domaine de la sexualité définit des interactions politiques, des formes d’inégalités et d’oppressions qui lui sont propres. Comme c’est le cas pour les autres aspects du comportement humain, les formes institutionnelles concrètes qui régissent la sexualité, en n’importe quel lieu et à n’importe quelle époque, sont des produits de l’agir humain. Elles sont traversées par des conflits d’intérêt et des manœuvres politiques, tant délibérés qu’accidentels. En ce sens, le sexe est toujours politique35 », même dans un simple baiser de cinéma.

Défaire le genre36

41 Les critiques ont souvent remarqué comment Salo désacralisait tous les rites symboliques repas, mariages, concours, noces, célébrations, … Nous croyons que cette désacralisation vise avant tout le genre au double sens du terme, filmique et sexuel, en tant qu’opérateur et garant des visibilités et des identités. Pasolini affirmait quelque temps avant d’être cruellement assassiné : « L’idée de l’absolu privilège de la normalité est aussi naturelle que vulgaire, et franchement criminelle37 ». Il ajoutait : « Personnellement, je ne crois pas que la forme actuelle de tolérance soit réelle. Elle a été décidée ‘‘en haut’’ : c’est la tolérance du pouvoir de la consommation, qui a besoin d’une élasticité formelle absolue dans les ‘‘existences’’, pour que chacun devienne un bon consommateur. Une société sans préjugés, libre, dans laquelle les couples et les

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exigences sexuelles (hétérosexuelles) se multiplient, et par conséquent avide de biens de consommation38 ».

42 Le septième art a accompagné l’essor de cette société de consommation permissive et plate. Pasolini ne vise pas le retour d’un pouvoir qui oserait explicitement affirmer son origine « d’en haut », un ordre symbolique fort, une loi du Père qui saurait nommer les êtres. Son dernier film pousse au contraire la (dé)construction des genres jusqu’à un point de non-retour. Son cinéma se meut alors en écriture. À la place de rester fasciné devant la sacralité de la chair, il la raie, l’implose jusqu’à l’insoutenable. Pasolini se refuse de désigner un quelconque modèle de liberté souhaitable, il préfère abandonner toute possibilité d’assigner à l’avance le champ des visibilités : il nous aveugle. Dès lors ce qui importe beaucoup plus, c’est l’effet que la vision du film engendre sur le spectateur : le confortera-t-il dans ses habitudes de perception et de pensée ou mettra- t-il en œuvre un dispositif qui le contraindra à « revoir » ce qu’il croyait être ? 43 Cette dernière déclinaison du fantasme micropolitique pasolinien s’avère pour le moins révolutionnaire voire, pour reprendre le mot-valise de Serge Daney, « therroriste » c’est-à-dire « volontiers théoricien, théorique, et pratiquant un terrorisme de la parole et de l’image39 ». De fait, Pasolini réussit à inventer une nouvelle langue, capable de prendre le contre-pied de la tolérance permissive caractéristique du capitalisme des images. Cette langue matérialise le regard, brutalise l’œil. Elle filme jusque l’impossible.

NOTES

1. Polysémie utilement éclairée par les contribution du récent recueil dirigé par J. Wasiolka, Genres en mouvement, Paris, Nouveau Monde édition, Coll. Cies Sorbonne, 2009. 2. Cf. Dans son livre sur la difficile théorie de la sexuation lacanienne, Guy Le Gaufey opère une généalogie intéressante du « genre » en tant que catégorie de pensée en mesure de classifier l’être humain lui-même. Cf. G. Le Gaufey, Le pastout de Lacan. Consistance logique, conséquences cliniques, Epel, Coll. Lacan, Paris, 2006. 3. Nous employons ici cette expression malgré la mise en garde guattarienne contre le terme « machine d’éros » qu’il aurait préféré remplacer par « machine de libération de désir ». Cf. F. Guattari, La révolution moléculaire, Fontenay-sous-bois, Recherches, coll. Encre, 1977, p. 225. 4. Sur la relation de Guattari avec Deleuze et sur leur modalité d’écriture, on doit renvoyer, avant tout, à leur immense production qui s’envisage comme un « agencement collectif d’énonciation » où l’on peut difficilement cerner ce qui revient à l’un ou à l’autre des deux auteurs. Les deux textes de référence étant bien entendu G. Deleuze - F. Guattari, Capitalisme et schizophrénie 1, Anti- Œdipe, Paris, Minuit, 1971 et G. Deleuze - F. Guattari, Capitalisme et Schizophrénie 2, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980. Pour une approche plus historique du rapport de Guattari à la publication Cf. F. Dosse, Gilles Deleuze et Félix Guattari. Biographie croisée, Paris, La découverte, Paris, 2007. 5. Littéralement, théorie de l’étrange, du bizarre, du pédé, de la tapette. Elle part de la re- signification de l’insulte qu’est le mot queer pour en faire un étendard théorique et politique pour repenser la sexualité, l’identité ou le genre à partir d’un développement de la réflexion sur le langage, le pouvoir et les corps telle que Foucault l’avait formulée dans le courant des années 70. Aujourd’hui, avec un retard de presque vingt ans, les publications queer fleurissent enfin dans le

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champ de la francophonie. Pour une introduction générale à cette pensée, on pourra lire, entre autres, la revue « Rue Descartes », n°40, 2003. Au côté des réflexions de De Lauretis, il nous faut au moins citer l’autre livre clé de ce mouvement de pensée : J. Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La découverte, 2005. Pour un historique des passages et de la réception de la philosophie française aux USA, on lira F. Cusset, French theory, Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La découverte, 2003. En français, on retrouve quelques-uns des articles De Lauretis qui ont fondé la théorie queer dans T. De Lauretis, Théorie queer et cultures populaires. De Foucault à Cronenberg, La dispute, Coll. Le genre du monde, Paris, 2007. 6. Par exemple, dans la bibliographie que François Dosse consacre à Deleuze et Guattari, le nom de Pasolini n’apparaît qu’une seule fois et au sujet de l’approche qu’en donne Deleuze dans ses ouvrages consacrés au cinéma. Cf. F. Dosse, Gilles Deleuze et Félix Guattari., Op.cit. Le dernier livre de De Lauretis, mentionne de nombreuses références cinématographiques et explique le parcours qui l’a amenée à s’intéresser au cinéma mais à ne pas privilégier particulièrement le cinéma d’auteur cf. T. De Lauretis, Pulsions Freudiennes, Psychanalyse, Littérature et cinéma, P.U.F. Coll. Pratiques théoriques, 2010. 7. T. De Lauretis, Théorie queer et cultures populaires, Op. cit., p. 75. 8. M. Foucault, Histoire de la sexualité.Vol.1. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976. 9. F. Guattari, L’inconscient machinique. Essais de schizo-analyse, Fontenay-sous-bois, Recherches, coll. Encre, 1979, p. 75. 10. Ibid., p. 77. 11. Guattari, La révolution moléculaire, Op. cit., p. 218. 12. Ibid., p. 236. 13. Ibid., p. 236. 14. De lauretis, Théorie queer et cultures populaires, Op. cit., p. 75. 15. Ibid., p. 75. 16. On trouve en effet une analyse détaillée des films de Cronenberg dans les deux ouvrages – déjà cités – de De Lauretis traduits en français. 17. C’est dans son Empirisme hérétique qu’il développe cette notion directement issue de la littérature. Il s’en sert pour indiquer la liberté qu’il utilise dans le cadrage de ses personnages : pour lui, le récit filmique ne doit pas assigner la parole ou l’image de façon précise à celui qui la prend ou à celui qui est en train de faire quelque chose mais peut rapporter les propos jusqu’à provoquer des sauts soudains, des changements d’orientation, des courants ou des flux de sens plus qu’une quelconque rationalité. Cf. P. P Pasolini., Empirismo eretico, Milano, Garzanti, 1972 (Traduction fr. L’Expérience hérétique : langue et cinéma, Paris, Payot, 1976). 18. J. Aumont, Du visage au cinéma, Paris, Cahiers du Cinéma, 1992, p. 60. 19. Cf. Le très beau travail de découpage en image et de mise en séquence signifiante par thématique des différents films de Pasolini réalisé par M. Mancini et G. Perella (a cura di), Pier Paolo pasolini, Corpi e luoghi, Roma, Teorema,1981. 20. Si l’on en croit les dates de publications des articles, Foucault semble avoir avoir vu les films dans l’ordre inverse de leur sortie sur les écrans italien. Il commente donc d’abord Salo et, ensuite, Comizi d’amore. Les deux films étant respectivement recensés dans Cinématographe n o 16 en 1975 et dans Le Monde du 23 mars 1977. Ils sont repris aujourd’hui dans les M. Foucault, Dits et écrits, Paris, Gallimard Coll. Quarto, 2001, Vol. I (texte n°164) et Vol. II. (texte, 201). 21. Il reproche au film ce que l’intelligentsia de l’époque a globalement reproché à Pasolini : l’impossibilité de porter l’écriture sadienne à l’écran et le parti pris erroné de l’adaptation de l’action dans le contexte fasciste de la République de Salo. Dans le même sens cf. aussi le texte de R. Barthes, Pasolini-Sade, in « Le Monde » du 16 juin 1976. 22. M. Foucault, La volonté de savoir, Op. cit., p. 200.

