Cartographier "The Ghetto" de : Un modèle méthodologique pour la cartographie culturelle

Mémoire

Rainier Leloup

Maîtrise en musique - musicologie - avec mémoire Maître en musique (M. Mus.)

Québec, Canada

© Rainier Leloup, 2018

Cartographier « The Ghetto » de Donny Hathaway Un modèle méthodologique pour la cartographie culturelle

Mémoire

Rainier Leloup

Sous la direction de :

Serge Lacasse, directeur de recherche Sophie Stévance, codirectrice de recherche

Résumé

Ce mémoire étudie la relation entretenue entre une création musicale et son environnement géographique. Le champ de recherche de la géographie musicale est riche de nombreuses études, pourtant peu d’entre elles proposent un modèle d’analyse précis regroupant les diverses thématiques impliquées dans cette relation. En utilisant le domaine de la cartographie, ce mémoire offre les bases d’un modèle méthodologique pour l’analyse géographique d’une création musicale. Ce modèle est mis en application avec le morceau « The Ghetto » de Donny Hathaway, produit en 1970 par la compagnie Atlantic Records. Dès sa première diffusion, « The Ghetto » est un véritable succès. Dans le cadre de cette recherche, ce morceau est associé à son homonyme urbain. Lors d’une interview en 2008, la journaliste Dyana Williams mentionna qu’Hathaway embellit le ghetto grâce à ce morceau (Payne 2008). La relation qu’entretient le morceau avec le ghetto est singulière et multidirectionnelle, depuis cet objectif d’embellissement jusqu’à ses effets commerciaux. Le modèle proposé possède de nombreuses caractéristiques et établit une taxinomie de la carte. À travers cette mise en relation théorique de la carte à l’objet culturel, la définition de celle-ci se voit modifiée. Ce modèle souligne plusieurs indices dans la création musicale qui solidifient sa relation topographique. Ces éléments permettent d’établir une cartographie d’un morceau de musique. Dès lors, ce mémoire offre les bases du modèle méthodologique, développe ses caractéristiques et analyse son application sur « The Ghetto ». À travers cette étude, sont abordés les conflits idéologiques et politiques qui animent la pensée noire américaine de l’époque, les techniques d’intégration musicales, les créations identitaires par la culture et l’historique de l’urbanisme ghettoïsé. Ces éléments transparaissent dans « The Ghetto » et solidifient la relation que ce morceau entretient avec son environnement géographique.

iii Abstract

This memoir studies the interactive relation between a musical creation and its geographic environment. The music geography field of research is rich however very few studies offer a specific analytic model that would gather every thematic concerned in this relation. Using the field of cartography, this memoir offers the foundation for a methodological model in order to analyse the geography of a musical creation. After establishing the model’s basics, the later will be illustrated with Donny Hathaway’s “The Ghetto” (1970, Atlantic Records). As soon as it was first broadcast, “The Ghetto” was a big success. In this study, the track is associated with its urban homonym. During an interview in 2008, the journalist Dyana Williams mentioned that Hathaway “glamorized” the ghetto thanks to this track (Payne 2008). This relation between “The Ghetto” with the actual ghetto is particular and multidirectional, from that “glamorization” goal to its commercial effects. The methodological model possesses many characteristics and builds a taxonomy of the map itself. Through this theoretical link from the map to the cultural object, the very definition of the map is being transformed. This model underlines specific clues in the musical creation that solidify its topographical bond. These clues allow us to draw a musical creation’s cartography. Therefore, this memoir offers the foundation for the methodological model, develops its characteristics and analyses its application on “The Ghetto”. This study addresses many subjects such as the ideological and political conflicts that animate the American black reflexion at that time, the musical integration techniques, the cultural identity creation and a ghettoized urbanism’s history.

iv Table des matières

Résumé ...... iii Abstract ...... iv Table des matières ...... v Remerciements ...... vii Avant-propos ...... viii Introduction ...... 1 0.1. Contexte ...... 1 0.2. État de la Recherche ...... 2 0.3. Problématique ...... 7 0.4. Cadre théorique ...... 9 0.5. Méthode ...... 11 Chapitre 1 : Définitions ...... 14 1.1. Quatre couches cartographiques ...... 14 1.1.1. La couche théorique...... 14 1.1.2. La couche empirique ...... 15 1.1.3. La couche abstraite ...... 16 1.1.4. La couche concrète ...... 18 1.2. La carte et ses caractéristiques ...... 19 1.3. Donny Hathaway ...... 22 1.4. Le genre soul ...... 24 1.4.1. Utilité commerciale du « mot parapluie » ...... 26 1.4.2. Utilité idéologique du « mot parapluie » ...... 29 1.4.3. Conclusion ...... 32 1.5. Sommaire ...... 32 Chapitre 2 : « The Ghetto » ...... 34 2.1. « The Ghetto » : la couche théorique ...... 34 2.2. « The Ghetto » : la couche abstraite ...... 40 2.2.1. Le marasme statique face au cosmopolitisme névralgique ...... 41 2.2.2. Le succès face à la suspicion ...... 43 2.2.3. Le « Pouvoir de l’Amour » face au nationalisme noir ...... 44 2.2.4. Le panafricanisme face au particularisme ethnique ...... 46 2.2.5. « The Ghetto » et l’imaginaire urbain ...... 47 2.3. « The Ghetto » : la couche concrète ...... 51 2.3.1. Paramètres abstraits ...... 51 2.3.2. Paramètres performanciels ...... 54 2.3.3. Paramètres technologiques ...... 55

v 2.4. « The Ghetto » : la couche empirique ...... 58 2.4.1. Trajets de « The Ghetto » ...... 58 2.4.2. Affects et réception ...... 60 2.5. Sommaire ...... 61 Chapitre 3 : Vecteurs ...... 63 3.1. Vecteur centrifuge ...... 63 3.2. Vecteur centripète ...... 66 3.3. Localiser et globaliser « The Ghetto » ...... 68 3.4. Sommaire ...... 71 Chapitre 4 : Conclusion...... 72 4.1. Synthèse ...... Erreur ! Signet non défini. 4.2. Projets ultérieurs ...... Erreur ! Signet non défini. Références ...... 78 Annexe 1 : paroles [transcriptions par l’auteur] ...... 86 Annexe 2 : chronologie ...... 87 Annexe 3 : strates ...... 88 Annexe 3 : strates (suite) ...... 89 Annexe 3 : strates (fin) ...... 90 Annexe 4 : cellules mélodiques...... 91 Annexe 6 : spatialisation des instruments ...... 92 Annexe 7 : spatialisation des voix et des interpolations lyriques ...... 93

vi Remerciements

Je souhaite remercier tout d’abord Serge Lacasse et Sophie Stévance qui ont codirigé mes recherches depuis le tout début et qui ont suivi avec attention les multiples changements qui ont opéré dans ce travail. Tout également, je souhaiterais remercier Stéphane Roche et Gérald Côté pour leurs précieuses indications. De la même manière, je remercie Rob Bowman pour m’avoir répondu lors de mes insistantes tentatives de contact vers Atlantic Records. Enfin, je souhaiterais remercier tout particulièrement Michaël Garancher pour m’avoir écouté de manière soucieuse tout le long de ce travail et également pour m’avoir aiguillé et renseigné immédiatement dès qu’il le pouvait. Je remercie gracieusement Claudine Fortin-Charron pour m’avoir supporté en toute situation durant la dernière année et demi. Et pour finir, je remercie profondément ma famille qui, malgré sa méconnaissance dans les disciplines des sciences humaines, a fait preuve d’un support moral outre-Atlantique des plus chaleureux.

vii Avant-propos

Le principe de « cartographier » un morceau de musique n’est pas venu de rien. Il y a trois ans, mon projet était centré sur ma volonté d’élargir la recherche scientifique sur le musicien Donny Hathaway. Injustement méconnu aujourd’hui, sa production musicale ainsi que sa biographie débordent pourtant de pistes de recherche exploitables. Il s’agirait d’élaborer un système de références musicales, d’étudier sa position politique ou encore de retracer son état mental qui l’a poussé au suicide en janvier 1979. J’avais posé ma candidature pour une bourse que je n’ai finalement pas eue. Cependant, dans les commentaires critiques que j’ai reçus en guise de résultat, il m’a été proposé de m’éloigner d’une biographie élaborée du musicien pour plutôt aborder un point de vue « cartographique ». Ce fut la première fois que ce mot entra dans mon vocabulaire scientifique. Comment cartographier un morceau de musique ? À première vue, les réponses paraissent abondantes, et en même temps inexistantes dans les faits. En creusant dans plusieurs domaines, comme celui des cartographies sonores, de la géographie musicale ou de la cartographie culturelle, des sources évidentes me sont apparues et ont éclairé la conception que je me faisais de cette relation entre environnement géographique et création musicale. À partir de là, au lieu de faire face au néant, les idées de projets se sont imposées en grand nombre. Toutes prenaient des formes de travaux d’envergure plus importante qu’un mémoire. C’est pourquoi j’ai fait le choix de ne poser que quelques bases théoriques dans ce travail pour juger de la pertinence d’éventuels questionnements futurs. En élaborant un point de vue sur la cartographie, sur la discipline de la géographie musicale et en prenant Donny Hathaway comme cas de figure, j’en suis arrivé à distinguer un prototype de modèle méthodologique. Ce travail tente de vérifier la légitimité de ses fondations théoriques. Aussi, il ouvre la voie pour les éventuels travaux ultérieurs qui se consacreront à la création en elle- même d’une cartographie sonore.

viii Introduction

0.1. Contexte

« One of the most remarkable aspects of music in the twentieth century was the proliferation of discourse around it – not just academic analysis, of course, but also commentary, criticism, biography, fan writing, publicity, gossip and fiction. » (Hesmondalgh et Negus 2002, 3). La prolifération de discours que mentionnent David Hesmondalgh et Keith Negus fait intervenir une abondance de points de vue et avec elle, une ouverture de l’objet musical sur de multiples disciplines académiques. Les deux auteurs continuent : « For many years the only thing unifying these different disciplines was their object of study : popular music. » (2002, 4). Cette ouverture sur l’objet musical s’est précisée à propos de la musique populaire, qui dès lors devint un terrain fertile pour de nombreux auteurs, chercheurs, admirateurs ou journalistes, élargissant considérablement l’éventail de connexions, d’analyses et de points de vue sur le sujet en y apportant l’expertise de diverses disciplines (comme la sociologie, la médecine ou encore le tourisme). Une de ces perspectives nouvelles, dans cette explosion de discours, fut celle du lieu de production musicale, et par extension, la recherche académique s’est penchée sur la relation qu’entretenait l’objet musical avec un certain lieu choisi. En une cinquantaine d’années, ce nouveau terreau de recherche a très vite cru en autorité pour aujourd’hui devenir un aspect inévitable dans la recherche en musique populaire. Dans son ouvrage pédagogique Popular Music – Topics, Trends and Trajectories (2011), l’auteur Tara Brabazon propose une multitude de directions différentes pour un jeune étudiant se lançant dans l’étude de la musique populaire. Un chapitre entier est consacré à cette relation avec le lieu. La division de ce chapitre en différentes sections présente l’étendue d’un tel champ de recherche : architecture, rythmes et paysages sonores ; espaces urbains et musique de ville ; espaces d’enregistrement ; clubs et bars ; bandes sonores et espaces cinématographiques ; vidéos musicales et espaces télévisuels; radio, podcasts et espaces d’écoute ; MP3 et espaces de téléchargement numérique (v). Une étendue vaste qui amène un changement de discours chez le chercheur pour y préférer un vocabulaire plus spatial. Le nouvel intérêt concernant le lieu s’est rapidement transformé en une discipline, celle de la géographie musicale. Comme l’affirment Ola Johansson et Thomas L. Bell : « Popular music

1 (…) is a cultural form that actively produces geographic discourses and can be used to understand broader social relations and trends, including identity, ethnicity, attachment to place, cultural economies, social activism, and politics. » (2009, 2). Ainsi ces nouvelles disciplines prennent la place de médiateurs dans la relation entre les deux pôles que sont la musique et l’environnement géographique. Le discours propre à ces disciplines s’engage très facilement dans différentes directions thématiques comme la construction identitaire, l’engagement politique, les déplacements sociaux ou encore les résistances locales et culturelles.

