e-France, Volume I, 2007 ISSN 1756-0535

‘Le choix du beau et du vrai’. La politique culturelle du FN/MNR à Vitrolles : entre néo-classicisme et invention de la tradition, 1997-2002

Cyrille GUIAT HERIOT-WATT UNIVERSITY

La victoire du Front National aux élections municipales de 1995 à Marignane, Orange et Toulon, et à l’élection municipale partielle tenue à Vitrolles en 1997, a suscité une forte vague médiatique traduisant un émoi national de grande ampleur : pour la première fois depuis sa montée en puissance dans les années 1980, le parti de Jean- Marie le Pen arrivait au pouvoir dans quatre municipalités, où il allait systématiquement mettre en oeuvre des politiques reflétant son idéologie. Cette gestion a naturellement fait l’objet d’un nombre assez important d’études émanant de journalistes et d’universitaires (cf en particulier l’excellent livre de Michel Samson sur Toulon, basé sur une enquête de terrain approfondie, ou l’étude de Peter Davies, qui comporte un chapitre sur les municipalités frontistes1), mais les publications sur les municipalités frontistes sont pour la plupart fortement tendancieuses tant elles cherchent essentiellement à dénoncer et à discréditer leur gestion plutôt qu’à l’analyser.2

————— 1 Michel Samson, Le Front national aux affaires : deux ans d’enquête sur la vie municipale à Toulon (Paris : Calmann-Lévy, 1997) ; Peter Davies, The National Front in France: Ideology, Discourse and Power (London/New York: Routledge, 1999). 2 Cf en particulier Marc Ferri et Roger Turc, Dans l’œil du FN, Orange (Orange : Grandir, 1996) ; Alain Labé, Orange à vif : le destin singulier d’une petite ville ordinaire (La Tour d’Aigues : Editions de l’Aube, 2001) ; Roger Martin, Main basse sur Orange : une ville à l’heure lepéniste (Paris : Calmann-Lévy, 1998) ; Virginie Martin, Toulon la noire : le Front national au pouvoir (Paris : Denoël, 1996). Le choix du beau et du vrai 45

Il en résulte souvent que, nonobstant le rôle utile de sonnette d’alarme que peuvent jouer ces pamphlets engagés, leur portée analytique demeure plutôt limitée. Le but de cet article est par conséquent d’analyser la politique culturelle du FN/MNR à Vitrolles entre 1997 et 2002, une politique souvent plus complexe et multiforme que ne le suggèrent certains témoignages et qui répond à la fois à des considérations électoralistes traditionnelles, à des préférences personnelles et à une stratégie d’utilisation de la politique culturelle à des fins politiques de dissémination de symboles identitaires, stratégie que l’on pourrait qualifier de ‘gramscienne’.3

1 La victoire de l’extrême droite à Vitrolles : contexte socio- économique et politique

Vitrolles, agglomération moyenne du département des Bouches- du-Rhône (36784 habitants au recensement de 1999), est l’une des quatre municipalités conquises par le Front National (FN) entre 1995 et 1997, les trois autres étant la toute proche Marignane (Bouches-du- Rhône), Orange (Vaucluse) et Toulon (Var). Ces quatre villes de Provence partagent indéniablement un certain nombre de similitudes. Tout d’abord, elles appartiennent toutes à cette région du Sud-Est de la France que le sociologue Jean Viard a qualifiée de ‘banlieue de l’Hexagone’, sorte de nébuleuse quelque peu oubliée par la rapide modernisation des trente dernières années et par conséquent frileusement repliée sur un ‘localisme de clocher’.4 Ensuite, ces villes connaissent depuis vingt ans une situation économique et sociale marquée par un fort taux de chômage, touchant essentiellement les classes ouvrières, et par la rapide précarisation d’une partie de leurs classes moyennes souvent en voie de prolétarisation, le tout renforçant le recours au repli sur soi de ces

————— 3 L’auteur tient à exprimer sa profonde gratitude au Carnegie Trust (Scotland) pour la bourse de recherche (small research grant scheme) qui lui a permis de conduire ses recherches à Vitrolles. Il souhaite également remercier Mme Brigitte Marandat, adjoint au maire déléguée à la culture à Vitrolles (1997 à 2002), M. Christophe Bordon, directeur des affaires culturelles à Vitrolles (1997-2002), et M. Michel Samson, journaliste au Monde, pour avoir pris le temps de s’entretenir avec lui de la politique culturelle de Vitrolles, et pour leur franchise. 4 Jean Viard, ‘Le Sud-Ouest, banlieue de l’Hexagone’, , 23 juin 1995, p. 12.

46 Cyrille GUIAT populations urbaines dont les perspectives d’avenir apparaissent plutôt limitées.5 A ce sombre tableau socio-économique vient s’ajouter la lassitude et la frustration suscitées par une gestion municipale souvent empreinte de clientèlisme, de malversations et parfois de mégalomanie, quelle que soit la famille politique détenant les rênes du pouvoir local. Ainsi, tous ces facteurs ont contribué à faire de ces villes un terreau propice à l’implantation et à la victoire des idées du FN, comme l’ont bien montré plusieurs études.6 La ville de Vitrolles, pourtant, présente en outre un certain nombre de spécificités qui ont fait de cette agglomération, qui était quasiment inconnue en France avant les années 1990, un laboratoire de la conquête et de l’exercice du pouvoir municipal par l’extrême droite. Tout d’abord, contrairement à Orange ou Toulon, Vitrolles est une ville nouvelle datant des années 1960 ou, plus précisément, un ancien village tranquille situé au pied d’un promontoire (le ‘Rocher’) surplombant l’Etang de Berre, village dont la population est passée de moins de 3400 habitants en 1962 à environ 37000 en 1999. Cette croissance démographique exponentielle est liée essentiellement à de nombreux et chimériques projets d’industrialisation de l’Etang de Berre et à la volonté d’offrir aux ouvriers spécialisés et aux cadres moyens attirés par ces projets des logements confortables et modernes représentant un progrès considérable par rapport aux grands ensembles des quartiers Nord de Marseille. Cette urbanisation rapide a donné à Vitrolles son visage actuel : une ville qui n’en est pas une, une sorte d’agrégation anarchique de zones commerciales, artisanales et industrielles, de quartiers pavillonnaires et de petits HLM modernes, le tout étant traversé du Nord au Sud et d’Est en Ouest par deux axes autoroutiers majeurs.7 En d’autres termes, Vitrolles est une ville qui est totalement dépourvue d’identité historique et géographique, un facteur que le FN/MNR a fort bien su exploiter, tant lors de la conquête du pouvoir municipal que lors de la mise en oeuvre de sa politique culturelle (cf ci-dessous).

————— 5 Christian de Brie, ‘Voyage au coeur des laboratoires du Front national’, Le Monde Diplomatique, mars 1998, p. 10. 6 Cf en particulier Jean Viard, Aux sources du populisme nationaliste : l’urgence de comprendre Toulon, Orange, Marignane (La Tour d’Aigues : Editions de l’Aube, 1996). 7 Michel Samson, entretien avec l’auteur, Marseille, 14 septembre 2001. Le choix du beau et du vrai 47

En termes politiques également, Vitrolles se distingue des trois autres villes conquises par le FN aux municipales de 1995. En effet, alors qu’à Marignane, Orange et Toulon le candidat d’extrême droite l’a emporté lors d’une triangulaire avec environ un tiers des suffrages exprimés (, par exemple, recueille 36% des voix à Orange), Vitrolles est la première municipalité conquise par le FN à la majorité absolue (52%) au cours de l’élection municipale partielle de février 1997.8 Cette victoire est avant tout celle de la stratégie d’implantation du FN au niveau local, une stratégie largement inspirée par Bruno Mégret, qui est à cette époque le numéro deux du parti de Jean-Marie Le Pen et dont c’est l’épouse, Catherine Mégret, qui est élue maire de Vitrolles, Bruno Mégret n’ayant pu se présenter aux municipales pour raison d’inéligibilité temporaire.9 Après la scission du FN lors d’un congrès extraordinaire tenu à Marignane en janvier 1999, qui se traduit par la création du Mouvement National (rebaptisé Mouvement National Républicain (MNR) en avril 1999) par Bruno Mégret et ses proches, Vitrolles demeure le fief des mégrétistes, tout comme dans une moindre mesure sa voisine Marignane, tandis qu’Orange et Toulon sont restées dans le giron lepéniste.