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23. Le bio-pouvoir étant le concept clé de Foucault pour résumer la façon dont le pouvoir s’exprime et se greffe à travers nos corps pour les rendre dociles et pour en façonner la vie. 24. On emploie ici « para » au sens de protection contre la vulgarité et l’homologation télévisuelle. D’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement vu les positions de Pasolini quant au petit écran ? cf. P. P. Pasolini, Contre la télévision et autres textes sur la politique et la société, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2003. 25. C’est la traduction littérale de « comizi d’amore » qui est le titre original du film en italien. 26. Pour plus de détails sur la question de l’abjuration, nous renvoyons au très beau livre de René Schérer qui développe un chapitre entier à ce propos en démontrant que l’abjuration de la Trilogie de la vie n’est que l’une des trois formes que peut prendre l’abjuration chez Pasolini. Cf. R. Schérer et G. Passerone, Passages pasoliniens, Presses Universitaires du Septentrion, Coll. Lettres et civilisations italienne, 2007. 27. Cf. P. Sollers, L’Ecriture et l’expérience des limites, Seuil, Paris, 1968 et A. Lebrun, Soudain un bloc d’abîme, Sade, Paris, Gallimard, 1986. Bien que Lebrun critique sévèrement les « badinages » intellectuels de Sollers, ils expriment tous deux la même position par rapport à la démarche de Sade, en particulier dans les 120 Journées de Sodome : il lui faut tout raconter. Le passage du roman qui explicite le plus le but de Sade est sans doute le suivant : « Sans doute beaucoup de tous les écarts que tu vas voir peints te déplairont, on le sait, mais il s’en trouvera quelques-uns qui t’échaufferont au point de te coûter du foutre, et voilà ce qu’il nous faut. Si nous n’avions pas tout dit, tout analysé comment voudrais-tu que nous eussions pu deviner ce qui te convient ? ». cf. Le Marquis de Sade, Les 120 journées de Sodome ou l’Ecole du libertinage, [1785], Paris, 10/18, 1975, p.74. Barthes aussi dans sa très belle lecture de Sade présente le Divin marquis comme un « logothète » à savoir : comme un inventeur d’une langue du texte qui ne viserait plus la communication mais l’impossibilité de se confronter à un ineffable. Cf. R. Barthes, Sade, Fourrier, Loyola, Paris, Seuil, 1971. Comme nous le disions plus haut, il avait également jugé sévèrement le film pour cette impossibilité de porter à l’écran ce genre de littérature. Sur ce point cf. l’excellent article de A. Naze, De silling à Salo. Usages pasoliniens de Sade in « Lignes : Penser Sade », 2004, n°14, p. 107. 28. Ces girons font plus penser à l’architecture de Dante qu’à celle de Sade. C’est en tous cas la belle hypothèse de H. Joubert-Laurencin, Portait du poète en cinéaste, Ecrits sur Pasolini, Besançon, Les solitaires Intempestifs, 2005. 29. C’est René Schérer qui dans son beau chapitre sur Salo avoue préférer – de manière absolument deleuzienne – le terme allégorie à celui de métaphore qu’emploie systématiquement Pasolini quand il s’exprime sur le sens de son film. Cf. R. Schérer et G. Passerone, Passages pasoliniens, Op. Cit. 30. Nous tirons cette citations issue du conférence dans un Lycée de Lecce du livre de Schérer, elle est issue de P. P. Pasolini, Opere Complete, Saggi sulla letteratura e sull’arte, Milano, Mondadori, coll. Meridiano, 1999, p.2858. 31. Cf. Amaury Voslion, Enfants de Salo. Entretiens avec quatre cinéastes Claire Denis, Bertrand Bonello, Gaspar Noé et Catherine Breillat, « bonus » du Dvd P. P. Pasolini, Salo ou les 120 Journées de Sodome (1975), Carlotta films prod., 2002. 32. Jean-Paul Curnier, La disparition des lucioles, in « Lignes : Pier Paolo Pasolini », 2005, n°18, p. 78-79. 33. Séquence sur laquelle Stéphane Nadaud a déjà brillamment attiré l’attention dans in S. Nadaud, La ronde in « Lignes : Penser Sade », Op. Cit. 34. S. Murri, Pier Paolo Pasolini. Salo o le 120 giornate di Sodoma, Torino, Lindau, 2001, p. 10 (nous traduisons). 35. G. Rubin, Penser le sexe, in J. Butler-G.Rubin, Marché au sexe, E.P.E.L., Paris, 2001, p. 66. 36. Notre titre s’efforce de rendre hommage au beau livre de J. Butler, Défaire le genre, Paris, Amsterdam, 2006.

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37. P. P. Pasolini, Scritti Corsari, Op. Cit., (Tr. fr. p. 146). P. P. Pasolini, Scritti corsari (1975), Garzanti, 1990, p. 126 (Trad. fr. Ecrits corsaires, Paris, Flammarion, 1976, p. 146.) 38. Ibid., p. 259 (Tr. fr. p. 256). 39. S. Daney, Persévérance. Entretiens avec Serge Toubiana, Paris, P.O.L., 1994, p. 85.

RÉSUMÉS

L’article s’intéresse à la place qu’occupent les corps dans le cinéma de Pier Paolo Pasolini. Il analyse plus particulièrement deux films : d’une part, Commizi d’amore (1965), un documentaire pour la télévision italienne où le cinéaste questionne les mœurs et les représentations de ses compatriotes en matière de sexualité et, d’autre part, un point aveugle de l’histoire du cinéma, Salo ou les 120 journées de Sodome. On y détaille l’évolution de l’œuvre du cinéaste qui part d’un regard amusé sur ses contemporains pour devenir, peu à peu, noir et d’une rare violence. A l’aide de références théoriques qui vont de Guattari, à Foucault en passant par la théorie queer, l’article thématise l‘importance de cette évolution non seulement d’un point de vue diégétique mais aussi du point de vue du « champ des visibilités ». Par cette expression, on essaye de cerner la manière dont à partir de ce qu’il est possible, ou pas, de voir dans une image cinématographique, le cinéma s’inscrit inconsciemment dans la construction et la normation de nos existences. Autrement dit, on y interroge le lien entre l’image pasolinienne, la sexualité et ses représentations. A lire la filmographie de Pasolini, on s’apercevra, en effet, que sa caméra problématise systématiquement le « genre » – au double sens du terme – pour tenter d’y semer le « trouble » : avec le cinéaste, les genres cinématographiques, tout comme le genre humain, sont remis en question dans l’évidence de leur certitude. Plus qu’insister sur les regrets pasoliniens face à la société contemporaine, l’article met donc en évidence son invitation constante à transgresser, par la poétique de l’image, toute normation du désir.

AUTEUR

FABRICE BOURLEZ

École Supérieure d’Art et de Design du Havre (Esah) De nationalité belge, Fabrice Bourlez est docteur en philosophie (Université de Lille 3 et Università di Pisa). Il enseigne la philosophie et l’esthétique à l’Ecole Supérieure d’art et de Design de Reims (E.S.A.D.) et à l’Ecole Supérieure d’art du Havre (E.S.A.H). Sa thèse portait sur l’œuvre cinématographique de Pasolini. Il est l’auteur de différents articles sur le cinéma, la psychanalyse et les questions de "genre". Ses auteurs de prédilection sont Deleuze et Lacan. Il poursuit également une activité de traducteur de textes philosophiques (italien/français). Il collabore régulièrement pour le site web www.nonfiction.fr où il est coordinateur du pôle gender et féminisme.

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Fluidité et plasticité dans les Nuits fauves de Cyril Collard

Thierry Giaccardi

1 Les toutes premières scènes des Nuits fauves1 se déroulent au Maroc. L’importance de ce lieu inaugurant la fiction ou plutôt l’autofiction — cas assez rare au cinéma — ne doit pas être ignorée : le personnage déambule dans les rues d’une ville marocaine avec une frivolité et une complaisance pouvant agacer à première vue. Or, Jean confie, en voix off, qu’il a l’impression « de traverser la vie comme ces touristes américains traversent les pays visités, pour faire le plus de villes possible. » Et il ajoute : « Les natifs du Sagittaire veulent toujours être ailleurs que là où ils sont. » Cette manière de traverser, d’habiter un lieu définit aussi, sans doute, celle d’habiter son propre corps.