0.2. État de la Recherche

Le premier de ces thèmes impliqués automatiquement dans la géographie musicale est celui de l’engagement politique. L’exploration du lien entre le lieu et de l’autorité sous le concept de « contrôle » a été très justement mis en lumière dans les années 1970 par Foucault (1975) et de Certeau (1980/1990). Le premier indiquait les instruments utilisés par une autorité pour dérober le contrôle de l’espace à l’individu alors que le second observait les opérations de ces individus mises en œuvre pour se réapproprier leur espace de vie. Dès lors, si l’apport du domaine géographique à la sphère musicale offre de nouveaux points de vue à propos de différents topiques, la politique et le rapport entre un individu face à une quelconque autorité sont implicitement concernés dans le premier axe cité plus haut, à savoir celui qui relie les pôles de la création musicale et de son environnement géographique. Le rôle de l’autorité dans le contrôle de l’espace est particulièrement prononcé dans le domaine de la cartographie. Dans une production cartographique, l’utilisateur se place dans un rapport passif face à l’autorité du créateur. À ce titre, selon Branch (2014, 165) :

The deep connection between mapped images and political authority […] is by no means an exclusively historical phenomenon. (…) In the late twenieth century, states continued to attempt to assert control over how their territories were mapped – with « incorrect » maps seen as a threat to the very identity of the nation. These efforts to control cartography extend from issues of map content to attempts to dictate who is allowed to map the state’s territory. The latter issue, in fact, is probably becoming increasingly important to governments, thanks to the ways in which map creation and distribution are escaping their grasp.

La production de cartes représentant un territoire précis est contrôlée par une entité autoritaire. À ce titre, de nombreux artistes de la seconde moitié du XXème siècle se sont lancés

2 dans la production de « contre-cartes » (Debord 1955 ; Roberts 2015 ; Presner, Shepard, Kawano 2014). Du point de vue pratique, Guy Debord est celui qui a le mieux témoigné du besoin de réappropriation du territoire par les habitants (1955). À travers une série d’exercices d’actions urbaines, que Debord qualifie de « psychogéographiques », l’habitant éclaire sa perspective personnelle sur son environnement urbain. Cette confrontation entre politique et « contre- politique », ou carte et « contre-carte », soulève le rapport personnel et impersonnel qui s’établit entre une carte et son utilisateur. Inévitablement, ce type de rapport fait intervenir la mémoire chez l’utilisateur. Qu’il s’agisse de la reconstitution d’un lieu préalablement détruit ou de l’utilisation d’une carte pour évoquer un souvenir (Roberts 2015), les territoires deviennent des palimpsestes de temps et de lieu (Matthews et Herbert 2004). C’est-à-dire que l’utilisateur redessine la carte sans cesse selon ses besoins. La nécessité de l’action urbaine replace aussi l’importance de la mobilité de l’utilisateur dans un espace qui lui est présenté comme « figé ». Dans l’ouvrage Cartographies of Place : Navigating the Urban (Darroch et Marchessault 2014), les éditeurs abordent ces thèmes en organisant les articles selon trois parties : légitimité, navigation et local. La légitimité se rapporte à la cartographie urbaine en mettant l’accent sur sa subjectivité. Les éléments qui structurent la ville sont perçus et interprétés par celui qui se construit une image mentale de cet environnement urbain. Il y a donc deux points de vue : celui de l’intérieur et celui de l’extérieur. Ces aspects subjectifs proviennent de mémoires et de sensations individuelles (17). La partie sur la navigation offre des exemples sur la mobilité urbaine, de ses multiples réseaux et circuits en faisant écho aux théories de Debord. Enfin, la partie consacrée au local met en lumière le conflit entre les concepts de globalisation et de localisation à travers quelques phénomènes pointés sur la carte ou à travers quelques éléments comme l’art en lui-même. Dans la même optique, Circulation and the City : Essays on Urban Culture, les éditeurs Sandra Kathleen Boutros et Will Straw amplifient encore plus le concept de mobilité urbaine (2010). En s’éloignant parfois un peu trop de l’objet culturel, les auteurs retracent certains éléments propres à la ville, en insistant sur leur aspect mobile. La première partie se veut conceptuelle afin de bien comprendre ce qui est entendu comme « mobile ». D’une part, la langue y est élevée (et avec elle, la parole) et de l’autre, le concept d’imaginaire que l’individu se construit. La deuxième partie se rapporte au trafic et ses implications dans les urban studies, qu’il s’agisse des véhicules

3 (sous différentes formes), ou d’autres transports. Enfin, la troisième partie aborde les circuits et les réseaux dans lesquels ces véhicules (ou agents) naviguent. Dans ces deux ouvrages, l’art est étudié sous toutes ses formes qui se rapportent à la fabrication de « contre-cartes ». Selon Roberts (2015, 10) : « Reclaiming the map – and the cultures of mapping – examples such as Parish Maps are illustrative of a shift away from (or a more active contestation of) the idea of the map as a disciplinary appartus of, variously, the state, the global military-industrial complex, multinational corporations, scientists and technocrats, or any other dominant power-elite we might wish to hold to account, towards more open and agential forms of engaged mapping practice. ». Roberts fait écho aux bricolages artistiques, aux souvenirs et aux expériences artistiques se rapportant à la fabrication de « contre-cartes », qui consisterait en l’élaboration d’un « contre-pouvoir ». En se référant à Maurice Merleau-Ponty (1945/1952) et à Michel de Certeau (1980/1990), Roberts en appelle à une anthropologie de la cartographie. À propos de la place primordiale de l’art, de l’avant-garde et de la « contre-pensée » dans ce contexte, Roberts continue (2015, 10) : « Underground (itself a radical design in its day), not to mention the practices and traditions of indigenous mapping cultures, both Western and non-Western, pre- modern and modern – all in their different ways are testament to the downright refusal of maps and mapping practices to conform to the strictures of catrographic convention. ». Dans le domaine musical, ces interrogations au sujet du contrôle politique, de la mémoire et de la mobilité dans l’exercice cartographique ont émergé dans les années 1970 avec l’apport des travaux fondateurs de R. Murray Schafer. Dans l’ouvrage Le Paysage Sonore : le monde comme musique (1977/2010), son travail consiste en la captation de différents sons propres à leur environnement, comme celui d’un vent de l’est dans une suite de quatre champs de patates, celui d’une cascade se terminant en ruisselet ou encore celui d’une autoroute encerclant une mégapole. Les études actuelles sur la cartographie sonore sont également tributaires de cet ouvrage (voir Waldock 2011). Schafer politise les sons qu’il enregistre en caractérisant ceux de la campagne plus « purs » que ceux de la ville puisque ceux de la campagne sont clairs et distinguables alors que ceux de la ville sont en permanence enfouis dans un brouhaha citadin. Cette indiscernabilité du son, due au manque de silence, fait l’apologie indirecte d’un courant de pensée opposé au monde globalisé et symbolisé par les mégapoles post-industrielles. Cette prise de position se cache derrière des intentions démocratiques. Schafer tente de redonner le contrôle du territoire à l’individu en conscientisant son espace sonore. L’objectif

4 démocratique a été par la suite critiqué sur plusieurs points. Notamment, la diffusion des enregistrements et leur réception qui, dans les faits, se réserveraient à une élite intellectuelle, ayant les moyens de comprendre la démarche d’une part, et de s’offrir l’écoute de ces enregistrements d’autre part (McCartney 2010). De plus, certains ont insisté sur l’importance du genre sexuel de l’enregistreur lors des prises de sons, puisque le résultat ne serait pas identique d’un genre à l’autre (Waldock 2011). De manière actuelle, cette problématique est illustrée dans les multiples travaux de cartographies sonores dans les villes du monde entier (pour n’en citer que quelques-unes : « La carte sonographique de Montréal », « BNA-BBOT : Brussels Soundmap » ou « Open Sound New Orleans »). Ce type d’interrogation soulève des points importants dans le travail cartographique, à savoir la place du créateur et celle de l’utilisateur. Afin d’éclairer ces nombreux enjeux, plusieurs auteurs se sont lancés dans des études phénoménologiques du rapport entretenu par l’objet musical d’un côté et son binôme topographique de l’autre (notamment Cohen 2002 ; Connell et Gibson 2003 ; Bell et Johansson 2009). Dans leur ouvrage, Sound tracks : popular music, identity and place (2003), les deux auteurs John Connell et Chris Gibson identifient les multiples lieux qui se relient à la création musicale populaire. Sans dresser une liste, les auteurs voyagent dans leur récit entre différents concepts et différentes localisations. En passant de la musique sur scène à l’architecture, par le tourisme musical, la recherche de l’authenticité au concept d’identité nationale à travers la musique populaire. Traversant les lieux qui ont marqués la musique populaire noire américaine, les différents opéras mondiaux jusqu’aux espaces numériques de diffusion musicale, les deux auteurs dessinent et cristallisent cette relation entre musique populaire et environnement géographique (concret ou abstrait) de manière extrêmement complète. Même si ce livre reste un ouvrage fondamental sur le sujet, il manque toutefois de méthode d’analyse précise concernant ce lien. Il explore les différentes directions que peuvent prendre les recherches dans ce domaine. Dans la même perspective phénoménologique, Sound, Society and the Geography of Popular Music de Thomas L. Bell et Ola Johansson (2009), se penche sur cette relation entre musique et géographie. Les six parties font écho à l’ouvrage de Connell et Gibson (2003) et témoignent des intérêts et des champs communs : (1) musique, espace et activisme politique ; (2) tourisme et paysages de la musique ; (3) cartographier le texte musical ; (4) la place dans la musique / la musique dans la place ; (5) musique locale dans un monde interconnecté ; (6) la géographie des genres. L’implication politique à travers les concepts d’identité et de nationalisme, le tourisme

5 musical ou encore le conflit entre le Global et le Local y sont étudiés au travers des exemples comme les actions de John Lennon et Yoko Ono ou encore le genre de « musique chrétienne ». La relation entre l’objet musical et son relatif topographique se retrouve, à travers ces nombreuses études, fréquemment liée à un objectif identitaire. À ce titre, la musique prêterait assistance à la construction identitaire d’un lieu voire d’un groupe ou d’une personne. Ethnicity, Identity and Music : The Musical Construction of Place de Martin Stokes (1994), étudie ce cas particulier entre musique et construction de l’espace, en tant que marqueur identitaire. Trois éléments entrent en jeu : la musique (qui devient un agent), ses intentions identitaires et la construction de l’espace (une sorte de territorialisation ex post facto). Les liens entre ces éléments sont multiples mais principalement, les articles de cet ouvrage s’engagent dans une direction commune, à savoir celle de l’importance du lieu dans la construction identitaire à travers le support musical. Ce genre d’étude est abordé du point de vue ethnologique, introduisant cet ouvrage dans la catégorie des recherches en ethnomusicologie. Dans son travail de thèse, Jada Watson élabore la notion d’identité « géo-culturelle » à partir de cette question (2015). Par le biais des travaux du musicien canadien Corb Lund, Watson soulève les marqueurs topographiques cruciaux dans la construction de la persona (Frith 1996) de l’artiste. Ces travaux explorent les multiples directions de recherches qu’implique la géographie musicale. Comme le rappelle Ola Johansson : « (…) the connection between music, space, and place is interdisciplinary in nature, and the methodologies utilized by music geographers overlap to a substential degree with approach in sociology, cultural studies, communication, ethnomusicology, and other related disciplines. » (2009, 1). Nombreuses sont les recherches qui aboutissent à des analyses phénoménologiques précises. Le champ de recherche de la géographie musicale manque malheureusement de théorie. Dans son ouvrage fondamental Music and Urban Geography, Adam Krims (2007) tente de solutionner ce problème en en théorisant certains éléments après une étude phénoménologique. Tout le long de son travail, Krims étudie la distinction entre les éléments locaux et les éléments globaux ainsi que leur fusion et les marques qu’ils laissent dans la création musicale, la signification de certaines techniques de composition dans le cadre d’un projet écologique, les stratégies commerciales élaborant de nouvelles niches musicales calquées sur (ou donnant l’impulsion) de nouveaux comportements sociaux qui redessinent l’espace urbain, etc. Chacune de ses interrogations couvre l’ensemble de la relation entre les deux pôles et livre une analyse illustrée fondée sur une solide base théorique.

6 Dans son premier chapitre, il élabore le concept d’« urban ethos » (Krims 2007, 7) qui englobe l’éventail de possibilités de représentations urbaines dans une production créative. Par exemple, il s’agirait de l’importance d’une autoroute omniprésente dans un film, ou d’un échantillon de bruits citadins en arrière-fond d’un morceau de hip hop. Du particulier au général, Krims étudie ensuite cet ethos urbain dans la production cinématographique se rapprochant du disco, puis dans le matériau musical du rap pour enfin en arriver aux stratégies commerciales musicales et la création des niches culturelles pour artistes.