2 La politique culturelle au niveau municipal en France : un bref cadre conceptuel

Toute étude de la politique culturelle du MNR s’inscrit inévitablement dans le contexte plus large de la problématique de l’action culturelle des municipalités françaises, dont il est possible de résumer les grands axes autour de trois remarques.10 La première est qu’il est essentiel de rappeler qu’en matière de politique culturelle, les municipalités françaises jouissent depuis longtemps d’une très forte autonomie vis-à-vis de Paris, une autonomie renforcée par les lois Defferre du 1982 sur la décentralisation : ‘la commune est la cellule de base de l’action ————— 8 Pour un compte-rendu détaillé de cette élection, cf en particulier Renaud Dély, Histoire secrète du Front national (Paris : Grasset, 1999), pp. 99-105 ; pour un témoignage partisan de cette victoire, cf Catherine Mégret, V comme Vitrolles : l’histoire d’une victoire (Paris : Editions Nationales, 1997). 9 Dély, pp. 110-15. 10 Pour une analyse détaillée de ces questions, cf en particulier Cyrille Guiat, The French and Italian Communist Parties : Comrades and Culture (London : Frank Cass, 2003), chap. 3-4.

48 Cyrille GUIAT culturelle et de la vie culturelle [...]. Plus que jamais, la commune est maître de sa propre politique culturelle’.11 Cela implique que l’étude des choix culturels de toute municipalité doit se baser sur le postulat de l’indépendance de cette municipalité vis-à-vis du pouvoir central et/ou des autres collectivités territoriales, un postulat qui serait beaucoup plus problématique à établir dans le cadre par exemple des politiques sociales ou scolaires. La deuxième remarque découle logiquement de la première : puisque l’action culturelle des municipalités est décentralisée, elle reflète essentiellement des choix qui sont ceux de la majorité politique du conseil municipal. Toute action culturelle municipale étant donc plus ou moins politisée, il serait erroné de présupposer que la politique culturelle du MNR dans ses municipalités est un cas isolé de politisation d’une action publique. La troisième remarque porte sur l’hétérogénéité des choix culturels mis en avant par toute municipalité, des choix qui peuvent être motivés par des considérations diverses et variées. Dans notre étude des politiques culturelles de deux municipalités communistes, nous avons tenté d’établir un cadre analytique organisé autour de quatre motivations politiques essentielles qui naturellement ne s’excluent pas les unes les autres. La première peut être définie comme étant la volonté de constituer un réseau de producteurs et de consommateurs de culture membres du parti au pouvoir ou proches de ce dernier (logique clientéliste).12 La deuxième motivation est la recherche d’un effet de vitrine (image-making), l’organisation d’une manifestation culturelle attirant les éloges de la critique au niveau régional ou national ayant un effet positif sur l’image de la municipalité et sur la qualité de sa gestion municipale, ce qui permet également de lutter contre un certain ostracisme.13 Par exemple, la municipalité communiste d’Ivry-sur- Seine s’est longtemps félicitée du prestige de ses activités théâtrales, prestige dû essentiellement au talent d’Antoine Vitez, projetant ainsi l’image d’une municipalité à la pointe de l’innovation et de la création artistique.14

————— 11 Philippe Estèbe et Emmanuel Rémond, Les Communes au rendez-vous de la culture : pour des politiques culturelles municipales (Paris : Syros, 1983), p. 53 et p. 65. 12 Guiat, op. cit., pp. 64-74. 13 Guiat, ib., pp. 74-76. 14 Guiat, ib., 105-13. Le choix du beau et du vrai 49

La troisième motivation a trait à la recherche d’une certaine hégémonie intellectuelle (au sens gramscien du terme) : le but, par le biais par exemple de l’organisation de débats entre intellectuels de plusieurs horizons politiques, est de se placer sur le terrain de la confrontation d’idées afin d’une part de promouvoir la nature démocratique (ou postulée telle) du parti et d’autre part de légitimer et de faire avancer les idées de ce même parti.15 Enfin, la quatrième motivation est de nature symbolique et identitaire : il s’agit dans ce cas de créer et/ou de renforcer une forte identité collective parmi la population locale autour de symboles ou de lieux de mémoire (cf par exemple les choix de noms de rues, les musées de la résistance, les statues publiques etc) afin entre autres de renforcer l’implantation locale du parti au pouvoir.16

3 Le FN/MNR et la culture

L’idéologie politique du FN s’inscrit fermement dans une continuité historique remontant au XIXème siècle. Ainsi, sur la pierre angulaire des valeurs contre-révolutionnaires (rejet de l’individualisme et de l’atomisation de la société, dénonciation de la sécularisation et de la décomposition des identités, volonté de retour aux valeurs chrétiennes traditionnelles) se fonde un discours articulé autour de trois thèmes majeurs (la décadence, le complot, la rédemption/le sauveur) omniprésents dans la rhétorique de la droite extrême depuis Maurras à Le Pen, en passant par les romans d’un Drieu la Rochelle et bien sûr la révolution nationale de Vichy.17 Sur ce socle séculaire est plus récemment venue se greffer une vision absolue et manichéenne de la politique : logique extrême de bipolarisation du champ politique (‘nous’ contre ‘eux’) et de construction de l’adversaire qui devient systématiquement un ‘ennemi’. Ainsi, il est fort intéressant de noter que le philosophe dont se réclament les intellectuels de la , qui ont à leur tour ————— 15 Guiat, ib., pp. 76-79. 16 Guiat, op. cit., pp. 79-81. 17 Sur cette continuité idéologique de l’extrême droite française, cf en particulier Guy Birenbaum, Le Front national en politique (Paris : Balland, 1992) ; Ariane Chebel d’Appollonia, L’extrême droite en France : de Maurras à Le Pen (Bruxelles : Editions Complexe, 1996) ; Catherine Fieschi, Fascism, Populism and the French Fifth Republic: in the Shadow of Democracy (Manchester: Manchester University Press, 2004) ; Michel Winock, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France (Paris : Seuil, 1990).