2 Ainsi, par ces paroles en apparence anodines, Cyril Collard/Jean affirme une des grandes vérités foisonnantes, baroques, doubles, des Nuits fauves, formant à la fois le soubassement idéologique du film et son imaginaire, féérique, onirique, voire astrologique, en tout cas un imaginaire propre au conte davantage qu’à celui de la chronique, plus sec, comme le sujet du film semblait y inviter. D’une part, le monde dans toute son exubérance peut être dépaysant. L’homme s’y sent parfois comme un touriste ; il n’appartient pas totalement à cette réalité soit dure (celle des nouvelles cités, comme dans la scène où Jean effectue un repérage avec Kader pour une publicité), soit généreuse (les scènes au bord de mer ou dans cette Afrique du nord pasolinienne). Et, d’autre part, le réel extérieur semble irréel, poreux, tels l’individu qui n’est pas « éternel »2 ou les réalisations humaines3 comme cette ville marocaine faite de briques de terre apparaissant en haut d’une colline à l’instar d’une ville de contes et légendes. Ces paysages naturels ou urbains ne semblent renvoyer qu’à une fonction : celle d’émerveiller, ou plutôt celle de témoigner d’un certain accomplissement, on pourrait ajouter d’une certaine majesté de la profusion de la nature et des productions humaines. L’homme collardien est, fondamentalement, un homo faber au sens où il construit et se construit, intérieurement. Or, L’homo faber, mais aussi l’homosexuel, sont présentés dans la fiction comme agnostiques : pour eux, il n’y a aucune fatalité (biologique voire épidémiologique). Ils ne sont pas les gardiens d’une révélation divine impliquant un monde figé mais bien ceux d’une révolution humaine permanente : la

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transformation du monde, de soi. La sexualité dans Les Nuits fauves découle de cette vision des choses et des êtres, monde de la plasticité que l’univers du conte saisit bien, peut-être mieux que les nouvelles théories de l’homme insistant sur l’arbitraire, le construit, mais d’une manière trop sèche, ne laissant que rarement sa part au rêve. Cette vision repose sur le refus de choisir comme l’indique Jean à Laura. Elle n’implique pas l’idée d’une « altération du moi » freudienne, ce qui est sans doute le grand tour de force du film : les maladies mentales ne sont pas sollicitées afin de justifier ceci ou cela. La vie prométhéenne reprend ses droits, et du coup, le mythe reprend sa place. 3 Il est vrai que la sexualité dans Les Nuits fauves semble recevoir un sens relativement restreint à première vue : l’accouplement au sens de coït vaginal ou anal. Elle pourrait ainsi apparaître, paradoxalement, en deçà, seconde, par rapport à l’expérience médiate de la vie et des grands transports qui bouleversent l’individu. Le discours tendrait à lui ôter le caractère fondateur d’une appréhension du monde (dans les deux sens de l’expression). Cependant, si Jean jouit d’être sodomisé par Samy ne pense-t-il pas au même moment à Laura et à l’enfant qu’ils pourraient concevoir ensemble ? Le montage du film indique nettement que c’est bien le cas : dès le début du film les scènes avec Jean et Laura et Jean et Samy se succèdent avec une grande rigueur. Or, le montage dans Les Nuits fauves exprime plusieurs idées fondamentales pouvant apparaître comme contradictoires, alors que celles-ci relèvent de différents plans, de différentes logiques narratives, intellectuelles et spirituelles. Certes, il exprime la dualité, parfois la duplicité, des choses et des êtres, mais il suggère dans le même temps que celles-ci peuvent se résorber à des niveaux de conscience particuliers. Ne pourrait-il s’agir alors que de cette « opposition toute classique » dont parle Rohmer, et qui serait la grande affaire du cinéma, c’est-à-dire « l’opposition de deux ordres, l’un naturel, l’autre humain, l’un matériel, l’autre spirituel, l’un mécanique, l’autre libre, l’un celui du désir de l’appétit, l’autre de l’héroïsme ou de la grâce »4 ? 4 Les Nuits fauves illustrent cette idée très concrète qu’être pénétré par un pénis et pénétrer avec le sien un autre corps renvoie plus subtilement à l’unicité, davantage sans doute qu’à l’unique. Voire à une union cosmique. La scène entre Samy, Jean et Sylvie, une jeune étudiante en histoire de l’art, l’exprime d’une manière très plastique (la référence à la peinture est explicite dans le dialogue et le lieu). Filmée en plongée, dans la bibliothèque où Dali et Gala se sont rencontrés, les trois sont brièvement mais intimement enlacés sur un canapé : ils composent une figure de l’entremêlement, auquel fera écho, après la première rupture avec Laura, une scène où un groupe d’homosexuels font l’amour sous un pont. Dans cette dernière scène, l’œil de la caméra, loin de donner lieu à un « regard clinique », s’emploie à restituer une chorégraphie des corps s’ébattant à l’unisson et fait apparaître une sorte de vie symbiotique grâce, notamment, à ces silhouettes autour de Jean. On pense à la différence fertile dont parle Metz entre « fins expressives » et « étude de détail » à propos de l’utilisation du gros plan5. 5 C’est que la sexualité, si elle fascine l’auteur des Nuits fauves dans ce qu’elle procure de jouissance à la vue et au toucher des organes sexuels (les portraits nus de Laura sont aussi explicites que magnifiques) mais aussi dans son caractère « morbide », ne peut agir comme une taxinomie réduisant l’individu à un hétérosexuel ou un homosexuel. Dans la scène où Samy se rend chez Jean pour la première fois, le court dialogue qui suit entre les deux est particulièrement révélateur. Samy lui demande : « Mais t’es qui au fait ? » La réponse de Jean, « Je suis moi », ne le satisfait pas. Samy lui rétorque :

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« T’aimes les garçons ? » Pour Samy, la sexualité définit l’individu, ce que réfute Jean6. Du reste, la relation de ce dernier avec Laura n’évoque pas tant le couple qu’une relation idéalisée. D’où le fait qu’il affirme se sentir « propre » lorsqu’il revient vers elle, ce qui confère à Laura un statut angélique, allant jusqu’à rendre possible, sur un certain plan, une rémission des péchés de Jean (« les pires trucs » dit-il à Marc). La référence biblique est explicitée par Marc citant saint Jean : « Pour les êtres purs, tout est pur ». Collard se révèle, ici, l’héritier de la tradition gidienne, laquelle exprime la sexualité dans toute sa complexité mais aussi dans toute sa disponibilité, en utilisant paradoxalement un langage sacré la niant au profit de l’amour divin, pouvant à la fin conduire au renoncement de la chair (La Porte étroite). En fin de compte, cette relation entre Jean (nouveau saint Jean ?) et Laura contribue à brouiller l’identité de « pédé » du héros. Jean, en posant la question à Laura, « qu’est-ce que tu sais des pédés, toi ? », la pose du même coup au spectateur. 6 La sexualité serait donc perçue comme une condition de la révolte de l’homme, possiblement contre l’absurdité du monde, contre une certaine mesquinerie de la vie sociale, et contre la maladie et sa représentation. Elle est, en tout cas, une voie et non une finalité : l’homme désire, jouit, mais ne s’abîme pas dans l’acte sexuel. Noria, la belle Marocaine énigmatique, hiératique, personnage intercesseur7 apparaissant dans les premières scènes, a bien saisi ce trait chez Jean : « Tu t’es révolté par le sexe parce que tu n’as rien trouvé d’autre. 8» Ainsi, le scandale ne serait plus dans l’acte définissant l’individu comme une certaine morale continue à le suggérer en posant ainsi une métaphysique forcément contraignante, mais dans le fait que l’individu peut choisir librement son acte sans être réduit à celui-ci, selon un polymorphisme revendiqué par Collard. Cette dernière notion rappelle celle du « corps pluriel » de Barthes, lequel n’hésitait pas à exprimer sa fascination pour « le corps socialisé, le corps mythologique, le corps artificiel »9. Dans un beau travelling nocturne où Samy et Jean se promènent dans Pigalle, Jean raconte qu’il a fait le « tapin », une fois. Samy lui demande s’il avait alors besoin d’argent, Jean se contente de répondre que non. Cette réponse ne manque pas de renvoyer à l’acte gratuit de type gidien et à son ambiguïté foncière : exprime-t-il la liberté ou l’absurdité de la vie ? 7 D’une certaine manière, on peut affirmer que Les Nuits fauves sont un des rares films existentialistes de la fin des années 80 dans la mesure où la plasticité de la vie y est revendiquée comme une condition première de l’existence, même si elle peut se durcir au cours d’événements ultérieurs. Plasticité, du reste, qui a aussi sa face cachée et que la critique n’a pas manqué de relever et de critiquer, à juste titre : Jean ne prévient pas Laura qu’il est séropositif la première fois qu’ils font l’amour10. 8 Si l’univers de Collard peut donner l’illusion d’être fait à la fois de faux-semblant (les danses ou les chansons folkloriques, marocaines ou espagnoles) et d’une nature qui se donne sans compter, c’est donc qu’il repose sur un principe saisissant, celui de la dualité foncière de toute chose : non pas une dualité que l’intellect saisit et ressasse en cherchant à la dépasser (la dualité des philosophes), mais, au contraire, une dualité revendiquée avec une insouciance déconcertante, vécue jusqu’au bout, et qui finit par être résorbée. De sorte que le mythe de l’hermaphrodite résume fort bien les différentes tonalités du film. Une des définitions collardiennes possibles de l’hermaphrodite pourrait être cette phrase prononcée par Jean : « je suis fait de morceaux de moi-même éparpillés et recollés ensemble n’importe comment ». L’autofiction de Collard se distingue précisément par cette utilisation du mythe de celle