0.3. Problématique

Il y a donc deux pôles dans la relation en question : d’un côté l’objet musical et de l’autre l’environnement géographique. La nature de la relation entre ces deux pôles est de type interactif, c’est-à-dire que d’un côté, l’environnement géographique influence le créateur, et par extension sa création, et de l’autre le créateur et sa création influencent leur environnement géographique. L’idée de ce mémoire est de comprendre comment se forme cette interaction, et comment l’analyser. Dans les exemples cités plus haut, les multiples liens entre les deux pôles de la relation ont fait l’objet de nombreuses études (tourisme musical, construction identitaire, stratégies politiques, etc.). Cependant aucune de ces études ne propose un modèle méthodologique spécifique qui pourrait être réutilisé dans différents cas de figure. La cartographie se positionne en tant qu’outil indispensable dans l’étude de la géographie musicale. En soulevant les thèmes abordés plus haut, elle replace l’utilisateur dans son environnement. Afin d’éviter un quelconque assujettissement à l’autorité productrice de la carte, l’art s’est révélé particulièrement riche dans la réflexion sur les « contre-cartes ». Par ce biais, la relation entre les deux pôles s’est développée. Cependant la cartographie dans le domaine culturel a été marquée par une domination de la dimension visuelle (dessins, peintures, sculptures, installations, vidéos, etc.). Certains auteurs se sont ensuite penchés sur les cartes littéraires, sous forme de descriptions textuelles représentatives d’un espace (voir Liinamaa 2014 et Cooper 2015). Concernant la musique, la relation avec la cartographie est plus délicate. Nous l’avons vu plus haut, de nombreux auteurs ont développé le champ de recherche de la géographie musicale (ajoutons encore Cohen 2002 ; Cohen 2015 ; Long et Collins 2015), cependant aucun modèle méthodologique s’impose sur le plan cartographique. C’est la question de ce mémoire : comment

7 cartographier un morceau de musique ? Ou plus précisément, dans quelle mesure l’élaboration d’un modèle méthodologique permettrait de mieux comprendre la relation entre environnement géographique et création musicale ? Plus particulièrement, ce mémoire examine les impacts que peuvent avoir les thèmes abordés plus haut sur un pareil outil méthodologique. À savoir, comment faire intervenir le modèle méthodologique dans une dynamique qui oppose le « global » au « local » ? Dans quelle mesure intervient la valeur politique ? Encore plus spécifiquement, comment dessiner une trame cartographique, dans le domaine de la géographie musicale, qui éclairerait les attributs topographiques d’un morceau de musique particulier ? Afin d’illustrer le premier pôle, celui de la création musicale, j’ai choisi pour ce mémoire la figure particulière de Donny Hathaway, musicien soul des années 1970. Né en 1945, le musicien / producteur / arrangeur / compositeur se suicide en 1979 en laissant derrière lui un répertoire riche mais limité à cause de sa fulgurante mais courte carrière. Hathaway fut, tout au long de son parcours ainsi que de manière posthume, toujours considéré comme un des musiciens des plus brillants du genre soul (Hicks 2014). Pourtant, malgré son progressisme lyrique et musical (Ward 1998, 407), l’état de la recherche à son propos est aussi court que son répertoire. Le musicien reste ambigu sur de nombreux sujets qui lui sont contemporains. Quelles étaient ses positions en matière politique, idéologiques ou sociales ? Pourquoi était-il considéré comme un « soul brother » alors que ses intentions par rapport au mouvement semblaient vagabonder ailleurs ? Comment et pourquoi sa musique se caractérise comme soul ? En quoi l’environnement urbain a-t-il influencé sa musique, sa vie et sa carrière ? Et comment le musicien a redessiné le paysage social et urbain à travers sa musique ? L’objectif principal de ce mémoire est avant tout de proposer un modèle méthodologique d’analyse dans le champ de recherche de la géographie musicale. Ce modèle méthodologique se base sur le travail cartographique et à ce titre, l’objectif secondaire de ce mémoire serait de développer le champ de recherche de la cartographie culturelle. Par ailleurs, ce mémoire tente également d’offrir un nouveau point de vue sur la figure de Donny Hathaway en solidifiant son rapport à l’environnement géographique. Ce musicien ne bénéficie injustement pas d’une recherche détaillée sur son répertoire musical ni sur sa biographie en tant que telle. En fin de compte, ce mémoire présente un modèle méthodologique qu’il met ensuite en application au cas de la figure de Donny Hathaway.

8 0.4. Cadre théorique

Le modèle méthodologique proposé dans le cadre de ce mémoire se base sur les réflexions d’Henri Lefebvre et de Michel de Certeau à propos de l’espace et de la relation qu’un individu entretient avec lui. Les récentes réflexions sur la carte ainsi que sa distorsion par les artistes (comme nous l’avons vu plus haut), ont provoqué une analyse nouvelle de l’espace en tant que tel. La carte en elle-même doit se forger une nouvelle définition. À ce titre, ces questionnements et leurs résultats réévaluent le rapport spatial. La cartographie se positionne comme élément crucial dans ce rapport. Dans L’invention du quotidien 1. arts de faire, Michel de Certeau établit une taxinomie des points de repères topographiques (1980/1990). D’abord, il fait la différence entre lieu et espace (172–173). Dans un lieu sont distribués les éléments dans des rapports de coexistence. Le lieu procure une stabilité. L’espace, lui, prend en considération les facteurs de vitesse, de direction et de temps. À l’inverse du lieu, l’espace fait intervenir le mouvement. Plus loin, dans la même perspective, de Certeau distingue la carte du parcours (175–180). Le parcours est un espace pratiqué alors que la carte désigne des lieux. De manière plus moderne, Krims (2007) élabore une différence entre place, comme espace typique de la localisation, et space, comme espace typique de la globalisation (nous verrons plus loin ce point en détail). De Certeau, par ces distinctions, aborde les différents constituants de la carte en elle-même, à savoir la temporalité et l’implication humaine (par la participation de l’utilisateur, ce qui n’est pas sans rappeler les exercices de Debord 1955) dans un objectif de réappropriation de l’espace. Krims, quant à lui, y apporte les notions de globalisation et de localisation. Selon de Certeau, la distinction d’un lieu en un autre se découvre à travers les récits et l’action se transmet par ce qu’il appelle l’art de faire et l’art de dire. À nouveau, de Certeau impose la dimension personnelle dans le rapport à l’espace. Il observe les différents mécanismes qui annihilent le contrôle d’une autorité sur l’environnement de l’individu. De manière plus spécifique encore, dans La production de l’espace, Henri Lefebvre (1974/2000) distingue, non sans humour, ce qu’il appelle la représentation de l’espace à l’espace de représentation, toujours dans cette optique de conflit entre une autorité imposant une perspective sur la représentation de l’espace1. La représentation de l’espace parle d’elle-même. Il s’agit des

1 Les cartes en sont le meilleur exemple. Cependant les infiltrations de la politique dans les décisions urbanistiques sont très visibles dans certaines villes. Ces infiltrations se passent via des moyens parfois douteux, parfois nécessaires.

9 moyens utilisés afin de provoquer des changements au sein de son propre environnement spatial. En revanche, l’espace de représentation se rapporte au répertoire symbolique personnel d’un individu particulier, qu’il perçoit par rapport à son environnement géographique. Les rapports de distance que l’individu construit avec son environnement sont imposés par une autorité alors que l’individu, dans sa perception, se libère de ce rapport. Selon Lefebvre (1974/2000, 266) :

L’ordre proche, celui du voisinage, et l’ordre lointain, celui de l’État, ont cessé bien entendu de coïncider ; ils se rencontrent ou se téléscopent. C’est ainsi que les déterminations « architectoniques », comme l’espace qu’elles comprennent, persistent dans la société, modifiées de plus en plus radicalement, sans jamais s’abolir. Cette continuité sous-jacente ne se produit pas seulement dans la réalité spatiale, mais dans les représentations. L’espace pré-existant ne supporte pas seulement des dispositions spatiales durables, mais aussi les espaces de représentations, qui entraînent avec eux imageries, récits mythiques. Ce qu’on nomme souvent « modèles culturels » en utilisant ce terme générateur de confusions : la culture.

Ce rapport de la perception mentale de l’espace, et de la carte par extension, par l’individu déclenche une réflexion sur ce que l’anthropologue Alfred Gell appelle les « cartes mentales » (1985). En naviguant dans les paysages et les chemins de son espace de représentation, l’individu perçoit son environnement. Ce processus de représentation cognitive est particulièrement crucial dans l’expérience cartographique car il valorise la personnalisation de la carte (versus l’impersonnalisation propre à l’autorité). Dans le même ordre d’idée que de Certeau, Lefebvre établie une taxinomie des différents espaces, en partant de l’espace social qui se rapporte à la vie quotidienne et au monde social d’un individu, à l’espace absolu, strictement naturel et faisant appel aux réactions corporelles. Les distinctions de Lefebvre et de Certeau mettent en avant des éléments importants dans le rapport cartographique : temps, personnalisation, perception cognitive, stabilité, mouvement, participation, direction. Par ailleurs, l’importance d’un rapport personnalisé à l’espace que les deux auteurs soulèvent est similaire à l’objectif qu’avaient de nombreux artistes de la seconde moitié du XXème siècle dans leurs créations (nous l’avons vu plus haut, mais pour donner quelques exemples, il s’agirait des œuvres de Christo, Robert Smithson, Joseph Beuys ou encore Anish Kapoor). L’art a une place particulière dans cette dynamique, et avec lui, l’art sonore, ou la musique. Les

C’est le cas de Bruxelles par exemple. À ce sujet, se référer aux témoignages dans la carte sonore de la ville, « BNA– BBOT : Brussels Soundmap ».

10 « philosophies » de l’espace développées par de Certeau et Lefebvre offrent des concepts qui pourraient s’appliquer à l’objet musical. Par ailleurs, la conception de l’environnement géographique en tant que tel varie d’une discipline à l’autre. Comme le précisait Ola Johansson (2009), en faisant intervenir de nombreuses disciplines différentes, l’étude peut parfois sembler s’éloigner de la géographie à proprement parler. Pourtant, les conséquences sur le paysage sont manifestes, comme nous le verrons au cours de ce mémoire. En comprenant certaines politiques institutionnelles, certains objectifs idéologiques, certains indices constitutifs du contexte, il nous est permis de visualiser l’impact de l’environnement géographique sur la création ainsi que l’inverse.

0.5. Méthode

Le modèle méthodologique proposé dans ce mémoire est donc alimenté par les distinctions spatiales de Michel de Certeau et d’Henri Lefebvre. Ces distinctions sont regroupées dans quatre couches cartographiques. La première est théorique et témoigne des réflexions émises par l’autorité dans l’établissement d’un plan urbain. La couche théorique examine le point de vue extérieur de l’urbaniste versus le point de vue intérieur de l’habitant. La deuxième couche est empirique et se rapporte aux notions de parcours ou de trajets de l’utilisateur, ce qui permet de mettre en lumière les notions d’expérience et de mouvement dans le processus cartographique. La troisième couche est abstraite. Elle concerne principalement l’espace de représentation de l’individu, les rapports topographiques des mythes, les conceptions mentales de l’environnement immédiat, somme toute la carte cognitive. Enfin, la quatrième couche est concrète. Celle-ci étudie les formes que peuvent prendre la carte lorsqu’elle sort de l’esprit de son créateur/utilisateur. Ce modèle tente de souligner certains indices cartographiques dans une création musicale. Mis ensemble et catégorisés selon les quatre couches, ces indices élaborent une cartographie de cette même création. Le modèle est accompagné de caractéristiques spécifiques qui offrent une nouvelle définition de la carte. Dans ce mémoire, je mets en application ce modèle avec « The Ghetto » de Donny Hathaway. Dans la couche théorique, il sera question d’un choix de l’échelle des éléments urbains auxquels le morceau se rapporte. Dans la couche abstraite, nous verrons comment le morceau alimente une certaine « imagerie » propre à son contexte urbain, qui se rattache à plusieurs conflits idéologiques, sociaux et politiques. Selon l’auteur Brian Ward, « The

11 Ghetto » prend la forme d’une « black pride jam » (Ward 1998, 366), la couche concrète aborde les mécanismes intégratifs de cette jam au sein du matériau musical. Enfin, dans la couche empirique, il sera question de dessiner la trajectoire du morceau et d’analyser sa diffusion et sa réception. Ces éléments topographiques sont ensuite remis en perspective dans la relation que le créateur entretient avec les quatre couches cartographiques. C’est-à-dire que ces couches s’organisent autour de la figure centrale du créateur. Un système vectoriel (centrifuge et centripète) les connecte au créateur, notamment à travers sa création. C’est pourquoi l’application des quatre couches cartographiques, de leurs caractéristiques et du système vectoriel à « The Ghetto » nécessite une connaissance préalable des éléments biographiques importants du musicien ainsi que de certains constituants du genre soul. La méthode dans ce mémoire est donc la suivante :

1. Développement et proposition du modèle méthodologique 2. Application du modèle et de son système vectoriel à « The Ghetto » de Donny Hathaway 3. Observer dans quelles mesures le modèle répond aux objectifs du mémoire