50 Cyrille GUIAT profondément influencé certains idéologues du Front National comme Bruno Gollnisch ou Bruno Mégret, n’est autre que le théoricien allemand Carl Schmitt (1888-1985), auteur entre autres de Théologie politique et de La notion du politique et juriste du national-socialisme, dont l’oeuvre est au coeur de nombreuses controverses : ainsi, dans un article polémique paru en 2003, , le philosophe le plus connu de la Nouvelle Droite, dénonce avec vigueur les ‘bouffées délirantes’ de l’intelligentsia française et s’efforce de rehabiliter l’héritage philosophique du théoricien allemand.18 La thèse essentielle de Schmitt, telle en tout cas qu’elle est utilisée par les idéologues mégrétistes, est précisément que la spécificité du politique tient à la centralité de l’antagonisme irréductible entre ‘ami’ et ‘ennemi’, une vision manichéenne qui est également présente dans la rhétorique mégrétiste en matière de culture, même si cette rhétorique se saurait se limiter à un conflit. En ce qui concerne le discours de l’extrême droite française vis-à- vis de la culture, deux remarques s’imposent afin de mieux comprendre le contexte politique et intellectuel de la politique culturelle de Vitrolles entre 1997 et 2002. La première est que, traditionnellement, le Front National n’évoque que très peu souvent la culture ou la politique culturelle dans son discours et dans ses manifestes officiels des années 1980 et 1990. En effet, la seule source documentaire significative est la publication des actes d’un colloque FN intitulé Une âme pour la France : pour en finir avec le génocide culturel dont le titre à lui tout seul suggère la quasi-absence de stratégie culturelle d’ensemble au sein de ce parti : les différentes politiques culturelles des gouvernements de la Vème République, et particulièrement celle des années Lang, sont violemment dénoncées par les intervenants, mais très peu de propositions concrètes sont mises en avant.19 La seconde remarque est qu’il convient de préciser ici que dans le domaine de la définition d’un projet culturel d’ensemble, les mégrétistes sont allés nettement plus loin que les lepénistes, en s’inscrivant dans un double héritage intellectuel. Le premier volet de cet héritage se fonde sur les écrits d’Antonio Gramsci, en particulier tels qu’ils ont été interprétés par les communistes français dans le cadre de leurs municipalités. L’étude de ————— 18 Alain de Benoist, ‘Carl Schmitt et les sagouins’, Eléments, numéro 110, septembre 2003 [consulté le 22 mars 2007]. 19 Bruno Gollnisch et al., Une Âme pour la France : pour en finir avec le génocide culturel (Paris : Albatros, 1988). Le choix du beau et du vrai 51 l’action culturelle de certaines de ces municipalités montre en effet la propension du PCF à faire de la culture un terrain fortement idéologisé dont l’importance stratégique, à savoir la recherche de l’hégémonie des thèses marxistes dans la société civile comme préliminaire à la conquête du pouvoir politique, est fondamentale. Ainsi, il est fort intéressant de noter que cette notion d’hégémonie culturelle et intellectuelle, forgée par Antonio Gramsci, figure au coeur de la stratégie politique des mégrétistes qui récupèrent ouvertement l’héritage du célèbre marxiste italien ainsi que les méthodes du PCF.20 Le second volet est quant à lui spécifique aux idéologues du MNR, et de Bruno Mégret au premier chef, qui se réclament des idées d’Alain de Benoist, philosophe et fondateur du GRECE (Groupement de Recherche et d’Etudes sur la Civilisation Européenne) et de la Nouvelle Droite (Mégret fut membre du Club de l’Horloge), dont les écrits insistent sur le caractère central des idées dans l’histoire :

« La métapolitique n’est pas une autre manière de faire de la politique. Elle n’a rien d’une ‘stratégie’ qui viserait à imposer une hégémonie intellectuelle, pas plus qu’elle ne prétend disqualifier d’autres démarches ou attitudes possibles. Elle repose seulement sur la constatation que les idées jouent un rôle fondamental dans les consciences collectives et, de façon plus générale, dans toute l’histoire des hommes. [...] L’action métapolitique consiste à tenter de redonner du sens au plus haut niveau par le moyen de nouvelles synthèses, à développer en dehors des joutes politiciennes un mode de pensée résolument transversal, enfin à étudier tous les domaines du savoir afin de proposer une vue du monde cohérente »21

Ainsi, même si De Benoist s’efforce ici de réfuter catégoriquement tout lien de parenté entre la concept gramscien d’hégémonie et son propre concept de métapolitique, les similitudes entre les deux pensées en ce qui concerne le rôle du débat d’idées renforcent le caractère hautement stratégique de l’action culturelle qui ne saurait être négligée en tant qu’instrument politique.

————— 20 Guy Konopnicki, Manuel de survie au Front (Paris: Mille et Une Nuits, 1998), p. 67 ; Brigitte Marandat (adjoint au maire de Vitrolles déléguée à la culture (1997- 2002)), entretien avec l’auteur, Vitrolles, 12 septembre 2001. 21 Alain de Benoist, ‘Manifeste : la Nouvelle Droite de l’an 2000’, Eléments, numéro 94, février 1999 http://www.grece-fr.net/textes/_txtWeb.php?idArt=71 [consulté le 22 mars 2007] (paragraphes 2 et 3).

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4 La politique culturelle du MNR à Vitrolles

4.1 ‘Le choix du beau et du vrai’

Il n’est guère surprenant de constater que la vision manichéenne du champ politique définie ci-dessus se retrouve également dans la définition de certains aspects de la politique culturelle des élus du FN/MNR à Vitrolles. Ainsi, à l’occasion de la toute prochaine inauguration d’une statue classique commandée par la municipalité en 1999, le magazine municipal Le Rocher affiche en couverture ce titre sans équivoque : ‘Le choix du beau et du vrai’.22 Ce même numéro contient un entretien avec Serge Bloch, le sculpteur commandité par la ville, dans lequel l’artiste se réfère à la philosophie grecque pour justifier sa conception de l’art : ‘Les Anciens pensaient que l’art doit exprimer le Beau et le Vrai [sic], et j’ai fait mienne cette philosophie’.23 Indépendamment du fait que chaque artiste est tout à fait libre d’avoir sa propre conception de l’art, et que les statues commandées par Vitrolles sont sensées incarner les quatre vertus chères à Platon (d’où la référence à la philosophie grecque), c’est la récupération des propos de ce sculpteur d’inspiration classique par l’équipe municipale et à des fins politiques qui est dans ce cas parfaitement révélatrice de la vision manichéenne des élus du FN/MNR à Vitrolles. Ce manichéisme, que les élus affichent ouvertement, se retrouve par exemple chez Brigitte Marandat, adjointe au maire déléguée aux arts et à la culture de Vitrolles qui se décrit elle-même comme une ‘idéologue pure et dure’ du FN/MNR.24 Ainsi, dans le Rocher de septembre/octobre 1999, cette élue érige un fait divers local relativement anodin (certains tagueurs ont vandalisé une fresque en plein air s’inspirant de Saint-Exupéry et commanditée par la municipalité) en véritable ‘choc de deux cultures: la culture des artistes contre celle des tagueurs’, avant de conclure en rappelant que la municipalité est déterminée à poursuivre sa politique d’‘embellissement de la ville’, n’en déplaise aux ‘amateurs de laideur et de chaos’.25 Cette politisation marquée n’est évidemment pas un phénomène nouveau ou spécifique aux municipalités frontistes. ————— 22 Le Rocher, mars 1999, page de couverture. 23 Serge Bloch, Le Rocher, mars 1999, p. 6. 24 Marandat, entretien. 25 Brigitte Marandat, Le Rocher, septembre/octobre 1999, p. 5. Le choix du beau et du vrai 53