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d’un Guibert, son contemporain, lui-même grand photographe, même si à la fin du film Collard est tenté par le cinéma-vérité en parlant de choses graves comme la rupture ou les stigmates de la maladie (les scènes dans la salle d’hôpital où le héros subit une opération de chirurgie dermatologique11). 9 Cette dualité semble être la condition du désir chez Collard. Cependant, si elle s’exprime en particulier — mais pas seulement — dans la sexualité de Jean, elle ne peut être vécue dans le même temps. Elle im/pose la succession, voire le mensonge, c’est-à- dire une mise en scène de la « liaison », du couple éphémère et de ses objets insolites comme de ses rebuts : lorsque Jean est avec Samy, Laura est exclue, et réciproquement. Le montage alterné, et les notions de cadre et de hors-champ spécifiques qui en résultent, exprime aussi cette vérité au point que, sur un certain plan, on pourrait parler de dissociation. A cet égard, les courtes scènes montées en coupe franche où Jean conduit successivement Samy et Laura sous un tunnel sont particulièrement efficaces. Une autre scène, très bergmanienne, est exemplaire à la fois de la mise en scène de Collard et des types de relation qu’établit le héros avec les êtres aimés : en prenant leur petit déjeuner, Jean et Laura se félicitent de vivre une vie de couple sans heurts depuis que Laura est venue habiter chez Jean. Or, le plan, fortement divisé verticalement en deux, semble contredire le dialogue, avec, à gauche, la table du petit déjeuner, et à droite un miroir réfléchissant le salon où se trouvent une table basse et un téléphone. Jean va d’une pièce, c’est-à-dire d’une partie du plan, à l’autre, afin de répondre à un appel téléphonique qu’on devine de Samy. Il est vrai que Laura finira par imposer sa présence dans la relation entre Jean et Samy : Jean parlera alors de « possession » et non d’amour car il ne peut pas envisager la monogamie12, ce qui reviendrait à nier sa nature bisexuelle. Mais cette intrusion (dans le plan) ne pourra que donner lieu à une confrontation particulièrement violente et aboutir à la fin de la relation avec Jean. 10 On peut voir initialement Les Nuits fauves comme un film de l’immaturité, un film de l’adolescence comme il y a des romans de l’adolescence où le personnage devine, ou plutôt entraperçoit des vérités mais semble condamner à une certaine immobilité des sentiments (Le Grand Meaulnes), provoquée en partie par le refus de choisir (de se choisir). Ainsi, ces plans de voiture décapotable, au début du film, où Jean, cheveux au vent, conduit avec une grande insouciance dans les rues de Paris. Or, ces plans, même s’ils ne sont pas dénués de narcissisme, ne sont pas gratuits : ils contiennent une charge érotique certaine visant à créer une « icône » fascinant les deux sexes. Ce sont des images nécessaires à ce point du récit précisément parce que le héros, par la suite, assumera ouvertement son côté passif dans sa relation homosexuelle avec Samy13. Mais, on peut aussi comprendre Les Nuits fauves comme un film réalisé par un homme dont la maladie incurable l’a convaincu que les choix et les codes sont arbitraires et révèlent davantage une légèreté de l’être qu’un sérieux14 ou un ordonnancement renvoyant à de grands principes métaphysiques. Les frontières entre la vie et le rêve, à l’instar de celle entre l’homme et la femme, s’estompent, sans, toutefois tomber dans l’informel, l’abstraction ou l’univers panique. 11 De plus, Les Nuits fauves doivent être vues comme un film de la nuit mystique, du doute métaphysique saisissant l’homme à la fin de sa vie, mais surtout des puissances qui l’assaillent dans la mesure où un jeune homme ne peut se décider vraiment à accepter sa mort (voir les scènes poignantes où Jean pleure dans les bras de Samy et de son ancienne maîtresse). En effet, « l’éphèbe » ne doit pas mourir ou alors il doit être sacrifié. Le personnage de Jean voit le monde différemment que l’homme pris dans les

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soucis de la vie quotidienne. On peut même aller jusqu’à parler d’un plan de la vibration (les premières scènes où Jean conduit sa voiture à toute allure et les dernières où l’image des paysages perd de sa netteté donnant ainsi à voir « le grain de l’image »), voire du déchirement du voile car l’arrière-plan astrologique, alchimique, n’est jamais loin : Jean porte avec ostentation une croix de vie et une clé évoquant la clé des songes, Samy parle de purification avant l’œuvre au noir. Et, en ce sens, Les Nuits fauves peuvent renvoyer, consciemment ou non, à La Nuit de la Walpurgis de Meyrink dont le héros, condamné à mourir à cause d’une maladie incurable comme Jean, se rebelle15. 12 Enfin, et peut-être surtout, le film se situe dans la tradition inaugurée par Pasolini, celle-ci n’étant pas toujours reçue sans malentendu car elle n’hésite pas à traiter de la religion : c’est la tradition du personnage homosexuel ou bisexuel, porteur de vérités fondamentales, annonciateur pourrait-on dire aussi (Théorème), aussi à son aise dans le monde archaïque, plus peut-être, que dans le monde moderne16. C’est ainsi que dans Les Nuits fauves la ville renvoie davantage à la nuit, à une certaine fatigue, à la maladie peut-être, à un fort érotisme aussi, alors que les paysages naturels sont baignés dans une très belle clarté, expriment un état d’innocence auquel Jean semble vouloir aspirer plus qu’à tout autre chose, et insufflent au héros une nouvelle vigueur, comme dans le dernier plan du film où Jean/Cyril Collard accède à une sorte d’immortalité par le cri dans un paysage désertique. Le corps de l’homme est divinisé, comme chez Pasolini. Il se joue même de la maladie en se modelant sur la statuaire gréco-romaine mais aussi, dans la dernière séquence, sur la statue du Christ pantocrator, alors que, dans le même temps, les dialogues laissent deviner une certaine angoisse devant la mort. Le héros peut enfin entrer en sympathie totale avec les choses et les êtres de ce monde. 13 De ce point de vue, rappelons que Jean apparaît très vite comme un héros solaire ce qui contribue fortement à donner une tonalité apollinienne au film : dans une des premières scènes des Nuits fauves, après une nuit agitée, Jean se dirige vers le balcon de son appartement, torse nu, alors que le soleil se lève, et, dans la scène suivante, Kader le présente comme son chef opérateur et se croit obliger d’expliquer à Laura que « c’est la personne qui fait la lumière, le cadre ». Mais c’est sans doute la courte scène après l’aveu de sa maladie — où Jean est à nouveau sur son balcon et regarde le lever du soleil — qui donne lieu au plus beau champ-contre-champ du film : le personnage est filmé en plan rapproché, son buste se réfléchit sur la baie vitrée. Ce plan — émouvant autoportrait de l’artiste au seuil de la mort — est suivi d’un plan en plongée de Paris et du soleil se levant en bas à droite de l’écran, puis d’un zoom sur le soleil venant occuper le point central de l’image : l’écran devient jaune, cette « couleur de l’éternité » qui « est la plus chaude, la plus expansive, la plus ardente des couleurs, difficile à éteindre, et qui déborde toujours les cadres où l’on voudrait l’enserrer. » 17 Enfin, dans l’un des tout derniers plans du film, alors qu’il se retrouve au bout de l’Europe (du monde ?), le soleil se superpose sur la tête de Jean avant de se coucher et de se lever à nouveau dans un mouvement accéléré de l’image, avec, en contre-champ, en plan rapproché, le visage christique de Collard et, en voix off, son monologue intérieur affirmant qu’il est « vivant ». 14 Les œuvres crépusculaires sont toujours nostalgiques du lever du soleil ; certaines, refusant de s’absorber dans le néant proche, témoignent que la vie continue et semblent pencher en faveur du cycle ouvert davantage que de la biographie fermée, aussi bouleversante soit-elle. Dans la dernière scène du film, Jean déclare : « Je suis vivant, le monde n’est pas seulement une chose posée là, extérieure à moi-même. J’y participe. Il

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m’est offert. Je vais peut-être mourir du sida mais ce n’est plus ma vie. Je suis dans la vie. » Cette déclaration est suivie d’un mouvement d’appareil d’une rare beauté au cinéma donnant lieu à une scène où l’image exprime la vie à l’unisson avec le monde, intérieur et extérieur. L’écran tend une fois de plus vers la toile monochrome, un bleu strié par les reflets du soleil, atteignant cette limite dont parle Bonitzer à propos du gros plan : « La limite, la tentation et le grain de réel — ou de folie— du gros plan, c’est l’évanouissement de toute représentation. 18 » Le refus du pathétique est la grande vérité des Nuits fauves : il est intimement lié à l’expression d’une grande liberté sexuelle de l’homme, et, derrière ou en dépit des convenances, d’une certaine continuité entre les civilisations débouchant sur une vision apaisée de la nature et des corps participant aux chants du monde.

NOTES

1. La poétique du film diffère sensiblement de celle du livre, au point qu’on peut affirmer que la visée esthétique et éthique change légèrement, peut-être à l’insu de Collard : il est tentant de suggérer que la version écrite serait plus gidienne et la version filmée plus pasolinienne. 2. Comme le dit avec une simplicité et un dévouement bouleversants l’infirmière s’occupant de Jean. Rappelons que le film, sorti en 1992, est l’adaptation par l’auteur de son livre paru en 1989, soit un an avant la parution du livre de Guibert, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, livres qui jouèrent un rôle important dans les attitudes françaises face à la maladie à la fin des années 80. Le film de Collard est sorti la même année que le film de Kenneth Branagh, Peter’s friends, mais un an avant celui de Jonathan Demme, Philadelphia. L’originalité avec laquelle Collard parle de l’homosexualité et du sida ne s’explique qu’en partie par sa propre maladie. C’est sa vision du monde, qu’on pourrait qualifier de gréco-romaine, qui fait de Collard un précurseur dans le cinéma français, place qu’on ne lui attribue que trop rarement. Ainsi, on notera qu’il n’y a aucune amertume chez lui, d’où un certain stoïcisme ; aucun tabou non plus ; mais une grande complicité avec les éléments, allant jusqu’à accepter la maladie. Alors que Pasolini est le cinéaste d’un monde archaïque mais aussi d’un monde panique, Collard est le cinéaste de l’acceptation héroïque de la permanence du monde. 3. Dans cette scène, il y a un mouvement des yeux de Collard vers la caméra non voulu, qui transforme en une fraction de seconde la fiction en documentaire. Cette fraction de seconde est un des moments les plus bouleversants de l’autofiction, écrite ou filmée. 4. ROHMER, Eric, Le Goût de la beauté (Paris : Flammarion, 1989), p. 93. 5. METZ, Christian, Essais sur la signification au cinéma, tome II (Paris : Klincksiek, 1972), p. 90. 6. A la fin du film Samy choisira de rejoindre un groupuscule d’activistes d’extrême-droite, ce qui exprime bien à la fois sa confusion et son attirance pour une virilité agressive. 7. Noria apparaît comme un personnage de conte, de rêve, mais n’en énonce pas moins des vérités fondamentales sur Jean. C’est elle qui lui conseille de tirer profit de « l’épreuve de la maladie ». 8. Dans la bouche de Noria, cette affirmation peut sembler réductrice et, somme toute, assez sévère (faux choix, pis aller, ou absence de choix). Une révolte sexuelle, c’est-à-dire une sexualité débridée, n’en est pas moins une révolte, n’est pas moins « révolte » qu’une révolte d’un autre