Concrètement, il s’agit donc avant tout d’établir une réflexion sur la définition de la carte en elle-même et d’en définir ses attributs lorsqu’elle fait intervenir l’élément sonore. Dans un premier temps, ce mémoire se concentrera précisément sur le fruit de ces recherches. Dans un second temps, il s’agira de transposer cette réflexion sur l’enregistrement de « The Ghetto » de Donny Hathaway. Ce morceau servira d’illustration du modèle proposé et établi en fonction des recherches effectuées sur la carte. Plusieurs paramètres seront donc à prendre en compte. D’abord, le matériau musical brut y est analysé. Mais ensuite, le discours et le contexte inhérent aux différents moments-clés du morceau (à savoir, sa création, sa diffusion, son écoute en concert, par exemple) y sont traités de manière primordiale. Le discours s’articulant autour de ces moments détermine en grande partie la trajectoire que ce morceau suivit. Son impact dans la communauté dépend évidemment de son contexte. Dès lors, les sources primaires comme des articles de journaux ou de périodiques d’époques seront étudiées pour y tracer les limites du discours en vigueur. Ensuite, c’est toute la littérature citée plus haut qui permettra de formuler une pensée sur l’enregistrement en question. Les indices topographiques une fois décelés, il s’agira d’appliquer le système vectoriel les reliant à leur créateur et à leur création. La dynamique qu’offre le système

12 vectoriel (dont nous parlerons plus bas) permet de relier le créateur, sa création et son contexte ensemble. Le modèle proposé se forme à partir d’une réflexion faite sur la littérature citée plus haut. L’analyse des indices topographiques se fait en regard du discours élaboré autour du morceau, ainsi que du matériau musical en lui-même (le son de l’enregistrement), qu’il s’agisse de sources primaires ou secondaires. La démarche adoptée ici va plutôt donc dans un sens déductif. À titre indicatif, j’aimerais toutefois avertir que ce mémoire présente une vision théorique du modèle méthodologique. Malheureusement, le modèle n’est encore qu’un prototype incomplet. Ceci pour deux raisons. La première raison est que la multiplicité disciplinaire impliquée par le modèle est énorme. Ce modèle ne fait que spatialiser l’interdisciplinarité qui règne autour d’une création musicale. À propos du même objet, il faut étudier simultanément le matériau musical, l’économie, la sociologie, l’urbanisation ou encore la politique elle-même. Chacune de ces disciplines fait intervenir des débats qui demandent une critique acérée des sources utilisées. Une réalisation complète et totale du modèle est bien trop ambitieuse dans le cadre d’un mémoire, et encore plus lorsque celui-ci est rédigé par un auteur unique. Deuxièmement, les recherches effectuées se sont heurtées à certains obstacles concernant l’accès à des informations spécifiques. Ce manque d’informations concerne principalement des plans historiques de différentes villes américaines, des fiches d’indices de ventes ou encore des éclairages statistiques sur les stratégies de promotion mises en œuvre à l’époque. Les institutions ciblées qui auraient pu participer à l’élaboration de ce travail ont été difficilement accessibles. C’est pourquoi, pour certains aspects de ce travail, l’analyse s’arrêtera malheureusement de manière abrupte. Néanmoins, ces manques ne plongent pas ce travail dans un néant total et sont généralement comblés par des propositions théoriques qui permettent de visualiser le résultat final du modèle utilisé pour l’analyse.

13 Chapitre 1 : Définitions

1.1. Quatre couches cartographiques

Le modèle proposé dans ce travail distingue quatre couches cartographiques différentes qui offrent chacune une perspective spécifique sur la création musicale. Ces quatre couches s’organisent autour de la figure centrale du créateur et de sa création. Chacune de ces couches met en lumière certains indices, dans la création en question, qui solidifient la relation qu’elle entretient avec son environnement géographique. Ces quatre couches cartographiques sont les suivantes : théorique, empirique, abstraite et concrète. La première se rapporte à une carte dont les informations à propos des mesures sont validées par la collectivité alors que la deuxième en est l’inverse, à savoir une carte dont ces informations sont absolument propres à son créateur ; la troisième concerne la représentation mentale de son propre environnement et la quatrième se rapporte à l’artefact physiquement concret. Ces couches cartographiques ont également des caractéristiques spécifiques dont les plus importantes sont les deux catégories suivantes : statique ou dynamique, et à participation active ou passive (selon une utilisation individuelle ou collective).

1.1.1. La couche théorique

La couche théorique est ce qui s’apparente le plus à une carte de réseaux routiers, à savoir un outil fonctionnel fréquemment utilisé par les voyageurs. Elle se base sur des données géomatiques indéniables. En plus de la fonction d’imitation exacte de la réalité la couche théorique se rapporte également à la notion de plan. Dans l’exercice planimétrique, le plan doit se fonder sur des règles établies et validées par la collectivité (comme celle de suivre inévitablement une [des] échelle[s] spécifique[s] par exemple). Dans le cas de l’urbanisme, la planimétrie se base sur d’autres paradigmes. Dans son ouvrage L’image de la cité, l’urbaniste Kevin Lynch (1960/1969) élabore une méthode cartographique basée sur cinq points : les voies, les limites, les quartiers, les nœuds et les points de repères. Sur la carte, les voies sont les chemins empruntables par un agent mobile de la cité (promeneur ou automobiliste). Les limites sont les éléments linéaires non-empruntables par ces agents, comme un ruisseau ou une voie ferrée. Les quartiers sont de larges espaces condensés

14 ou pas reconnaissables selon un point de vue intérieur ou extérieur grâce à une unité urbanistique ou architecturale (qu’elle soit esthétique ou simplement mémorielle de la part de l’habitant). Les nœuds sont les centres névralgiques de la cité. Ce sont des lieux de passages en masse, de rassemblements ou de valeur indispensable qui ferait circuler inexorablement un nombre conséquent de passants. Enfin, les points de repères sont les endroits symboliques propres à chaque habitant du quartier. Ce sont les endroits qui lui permettent de se repérer, les lieux qui ont une importance pour lui (54–56). Dans cette classification, Lynch amorce un procédé cartographique par lequel la couche théorique se mélange avec une couche plus personnelle alors que la couche théorique est fondamentalement une carte impersonnelle. En fait, dans son ouvrage, Lynch généralise certains comportements typiques d’un citoyen afin de théoriser son trajet personnel. Dans d’autres cas, les paradigmes de base pour l’élaboration d’une carte seront différents. Par exemple, l’école du Bauhaus, suivant une vision des plus rationaliste, ne voyait la ville que selon deux analogies. La première était la ville comme une machine et la seconde était la ville comme un organisme vivant (Lang 2000, 85). Ces paradigmes changent également selon le lieu auquel le plan se réfère (à Oslo ou à Cape Town, la situation n’est pas la même ; Muller 1998). La couche théorique est donc une couche cartographique dont la construction, les points de repères, les lignes, les données et les conditions de son existence sont admises par une large communauté, voire par l’entendement général commun ; il s’agit d’une carte fonctionnelle-type qui a pour but particulier d’être utilisée en grand nombre. Cette couche théorique est une représentation en deux ou trois dimensions la plus exacte possible de la réalité (celle de l’univers admis par une large communauté, qu’il soit vrai comme le monde géographique, ou fictif comme celui d’un jeu vidéo).

1.1.2. La couche empirique

Au contraire de la couche théorique, les points de repère, les constructions, les trajets les données et les conditions d’existence de la couche empirique n’existent que par (et ne dépendent que de) son créateur/utilisateur. La couche empirique n’est pas une représentation fac simile de la réalité. Le point de vue des plans empiriques est focalisé sur la vision de l’habitant de son environnement géographique immédiat plutôt que l’aperçu général d’une ville selon un point de vue supérieur. Le point de départ d’une couche cartographique empirique se penche avant tout sur

15 les comportements des individus dans leur environnement, leurs centres d’intérêts, leurs trajets. Dans la couche théorique, les points de repères deviennent des universaux géographiques, alors que dans la couche empirique, les points de repères fonctionnent en tant que symboles pour l’individu. Leurs valeurs lui sont totalement personnelles. Ce type de carte implique directement la notion d’expérience qui fait intervenir le mouvement dans le processus de représentation. Il s’agit d’un parcours, voire d’un trajet. L’expérience marquée dans l’esprit fait en sorte que le créateur de la carte revient sans cesse sur son trajet, le reprenant depuis le début ou depuis n’importe quel point. La question de la temporalité d’une telle couche est inévitable. La carte est-elle durable ou éphémère ? Tout dépend de l’importance qu’elle détient dans l’esprit de son créateur/utilisateur. Les couches théorique et empirique ont tendance à s’imbriquer en urbanisme, malgré leur flagrante opposition. Les créations artistiques sur le travail cartographique fournissent les meilleures illustrations de couches empiriques. Par exemple, dans l’art contemporain, les créations de l’artiste Bouchra Khalili parlent d’elles-mêmes. Dans The Mapping Journey Project (2008-2011), elle raconte un trajet que firent autrefois des migrants en le marquant au feutre rouge sur une carte routière, laissant ainsi une trace personnelle sur une couche cartographique théorique. Dans les années 1960 déjà, le travail sur la carte s’était étendu à une réflexion à propos du « site » et du « non-site » avec des mouvements comme le Land Art ou l’Art Minimal (Curnow 1999). La couche cartographique empirique est donc une carte profondément personnelle qui fait intervenir l’idée de trajet. Tout ce qui lui permet de se construire ou d’exister tout simplement se raccroche aux valeurs de l’individu, que cela soit via sa mémoire, ses intérêts, ses valeurs ou ses ambitions dans la mesure ou le créateur/utilisateur est le seul qui comprend complètement sa carte et celle-ci n’existe que grâce à lui.

1.1.3. La couche abstraite

La couche cartographique abstraite se rapporte au répertoire d’éléments symboliques propres à l’individu à propos d’une carte. Il s’agit véritablement d’une carte cognitive, ou carte mentale (Gell 1985 ; Portulagi 1996). Par exemple, l’intervention d’un cerisier sur le bord du trottoir évoquera quelque chose de différent selon chaque individu, ou plus généralement un campagnard percevra la ville d’une autre manière qu’un citadin. Ce type de couche concerne la

16 représentation qu’un individu se fait du monde qui l’entoure. Dans certaines religions, la conception particulière de l’espace procure des exemples éloquents pour cette couche cartographique. Par exemple les Autochtones de l’Amérique du Nord du XVIème siècle concevaient leur espace comme animé d’esprits dans chaque élément naturel, alors que les Européens n’y voyaient qu’un espace inanimé (Motsch 2001). Dans son ouvrage Le sacré et le profane (1957/1965), Mircea Eliade examine l’organisation spatiale qui entoure un objet de culte dans différentes religions, qui lui-même prend une importance particulière et divine dans l’organisation cosmique de l’adepte. Outre ceci, les références topographiques de passages d’un lieu divin à un lieu mortel abondent dans différents mythes. Par exemple, l’Olympe de la Grèce antique, montagne mystique et réelle qui sert de contact entre les deux mondes et qui abrite l’organigramme familial complexe des divinités, dont les histoires relatent sans cesse les voyages de l’un d’eux sur la terre des mortels (Ganz 1993). En plus de la montagne, les transferts de spiritualités se déroulaient, via une statue ou une pythie, dans une grotte, un désert ou dans un temple. L’importance géographique dans le mythe se retrouve dans la plupart des religions (Eliade 1957/1965). Dans les mythes nordiques, il existe ce gigantesque trou, le Ginnungagap, qui descendait si profond que l’homme s’y aventurant gelait instantanément. Ce trou abriterait les titans fondateurs des éléments naturels de la Terre (Seaver 2004, 247–253). La couche abstraite se rapporte donc aux conceptions spirituelles. Pour ne pas la limiter à une vision cartographique de la religion, elle est par essence une carte imaginée qui ne dépasse pas le stade de la conception d’esprit. La couche abstraite comme une image mentale, schématique ou non, ne peut être qu’animée. Elle est continuellement en mouvement puisque sa mobilité est le principe même de son existence (altérations dues à ses remémorations ; de Certeau 1980/1990). Et le créateur l’utilise fréquemment pour la développer sans cesse. Son existence est personnelle à l’individu et son nombre d’attributs est illimité (structurée, chaotique, synthétique, brodée, etc.). Elle englobe l’espace de représentation propre à l’individu qui se la crée mentalement (Lefebvre 1974/2000).