Dans le cas de Vitrolles et des autres municipalités frontistes, pourtant, cette politisation de la culture atteint des proportions rarement égalées : elle entraîne en effet la diabolisation des protagonistes de la vie culturelle qui refusent de se plier à la vision manichéenne des élus, qui ne reculent devant rien pour essayer d’exclure ou de marginaliser ces protagonistes, souvent avec succès. De nombreux exemples de cette attitude autoritaire et conflictuelle ont été illustrés dans la presse et dans certaines études sur l’extrême droite française au pouvoir, que ce soit à Toulon ou à Orange.26 Dans le cas de Vitrolles, on se contentera de mentionner deux épisodes particulièrement révélateurs de l’attitude musclée de la municipalité en matière culturelle. Dans le quotidien Le Monde, Michel Samson revient sur la liquidation brutale et illégale du café- musique le Sous-marin : la municipalité, qui prétendait avoir trouvé de la drogue dans les locaux , avait fait murer l’entrée de ce café musical très ‘languiste’ après en avoir expulsé manu militari les employés. Les motifs réels de la municipalité étaient pourtant tout autres: la liquidation du Sous-marin, dont les modalités musclées ont par ailleurs valu à la municipalité plusieurs condamnations pour voie de fait et diffamation, traduisait la volonté d’empêcher à Vitrolles la programmation de concerts de musique ‘cosmopolite’ (rap, reggae, rock alternatif, etc), et surtout de sanctionner une équipe d’animateurs hostiles au Front National. Le second épisode concerne le licenciement tout aussi illégal de l’ancienne animatrice du cinéma Les Lumières, Régine Juin, sous le prétexte qu’elle avait programmé des films et documentaires portant sur le sida, un thème peu prisé par l’extrême droite française sauf quand il s’agit de dénoncer la prétendue décadence de la société contemporaine.27 Cette éviction des protagonistes de la vie culturelle opposés aux idées de la nouvelle équipe municipale est systématiquement renforcée par une condamnation outrée de la politique culturelle de la municipalité précédente, dirigée par le socialiste Jean-Jacques Anglade, jugée trop axée sur les créations contemporaines. Ainsi, les élus mégrétistes fustigent à plusieurs reprises la salle de concert Le Stadium, inaugurée en novembre 1994, en raison de son coût jugé exorbitant et de son architecture post-moderne qui n’est pas sans rappeler celle de certains des grands projets mitterrandiens des années 1980 et 1990 ou celle de salles parisiennes telles que Le Zénith. ————— 26 Cf en particulier Labé, Roger Martin, Virginie Martin. 27 Michel Samson, ‘A Toulon et Vitrolles, les maires partent en croisade contre la « culture élitiste »’, Le Monde, 22 février 2001, p. 17.

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Cependant, cette vision polémique et belliqueuse de la culture ne signifie aucunement que dans ce domaine les élus mégrétistes vitrollais aient mis en oeuvre une politique de table rase ou tenu un discours ‘anti-culture’, ni même qu’ils aient procédé à des coupes budgétaires majeures comme ils ont pu le faire dans le domaine de l’action sociale dans les quartiers défavorisés ou des associations à vocation socio-éducative, un domaine également coupable à leurs yeux d’être un foyer d’idées socialistes. Bien au contraire, l’étude de la politique culturelle mise en oeuvre à Vitrolles de 1997 à 2002 suggère fortement que les élus mégrétistes attachent une importance capitale à ce domaine, qui figure au coeur de leur stratégie politique d’ensemble.28 Cette politique culturelle peut en fait être organisée autour de trois axes : la volonté affirmée d’imposer un retour à une conception classique de la culture, la promotion de manifestations culturelles plus populaires privilégiant la défense de l’identité nationale et enfin la farouche ambition de renforcer, voire de créer, une identité provençale traditionnelle à Vitrolles.

4.2 Une conception traditionaliste de l’action culturelle

L’une des caractéristiques essentielles de la politique culturelle vitrollaise depuis 1997 repose sur la volonté de revenir à ce que Brigitte Marandat appelle la ‘vraie culture’, une culture qui comprend entre autres l’art lyrique, la sculpture et la peinture ‘académiques’ (Brigitte Marandat avoue ne pas aimer l’art abstrait), l’art dramatique, le patrimoine historique et religieux de la ville et un certain nombre d’écrivains français classiques tels que Saint-Exupéry.29 La mise en oeuvre de cette politique culturelle passe par l’utilisation d’infrastructures existantes, telles que l’Ecole Municipale de Musique, Danse et Art Lyrique (EMMDAL) ou la bibliothèque municipale George Sand, par un investissement soutenu dans la réhabilitation d’un espace culturel majeur situé sur le domaine du Théâtre de Fontblanche et par la création de nouvelles structures, telles que l’Ecole d’Art Dramatique de Vitrolles (EADV). L’EMMDAL a été créée en 1985 et offre toute une gamme de cursus musicaux et chorégraphiques destinés aux enfants de plus de quatre ans ainsi qu’aux adultes. Il s’agit donc, nonobstant une différence de statut dans le domaine des diplômes et certificats ————— 28 Le Rocher, novembre 1997, p. 11. 29 Marandat, entretien. Le choix du beau et du vrai 55 délivrés aux élèves, d’une sorte de conservatoire municipal typique tel qu’on en trouve dans de très nombreuses villes moyennes françaises. La victoire du FN à Vitrolles s’est traduite par un certain nombre de changements concernant le personnel. Ainsi, la municipalité a dès le premier septembre 1997 nommé le nouveau directeur de l’EMMDAL, M. Alain Chalandon, un soliste, chef d’orchestre et professeur de musique au profil très classique (piano, hautbois, orchestre de chambre) et justifiant d’une expérience de plus de quinze ans dans plusieurs municipalités (Marseille, Nantes, Avignon).30 Même si tout porte à penser que M. Chalandon est politiquement proche du FN (il devient également chef de l’orchestre de chambre d’Orange en 1997, ce qui n’est sûrement pas une coïncidence) rien ne suggère une réorientation ou une politisation majeure de l’EMMDAL de 1997 à 2002. Certes, Brigitte Marandat avoue l’existence d’un désaccord pédagogique entre elle et Alain Chalandon concernant la danse classique31, qu’elle souhaiterait privilégier davantage, et elle a activement contribué à introduire le hautbois, instrument classique s’il en est, dans la gamme des instruments disponibles à l’EMMDAL32, mais un rapide examen du dépliant de l’Ecole montre que tous les types de danse et de musique (solfège, musique classique, contemporaine et actuelle, danse classique, contemporaine et jazz) y sont enseignés, ce qui ne suggère aucune réorganisation majeure de l’Ecole. Un bref examen du réglement intérieur renforce cette idée de continuité : l’accent est certes mis sur les notions d’effort, d’assiduité, d’accomplissement personnel plus que sur les aspects ludiques de la pratique de la danse ou de la musique, et la priorité est accordée aux élèves résidant à Vitrolles, mais ici encore, rien ne distingue l’EMMDAL d’une autre école municipale de musique. Le critère de résidence, par exemple, est commun à un grand nombre de ces structures, pour des raisons de financement : puisque ce sont les municipalités qui subventionnent largement ces enseignements et que les frais d’inscription y sont relativement modestes, il est logique qu’elles privilégient les habitants de la commune. Cette conception classique, voire élitiste, de l’action culturelle est également prégnante dans le domaine de l’art dramatique, ‘l’une des priorités de la politique culturelle municipale’.33 On notera en ————— 30 Le Rocher, décembre 1997, p. 9. 31 Marandat, entretien. 32 Le Rocher, octobre 1998, p. 6. 33 Marandat, entretien.