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type. En outre, il est possible d’affirmer que, chez Collard, elle vise à accéder à un plan métaphysique, qu’elle est aussi une discours sur Dieu ou son absence. 9. BARTHES, Roland, Le Plaisir du texte (Paris : Seuil, 1973), p. 39. 10. Si cette conduite est impardonnable, elle n’est pas non plus dénuée d’une certaine logique selon le personnage : celle du rêve davantage que d’un refus plat des réalités avilissantes. Jean, qui a éprouvé le besoin de s’en confier à Marc, lui dit en effet que « c’était comme dans un rêve, comme si j’avais oublié que ce virus fait partie de moi ». 11. Ces scènes d’hôpital anticipent sur celles d’une autre autofiction célèbre, Caro diario de Nanni Moretti, de sorte qu’on peut se demander si elles ne constituent pas un sous-genre garantissant de manière forte l’aspect documentaire de la fiction. 12. Le film n’est pas dénué de nostalgie pour le couple monogame : après la violente altercation suivant la scène où Laura découvre Samy et l’ancienne amie de Jean dans l’appartement de ce dernier, un plan sur un bateau-mouche se focalise sur un couple de personnes âgées dansant sur le pont du bateau, suivi d’un très beau panoramique sur Jean et Laura enlacés sous un pont. Ici le montage dégage une très grande force, l’image discourant sur l’état du couple du point de vue de l’histoire et du point de vue subjectif du personnage. 13. C’est donc avec une certaine habileté dans le découpage que Collard fait suivre cette scène avec la scène où Jean va danser avec Samy en discothèque et dans laquelle Jean apparaît comme un personnage plus camp, pour citer Sontag, laquelle a popularisé cette notion. Voir Sontag Susan, Against Interpretation and Other Essays (New York : Farrer Strauss & Giroux, 1964), en particulier son essai « Notes on Camps ». Collard joue ainsi sur les deux registres : affirmer que l’homosexuel peut être à la fois viril et efféminé. Sans nécessairement penser à La Cage aux folles, film loin d’être dénué d’intérêt, toute une tradition européenne et plus encore américaine, n’a pas hésité à mettre en avant le modèle, sans doute au détriment d’autres, selon lequel le fait d’être gay signifierait être efféminé. Le numéro de cabaret qui suit n’a pas de valeur dramatique en soi mais s’apparente davantage à la scène « manifeste », exprimant un contenu fort ; par ailleurs c’est une scène d’une grande poésie urbaine. Cette alternance de scènes homosexuelles et de scènes hétérosexuelles avec Laura, peut être qualifiée de systématique et, donc, être accusée de manquer de de finesse. Elle est nécessaire pour exprimer l’aspect frénétique, compulsif de la recherche de la vérité de l’Être chez le héros dans la mesure où Collard joue mezzo voce, avec une certaine retenue, ce qui donne une très grande force à sa composition (de soi) et laisse deviner le « rugissement » intérieur dont la chanson du générique parle. On peut aussi avancer l’idée qu’elle participe de l’esthétique de l’inventaire qui peut se comprendre dans une œuvre testamentaire. 14. Dans une scène révélatrice, Jean rit devant la peine de Laura qui lui reproche sa duplicité ou disons son infidélité, non parce qu’il est indifférent mais parce qu’il est déjà « ailleurs ». 15. Toutefois, le roman de Meyrink traite d’un soulèvement populaire alors que Les Nuits fauves racontent un soulèvement ou, plutôt, un dépassement individuel. 16. La chanson du générique ne laisse aucun doute sur la tonalité du film ni sur le rapport entre vie archaïque et vie moderne : Qui peut dire exactement Qu’il sait ce qu’est la rage ? Un murmure, un frôlement Ou la tempête et l’orage ? Juste savoir dire non A l’appel des sirènes, Rugir comme un lion Qui périt dans l’arène. 17. CHEVALIER, Jean, et GHEERBRANT, Alain, Dictionnaire des symboles (Paris : Robert Laffont, 1982), p. 535.

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18. BONITZER, Pascal, Peinture et Cinéma. Décadrages (Paris : Cahiers du cinéma/Éditions de l’Etoile, 1985), p. 91.

RÉSUMÉS

Cyril Collard, à la fin de sa vie, réalise en apparence une autofiction où apparaissent des éléments de cinéma-vérité bouleversants (Collard mourra peu après la fin du tournage du film). Or, on peut se demander si ce n’est pas les aspects archaïque et fluide de la Vie, pas nécessairement opposés en soi du reste, qui finissent par absorber sa réflexion durant le tournage de l'adaptation de son propre roman. Les Nuits fauves deviennent dès lors une grande tapisserie, à défaut d’être une fresque, où apparaissent des motifs d’une rare beauté. A la débauche que le film mentionne en passant, Collard préfère s’interroger sur l’ébauche d’une vie libérée des faux-semblants, spontanée, ouverte à l’inconnu et soucieuse de défendre un héritage libertaire mais aussi sociologiquement très riche. Ainsi la révolte sexuelle ne serait qu’une condition, une préparation vers un état de conscience appréciant les hommes et les choses à leur juste valeur.

AUTEUR

THIERRY GIACCARDI

Docteur ès Lettres et chargé de cours à l’université de Belfast. Ses domaines de recherche sont la littérature francophone et anglophone des XIXe et XXe siècles, le cinéma (Europe, Amérique) et la civilisation nord-américaine et européenne. Liste des publications les plus récentes : In Nouvelles « vues » sur le cinéma québécois : «Représentation de la chair au théâtre et au cinéma », (numéro 8, hiver 2008). In Les Débris du sens, Philologicum éditeur : « Exemples de rédemption dans le cinéma hollywoodien », ouvrage collectif, textes réunis par Pascale Hummel et Frédéric Gabriel, (2008), pp. 283-294. In Anales de filología francesa, Universidad de Murcia, España : «Épopée terrestre et épopée céleste : la “base” et le “nom ” dans l’Essai sur le principe de Joseph de Maistre », numéro « 1808 », (volumen XVI, 2008), pp. 87-99. In Revue André Malraux Review, University of Oklahoma, USA : « L’homme de granit dans Espoir, Sierra de Terruel de Malraux : un essai de métaphysique visuelle », numéro Malraux et les valeurs spirituelles du XXIe siècle, sous la direction de Michel Lantelme, (volume 36, 2009), pp. 109-120 ; «La gnose dans Lazare », en préparation. In La Revue des Lettres Modernes, Série André Malraux, Minard éditeur : «L’Esthétique du labyrinthe dans La Tête d’obsidienne », numéro Malraux et la question des genres littéraires, sous la direction de Jean-Claude Larrat (volume 13, 2009), pp. 291-307. In CinémAction : «Le Train de Granier-Deferre », numéro Le Train au cinéma, sous la direction d’Albert Montagne, (sous presse) ;

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«L’engagement absolu : Une femme à sa fenêtre », numéro Cinéma et engagement : Jorge Semprún scénariste, sous la direction de Jaime Céspedes (sous presse).

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La transposition linguistique et culturelle de la série The L Word en France

Perry Véronique

1 Si, à l’instar d’Edward Sapir, on pense que « la langue est le guide symbolique de la culture » et qu’elle « conditionne notre vision du monde » (Sapir, 1929), on ne peut occulter l’impact des traductions françaises des dialogues de la série américaine The L Word sur la politique du genre communiquée par ses auteurs. Le titre lui-même joue, comme un reclaimer word1 non seulement sur l’allusion à l’insulte, sur le modèle des F Word(s) qui évitent *fuck et ses « dérivés » ou des C Word(s) qui évitent cunt, mais aussi sur le non-dit de l’identification exclusive (en évitant Lesbian). Le choix a été de ne pas le traduire. La raison est à la fois linguistique et culturelle : le jeu de mot est impossible et l’implicite culturel est forcément hermétique pour beaucoup. Pour comprendre, le public doit être initié. Au Québec, la série est devenue Elles, ce qui réduit considérablement le sujet car derrière L se cache bien plus.