17 1.1.4. La couche concrète

La couche cartographique concrète existe physiquement. Son existence ne peut être contredite par l’assemblée qui en témoigne malgré que sa longévité puisse être variable (carte éphémère sur le sable par exemple). Matériellement, elle peut prendre la forme d’une image, d’un schéma ou d’un texte. Il s’agit par exemple d’une carte géologique du plateau du Golan, ou un texte de Charles Baudelaire (sur ce sujet particulier, se référer à Liinamaa 2014), voire même du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle. Une couche cartographique concrète peut également être orale. Nous considérons les mots et les sons comme concrets, bien qu’impalpables (sur la matérialité du son, se référer à Cox 2013 ; Ochoa Gautier 2014 ; Cox, Jaskey, Suhail 2015 ; Douglas Barrett 2016). Dès lors, cette couche n’existe que le temps de sa déclamation et le temps mémoriel de son ou ses auditeurs (s’il y en a). La couche concrète est donc une représentation physique de l’espace qui évoque chez tout un chacun l’idée d’une carte quelle qu’elle soit. Sa temporalité est variable et sa diffusion peut se faire de manière matérielle ou immatérielle. En musique, certains éléments révèlent des indices topographiques au sein du morceau. Par exemple, une réverbération dans un certain type d’enregistrement révèlera une position de micro unique, une formation du groupe autour de ce micro et des parois de murs en pierre typiques de ceux d’une cave (à ce sujet, se référer à Moore 2010). D’autres effets techniques appliqués au son contribuent à la « mise en scène phonographique » du morceau (Lacasse 2005). Ces indices ne se retrouvent pas uniquement dans un morceau de musique, mais aussi bien dans un entretien ou dans une prise de son quelconque Le travail auditif permet également de se situer (et de se repérer dans le noir, par exemple). À ce titre, le son enclenche un phénomène de « musico-localisation » chez l’auditeur. L’écoute d’un morceau de musique dessine alors une couche cartographique abstraite dans l’esprit de l’auditeur. Le phénomène de la « musico-localisation » a également pour binôme la danse et le mouvement du corps. Si une réaction mobile corporelle face à la musique est également une réaction face à son environnement spatial et musical (Brabazon 2012, 23–29), la danse en elle- même dessine une carte. La couche cartographique concrète existe donc au sens large et s’applique partout, que cela soit dans un texte, dans une image, dans un morceau de musique ou un mouvement. Plusieurs personnes qui ont fait l’expérience de la carte peuvent témoigner de son existence.

18 1.2. La carte et ses caractéristiques

La première caractéristique d’une carte est celle de sa mobilité : est-elle statique ou dynamique ? Dans ce type de distinction, le contenant et le contenu prennent toute leur importance. Le contenu peut bouger alors que le contenant reste immobile, de même que les deux entités peuvent être mobiles dans une carte d’apparence immobile. Par exemple les images de carrefours d’autoroutes utilisés par des automobiles que l’on voit dans la trilogie cinématographique de Godfrey Reggio (Koyaanisqatsi (1982), Powaqqatsi (1988) et Naqoyqatsi (2002)) deviennent des exemples de cartes statiques dans lesquelles le contenu (les objets mobiles) sont dynamiques. Dans la saison 2 de la série télévisée True Detective, la caméra suit la trajectoire de l’autoroute. La carte semble dès lors dynamique en tous points cependant le contenant prenant la forme d’une structure macadamée imposante m’incite à le concevoir comme un élément statique. Ces exemples font en fait intervenir trois éléments différents : l’agent mobile, la structure et le point de vue (la voiture, l’autoroute et la caméra). Les cartes nautiques du XVIème siècle n’avaient pas d’agent mobile et tout y paraissait statique. Cependant, l’objectif de ces cartes n’était pas de témoigner d’un territoire conqui, mais plutôt d’aider les agents mobiles à se repérer en mer (comme la Portolan Atlas, Mariner’s Mirrour, etc. ; à ce sujet, se référer à Short 2004, 109–129). Ce qui introduit la deuxième caractéristique : la participation active ou passive de l’utilisateur de la carte. Dans le cas où l’utilisateur/créateur de la carte est seul à la connaître, sa participation à celle-ci sera automatiquement active, puisqu’il la construit lui-même. Mais dans le cas où il y a deux personnes ou plus qui sont impliquées dans le processus de création et d’utilisation de la carte, la participation active ou passive varie. Cette participation se rapporte au rôle de la carte, à son objectif et à ses fonctions. Lorsqu’un automobiliste suit le trajet que lui indique Google Maps sur son téléphone intelligent, il applique une participation passive de la carte. Alors que s’il modifie sans cesse ce trajet en ajoutant aux données de la carte ses propres connaissances du lieu et du temps (par exemple, l’heure de pointe devant l’école du quartier), il applique une participation active sur cette carte. La participation active ou passive de la carte fait donc intervenir deux opposés : le collectif et l’individuel. Ces deux dimensions de la carte se rapportent à la notion de point de vue (comme pour la première caractéristique). Michel Foucault aborde cette notion par rapport à l’espace lorsqu’il politise la surveillance dans le Panopticon de Jeremy Bentham (1975). Dans ce pénitencier, une

19 tour centrale contrôle par la surveillance les trajets des détenus. Ceux-ci sont libres de tous mouvements tant qu’ils restent sous le regard du surveillant. Foucault nomme ce surveillant « l’individu disciplinaire », qui agit par autorité sur « l’individu discipliné », que personnifie le prisonnier (225–264). Dans le plan du Panopticon, les deux points de vue sont évidents. Le premier est extérieur, c’est celui de l’individu disciplinaire, qui voit son espace comme il verrait un plan, qui ordonne la danse et contrôle le mouvement dans la prison. Le deuxième est intérieur et est celui de l’individu discipliné, qui peut se construire tous les trajets qu’il souhaite pour autant que ceux- ci soient sous contrôle de l’individu disciplinaire. Il ne voit pas son espace comme un plan, mais plutôt perçoit des lignes de mouvement. Pour ces deux individus, leur participation à la carte du Panopticon est ambiguë. Une part d’activité et de passivité est à relever chez chacun des deux individus. L’individu disciplinaire contrôle son espace mais ne l’utilise pas. Dans ce sens, il est à moitié passif et à moitié actif. C’est l’inverse pour l’individu discipliné, qui ne contrôle pas son espace mais l’utilise. La participation active ou passive est une caractéristique déterminante de la carte et se rapporte par extension à l’engagement politique d’une carte ou d’une « contre-carte » (à ce sujet, se référer à Branch 2014 et Presner, Shepard, Kawano 2014).

Pour résumer, les quatre couches cartographiques et leurs caractéristiques font intervenir simultanément plusieurs notions : la temporalité, la représentation mentale, la mobilité et la fonctionnalité. Les couches et les caractéristiques s’imbriquent entre elles et ne sont pas absolument exclusives. La représentation mentale est personnelle et intervient pour l’intégralité des cas de spatialisation de son propre environnement. Dans cette optique, la mémoire fait intervenir des expériences et des images de l’espace dans le passé ainsi que l’anticipation et la connaissance dans le futur (Fink 2000). La carte alors doit mêler toutes ces notions dans sa propre définition. Mikhaïl Bakhtine développe dans son article « Forms of Time and of the Chronotope in the Novel » (1937/1981) la notion de chronotope. Cet élément se retrouve dans un texte littéraire et concilie les dimensions spatiale et temporelle du récit (84–259). La fonction du chronotope s’est développée au fil des années pour dépasser le cadre littéraire (par exemple, le sociologue Paul Gilroy examine la culture noire américaine à travers différents chronotopes présents dans certains ouvrages précis, voir Gilroy 1993/2010). Du grec khrónos, qui signifie « le temps », et topos qui signifie plus généralement « le lieu », le chronotope est un élément qui fait donc intervenir simultanément en lui-même les notions de localisation (ou de lieu) et de temporalité. Sur une carte,

20 un point de repère témoigne d’une certaine époque. Par exemple, la ville de Lutèce sur une carte de l’Antiquité agit comme un chronotope, tout comme la ville de Paris sur une carte de 1950. D’abord l’aspect physique de la ville se modifie, mais les techniques d’impression et les points de vue adoptés évoluent aussi. Tous les points de repère sur une carte sont instantanément des chronotopes, puisqu’ils témoignent d’une certaine époque, ou d’un certain moment. Ensuite, dans son ouvrage Une brève histoire des lignes (2007/2013), Tim Ingold élabore une taxinomie des lignes qui interviennent dans notre environnement. Il en distingue cinq types : les fils (qui pendent, s’érigent ou volent), les traces (additives ou soustractives), les coupures (et autres pliures et brisures), les lignes fantômes (celles qui se forment dans notre esprit) et les lignes hors catégories. Ces lignes s’entrelacent pour former des surfaces, les disséquer, ou simplement nous permettre de percevoir notre environnement physique quotidien. Quand ces lignes se mettent en mouvement, leur nature change. Dans cette perspective, Ingold distingue la promenade de la connexion. La première se dessine au hasard d’un voyage, d’une courbe dont le départ et l’arrivée ne sont pas prédestinés tandis que la deuxième est la liaison nette entre différents points. À ce stade- ci, Ingold distingue le trajet du transport. Dans le premier, la personne se déplaçant est totalement active alors que dans le second, elle est passive et se laisse porter de point en point. Pour ce qui est de ces points de localisation, Ingold fait une distinction entre deux perspectives différentes. La première est un type de lieu comme épicentre, qui attire des connecteurs et dans lequel cohabitent des points de vie (individus). La deuxième perspective consiste à voir immédiatement une personne en mouvement comme une ligne de vie. Le point de repère serait alors un endroit où des lignes de vie se croisent, s’entrelacent pour repartir ailleurs (57–136). La définition de la carte mêle ces deux notions, à savoir le chronotope et la ligne (pour une définition plus complète de la carte, se référer principalement à Harley 2001). Elle est un témoin temporel, se rapporte à un lieu et se construit avec des points de repères et des lignes (qu’il s’agisse de promenades ou de connexions). Selon l’utilisation de la carte par un individu, ces lignes deviennent des trajets ou non. Une carte est donc un assemblage de chronotopes et de lignes. Elle peut prendre une forme imagée, géographique, orale ou littéraire ainsi qu’elle fait intervenir les notions d’expérience et de mouvement. Dans le cadre de ce mémoire, l’exercice cartographique lié au morceau « The Ghetto » se base sur ce modèle-ci (les quatre couches cartographiques et leurs caractéristiques) et respecte ces notions qui constituent cette définition de la carte.

21 1.3. Donny Hathaway

Cette courte section met en lumière les éléments biographiques les plus significatifs du musicien dans le cadre de ce mémoire. Ces éléments sont les suivants : la temporalité, le lieu, le monde social et les studios. En d’autres termes, il s’agit de relever les périodes les plus importantes dans la carrière de Donny Hathaway, les lieux où il a travaillé, avec qui et pour qui. Les éléments de cette section se réfèrent principalement tous au travail biographique effectué par Charles Waring à l’occasion de la sortie de l’anthologie Never My Love en 2013 (Waring 2013).

Donny Hathaway naît le 1er octobre 1945 à Chicago. Dès ses trois ans, il part rejoindre sa grand-mère à St Louis (Missouri). Il y reste seize années durant lesquelles il grandit dans le ghetto et se perfectionne en musique, principalement au chant et au piano (Powell 1970). C’est à l’église qu’il commence à exercer ses talents musicaux. Très vite, ses incroyables facultés lui font acquérir le surnom « Donny Pitts » ainsi que la réputation de « The Nation’s Youngest Gospel Singer ». En 1964, grâce à une bourse universitaire, Hathaway part étudier à la Howard University (Washington D.C.). Durant les années 1960, la Howard University était considérée comme une des universités américaines des plus progressistes des États-Unis (Clark 1965/1989, 149). Donny Hathaway voyait d’abord son avenir dans la musique d’église et le gospel. Ses intérêts pour les autres musiques étaient d’abord uniquement pécuniaires. Dès lors, pour s’aider financièrement, il se produit avec son ami batteur Ric Powell, de la Howard University également, avec le Ric Powell Trio dans des cafés jazz de Washington D.C. En 1967, Hathaway se fait contacter par Curtis Mayfield qui lui proposa de venir travailler à Chicago. Il quitte donc Washington juste avant la remise de diplôme, considérant que le principal en matière musicale était acquis, pour devenir A&R producer chez Curtom, le nouveau label discographique de Mayfield (fondé en 1968). Malgré ses intentions de carrière dans le gospel, son récent mariage avec Eulaulah Hathaway et son désir de gagner sa vie en tant que musicien professionnel lui firent rentrer assez vite dans le domaine musical séculier. En 1967, Hathaway part en tournée avec The Impressions, comme directeur musical. À partir de ce moment, Hathaway enchaine une série de contrats. De 1967 à 1969, il écrit des pour Lovelace Watkins chez Uni Records, pour les Unifics, un groupe formé à la Howard University également, chez Kapp Records, pour Carla Thomas ainsi que les Staple Singers chez Stax Records à Memphis. Hathaway