56 Cyrille GUIAT particulier le grand chantier de rénovation et modernisation du domaine de Fontblanche, présenté comme un ‘véritable patrimoine chargé d’histoire, jusqu’alors laissé à l’abandon’.34 La municipalité a en effet souhaité y installer un ‘complexe culturel et associatif’ accueillant l’EMMDAL et la toute nouvelle Ecole Municipale d’Art Dramatique de Vitrolles (EADV), créée en octobre 1998 et placée sous la direction de Pierre-Marie Dupré, auteur et metteur en scène.35 Travaillant de concert avec l’Ecole Régionale d’Art Dramatique de Marignane (ERAD), également placée sous la direction de M. Dupré, l’EADV est dotée d’une double vocation : offrir aux Vitrollais une sensibilisation à l’art dramatique, par le biais d’enseignements et d’ateliers, et réaliser ou d’accueillir des pièces de théâtre et autres spectacles sur Vitrolles. Comme dans le cas de l’EMMDAL, l’accent est souvent mis sur les classiques du théâtre. Parmi les pièces jouées à Vitrolles dans la période 1997-2002, on relèvera ainsi l’Amphitryon (Molière) le 6 mars 1999, La nuit des Rois (Shakespeare) le 10 juillet 1999, L’Ecole des Veuves (Cocteau) le 11 février 2000, Carmen (Bizet) le 29 juillet 2000 et un spectacle sur Sacha Guitry en octobre 2000. On notera également la réalisation et la mise en scène, conjointement avec l’ERAD, de deux pièces inédites de Pierre-Marie Dupré, Nul nez parfait (1999) et Royale Ambassade (2001), cette dernière ayant par la suite connu un certain succès sur les scènes parisiennes. Au total, dans le domaine théâtral, Brigitte Marandat s’enorgueillit du fait que Vitrolles soit apparemment devenue une ‘véritable étape des tournées théâtrales’36, et il est vrai que certaines troupes de renommée nationale (le Théâtre de Colombes) ou certains orchestres étrangers (l’Orchestre Philarmonique de Novossibirsk), sont venus jouer à Vitrolles indépendamment de toute considération politique, de la même façon que plusieurs vedettes de la chanson sont venues se produire à Vitrolles (cf ci-dessous). Par conséquent, l’image souvent véhiculée d’un ‘désert culturel’ ou d’une municipalité culturellement ostracisée ne résiste pas à un examen de la programmation culturelle classique de la municipalité sur la période qui nous intéresse. En fait, on pourrait ici suggèrer que ces choix sont davantage motivés par des considérations sociales et/ou électorales que par des considérations ————— 34 [consulté le 17 avril 2001]. 35 [consulté le 17 avril 2001]. 36 Marandat, entretien. Le choix du beau et du vrai 57 idéologiques. Pour reprendre en effet l’expression de Michel Samson, ‘la politique culturelle de Vitrolles est faite par des élus issus des classes moyennes pour des gens issus comme eux des classes moyennes et pour leurs enfants’.37 A l’inverse, le troisième grand volet de ce traditionalisme culturel, à savoir la réhabilitation du patrimoine historique de Vitrolles et la ‘politique d’embellissement de la ville’, apparaît d’emblée comme dotée d’une dimension politique et idéologique nettement plus marquée que les deux premiers. En ce qui concerne la réhabilitation du patrimoine vitrollais, l’accent est mis sur la restauration de l’Eglise Saint-Gérard, située au centre du Vieux Village de Vitrolles, qui permet aux élus mégrétistes, Brigitte Marandat en particulier, de ré-enraciner Vitrolles dans une identité pluriséculaire et de réaffirmer la prégnance de la religion catholique dans les valeurs et traditions constitutives de l’identité française à travers l’image de la France, ‘fille aînée de l’Eglise’, et surtout de critiquer la ‘décadence’, la ‘crise de la foi’ et la ‘perte des valeurs morales’ caractérisant la société actuelle. A ces thèmes empruntés directement à la rhétorique de l’extrême droite vient s’ajouter une vive dénonciation de la modernisation de l’Eglise catholique entamée avec le Concile de Vatican II (1962-1965), modernisation qui encourage entre autres une modernisation de la liturgie (abandon du latin lors de la messe) et un plus grand dialogue entre les religions.38 C’est donc d’un catholicisme proche des courants intégristes que se réclame Brigitte Marandat, des courants dont l’influence au sein du Front national a été amplement soulignée. Dans un registre similaire, l’attachement au catholicisme traduit également la peur et le rejet de l’Islam, explicites et spontanés chez Brigitte Marandat, qui précise au cours du même entretien : ‘il n’y aura jamais de Mosquée à Vitrolles’. Cette peur d’un Islam perçu comme agressif et menaçant se retrouve par ailleurs, dans des contextes forts différents et souvent en apparence anodins, sous la plume des élus et rédacteurs du Rocher. Ainsi, on peut lire à propos d’une Conférence de l’Université du Temps Libre programmée pour le 6 février 1998 et portant sur ‘Les Kalashs du Pakistan’ la phrase suivante : ‘Les derniers Païens en terre d’Islam [...], les Kalashs tentent de vivre aujourd’hui comme vivaient leurs ancêtres, en proie aux haines de toutes sortes qui finiront un jour par venir à bout de cet

————— 37 Samson, entretien. 38 Marandat, entretien.

58 Cyrille GUIAT ultime espace de liberté’.39 Indépendamment du fait que ce peuple soit présenté comme un peuple païen, et que l’engouement sincère pour un peuple quasiment inconnu des Français ne puisse être qu’extrêmement limité à Vitrolles, ce qui importe ici c’est l’image d’un dernier espace de liberté résistant à un Islam envahissant... Cette adéquation entre la rhétorique du Front National et sa pratique culturelle à Vitrolles se retrouve également dans un domaine majeur, car fortement symbolique, celui de l’art monumental, déjà évoqué au début de cet article. En effet, même si l’attachement des élus, Brigitte Marandat en particulier, à promouvoir la sculpture classique/néo-classique répond sans doute à des goûts personnels, il s’inscrit pleinement dans une double rhétorique de dénonciation de l’art contemporain et, dans une large mesure, de la société contemporaine d’une part et de retour aux racines gréco-romaines de la civilisation française d’autre part. Ainsi, l’ambitieux programme d’art monumental ou d’‘embellissement de la ville’ consiste en la commande de ‘quatre statues monumentales illustrant les vertus cardinales définies par le philosophe grec Platon : Justice, Prudence, Sagesse, Courage’. La première de ces statues, la Justice, inaugurée à l’été 1999, est l’oeuvre d’un ‘amoureux de la statuaire gréco-romaine’, Serge Bloch, dont l’entretien susmentionné accordé au Rocher révèle un discours qui dépasse largement le domaine de l’esthétique sculpturale et se conforme largement à celui de l’extrême droite française :

Le Rocher : Est-il difficile de nos jours de vouloir continuer, comme vous le faîtes, la tradition classique ? L’Etat ou les collectivités territoriales encouragent-ils ce type de sculpture ?

Serge Bloch : Oui c’est difficile car l’Etat a en matière de création -- et cela vaut pour la peinture et pour la musique comme pour la sculpture -- une politique définie par une véritable nomenklatura d’artistes d’‘avant-garde’, en rupture totale avec la Tradition [sic], et qui donne le ton depuis les années 1960. Pour un artiste les conséquences sont très concrètes : si vous ne faîtes pas dans l’abstrait ou le ‘conceptuel’, autrement dit bien souvent dans le n’importe quoi, vous n’avez aucune chance d’avoir une commande publique. Tout ça donne les colonnes de Buren, ou les morceaux de ferraille rouillée qui ont ‘orné’ temporairement l’esplanade des Invalides 40

————— 39 Le Rocher, janvier 1998, p. 4. 40 Le Rocher, mars 1999, p. 7. Le choix du beau et du vrai 59

Ainsi, les thèmes d’une hégémonie avant-gardiste, d’une ostracisation du classique et de la tradition par l’art abstrait, ainsi qu’une vision totalitaire en matière esthétique (le ‘beau’ contre le ‘n’importe quoi’) rappellent la Weltanschauung du FN (décadence de la société contemporaine, ostracisme du FN, seul contre tous, thème du complot). Tout autant que de préférences particulières en matière artistique, c’est bien d’une vision extrêmement idéologisée de l’art que procède l’action culturelle vitrollaise en matière d’art monumental. Au total, le volet classique de la politique culturelle des élus du FN à Vitrolles forme un ensemble relativement hétérogène où se discernent continuité, rupture et innovation répondant à la fois, comme toute autre politique culturelle, à des fins électoralistes (il s’agit de répondre aux attentes des classes moyennes vitrollaises) tout en reflétant une vision fortement idéologisée de la culture. Le second volet de cette politique culturelle, que l’on qualifiera de ‘populaire’, est lui aussi empreint d’électoralisme de bon aloi, et apparaît moins politisé que le premier, même s’il s’inscrit lui aussi dans l’univers idéologique du FN.