2 Cependant, dans les sous-titres et les doublages, les traductions s’imposent. Elles sont certes contraintes par l’espace de l’écran et le rythme des échanges oraux, mais aussi par la morphosyntaxe (imposition de l’opposition masculin/féminin) et les « manques » lexicaux de la langue française dans le domaine du genre2. Ces adaptations en français conduisent, par défaut, à des traductions qui colorent les interactions d’une« autre » tonalité, bien plus dépendante d’une « norme duelle » que dans la version originale en anglais, langue où l’on « peut ne pas » sexuer le discours et où la « liberté de genre » repose sur la flexibilité du système linguistique). Ces « écarts de genre » signifient bien plus qu’une absence formelle. Comment, par exemple accepter que la traduction de Human Rights Campaign (littéralement campagne de décence des droits humains) devienne « l’association de défense des droits civils homos » ? L’idée que les personnes se battent pour l’égalité des droits n’est pas assimilable à une revendication spécifique fondée sur la notion de « différence ». L’esprit est perdu, la dimension est faussé, l’angle politique n’est pas le même, la transposition est fausse.

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3 Alors comment l’univers de la série, fourmillant de messages et de problématiques sociales, traitant du viol, du transsexualisme, de l’adoption d’enfants, des banques de sperme en libre service pour les lesbiennes, de couples homoparentaux, de couples mixtes, de différence d’âge, d’amours multiples, de bisexualité, de sadomasochisme, de sexe, de genre, de sexualité, de liberté sexuelle, de cancer du sein, d’homophobie, de transphobie, d’hormones, d’expériences divers et variées, d’hommes-lesbiens, comment cet univers transgressif et militant s’arrange-t-il dans la langue-culture française, entre traduction, translation ou trahison ? Que reste-il de son message ? Quelles responsabilités portent les traductions ? Cette analyse sera également illustrée de commentaires trouvés dans des forums de discussions et portant sur les cinq saisons de The L Word (diffusées de 2004 à 2009).

NOTES

1. Mot qui permet, comme un porte-étendard, de revendiquer des droits à partir du retournement sémantique de l’injure initiale : black et queer sont d’autres exemples. 2. L’emprunt de gay dans la langue courante française est un exemple significatif : il se modèle parfois sur celui de black dans une forme de distanciation salutaire chez les locuteurs francophones.

AUTEUR

PERRY VÉRONIQUE

Enseignante (anglais/FLE) et doctorante (didactique de l’anglais/genre). Université de Toulouse 3. [email protected]

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Le genre dans The Rocky Horror Picture Show ou la liberté préservée par la perversion

Filaire Marc-Jean

1 Alors qu’à sa sortie en 1975 le film n’eut presque aucun succès, l’expression de film culte estampille aujourd’hui l’impact culturel du Rocky Horror Picture Show. Le scandale, en revanche, ne l’a pas épargné ; le goût manifeste pour la transgression ne pouvait évidemment pas plaire à tout le monde. Il est certain que l’ambiguïté sexuelle de Frank- N-Furter, le personnage principal, a dû troubler le public, car encore aucun film rock n’avait tenté une telle remise en cause des frontières de genre. Si l’on s’en tient au constat de scandale, il faut comprendre ce qui motive la résistance du grand public et l’engouement d’un autre public, délibérément attaché au caractère subversif de l’œuvre de Jim Sharman. Dans cette œuvre, où s’enchaînent des événements sans lien apparent, il manque assurément une cohérence narrative, que la présence de Frank-N-Furter dissimule par une présence quasi constante propre à réunifier la diégèse autour de sa seule présence délirante. Ainsi, l’ordre de cette œuvre singulière repose sur le désordre insufflé par un personnage délibérément transgressif, qui porte atteinte aux normes hétérocentrées de la société américaine des années 70. Néanmoins, on pourrait trouver peu subversive une fictionnalisation bien ordonnée même si celle-ci semble faire le portrait d’un personnage transgressif ; l’intérêt du Rocky Horror Picture Show repose en partie sur la capacité à ne pas normaliser sa forme filmique et à conserver une part de folie dans la structuration scénaristique. La transgression de genre propre au personnage principal concentre donc la charge globale d’un film qui fonde toute son esthétique sur la transgression des modèles esthétiques tout autant que moraux.

Frank, un modèle de perversion ?

2 Tout le film s’organise autour du personnage extravagant de Frank, de son apparition à sa mort, il est le cœur du Rocky Horror Picture Show. Et si le spectateur est touché de sa fin tragique, il n’en demeure pas moins que, tout au long du film, le savant fou apparaît

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animé d’une perversité évidente. Celle-ci s’inscrit dans l’idée doxale d’une jeunesse évidemment dégénérée et irrespectueuse, dont les signes sont la drogue, le rock et le sexe. Si la drogue peu présente est rapidement évoquée, le rock occupe une place privilégiée autant dans l’esthétique visuelle que sonore du film. Cependant, il faut remarquer que le rapport établi avec le rock ’n’ roll est ambigu et non simplement citationnel ou référentiel ; le meurtre violent de Frank à l’encontre d’Eddie (Meat Loaf) semble poser une distance avec la culture rock de manière plutôt cynique. Pourquoi faire apparaître cet ancien amant de Frank jaillissant sur sa moto si c’est pour qu’il soit éliminé dans les minutes qui suivent ? Le personnage de Frank s’établit par ce meurtre dans une posture dissidente : avec la référence au rock, le scénario se construit en marge de la culture doxale pervertissant le référent que le film convoque et s’en distinguant par l’ironie d’un crime. Le film affirme sa revendication transgressive en faisant appel à la culture rock, symbole d’anticonformisme et du refus de la norme bourgeoise ; ainsi, il se constitue certes comme oeuvre de transgression mais aussi comme film d’hypertransgression, plus transgressif encore que ce que la doxa réprouve déjà. A cela s’ajoute également le thème de la sexualité, laquelle est vécue par Frank sur le mode transgressif également. Avec le couple de Janet et Brad et les scènes d’intrusion nocturne dans leur lit respectif, Frank nie la frontière normative établie entre les sexualités, comme il nie la distinction traditionnelle entre masculinité et féminité, sa sexualité fait voler en éclats les limites de la culture bourgeoise hétérocentrée. Ainsi, le film de Jim Sharman trouve son originalité dans l’affirmation de sa dissidence et ce de manière explicite et revendiquée.

3 La dynamique transgressive du film trouve sa manifestation également dans le déroulement même du scénario et l’approche diachronique de la sexualité au fil du récit. La représentation du désir est établie, au tout début du film, de façon parodique par le cliché humoristique de l’amour marital et de la relation désérotisée du jeune couple plus frustré que candide, qui glousse niaisement au mariage d’amis, en rêvant de prendre leur place. Le point de départ de la narration est aussi le commencement d’un parcours initiatique vers une libération psychologique, dont la scène ingénue de l’église est le contre-exemple, l’anti-modèle à inverser : les deux tourtereaux égarés se trouvent pris dans la cage au fol désir, mais cette prison se fait le lieu de leur renaissance dans un corps plus épanoui, en accord avec leurs pulsions jusque là retenues. L’un et l’autre sont, dans un premier temps, contraints par leurs hôtes étranges d’abandonner les vêtements qui leur donnent une allure si kitsch ; dans cette tenue légère, ils trouvent peu à peu leur aise, ne revenant jamais au cours du film à une tenue vestimentaire traditionnelle. L’étape suivante est celle de l’adultère et du multipartenariat pour Janet et de l’homosexualité pour Brad, expériences transgressives par excellence au sein de la société occidentale contemporaine. Puis, l’initiation continue et met en scène la métamorphose complète par le biais de la statufication et le déguisement imposé aux corps figés, lesquels renaissent à la vie pleinement épanouis dans leur nouvelle allure camp. Tout ce parcours s’accompagne d’une mise en mots du désir, qui avait commencé avec la chanson « Sweet Transvestite » (Tendre travesti), qui avait continué avec le duo de Janet et Rocky, « Touch Me » (Touche-moi), dont le propos est explicite, et qui finissait avec « Don’t Dream It, Be It » (Ne le rêve pas, sois-le) et « Wild et Untamed Thing » (Quelque chose sauvage et indompté). Ainsi, tout le film revendique une volonté d’échapper à une morale contraignante, que Magenta et Riff Raff imposent néanmoins à la fin de l’histoire en tuant Frank et en reproduisant de manière parodique le couple austère de