22 est ensuite contacté par la compagnie chicagoanne Chess pour qu’il devienne musicien de studio. Si cette dernière offre lui plut car elle lui permettait d’exercer ses talents musicaux, ce sont malgré tout ses responsabilités d’arrangeur et de producteur qui lui permettaient de vivre financièrement. C’est ce tiraillement entre ses besoins financiers et son véritable plaisir à jouer qui lui incitèrent à prendre la décision de démarrer une carrière solo en 1969. Son curriculum vitae était alors impressionnant et il rejoignit son ami d’université Ric Powell pour fonder leur propre compagnie, la Don-Ric Enterprise Inc., ainsi que l’entreprise d’édition Don-Pow Music, à Chicago. Cette même année, la compagnie d’enregistrement Atlantic Records, basée à New York, le contacta via le producteur pour qu’il vienne travailler avec eux. Hathaway accepta et, de 1970 à 1973, enregistra un chaque année : Everything is everything (1970), Donny Hathaway (1971), Live (1972), Extension Of A Man (1973). Outre sa carrière solo bondissante, Hathaway se produisit à de nombreuses reprises avec son amie chanteuse de la Howard University, Roberta Flack. Depuis les années académiques, les deux musiciens coécrivaient et jouaient ensemble mais c’est en 1972 qu’Atlantic Records compila leurs hits sur l’album Donny Hathaway & Roberta Flack. Enfin, en plus de ces productions, Hathaway continuait à écrire des arrangements à de différentes occasions. Par exemple, en 1972, Hathaway signa la bande originale du film de la Blaxploitation Come Back Charleston Blues. Le film fut tourné dans les rues de Harlem (New York), et son histoire prit la suite de Cotton Comes To Harlem (1970), l’un des plus gros succès du genre cinématographique de la Blaxploitation,. En 1973, Hathaway écrivit des arrangements à Nashville pour Atlantic Records, pour le musicien country Willie Nelson sur son album Shotgun Willie. Il déménagea également à New York cette même année (Lordi 2016, 4). Dès 1974, Donny Hathaway sort de la scène musicale. Ses problèmes de santé mentale, ses troubles familiaux et son perfectionnisme musical ne font pas bon ménage. Ses séjours à l’hôpital se multiplient. Depuis le début des années 1970, son comportement fait preuve de quelques étrangetés et en 1973, il se fait diagnostiquer comme schizophrénique paranoïaque. Il apparaît néanmoins de temps en temps dans les studios d’Atlantic Records. En 1977, il relance son duet avec Roberta Flack avec « ». Il retente la même expérience en 1979 avec « You Are My Heaven » et « Back Together Again ». À ce moment, sa famille est éclatée. Il est divorcé d’Eulaulah, a quitté à cette occasion ses deux filles Lalah (née Eulaulah Donyll) et Kenya et s’est installé avec une autre femme avec qui il a une fille, Donnita. Lors d’une session au studio avec Roberta Flack et quelques autres amis, Donny Hathaway s’enthousiasme pour de nouveaux

23 projets et de nouvelles idées. Ce même soir, le 13 janvier 1979, Hathaway rentre dans sa chambre du Essex Hotel à New York et se suicide en sautant du haut du 15ème étage. Mort sur le coup, il est enterré à St Louis. Plusieurs rumeurs se sont propagées au sujet de sa mort, et les questions sont restées sans réponses. A-t-il sauté ou est-il tombé ? Certains évoquent même un meurtre intentionnel (Cheers 1979), étant donné ses projets en bonne voie pour un come back2. Outre cela, le répertoire de Donny Hathaway, malgré qu’il soit malheureusement maigre, se démarque par sa diversité. Cette dernière se note grâce à ses multiples travaux entre 1967 et 1973, mais aussi par de nombreux enregistrements de genres, se balançant du country au disco en passant par de grandes compositions symphoniques, des ballades ou encore des compositions jazz.

Il y a donc trois périodes qui jalonnent la vie de Donny Hathaway. D’abord celle qui part de sa naissance en 1945 jusqu’à sa sortie de l’université en 1967. Ensuite viennent les années de gloire, entre 1967 et 1973. Et enfin, la dernière période concerne sa sortie de la scène musicale en 1973 et son grand retour jusqu’à son suicide en 1979. Cette période est la plus floue et la moins documentée. Donny Hathaway travaille avec de nombreux studios et labels au début de sa carrière (Chess, Rhino, Curtom notamment), mais c’est véritablement la compagnie Atlantic Records qui marque sa production musicale. Durant sa vie, il aura voyagé entre Chicago, New York, Washington D.C. et St Louis ainsi qu’il aura rencontré de nombreuses personnalités avec qui il aura travaillé (Carla Thomas, Curtis Mayfield, Willie Nelson, etc.). Cette diversité dans ses rencontres et dans les villes favorise la diversité musicale de son répertoire.

1.4. Le genre soul

Cette section identifie l’utilité double de la catégorie musicale du genre soul. D’abord, cette catégorisation existe à des fins commerciales et est profondément enracinée dans une dynamique alimentée par les points de vente de musique ainsi que les magazines de charts tel Billboard. Ensuite, elle existe également à des fins idéologiques pour lesquelles le soul devient un cas

2 Il est à noter toutefois que la presse Noire américaine ainsi que les structures médiatiques majoritairement blanches de l’époque, toutes deux engagées socialement et politiquement, auraient pu avoir un impact sur la perception de la mort de cette figure culturellement majeure dans le domaine du soul de cette époque.

24 particulier. Somme toute, cette section vise à identifier les significations, les constituants et les enjeux dans le cadre de la catégorisation du soul.

En 2009, le dictionnaire Le nouveau Petit Robert de la langue française 2009 définissait le genre soul comme un « Style musical vocal créé par les Noirs américains dans les années 1960, issu du blues, du gospel, du jazz et du rhythm and blues. » (Rey-Debove et Rey 2009, 2407). Cette définition un peu simple met en avant les cinq cellules-clé qui forment le genre soul en lui-même : « style », « vocal », « créé par les Noirs américains », « années 1960 », « issu du blues, du gospel, du jazz et du rhythm and blues ». En revanche, elle se méprend sur chacune de ces cinq cellules- clé. Premièrement, le soul se distingue en tant que genre et non style. Selon Franco Fabbri (1999/2007, 7) : « A genre is a kind of music, as it is aknowledged by a community for any reason or purpose or criteria, i.e. a set of musical events whose course is governed by rules (of any kind) accepted by a community. ». Plus loin, Fabbri définit le style (1999/2007, 8) : « A recurring of features in musical event which is typical of an individual (composer, performer), a group of musicians, a genre, a place, a period of time. ». Ces deux définitions différencient le genre du style de manière hiérarchique. Selon Fabbri, la musique serait une « superordinate category » dans laquelle une communauté s’entend de manière collective sur les paradigmes qui forment un genre, au sein duquel des éléments reconnaissables typiques d’un individu (ou groupe, ou place, etc.) élaborerait la notion de style. Le soul en tant que genre est accrédité par la communauté des Noirs américains de l’époque, comme nous allons l’aborder par la suite. Deuxièmement, la voix n’est pas l’ingrédient déterminant unique caractérisant le soul. Elle marque le genre grâce à un certain timbre, mais les elle ne peut définir à elle seule l’esthétique musicale du genre au complet (prenons comme exemple les enregistrements du groupe soul Booker T. Jones and the MG’s qui n’avait pas de chanteur). Troisièmement, bien que les Noirs américains soient les plus grands représentants du soul, nous verrons que le terme utilisé pour définir le genre ne leur doit pas entièrement son existence. Quatrièmement et cinquièmement, le genre comme conséquence téléologique de l’évolution des différents genres connexes (à savoir blues, gospel, rhythm’n blues et jazz) – eux aussi tous représentés en majeure partie par les Noirs américains – fait également preuve d’une certaine méprise musicologique. Dans ce cas-ci, les auteurs de cette définition ont probablement voulu exprimer avec le moins de mots possible que le soul prenait racines et influences dans les genres en question. Bien entendu, l’objectif de

25 l’ouvrage n’est pas de référencer de manière totalement exacte sur le plan musicologique, mais cette définition permet de démarrer cette section de manière légère, tant elle mentionne tout de même cinq éléments essentiels : le vocabulaire précis (genre ou style), le matériau musical, les populations en question (celles qui représentent le genre, ses admirateurs, ses auteurs et ceux qui catégorisent la musique), le contexte socio-culturel contemporain et ses racines musico- historiques. Pour une version plus précise, Peter Wilton propose la définition suivante dans le Grove Dictionnary of Music and Musicians (Wilton 2017) :

A term originating with some black American gospel groups of the 1940s and 50s (e.g. the Soul Stirrers). In the late 1950s, jazz which was influenced by gospel style was known as ‘soul jazz’. The adoption of these styles in the 1960s led to soul becoming an umbrella term for black American popular music, and in 1969 Billboard changed the categorization of its black record chart from ‘rhythm and blues’ to ‘soul’.

Dans la suite de sa définition, l’auteur fait mention des différences stylistiques (sweet soul, funk, etc.) propres à certains studios d’enregistrements (Motown, Stax et Atlantic Records par exemple) amenant le magazine Billboard à finalement classer tous ces styles dans la catégorie « Black Music ». C’est en poursuivant dans cette direction qu’intervient le terme « mot parapluie ». Et ce parapluie nommé « soul » contient les éléments idéologiques principaux de l’époque, se rapportant au combat pour la reconnaissance sociale des Noirs américains ainsi qu’au combat pour l’obtention des droits civiques. Si le « mot parapluie » semble dès lors factice par rapport au matériau musical, il en est également détaché depuis sa première apparition.

1.4.1. Utilité commerciale du « mot parapluie »

Dans son plus récent ouvrage, David Brackett analyse la relation entre un genre et le processus d’identification en marche chez les acteurs se rapprochant de ce genre (2016). Dans le cas du soul, selon Brackett, tout démarre d’un phénomène apparu dans les années 1960. La musique populaire des Noirs américains est alors contenue dans la catégorie Rhythm & Blues (R&B) mais en octobre 1963, la catégorie R&B disparaît des charts Billboard. Cette disparition eut pour conséquence l’importation de tout le répertoire musical populaire des Noirs américains dans la catégorie « mainstream », dominée largement par les Américains blancs. Selon Brackett : « Given

26 the important role of popularity charts in the symbolic communication about categories of popular music, and that popularity charts are one of the main ways in which the industry recognizes the importance of a category of music, this turn might have amounted to a crisis of legitimation for black popular music. » (236). En octobre 1965, le répertoire R&B réapparaît sous le vocable « soul » dans les classements. Brackett discute du statut du genre soul en étudiant cette courte période de disparition qui aura eu pour conséquence de raviver certaines tensions au sein de la société américaine. Afin de cibler la tension raciale, Brackett s’interroge sur l’évolution de la relation entre musique R&B et les Noirs américains : « If the number of recordings listed in the R&B charts crossing over to the mainstream was high, but not the number of recordings by African American artists, could it be that the association between African Amercian identity and the R&B category, so carefully woven together through numerous musical and discursive performative acts and citations, had somehow been torn asunder ? » (237–238). En fait, la catégorie R&B incluait, avant octobre 1963, certains morceaux « mainstream ». Lorsque le répertoire fut inclus dans les charts « mainstream », la présence noire américaine diminua drastiquement. Un effet qui incite à se demander si la séparation des deux catégories fut nécessaire, et si oui, elle aurait impliqué dès lors une raison élaborée basée sur des codes musicaux et des demandes démographiques. Les enjeux sont les suivants : « At stake is not only the presence, or lack thereof, of a popularity chart, but the meaning and constitution of the rythm and blues category at that moment, its relation to African American identity, and its position relative to other categories of popular music. » (238). C’est donc une démarche de définition rétroactive du R&B qui s’est mise en place, afin de reformer une catégorie musicale dans laquelle la musique noire américaine serait plus justement représentée. Quelles seraient alors les composantes intervenant dans cette démarche ?