4.3 La promotion de la culture ‘populaire’ à Vitrolles : un pragmatisme aux accents bien français

Force est de constater qu’en matière de culture ‘populaire’ (nous n’entrerons pas ici dans les interminables débats sur ce terme et son opposition à la culture ‘noble’), la ville de Vitrolles fait preuve d’un certain dynamisme relevant d’un pragmatisme qui ne la distingue pas forcément, à première vue, d’une autre ville de taille similaire. Dans le domaine musical, la municipalité a organisé ou accueilli un nombre relativement important de concerts, récitals et spectacles répondant à une variété de goûts, de publics et de tranches d’âge, que ce soit dans le cadre de l’édition vitrollaise de la Fête de la Musique, initiative culturelle nationale héritée des années Lang, ou dans le cadre de concerts spécifiques. Par exemple, un certain nombre de stars françaises ayant connu leur heure de gloire dans les années 1980 ou avant se sont produites à Vitrolles : François Valéry (Stadium, novembre 1997), la Compagnie Créole (Fête de la Musique, juin 1999), Sylvie Vartan (Stadium, décembre 1999), Herbert Léonard (Fête de la musique, juin 2000) et François Feldman (Stadium, mai 2001). On notera également l’organisation d’un petit nombre de

60 Cyrille GUIAT spectacles dont la nature cosmopolite peut surprendre de prime abord, lorsque l’on connaît la connotation fortement négative du terme ‘cosmopolitisme’ dans la rhétorique du FN/MNR : deux spectacles de Gospel américain (juillet 1999 et juillet 2000) et surtout un concert de reggae, puisque le Stadium a accueilli en septembre 1997 Jimmy Cliff, l’un des plus célèbres artistes de ce genre que l’on associe pourtant peu, a priori, avec les préférences culturelles des élus du MNR. Il peut sembler à première vue spéculatif d’identifier avec certitude les raisons expliquant la venue de ces artistes à Vitrolles. En effet, la décision, de la part d’une salle de spectacle ou d’une municipalité, d’inviter tel ou tel artiste peut répondre à des critères multiples qui rendent aléatoire toute grille de lecture causale. Il est ainsi possible d’imputer aux goûts personnels des organisateurs et/ou des élus la volonté de faire venir à Vitrolles des groupes de Gospel américain, tout en suggérant que ce choix répond également à des considérations morales et philosophiques telles que l’attachement à la foi religieuse, fût-elle dans ce cas précis très différente de la foi catholique, tandis que la décision d’inviter des vedettes telles que Sylvie Vartan (grand nom de la variété française des années 1960 et 1970) ou François Valéry (chanteur de charme ayant connu son apogée au début des années 1980) pourrait plutôt être attribuée à une volonté de répondre aux préférences du public populaire local telles qu’elles sont perçues par les élus. Il serait également possible d’essayer de discerner des motifs politiques expliquant le choix de la municipalité, tels que l’engagement public des artistes aux côtés des mouvements d’extrême droite ou l’utilisation de leur création à des fins idéologiques: de tels motifs sont ainsi hautement visibles dans le cas des municipalités communistes, qui privilégient depuis longtemps certains chanteurs proches du PCF tels que Jean Ferrat, qui est par exemple ‘citoyen d’honneur’ de la ville d’Ivry-sur-Seine. Cette approche semble pourtant peu convaincante dans le cas des vedettes de la chanson française invitées par Vitrolles, car rien dans les textes de leurs chansons ne peut être assimilé à un quelconque engagement politique ou récupéré en termes idéologiques, et aucune de ces personnalités n’affiche publiquement, à notre connaissance, d’affinités frontistes marquées. Il est de la même façon hasardeux de se risquer à une explication de la décision des artistes eux-mêmes d’accepter ou non l’invitation de se produire dans une municipalité dont on sait par ailleurs qu’elle fut largement ostracisée par les médias et par les milieux culturels et Le choix du beau et du vrai 61 artistiques, au point que certaines vedettes majeures de la chanson française des années 1990, Patrick Bruel et Jean-Jacques Goldman par exemple, ont publiquement déclaré leur intention de boycotter les municipalités frontistes. Il est cependant possible d’avancer plusieurs hypothèses : recherche nostalgique d’un engouement populaire depuis longtemps disparu, en tout cas à l’aune du ‘Top 50’ ou d’autres indicateurs portant sur les ventes de disques (François Valéry, François Feldman, Herbert Léonard et La Compagnie Créole ont connu plusieurs très gros succès dans les années 1980, avant de tomber dans un oubli relatif dans les années 1990) ; volonté de satisfaire un maximum de publics, indépendamment de toute considération politique, dans le cadre d’une série nationale de concerts (Sylvie Vartan s’est lancée en 1999 dans un comeback aux allures de tournée d’adieux) ; ou plus simplement, dans la majorité des cas, attrait de la scène et de ses retombées médiatiques et financières. Très peu d’éléments concrets permettent donc de conclure à une politisation sensible des choix effectués par la municipalité en termes de variétés. Il convient sans doute, par conséquent d’interpréter ces choix en termes plus classiques, à savoir le pragmatisme d’élus locaux cherchant à satisfaire les besoins culturels, ou en tout cas ce qui est perçu comme tel, de la population locale tout en contribuant à donner à leur ville une image de dynamisme et d’éclectisme en recherchant en quelque sorte un effet de vitrine ayant pour but de démentir les nombreuses accusations de désertification culturelle et de sectarisme idéologique qui ont fait florès au cours des premières années de la gestion mégrétiste de Vitrolles. C’est un peu comme si les élus déclaraient à la presse : ‘vous voyez bien que nous ne sommes pas sectaires, puisque nous invitons de nombreux artistes non-politisés’. C’est également dans cette perspective qu’il faudrait analyser l’organisation par la municipalité d’un concours annuel de chant dont la première édition eut lieu le 17 mai 1998. Ainsi, ni le choix des membres du jury (des professionnels du spectacle) ou des guest stars (Emile, chanteur du groupe français Gold en 1998, François Feldman en 2001), ni celui des jeunes lauréats du concours ne résisteraient à une analyse en termes de politisation des préférences culturelles. Il serait toutefois naïf de conclure à une absence totale de politisation de la politique musicale adoptée par Vitrolles, en particulier si l’on examine deux de ses volets qui, tout en demeurant fort discrets, sont particulièrement révélateurs. Le premier s’inscrit en quelque sorte en creux des choix musicaux de la municipalité : il

62 Cyrille GUIAT s’agit de l’absence totale de concerts de rap, une absence assez remarquable étant donné la grande popularité de ce mode d’expression chez les jeunes générations des années 1990, et qui répond sans aucun doute à un choix politique marqué, le rap étant pour les mégrétistes l’incarnation de l’immigration, des banlieues, du cosmopolitisme. On notera ici l’absence de justification de cette absence : ainsi, Le Rocher et les élus vitrollais ne fustigent jamais le rap, du moins en public, bien qu’ils n’hésitent pas dans d’autres domaines artistiques comme la sculpture à exprimer sans ambage leurs préférences culturelles. Interrogé sur cette question dans le cadre des acquisitions de la bibliothèque/médiathèque municipale, Christophe Bordon, directeur de la direction des affaires culturelles (DAC) de 1997 à 2002, explique longuement que l’absence d’albums de rap de la politique de commandes répond à des critères pragmatiques (‘les CD de rap disparaissent très rapidement des rayons de la médiathèque’) et aucunement à des critères politiques.41 Cependant, l’organisation d’un grand concert de Rock Identitaire Français et Européen au Stadium en novembre 1998 renforce l’hypothèse de la politisation de certaines programmations musicales de la municipalité. Le Rock Identitaire Français (RIF) est un mouvement ou plutôt une galaxie de groupes de rock (les plus connus sont Vae Victis, Basic Celtos, In Memoriam, Insurrection) qui, au- delà de leurs nombreuses divergences musicales et lyriques, ont tous en commun une forte sensibilité à certains thèmes chers à l’idéologie de la droite extrême, tels que l’‘amour de la patrie’, l’‘exaltation de nos racines françaises et européennes’ ou la dénonciation du ‘mal de vivre qui ronge notre société moderne et la jeunesse française’, un thème qui reprend largement celui de la décadence.42 Ce mouvement appartient en outre à une galaxie européenne, le Rock Identitaire Européen, qui se développe dans toute l’Europe, de l’Espagne aux Pays de l’Est, et s’inscrit dans une stratégie explicite de création d’une ‘contre-hégémonie’ culturelle auprès des jeunesses européennes.43 Le choix vitrollais d’organiser un concert important de RIF/REF n’est donc aucunement fortuit : il s’inscrit dans une approche instrumentaliste, gramscienne de la culture qui n’est pas sans rappeler celle des municipalités communistes, surtout dans les années 1960 et 1970, et qui contraste fortement avec le charme quelque peu ————— 41 Christophe Bordon, entretien avec l’auteur, Vitrolles, 12 septembre 2001. 42 Le Rocher, décembre 1998, p. 9. 43 Sur le RIF, voir Collectif No Pasaran, Rock, Haine, Roll : origines, histoire et acteurs du Rock Identitaire Français (Editions No Pasaran : Paris, 2004). Le choix du beau et du vrai 63 désuet des vedettes des années 1980. En outre, cette attention portée aux facteurs porteurs d’identité (les racines, les traditions, l’histoire, etc) se retrouve au centre d’un autre volet majeur de la politique culturelle vitrollaise, le volet cherchant à renforcer et à promouvoir l’identité locale (provençale) et française de cette agglomération sans âme.