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colons américains peint par Grant Wood en 1930. La libération sexuelle revendiquée par Frank, porte-parole de tout le film, achoppe, à la fin, sur la pruderie de la société bien- pensante et sur la culture d’une jouissance frustrée qui fonde la culture chrétienne1. Le Rocky Horror Picture Show de Jim Sharman n’aura été qu’un show, une festive parenthèse de liberté, refermée avant un retour à la normalité grise et hétéronormée. 4 Pourtant, pendant un moment, le souffle libertaire d’une transgression joviale est passé sur le spectateur du film et celui-ci a pris contact avec une vision décalée de la sensualité et ce grâce à l’initiation du très déroutant Frank, qui est un modèle de subversion érotique, difficilement étiquetable : la bisexualité du personnage n’est ni réductible à une revendication politique ni assimilable à une ambivalence équilibrée ; plus simplement, on peut faire le constat qu’au cours de la diégèse Frank manifeste un désir à la fois pour Janet, Brad et Rocky. Cette attitude érotique, qui fait fi des frontières traditionnelles, place le maître des lieux dans une posture psychologique décalée par le fait même de refuser les rappels moralisateurs des deux fiancés ingénus mais aussi curieux de nouveauté. Le personnage bisexuel ou pansexuel se définit comme un objectivateur du désir, il aide à la prise de conscience du fantasme refoulé et à sa réalisation nécessaire à un épanouissement personnel. Il offre à Janet l’opportunité d’une sexualité libérée du cadre moral de la fidélité imposée et non choisie ; à Brad, il donne le moyen d’expérimenter ses désirs homoérotiques. La pansexualité de Frank est l’élément nécessaire à la métamorphose des autres personnages. Mais il ne faudrait pas réduire ce pouvoir d’influence à une forme supérieure d’égotisme, où la jouissance individualiste viendrait saper les fondements des liens sociaux. Au contraire, Frank donne accès à une nouvelle conception du groupe social, dans lequel la hiérarchisation traditionnelle des sexes ne fonctionne plus. Si à l’arrivée au château, Brad se présentait comme le protecteur naturel de sa fiancée, cette figure du mâle est rapidement établie comme artificielle et sans réalité effective : Brad est impuissant devant ses hôtes et surtout devant Frank, qui se moque d’être défini comme un être mâle ou femelle, il est avant tout un être désirant et sans contrainte. Ainsi, hommes et femmes du public psychédélique portent des tenues similaires, ont une gestuelle semblable : les codes de reconnaissance sociaux ne fonctionnent plus dans le château de Frank-N-Furter, on est membre de la communauté et non un être catégorisable par son sexe. Ainsi, se met en place un fonctionnement général trans-sexuel, où tout être passe outre les frontières de son sexe biologique, de son sexe social et de la sexualité qui y est rattachée par la tradition. Sur le modèle de Frank, chaque occupant peut être homme et femme en même temps, porter des bas avec un haut-de-forme et aimer qui bon lui semble. Frank incarne le rêve libertaire des années 70 mais son exécution finale annonce le retour à la moralisation nixonienne que les années sida vont remettre au goût du jour au cours de l’ère réactionnaire du reaganisme. Son pouvoir subversif ne peut advenir que dans un film qui joue avec les codes du cinéma fantastique, comme si la liberté d’un désir épanoui ne pouvait qu’être surnaturelle ou extraterrestre. La joie qu’insuffle le personnage à son environnement porte en elle une part de pessimisme indéniable sur l’évolution des mentalités.

Le combat contre les modèles

5 Si le film de Jim Sharman semble tant s’opposer aux modèles traditionnels, c’est qu’il les pense dangereux pour l’individu et la liberté de pensée, d’expression et de

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jouissance. Dès lors, il s’agit de faire voler en éclats tous les types de modèles qui seraient susceptibles de se manifester, afin d’établir une œuvre filmique intrinsèquement en rupture avec tout référent et ce au prix d’un baroquisme revendiqué. La référence artistique qui convoque le plus clairement la morale traditionaliste est évidemment le tableau de Grant Wood, American Gothic (1930), dont une copie apparaît derrière Riff Raff à l’arrivée de Janet et Brad au château, mais aussi une mise en scène avec le couple de paysans devant la porte de l’église au tout début du film. Enfin, la transposition pseudo-futuriste de la même image avec Riff Raff et Magenta révélant leur vrai visage à la fin du film montre l’exubérante relecture de ce tableau qui a servi de modèle et aux Américains qui revendiquant l’héritage des anciens colons et à leur opposants. Le choix de cette œuvre est d’autant plus approprié pour un jeu parodique que Grant Wood lui-même a laissé se multiplier les commentaires les plus contradictoires sur un tableau qu’il a voulu ironique : un paysan en veston et une femme portant camée et robe élégante ne sont pas les modèles les plus justes pour représenter un couple de paysans, sachant en outre que les modèles du peintre sont sa sœur et son dentiste. Dans The Rocky Horror Picture Show, cette référence ouvre et ferme le film rappelant que tout ce qui existe hors du film, avant lui et après lui, est associable à ce tableau, associé désormais à une idéologie qui impose sa norme morale comme indiscutable, sur le mode dogmatique. En convoquant de manière répétée l’œuvre de Wood, Jim Sharman réactive la portée ironique du projet initial de l’artiste. D’autres images sont associées à la morale oppressive au fil du récit et chacune est ridiculisée. Riff Raff et Magenta eux-mêmes, lors de leur ultime apparition sont des extraterrestres aux costumes et aux armes comiques : le pistolet en forme de fourche en est l’exemple le plus visible. Parmi la foule des adeptes de Frank, il faut aussi être attentif à la variété des âges et constater que l’association convenue de la vieillesse et de la sagesse ne fonctionne évidemment pas. Les présents participent tous de la folie communicative de Frank, ils dansent le Time Warp sans hiérarchisation des âges ni des sexes : les gestes sont les mêmes pour tous. Le Dr Scott lui-même, respectable professeur dont l’honorabilité semble renforcée par le siège roulant qui lui permet de se déplacer, laisse finalement les pulsions se libérer sous l’influence de Frank. Ainsi, les supports traditionnels de la respectabilité sont raillés et pris dans le mouvement de l’extravagance libératrice. Le criminologue lui-même, dans sa posture externe de narrateur, subit l’influence transgressive du château et se retrouve à danser sur son bureau. Le spectateur également souhaite peut-être se laisser entraîner par le rythme. Cependant, la charge moralisatrice qui s’abat sur Frank et l’anéantit paraît miner tous les efforts provocateurs de celui-ci et faire de la violence de l’oppression la puissance la plus forte, celle à laquelle il n’est possible de résister que temporairement, avant d’être rattrapé. La graine que le démiurge fou a semé dans l’esprit du spectateur a-t-elle des chances de croître ?

6 Il est certain que les adeptes de séries B constituent le premier public avec lequel s’établit une connivence intellectuelle par tout un jeu de références et de pastiches. Ceux qui savent reconnaître les momies des mauvais films d’horreur dans la naissance de Rocky, l’écho à Docteur X ou à Flash Gordon, le nom de Janette Scott dans ceux de Janet et de Dr Scott, ceux-là sont déjà des convertis à la folie des Transylvaniens et il n’est rien besoin de leur prouver : ils constituent un parterre de convaincus et sont assimilables à ceux qui participent au Time Warp ou au public du cabaret applaudissant aux adieux de Frank. Pour les autres, peut-être faudra-t-il se contenter des références plus célèbres : les échos littéraires jouent également comme points de repères, la

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créature de Frankenstein et Dracula sont comme les ancêtres sérieux de Rocky et de Frank. Mais à quoi servent ces références ? Faut-il voir dans leur convocation le ralliement à un certain classicisme de fond à laquelle le Show n’échapperait pas ? Ainsi, le carcan idéologique se retrouverait à la source même de la transgression et donc la réduirait à un simple jeu érudit. On ne peut se résoudre à penser que le film culte a pu connaître une telle postérité sans se faire le médiateur d’une véritable révolte culturelle. Rien qu’en revenant aux références littéraires, il s’établit une dynamique délibérément libertaire : la créature de Mary Shelley n’est-elle pas l’œuvre du « Prométhée moderne », comme l’affirme le sous-titre du roman ? Dracula n’est-il pas l’outrepasseur des barrières victoriennes ? L’un et l’autre sont des voyageurs qui se rient des frontières géographiques ou morales et sont donc les ancêtres symboliques de Frank ; le motif de la cape assure une filiation symbolique, tout autant que les intrusions nocturnes dans les chambres. La convocation ludique des références participe donc pleinement de l’élan transgressif du Rocky Horror Picture Show. Les modèles culturels, aussi ancrés qu’ils soient dans l’histoire collective, sont réactivés à des fins militantes pour combattre les scléroses de la tradition, lorsque celle-ci tombe dans l’autosatisfaction et le figement idéologique. 7 Pour réaliser pleinement cet objectif de révolte identitaire, le film empreinte également la voie toujours décriée du discours libertaire de la sexualité. Ici, s’ajoute à la revendication d’une polysexualité la mise à mal du modèle hétérosexuel, pris dans l’étau des images du premier et du dernier couples montrés à l’écran : à un bout du film on rit de l’épaisse candeur de Janet et Brad, à l’autre extrémité Riff Raff et Magenta forment un couple effrayant à la morale sans concession. Entre ces deux images une autre se développe, en rupture avec les schémas traditionnels ; en effet, la séparation hiérarchisante des sexes n’a plus lieu d’être dans le château de Frank, les tenues sont similaires sans distinction claire de genre ou potentiellement érotiques mais non au détriment des femmes, si Columbia a une tenue de soubrette coquine, Rocky est un pur objet de désir, créé pour sa perfection plastique par Frank. Tout le monde est donc un possible objet de désir au regard des autres, libérant par là même le regard de chacun et les pulsions de tous. L’ajout principal du film par rapport au spectacle originel, tout ce qui concerne Eddie, va dans le même sens : si le rock est symbole de transgression dans les années 70 – et même de transgression sexuelle avec le glam-rock – le rock ’n’ roll ne l’est guère sur le plan érotique et Eddie (Meat Loaf) représente une image de la misogynie que Frank élimine sans remords. Son crime est un acte de revendication contre le rocker, figure encore trop marquée par l’idéologie hétéronormée et éliminée de la manière la plus outrancière et immorale, par un meurtre sanglant et gratuit : n’est-ce pas là une manière transgressive de rompre avec la morale, en caricaturant son fonctionnement même ? Le film affirme donc son objectif révolutionnaire en tentant d’aller toujours plus loin dans son action iconoclaste et en outrepassant même ce qui semblait déjà être pervers. Ainsi, se constitue une morale libertaire de l’outrance, fondée sur une esthétique de la perversion des modèles.