These histories, as well as compilation recordings, documentaries, interviews with agents involved with popular music at the time who were and are explicitely identified with R&B, and other historical forums have created a notion of R&B during the mid-1960s that projects certain socio-musical regularities. (…) we are confronted with a challenge : to analyse the components that were articulated together to render these recordings legible at that moment as R&B rather than something else. (…) these components do not exist in an organic totality, but rather in a relationship of exteriority in that they can appear in other genre formations, and that their meaning as elements of R&B comes about through their interaction with one another. (239)

27 Les catégories musicales sont des créations factices, développées au moyen d’éléments concrets comme des interviews, des enregistrements ou encore des documents spécifiques. L’objectif derrière est commercial : il s’agit de vendre certains à des public-cibles3. Ce ne sont dès lors pas uniquement les composantes organiques qui constituent le genre musical (comme des spécificités dans le matériau musical par exemple), mais bien également les relations que ces composantes entretiennent avec le monde extérieur et les interactions entre les genres eux-mêmes. C’est pourquoi l’établissement d’une esthétique propre à un genre devient un exercice compliqué. C’est le cas, par exemple, du morceau « A Lot of Soul » de Donny Hathaway, dans lequel le style, à caractère soul, du musicien s’applique à la musique country, engendrant un morceau hybride mélangeant les codes musicaux soul aux codes musicaux country. Nous avons vu plus haut qu’Hathaway ne se limitait pas à un genre particulier dans son travail et qu’il se plaisait à explorer de nouveaux terrains. Ce type de morceau pose problème dans le choix de catégorisation puisqu’il ne respecte plus entièrement les codes d’une esthétique propre à un genre musical particulier. Dès lors, c’est par le répertoire du musicien que ce morceau est resté classé dans le genre soul ; morceau pour lequel « Donny Hathaway applie his skills to country » (Leigh 2013). Durant le court passage dans lequel la catégorie « mainstream » fédérait la quasi-totalité des genres musicaux, les styles et particularités de ces genres émergèrent de manière de plus en plus consistante. L’objectif d’une catégorie aussi large que celle-ci implique presque directement un développement de genres intrinsèques. Mais ces particularités croissantes prouvent également l’artificialité du terme fédérateur : « In other words, by 1963, the BRB [Billboard R&B Charts] projected no consistent sense of R&B stream. Yet the very idea of a mainstream invokes the idea of a category that can assimilate difference in the pursuit of the broadest audience. What can it mean when one of the tributaries of the mainstream begins to assume a similar level of stylistic heterogeneity ? » (Brackett 2016, 241). La catégorie artificielle fédératrice révèle sa véritable fonction, à savoir une fonction commerciale. Dans Music and Urban Geography, Adam Krims (2007) remarque une similarité dans les stratégies de ventes quel que soit le genre de musique. Dans le domaine de la musique « savante », ces stratégies faisaient intervenir une offre répondant à la demande du client dans sa vie de tous les jours. C’est-à-dire que pour augmenter les ventes de musique « savante », certaines entreprises ont établi des compilations adéquates à une pratique quotidienne (par exemple : « musique pour

3 L’élaboration des catégories musicales ainsi que des public-cibles est notamment étudiée par Barry Mazon (2015).

28 cuisiner », ou « musique au clair de lune »). Grâce à ces stratégies, certaines stars dans ce domaine se sont faites connaître, comme Andrea Boccelli et André Rieu par exemple (151). Ces classifications musicales mettent en lumière cet objectif commercial. Dans le cas du Soul, c’est précisément à un objectif commercial que répond en partie le vocable « soul », puisque son public- cible est la population noire américaine des États-Unis de cette époque. Les ouvrages retraçant les histoires des studios d’enregistrement qui ont fait connaitre le genre, ou l’évolution des succès musicaux noirs américains, en sont des illustrations éloquentes (Guralnik 1986/2003 ; Bowman 1997/2010 ; Posner 2002 ; Jackson 2004 ; Phinney 2005). La niche commerciale du public Noir américain convient également à l’utilité idéologique du « mot parapluie ». Cette utilité se rapporte, quant à elle, plutôt au contexte de l’époque des années 1960 et 1970.

1.4.2. Utilité idéologique du « mot parapluie »

« The African American society is not as monolithic as many ordinary Americans percieve it to be. African Americans have different political philosophies, cultural norms, sexual orientations, religious beliefs, and socioeconomic backgrounds. » (Asumah et Perkins 2000, 51). En pleine période de combat pour les droits civiques, les communautés noires n’apparaissaient pas aussi unies qu’on le croit aujourd’hui. Cette fragmentation prend racine dans une dichotomie qui oppose le particularisme africain avec le panafricanisme (Gilroy 1993/2010). Le particularisme décrypte dans les racines africaines des populations noires américaines les éléments qui feraient écho à la culture de l’individu noir américain. Dans un autre registre, le panafricanisme incite à la solidarité entre tous les Africains victimes de la diaspora. Plus précisément, le premier cherche ses racines dans la localisation spécifique, dans la plus petite ethnie, alors que l’autre appelle à une vision plus générale du continent africain. Cette distinction apparaît après l’abolition de l’esclavage et avec le départ du lent combat pour la reconnaissance sociale des Noirs américains. Ces derniers, déconnectés depuis plusieurs siècles et plusieurs générations de leurs codes culturels originels, se retrouvent porteurs d’un bagage culturel métissé entre codes blancs et codes noirs (en d’autres termes, des éléments culturels européens mélangés à des éléments culturels africains) (15–20). C’est précisément un enjeu qui intervient dans The Signifying Monkey de Henri Louis Gates Jr. (1988). Dans cet ouvrage, Gates Jr. se distancie de la vision euro-centriste pour tenter de reconnecter la population Noire américaine à une identité qui leur serait propre. Pour cela, il y

29 explore les codes comportementaux, historiques et sociaux établis dans la littérature noire américaine. Cette fragmentation idéologique se retrouve également en musique. Dans la musique populaire Noire américaine des années 1960 et 1970, certains studios d’enregistrement se positionnent publiquement et, même s’ils se rapportent tous au même genre musical (soul), leur politique est fondamentalement différente. Par exemple, Motown est perçu comme un producteur capitaliste à grande échelle exclusivement noir, alors qu’à l’inverse, le studio Stax met en avant la collaboration interraciale (Bowman 2010, 261). Afin de solidifier cette cause identitaire (cristallisée à travers le combat pour les droits civiques et pour la reconnaissance sociale) et de contrecarrer la fragmentation idéologique, Stokely Carmichael formule pour la première fois en 1966 le vocable « Black Power » (Bowman 2010, 262). C’est ce vocable « Black Power », comme combat généralisé, qui fédéra toute production sociale, politique et culturelle propre aux Noirs américains de cette époque. Au sein de la structure du « Black Power », toutes les productions culturelles ont été étiquetées avec des termes qui évoquaient une identité spécifique à la population Noire américaine. Ainsi le terme « soul » caractérisa l’entièreté du répertoire musical contemporain, mais aussi les coupes de cheveux, la nourriture ou les films (« soul food » etc., ce sont également les mêmes fonctions fédératrices qui transparaissent de l’adjectif « afro » ; pour ce qui est du cinéma noir de cette époque, c’est le terme « Blaxploitation » qui a caractérisé le mieux ce mouvement ; Maultsby 1983). Dans son examen sur le rapport entretenu par le genre soul et le mouvement « Black Power », la sociologue Portia K. Maultsby suit trois perspectives (1983, 277) : 1) l’utilisation du genre en tant qu’agent plaidant le changement social et politique ; 2) le chemin que le genre a tracé pour une acceptation de la musique noire en tant que forme pure ; 3) son impact sur la culture populaire américaine. Selon elle, le terme « soul » peut être perçu comme du nationalisme noir : « The term “soul” can best be defined as black nationalism. As a concept, it advocated the re-ordering of attitudes and values. As a symbol, it encouraged “the re-evaluation and redifinition of black identity experience, behavior and culture” by blacks for blacks » (280 ; le passage entre guillemets se réfère à Haralambos 1975, 130). Maultsby identifie le soul comme un genre musical populaire noir américain véhiculant dans le domaine culturel (et plus particulièrement la sphère musicale) l’idéologie fédératrice du nationalisme noir dirigé par le « Black Power ». Ou selon ses propres termes : « , in the

30 1960s, served as a vehicle for self-awareness, protest and social change. In the 1970s, it provided musical ressources for the evolution of new forms of American popular music. » (277). Ces différences idéologiques, incluant les paramètres stratégiques commerciaux, valident en quelque sorte la vision historiciste du vocable « soul » que Brackett avance. L’évolution du terme se métamorphose pendant deux décennies. En effet, le terme n’a pas eu la même signification depuis le milieu des années 1960 jusqu’aux années 1980. Chaque période se réfère à une certaine étape de l’évolution des composantes, dans une progression quasi homologique de la situation sociale, culturelle, politique et économique du pays et des communautés noires américaines. La situation des Noirs américains en 1966 n’est pas identique à la situation en 1979 (Kaspi 2014). Le terme « soul » prend donc tout son sens en tant que « mot parapluie » dans ce cas-ci puisqu’il se contente de réunir en son sein les différents styles de musique populaire noirs américains, sous la direction idéologique du « Black Power », et assume sa fonction de véhicule politique dans la structure culturelle noire contemporaine. Mais le terme « soul » a également une autre utilité, remarquée par Russel A. Potter (2001, 144) : « “Soul” is one name for this music that took rhythm and blues to the next level during the very years – 1955 to 1967 – that rock’n’roll was increasingly dominating the music industry. » De la même manière que les tensions raciales ravivées mentionnées plus haut, le terme « soul » et son idéologie permit aux Noirs américains de faire concurrence à la domination blanche dans les charts de musique populaire. Un rôle qui convient également à l’idéologie nationaliste noire. Somme toute, c’est à Brackett de conclure (1995, 119) :

(…) there are some widely shared ideas about what constitutes “African-American music”, some of which have circulated for over 300 years. These ideas have been used as means of domination – when functioned as stereotypes and emphasized the “non-human” or “primitive” qualities of African-Americans – or solidarity. The positive and negative uses of the idea of “black music” have been available to members of many racial and ethnic groups; this tempers charges of essentialism (i.e., the idea that “black music” is music made by black people), although some subject positions are more likely to be available to members of some groups than others. As for the charges of romanticism, simply admitting that a concept such as “black music” exists need not mean that the music is any more or less “authentic” than any other kind of music.

31 1.4.3. Conclusion

Le terme « soul » est donc bien véritablement un « mot parapluie » et suit deux objectifs. Le premier est d’ordre commercial et le second d’ordre idéologique. Ces deux objectifs rendent l’appellation du genre assez factice, mais néanmoins nécessaire. Ce n’est pas pour autant que le genre est dépourvu d’une esthétique spécifique. Ces deux objectifs constituent deux raisons majeures pour lesquelles le genre soul a été « créé ». Cependant, comme le rappelle Fabbri (1999/2007, 7) : « (…) musical categories aren’t just “labels” applied to musics for obscure reasons related to the profit of professionnals (be they musicologists, journalists, record producers, manufacturers or retailers) : they seem to exist both at a private level – as cognitive types – and as socialized nuclear content, that is a socialized sets of instructions to detect occurrences of types. ». Les catégories musicales sont également en grande partie tributaires d’un accord collectif sur des codes esthétiques musicaux. Par ailleurs, pour beaucoup de musiciens, le genre soul importe peu par rapport au simple fait de faire de la musique. Dans un article du journal Ebony, datant de décembre 1961, l’auteur note à propos du soul que : « Soul, to be sure, is not even a music. It is the feeling with which an artist invest his creation. » (Bennett 1961). De la même manière que Donny Hathaway s’enquiert de la différence de genre musical alors que, comme mentionné plus haut, son répertoire durant sa carrière de musicien a été balisé d’étapes pour lesquelles il a repoussé ses limites musicales en explorant de nouveaux genres. « When I think of music, I think of music in… totality. Complete. What I’d like to do is to exemplify each style of – as many [purit] as I can possibly do – from the lowest blues to the highest symphony. » (Payne 2008 – transcription par l’auteur). Cette relation entre terme du genre et musicien illustre bien le caractère factice du mot dans sa représentation de l’authenticité musicale. Le soul est un genre musical qui se réfère à une certaine esthétique, à certains musiciens, à une période historique, à des racines musicales représentées par une certaine partie de la population américaine, et à une certaine idéologie qui leur est propre.