4.5 La politique des symboles : Vitrolles-en-Provence

La création et l’utilisation d’un univers symbolique à des fins politiques ont fait l’objet d’études stimulantes qui illustrent le caractère central de ces phénomènes 44, ce que les idéologues du FN ont d’ailleurs fort bien compris. Ainsi, la conquête de la municipalité par le FN en 1997 a été aussitôt suivie de mesures administratives et de politiques culturelles visant à réaffirmer ou plutôt, à Vitrolles, d’affirmer le caractère provençal de la ville tant il est vrai que sa croissance exponentielle et anarchique au cours des années 1960-1980 avait fait d’un traditionnel village perché datant du Moyen-Age une agglomération dépourvue d’identité, comme le rappellent sans cesse les élus vitrollais.45 Ces derniers ont donc fait du piton rocheux (lou roucas en provençal, comme le répètent à foison les rédacteurs du Rocher) et du Vieux Village de Vitrolles qui l’entoure le centre géographique et symbolique de leur politique de communication : Le Rocher est ainsi le nom donné au magazine mensuel d’information, ou de propagande, publié par la municipalité MNR dès mai 1997 et le nouveau blason ou logo de la ville figure ... un piton rocheux et une tour perchée. La municipalité explique ce choix en des termes révélateurs qui illustrent parfaitement la politique d’invention de la tradition poursuivie par les élus :

« Le rocher de Vitrolles est le témoin de la longue histoire de notre ville. Il est un témoignage des profondes racines de celle-ci. Solidement ancré dans la terre de Provence, le rocher est le symbole de notre attachement à notre région et à notre pays [...]. Vestige des temps troublés où nos ancêtres y trouvaient refuge lors des invasions barbares, le rocher n’est pourtant pas un symbole de repli frileux sur soi ni de passéisme. Le rocher nous vient certes de la nuit des temps, mais s’il était déjà là hier, il ————— 44 Cf en particulier David Kertzer, Politics and Symbols : The Italian Communist Party and the Fall of Communism (New Haven/London : Yale University Press, 1996). 45 Le Rocher, novembre 1997, pp. 2-4.

64 Cyrille GUIAT

le sera encore demain. [...] Il est un signe de ralliement pour tous les Vitrollais »46

Les principales valeurs symboliques des élus vitrollais, dont on notera au passage que très peu sont originaires de Vitrolles, sont résumées dans ces quelques lignes : la tradition, le terroir, les ‘temps troublés’ et les ‘invasions barbares’ qui n’évoquent pas uniquement le Moyen-Age, le refus du passéisme, le ralliement... Cette farouche volonté de créer à Vitrolles un univers symbolique provençal se retrouve également dans des décisions administratives visant à changer le nom de la ville et à rebaptiser un certain nombre de rues. En novembre 1997, la municipalité informe ses citoyens qu’elle a engagé des démarches administratives pour que désormais leur ville s’appelle ‘Vitrolles-en-Provence’: ‘Cette appellation reflète bien sûr une évidence géographique, mais elle est aussi un symbole : le symbole de ré-enraciner notre ville dans son terroir’.47 De la même façon, la municipalité décide de rebaptiser un certain nombre de rues qui ‘avaient été rebaptisées avec des noms tirés du show-business ou de choix politiques unilatéraux, bien loin en tout cas de notre terroir’.48 Le tableau suivant récapitule les changements de nom effectués par la municipalité en 1997-1998.

Tableau 1 Liste des noms de lieux rebaptisés par la municipalité de Vitrolles en 1997-1998

Ancien nom Nouveau nom Avenue François Mitterrand Avenue de Marseille Place Nelson Mandela Place de Provence Avenue Salvador Allende Avenue Mère Teresa Square Olof Palme Square Saint-Exupéry Avenue Jean-Marie Tjibaou Avenue Jean-Pierre Stirbois Square Dulcie September Square Marguerite de Provence Place du 19 mars 1962 Place du Bachaga Boualam Arcade Marcel Paul Arcade Colonel de Courson

————— 46 Le Rocher, novembre 1997, p. 3. 47 Le Rocher, novembre 1997, p. 2. 48 Le Rocher, novembre 1997, p. 4. Le choix du beau et du vrai 65

Ces changements hautement symboliques appellent plusieurs commentaires. En premier lieu, on notera effectivement le caractère partisan de certains lieux rebaptisés sous la municipalité précédente dirigée pendant 14 ans par le socialiste Jean-Jacques Anglade : Mitterrand, Mandela, Allende, Palme, Tjibaou (leader des indépendantistes de Nouvelle-Calédonie assassiné en 1989 lors de la tragédie d’Ouvéa), le 19 mars 1962 (indépendance de l’Algérie), Dulcie September et Marcel Paul (l’un des leaders communistes de la Résistance) appartiennent en effet au registre des municipalités de gauche. On notera cependant, en dépit de leur volonté affichée de ne pas entrer dans le jeu politique des noms de rue, que les élus vitrollais visent précisément des symboles incompatibles avec leur propre univers symbolique et les remplacent par d’autres figures symboliques tout aussi partisanes. En effet, si les choix de l’Avenue de Marseille, qui était de toute façon l’ancien nom de l’Avenue François Mitterrand jusqu’à la disparition de l’ancien Président en 1996, de l’Avenue Mère Teresa, du Square Saint-Exupéry et de la Place de Provence ne sont pas fortement associés à la droite extrême ou nationaliste, les autres changements révèlent un réel combat symbolique. Ainsi, l’avenue Jean-Marie Tjibaou devient l’avenue Jean-Pierre Stirbois, du nom de l’ancien numéro deux du FN dans les années 1980, dont Le Rocher nous rappelle qu’il ‘trouva la mort dans un accident de la route peu après son retour de Nouvelle-Calédonie: il y avait mené campagne pour le maintien de cette terre sous le drapeau français’.49 Ainsi, un leader indépendandiste assassiné se voit remplacé par un ‘nationaliste’ mort tragiquement... Une tactique similaire d’inversion symbolique est à l’oeuvre dans le tandem 19 mars 1962/Bachaga-Boualam : plutôt que de commémorer l’indépendance (‘la perte’, diraient les mégrétistes) de l’Algérie, il s’agit ‘d’honorer la fidélité du Bachala-Boualam [le plus célèbre des régiments de harkis luttant du côté français pendant la guerre d’Algérie] et à travers ce dernier de l’ensemble des rapatriés d’Afrique du Nord’.50 Enfin, un officier résistant gaulliste (le Colonel de Courson) remplace un résistant communiste, ancien déporté et ancien ministre (Marcel Paul). Le deuxième volet de cette ‘politique des symboles’ mise en oeuvre par les élus vitrollais de 1997 à 2002 privilégie, de façon prévisible, une ‘culture provençale’ aux nombreux accents pagnolesques et passe par la programmation systématique de plusieurs ————— 49 Le Rocher, novembre 1997, p. 4. 50 Le Rocher, novembre 1997, p. 4.