Une esthétique de la perversion pervertie

8 L’objet filmique qu’est le Rocky Horror Picture Show affirme sa rupture totale et se construit comme une œuvre hors normes. L’impression d’incohérence frappe le spectateur la première fois, le scénario paraît constitué de bric et de broc : le mariage

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n’a guère de lien avec l’histoire au château de Frank-N-Fuster, pas plus que le Time Warp avec la création de Rocky, quant à l’arrivée du Dr Scott ou à la trahison finale de Riff Raff et Magenta, elles sont reliées à la nuit sulfureuse de Janet et Brad de manière aussi artificielle que l’envol final du château avec le dîner cannibale : seule la continuité des images, la présence des mêmes personnages et la volonté du spectateur à trouver une unité assure à la diégèse de ne pas se disloquer en sketchs indépendants. Pourtant, malgré ce désordre apparent, le film est une œuvre culte faisant fi de l’évidente cacophonie scénaristique. Remarquons, néanmoins, qu’il est donné au criminologue la posture du narrateur, posture par nature ordonnatrice d’un récit, dont il garantit l’unité. Dans le film, on peut se demander si ce personnage remplit bien l’attente que l’on a à l’égard de sa position ; dans la mesure où il se fait le commentateur des événements, il se place en deçà des événements rapportés et non au-dessus, et s’il ne semble pas les découvrir, il n’en paraît pas non plus le maître. Ainsi, dans la composition même de l’acte narratif du film, le schéma choisi est subverti et transforme l’instance démiurgique en un témoin extérieur mais informé comme l’est tout adepte du film culte : comme le spectateur averti, il connaît l’issue tragique de l’histoire mais se délecte à la revivre de manière très intense, en s’y impliquant même physiquement : son Time Warp debout sur le bureau est l’incarnation dans le film des fans costumés à la manière des personnages lors des rediffusions. Dès lors, on est en droit de se demander s’il était possible que le film soit ordonné selon une structuration narrative traditionnelle. Tout ordre visible ne risquait-il pas de porter atteinte à l’objectif transgressif d’« un des seuls films conçus majoritairement par des gays et dans une optique gay », « plaidoyer bisexuel, voire transsexuel2 » ? Le désordre formel participe de la revendication subversive et donne à voir un objet délirant non identifié « où l’outrance domine de bout en bout3 ». Le désordre n’est pas un état de fait dans une œuvre mal achevée mais un désordre affirmé propre à solliciter une attitude active du spectateur.

9 Au cœur de l’histoire, on trouve de nombreux indices d’une volonté de révolte, le film s’affirme comme fondamentalement en marge, puisqu’il ne cesse de marteler le motif de l’ailleurs : le château de Frank-N-Furter n’appartient pas à la réalité, il ouvre un espace-temps parenthétique où tous les possibles du fantasme et du fantastique peuvent advenir. Le fonctionnement de la temporalité reprend le principe des films d’horreur, dans lesquels des jeunes gens basculent pendant un temps donné dans un monde d’épouvante où l’effroyable advient au détriment de toutes les règles de la rationalité. Quant au lieu, il est lui aussi aberrant : le château de la peur est un vaisseau spatial venu de la planète Transsexuel dans la galaxie de Transylvanie et se trouve au cœur de la forêt effrayante des contes de fée ou des films d’horreur. Forêt et portes du château sont des barrières qui répètent que le voyage entrepris par le « couple ingénu et propret formé par Janet et Brad, concentré de niaiserie issu de l’Amérique nixonienne4 », mais aussi par le public, est un voyage pour un ailleurs fantastique. Pourtant, le château de la subversion est lui-même victime de son désir subversif, comme s’il ne pouvait qu’engendrer sa propre subversion, il fait apparaître en son sein les traîtres à sa propre cause. Ce retournement de situation annonce peut-être un échec sur le plan de la morale mais garantit l’ambition subversive de l’œuvre : toute subversion est potentiellement à subvertir, sinon elle devient norme. 10 Pour en revenir, finalement, au personnage même de Frank, il convient de reconnaître que le protagoniste marqué du sceau de la perversion affirme sa propre nécessité

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intellectuelle : le pervers dit plus que sa perversion, il en appelle à une remise en cause de la morale, à une refonte de son champ d’action. Certes, le personnage transgressif redit la nécessité de la morale, de son rôle correctif, mais il sollicite la rupture, le refus d’acceptation naïf. « Défi vivant à la pudibonderie comme aux règles culturelles et sociales5 », Frank-N-Furter, en un ultime spectacle d’adieux, accepte sa disparition nécessaire et ce avec une grâce tout aussi camp que tragique : son dernier spectacle devant un public enthousiaste de fantômes vieillissant constitue le point crucial de la redéfinition du pervers à la cruauté narcissique en un pervers positif. Sa métamorphose, à l’heure où son maquillage se défait, révèle qu’il a moins contaminé qu’il n’a libéré. En se constituant en modèle des contre-modèles, il offre aux spectateurs un exemple de liberté affirmée, excessive certes mais néanmoins nécessaire face aux forces revenantes de l’oppression moralisatrice. Doit-on craindre que la mort du personnage soit l’affirmation d’un pessimisme idéologique ? C’est possible. Toutefois, une lecture moins sombre est encore possible. Dans les dernières images du film, Brad, Janet et le Dr Scott sont des « insectes », selon le criminologue, qui « rampent à la surface de la Terre », des êtres qu’« on appelle la race humaine, perdus dans le temps, l’espace et la signification », mais ils portent encore le maquillage, les guêpières et les bas que leur a donné Frank. Ainsi, ils sont exclus du château de la subversion mais ils en gardent les marques, tout n’est donc pas perdu s’il reste ne serait-ce que les costumes qui refusent les catégories sociales et sexuelles. D’ailleurs, c’est en costumes que les adeptes du Rocky Horror Picture Show font perdurer l’esprit transgressif du film, lorsqu’ils s’adonnent à ces séances extravagantes où projection d’eau et lancer de riz transforme la diffusion en carnaval, et l’on sait que pendant carnaval il n’est plus de normes qui tiennent. 11 Ainsi, c’est sur les costumes extravagants et fortement érotisés que s’achève le film, affirmant par ce moyen l’indistinction à laquelle en sont arrivés « ces âmes benoîtes et gourmées6 » de Janet et Brad. La perversion des normes s’est accomplie et le mode de représentation traditionnelle des sexes ne fonctionnent plus. Féminin et masculin ne sont plus des catégorisants pertinents, car le désordre a contaminé la réalité, pervertissant de manière joyeuse et positive l’ordre normatif. La réussite de ce film est sûrement d’avoir réussi à trouver des adeptes hors du seul public gay : « les fans de fantastique et de science-fiction qui le vénèrent pour ses multiples références à leurs genres favoris, font assez peu de cas – lorsqu’ils ne l’ignorent pas totalement – du plaidoyer bisexuel, voire transsexuel, que le film développe avec une ferveur tonitruante7 ». Pour proposer une redéfinition du genre, hors de la seule tension binaire entre masculin et féminin, il convient de revoir de fond en comble l’imagerie populaire sur le sexe, The Rocky Horror Picture Show ose le grand ménage, la perversion affichée et revendicative, mais cette dernière ne se pose pas en nouvelle force d’oppression, elle dit ses pouvoirs, ses faiblesses et le risque d’être elle-même pervertie, ce qui est le seul moyen de rester prévoyant face aux violences d’une norme qui se veut univoque et intellectuellement mortifère.

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NOTES

1. Sur cette question, on consultera avec profit Le Souci des plaisirs de Michel Onfray, Flammarion, J’ai lu, 2008. 2. Voir l’article de BBJane, « Le diptyque culte de Jim Sharman »publié sur le site . 3. Ibid. 4. Ibid. 5. Ibid. 6. Ibid. 7. Ibid.

RÉSUMÉS

Le genre dans The Rocky Horror Picture Show ou la liberté préservée par la perversion Frank-N-Furter, le délirant protagoniste du Rocky Horror Picture Show, bouscule par ses jeux érotiques les normes hétéronormées de la société bourgeoise. Son goût apparent pour la violation des règles doxales en fait un parangon de perversion, non pour répandre le vice mais pour ébranler la bien-pensance et inciter à discuter ses limites sans les considérer comme acquises. Ainsi, la transgression se fait la garante d’une perpétuelle remise en cause idéologique, au risque d’engendrer l’ennemi qui peut l’anéantir. En refusant d’appartenir à une catégorie définie de genre, Frank-N-Furter pose sa résistance comme un acte militant qui, par-delà l’identité sexuelle, se veut délibérément libertaire.

AUTEUR

FILAIRE MARC-JEAN

À l’université de Nîmes, Marc-Jean Filaire enseigne la littérature comparée et les rapports entre texte & cinéma. Il est l’auteur de L’Ado, la folle et le pervers. Images et subversion gay au cinéma (H&O éditions, 2008) et de divers articles consacrés à des films, notamment en lien avec les thèmes d’homosexualité et de vampirisme. Il tient la rubrique « Derrière les masques : Homollywood » sur le site Les Toiles Roses. En juin 2010, il a organisé le colloque international « Marguerite Yourcenar & la culture du masculin » à l’université de Nîmes (Lucie éditions, octobre 2011).

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