66 Cyrille GUIAT associations folkloriques locales dont l’omniprésente Lei Dindouleto dou roucas (‘Les Hirondelles du Rocher’). Ce groupe vitrollais, fondé dans les années 1970 dans un contexte marqué par le renouveau culturel et musical des régionalismes en France (cf le succès croissant de Gilles Servat et des Tri Yann en Bretagne, entre autres) et n’ayant rencontré qu’un succès limité jusqu’en 1997 se trouve soudainement propulsé sur les devants de la scène vitrollaise. En effet, ‘ces artisans éprouvés de la mémoire locale et provençale’51 animent chaque année les Feux de la Saint-Jean (le 21 juin), la Fête du 15 août et les Fêtes de Noël (le ton est donné avec un ‘Noël 100% provencal’ dès décembre1997), et sont également présents lors de l’édition locale de la Fête de la musique le 20 juin 1998. Cette prévalence du folklore local dans la programmation festive de la municipalité appelle plusieurs remarques. Premièrement, il convient de souligner que les chansons, danses et autres ‘pagnolades’ (expression sarcastique empruntée à Michel Samson52) ne véhiculent à première vue aucun message politique intrinséque, et que les Dindouleto n'affichent aucune affinité politique marquée : ils étaient présents et actifs à Vitrolles avant l’arrivée des mégrétistes, et le sont toujours après leur défaite électorale en 2002. En outre, leur président, Jean Ben, affirme clairement la tolérance et le refus de l’exclusion chers à son association (‘Le ciel de Provence, de toute façon, ne se prête pas à l’exclusion. Ici, tout le monde mange la paella, le couscous’), et son refus d’être récupéré’ par la municipalité.53 Par contre, il convient de parler d’instrumentalisation de ce folklore lorsque l’on relève les valeurs auxquelles le groupe est associé par la municipalité : enracinement pluriséculaire dans le terroir local (le Rocher), forte identité provençale, fêtes catholiques traditionnelles. Ainsi, même si rien ne laisse supposer que les élus vitrollais, qui sont pour la plupart non originaires de Provence et férus de culture classique (cf Brigitte Marandat), apprécient tout particulièrement le folklore local, l’omniprésence de ce dernier dans la programmation culturelle forme un volet majeur du combat symbolique que la municipalité entendait livrer à la prétendue décadence de la société française et au délitement de l’identité française dû au cosmopolitisme ambiant, etc. On ajoutera ici en passant que cette instrumentalisation est un bien étrange détournement ————— 51 Le Rocher, décembre 1997, p. 3. 52 Samson, entretien. 53 François Dufay, ‘Vitrolles, le grand ménage des Mégret’, Le Point, 26 juillet 1997, p. 34. Le choix du beau et du vrai 67 qui n’aura sans doute pas échappé à certains : alors que les groupes régionaux sont nés d’une tendance centrifuge (réaffirmation des particularismes locaux face aux tentations hégémoniques d’une culture nationale républicaine et centralisée), ils deviennent pour les élus mégrétistes la pierre angulaire de la reconstruction d’une identité nationale menacée par le ‘mondialisme’. Deuxièmement, il convient de noter que ce combat identitaire n’est pas spécifique à Vitrolles mais qu’il s’inscrit d’emblée dans une stratégie d’ensemble conçue par le Front National pour toutes ses municipalités : il suffit pour s’en convaincre de rappeler que peu après son arrivée à l’hôtel de ville de Toulon en 1995, Jean-Marie le Chevallier faisait raser une statue-fontaine trop moderniste à son goût pour la faire remplacer par une statue de Raimu, acteur pagnolesque par excellence.54

Conclusion

L’étude détaillée de la politique culturelle mise en oeuvre par les élus mégrétistes à Vitrolles entre 1997 appelle trois séries de remarques. En premier lieu, même si la nouvelle municipalité décide dès son arrivée à l’hôtel de ville d’entrer en guerre contre certaines associations socio-culturelles pour des raisons politiques, il serait beaucoup trop simple et trompeur de caractériser l’action de ces élus en termes de ‘table rase’ ou de désertification culturelle. Au contraire, cet article a tenté de montrer que les élus d'extrême droite placent d’emblée la culture parmi leurs priorités, car ils sont convaincus de l'importance ‘stratégique’ de ce volet de leur action municipale : à l’instar des élus communistes qui avaient compris ceci depuis les années 1930, ils cherchent à imposer leur idéologie, leurs valeurs et leurs symboles par le biais de la politique culturelle sans toutefois faire de chaque programmation un acte idéologique outrancier. A cet égard, cette analyse rejoint en partie notre étude antérieure portant sur deux municipalités communistes.55 En second lieu, en effet, cette politique culturelle est à la fois complexe et multiforme tant elle comporte au moins trois volets. Premièrement, on y trouve l’expression des choix plutôt élitistes de certains élus (Brigitte Marandat) pour la musique, la danse et la sculpture monumentale classiques, des choix intégrés dans un combat ————— 54 Samson, ‘A Toulon et Vitrolles’. 55 Guiat, op. cit.

68 Cyrille GUIAT contre la prétendue décadence comtemporaine et pour un retour à ce qui est présenté comme ‘le vrai et le beau’, ce qui explique également l’absence du rap dans les choix culturels. Deuxièmement, on note la volonté de satisfaire un électorat populaire (cf l’organisation de concerts de vedettes de la chanson française des années 1980), qui offre aussi l’avantage de donner à Vitrolles, laboratoire de l’extrême droite au pouvoir, une certaine image de respectabilité et de tolérance, sorte d’effet de vitrine permettant aussi de compenser partiellement l’image musclée et sectaire de la nouvelle municipalité (cf également l’organisation de concerts de reggae). Là encore, on peut affirmer que cet effet de vitrine est loin d’être spécifique à Vitrolles : on le retrouve également au cœur de la politique culturelle d’Ivry-sur-Seine et de bien d’autres municipalités communistes56, et au-delà dans de très nombreuses municipalités françaises. Troisièmement, on remarque une stratégie d’ensemble portant sur la dissémination des symboles et valeurs de l’extrême droite (identité nationale en particulier) par le biais d’une ‘réappropriation’ des traditions et des héros provençaux (Pagnol), des traditions et des héros qui sont bien souvent étrangers aux élus vitrollais. Cette stratégie identitaire, très visible dans la politique de communication de la municipalité, dont le vecteur essentiel est le bulletin municipal mensuel Le Rocher, n’est pas non plus entièrement spécifique à Vitrolles : elle fait écho à l’utilisation semblable par la municipalité d’Ivry-sur-Seine du journal municipal d’information, Ivry-ma-Ville, à des fins de construction identitaire au niveau local.57 En fin de compte, cette étude permet de suggérer que les nombreux outils d’analyse de la politique culturelle et/ou identitaire élaborés par plusieurs chercheurs58, loin d’être pertinents à leur seule étude de cas, devraient être applicables à toute une gamme de contextes historiques, politiques et géographiques différents, ce qui ouvre des pistes de recherche des plus stimulantes.

————— 56 Guiat, chap. 5. 57 Guiat, chap. 5. 58 Cf en particulier Kertzer, Guiat mais aussi Chris Shore, Building Europe : The Cultural Politics of European Integration (London/New York : Routledge, 2000).