1.5. Sommaire

Ce chapitre est divisé en deux parties. La première est centrée sur le travail cartographique et ses implications dans le domaine culturel. Le modèle proposé est basé sur quatre couches cartographiques : abstraite, concrète, empirique et théorique. La couche abstraite se rapporte à

32 l’intégralité des symboles et des signes se référant à un vécu qui n’est propre qu’à celui qui les perçoit, ou à un contexte particulier. Pour reprendre les mots de Henri Lefebvre (1974/2000), il s’agit de l’espace de représentation que se fait un individu de son environnement géographique. La carte concrète traite du matériau cartographique. Celui-ci est parfois visuel, avec des dessins de labyrinthes par exemple, littéraire avec les descriptions poétiques de la ville, expérimental grâce aux œuvres de Land Art, ou sonore dans les mécanismes de traitement du son. Cette couche fait directement intervenir l’expérience de l’individu qui voit, lit, écoute ou vit l’objet culturel. La couche empirique retrace le trajet de l’individu ou d’une création. Cette couche se rapporte au mouvement et au dessin tracé de l’expérience cartographique. Enfin, la couche théorique met en lumière les différents types de réseaux, de plans, de descriptions qui peuvent être mises en œuvre dans un travail cartographique. Là où la couche empirique se rapporte à des éléments qui sont propres à l’objet ou l’individu étudié, la couche théorique impose des éléments qui sont compris par la collectivité. Ces couches élaborent une définition nouvelle de la carte (qui n’est pas totalitaire) en tant que représentation constituée de points de repères chronotopiques et de lignes aux différentes fonctions (pour une définition plus descriptive de la constitution d’une carte, se référer à Harley 2001). Cette définition fait intervenir des caractéristiques fondamentales de la carte que sont les deux suivantes : son aspect statique ou dynamique ou l’implication passive ou active de son utilisateur. La deuxième partie de ce chapitre éclaire deux utilisations spécifiques du vocable « soul », utilisé pour se référer au genre musical particulier de la musique populaire noire américaine des années 1960 et 1970. D’un côté, conformément à plusieurs mouvements d’auto-détermination issus de la population noire américaine, le vocable intervient dans les classements musicaux comme un marqueur identitaire arborant son utilisation idéologique. « Soul » se rapporte à tout élément culturel produit par la population noire américaine et dès lors, associé à la production musicale, cette dernière se distingue du genre « mainstream », largement dominé par la population blanche. Ce qui appuie l’utilisation commerciale du vocable lorsqu’il est apposé à la production musicale d’un musicien, en ciblant particulièrement son publique. Le mot « soul » a donc deux utilisations, une idéologique et une commerciale, qui le font devenir un véhicule politique (Maultsby 1983). Enfin, ce chapitre parcourt la biographie de Donny Hathaway en pointant spécifiquement les lieux dans lesquels il a travaillé ou bien qui l’ont marqué, ainsi que les personnes et les institutions avec qui il a travaillé. Ces éléments et définitions font ressortir un sens particulier aux indices topographiques étudiés dans le chapitre suivant.

33 Chapitre 2 : « The Ghetto »

Le titre original « The Ghetto » fut enregistré en 1969 par Atlantic Records à New York, puis diffusé sur l’album Everything is everything en 1970. Dans ce morceau, Donny Hathaway réunit plusieurs musiciens qu’il connaissait déjà de son expérience musicale antérieure dont Marshall Hawkins (à la guitare basse), Morris Jennings (à la batterie), (à la guitare électrique), Ric Powell avec la participation exceptionnelle de Master Henry Gibson aux percussions, John Littlejohn ainsi que d’autres musiciens non crédités en guise de voix additionnelles. Le morceau prend la forme d’une jam organisée. Donny Hathaway commence à la voix et au clavier pour être ensuite suivi par le groupe en entier. Au milieu du morceau, les voix improvisent en criant ou simplement disant des phrases aux allures anodines, un solo de percussions enchaine directement cette partie. Le morceau se construit harmoniquement sur deux accords (de fonction I et IV) et ne contient pas de paroles si ce n’est pour l’improvisation susmentionnée. Originellement scindée en deux parties à des fins de commercialisation dans les catégories singles, le morceau fut « remasterisé » à la sortie de l’album en 1970. Dans ce mémoire, nous analyserons cette même version, durant en tout 6:53 minutes. Une fois diffusé, le morceau atteindra un certain succès dont nous parlerons par la suite.

2.1. « The Ghetto » : la couche théorique

Établir un lien entre la couche théorique et un morceau de musique revient avant tout à définir le plan théorique sur lequel ce morceau résonne dans son environnement spatial. Quels sont les points de repères et les trajets qui le dessinent et dirigent l’évolution du morceau en question ? Ou plus précisément, quels sont les chronotopes et les lignes du plan dans lequel navigue « The Ghetto » ? Le morceau se réfère bien entendu à la cellule urbaine du même nom, à savoir le ghetto. Mais outre la relation homonyme, cette section se concentre sur deux points précis : ce qu’est un ghetto sur le plan urbanistique et l’application de ses caractéristiques à des modèles construits au préalable. Le plan urbain dessiné par ces deux points permet de donner une idée de l’environnement, perçu par un œil extérieur, dans lequel « The Ghetto » s’est fait connaître.

34 La conception du ghetto noir comme une agglomération urbaine Noire américaine des années 1960 et 1970, tributaire d’un marasme raciste dans la société américaine n’est que partiellement vraie. Les États-Unis font face à cette époque à un problème bien plus préoccupant, celui de la pauvreté (Kaspi 2014). Les ghettos noirs américains se sont formés progressivement en Amérique dans les grandes villes, en majeure partie à cause de deux facteurs (Lemann 1986). Premièrement la ségrégation présente dans les zones rurales des États-Unis, que les politiciens démocrates de la « Sun Belt » (issus de l’ancien parti démocrate « Dixiecrat ») ont tenté de légitimer officiellement incitent le Noir américain à déménager vers un « ailleurs » où il ne risquera pas les actions du Ku Klux Klan. Deuxièmement, directement après la Seconde Guerre Mondiale, les États-Unis jouissent d’une croissance économique marquée dans le secteur industriel (Kaspi 2014). Le premier facteur poussant le Noir américain hors de chez lui et le second l’attirant dans un nouvel espace, les populations noires américaines se sont installées progressivement dans les agglomérations urbaines des États-Unis pour y grossir au long de plusieurs décennies. Malheureusement, très vite, l’économie industrielle a chuté et par conséquent le taux de chômage a grimpé. La proportion élevée de Noirs américains dans certains quartiers de villes et leur condition de travail se dégradant, ont eu pour effet de créer petit à petit des ghettos (ici, en tant qu’agglomération socio-économique au sein d’une même cité ; Harris 1972). Les politiciens des années 1960 et des années 1970 ont fait évoluer le combat pour les droits civiques des Noirs américains, mais se sont heurtés au plus gros souci, celui de la pauvreté, engendrée par un déclin économique du secteur industriel. En d’autres termes, si le racisme fut un phénomène qui commençât à être pris en charge par la sphère politique de l’époque, la pauvreté est véritablement le problème originel du ghetto. Ce qui crée un paradoxe : les conditions sociales des Noirs ne peuvent évoluer tant que le problème de la pauvreté n’est pas résolu, malgré toutes les décisions prises dans le but de réduire le racisme ambiant. Le sociologue William Julius Wilson présente le paradoxe conséquent dans son étude The Truly Disadvantaged (1987/2012). D’un côté, de manière théorique, la croissance économique et industrielle ainsi que les migrations de Noirs américains vers les agglomérations urbaines entraînent un plein emploi et une représentation politique noire plus puissante. De l’autre, de manière plus empirique, la montée de la pauvreté et la discrimination étouffent le bien-être de la société américaine (134). Le problème de la pauvreté dans les grandes villes a eu pour effet de toucher majoritairement les populations noires américaines. C’est pourquoi de nombreux auteurs se sont

35 penchés sur les raisons de cette « ghettoisation » urbaine, mettant en avant principalement le facteur du racisme américain (notamment : Moynihan 1965 ; Rainwater 1966 ; Clark 1980). Si de nombreuses décisions politiques ont fait avancer la situation du Noir américain vers un mieux par rapport à ce racisme, comme le disait Martin Luther King Jr. sous forme de boutade : « What good is it to be allowed to eat in a restaurant if you can’t afford a hamburger ? » (cité dans Wilson 1987/2012, 126). Ces mesures antiracistes accommodent en réalité un fragment de la classe moyenne de la population noire américaine : « To repeat : programs of preferential treatment applied merely according to racial or ethnic group membership tend to benefit the relatively advantaged segments of the designated groups. » (115). Enfin, c’est donc de cette manière que Wilson définit le ghetto noir américain : « It is the growth of the high- and extreme-poverty areas that epitomizes the social transformation of the inner city, a transformation that represents a change in the class structures in many inner-city neighborhoods as the nonpoor black middle and working classes tend non longer to reside in these neigborhoods, thereby increasing the proportion of truly disadvantaged individuals and families. » (55). Cette transformation sociale dans les centres-villes se caractérise par un « effet de concentration » (58) qui renforce « l’isolation sociale » (61) du quartier ou de la ville. Ces agglomérations urbaines subissent différents phénomènes, comme la dissolution du modèle familial (et des familles tenues par la mère), un taux de naissances élevée chez les adolescentes, un taux de chômage, de consommation de drogues et de criminalité élevé, ainsi qu’un décrochage scolaire fréquent et une dégradation physique de l’espace urbain. Cette « isolation sociale » propre à l’agglomération urbaine impacte une certaine zone de la ville. L’échelle proposée ci-dessous structure les différentes zones urbaines de la ville, de la plus large à la plus petite. Elle est complètement théorique et ne se base sur aucune source scientifique. La ville est la plus grosse entité urbaine alors que l’espace spécifique en est la plus petite.

1. Ville 2. Secteur 3. Macro-quartier 4. Micro-quartier 5. Bloc 6. Bâtiment / Plaine 7. Espace particulier

36 8. Espace spécifique

La ville parle de soi. Sur un plan, elle est souvent délimitée par une autoroute périphérique circulaire. Le secteur permet de se situer dans la ville, il s’agit du Nord, Sud, de l’Est ou de l’Ouest. Le macro-quartier est la plus grosse unité urbaine entre le secteur et le micro-quartier qui lui, est le quartier contenant ses multiples rues, dans lesquelles l’habitant effectue ses déplacements de la vie de tous les jours. Le bloc urbain se délimite par les rues avoisinantes, comme si l’habitant marchait toujours sur un même trottoir pour revenir assez rapidement à son point de départ. Le bâtiment ou la plaine concerne le territoire de l’individu qui n’est pas coupé par un chemin de croisement d’autres habitants. Il s’agit d’une maison, ou encore d’un parc (si l’individu s’y sent « chez lui »). Enfin, l’espace particulier est un espace abstrait plus ou moins grand et l’espace spécifique est un espace abstrait plus ou moins petit dans lesquels l’individu établit sa zone de confort. Par exemple, l’espace particulier sera la chambre d’un homme et l’espace spécifique son lit. Le ghetto, en tant que cellule structurelle de la cité, s’apparenterait le mieux avec la notion de macro-quartier, si l’on suit les indications de Wilson (1987/2012). En effet, ce quartier doit être assez conséquent dans l’organisation urbanistique de la ville que pour contenir une école (de chaque niveau, de 3 à 18 ans), plusieurs commerces, des services publiques et beaucoup de logements sociaux. Tous ces éléments fonctionnent en autarcie au sein des « murs invisibles » (Clark 1965/1989) qui englobent le macro-quartier ghettoïsé. L’échelle proposée ci-dessus s’applique adéquatement au domaine musical. La relation entre ville et musique fait en effet l’objet de nombreuses recherches depuis les années 1970 avec un renouveau depuis les années 2000 (notamment grâce à l’apport nouveau du medium de la cartographie sonore, voir Schafer 1977/2010 ; Waldock 2011 ; pour une étude sur la relation de chacun de ces points avec l’objet musical, voir Roberts 2011). Dans le cas de Donny Hathaway, lors de ses enregistrements à Atlantic Records, l’échelle s’appliquerait de cette façon :

1. Ville à New York 2. Secteur à Sud de Manhattan 3. Macro-quartier à Midtown 4. Micro-quartier à rues avoisinantes, comprenant les commerces ainsi que les espaces publics alentours les plus utilisés par Donny Hathaway.

37 5. Bloc à entre 8th avenue, Broadway avenue, West 50th street et West 51th street 6. Bâtiment à Atlantic Records 7. Espace particulier à studio d’enregistrement 8. Espace spécifique à piano

En outre, pour suivre le même ordre d’idées, les liens entre la sphère musicale et la planification théorique d’une ville s’appliquent également dans le « diagramme symbolique » de Kevin Lynch (1960/1969) dont nous avons abordé les 5 points suivants dans le premier chapitre de ce mémoire : « paths, edges, districts, nodes and landmarks ». Afin de poursuivre dans cette voie et de réaliser ces liaisons au mieux, il faudrait utiliser le libre accès aux plans historiques de la ville de New York par le site internet « Library of Congress ». Puisque ce type de recherche dépasse le cadre de ce mémoire, je tenterai ici uniquement de placer des éléments dans cette structure, de manière intuitive. Sur le plan musical, durant les années 1970, ces cinq points se rapportent à :

1. paths : les paths sont dessinés par les éléments de mobilité pour lesquels la musique est écoutée, c’est-à-dire des autoradios dans des voitures, des radios portatives, ou même des ondes radiophoniques. Comme dans les explications de Lynch, il s’agit de routes, de chemins empruntés par des individus, ou des réseaux d’ondes. 2. edges : à l’inverse des paths, les edges se rapportent au transport (qui n’est pas sans rappeler la distinction d’Ingold). Les edges sont dessinés par les éléments de mobilité pour lesquels la musique n’est pas écoutée, c’est-à-dire des camions de transport de disques ou d’instruments. 3. district : sur le plan musical, le district est le mieux représenté par le festival. Ce dernier contient sa propre structure interne, et sa propre continuité thématique. 4. nodes : il s’agit ici des stations radio, des magasins de disques, d’instruments de musique… quel que soit l’endroit où des musiques ou des pensées sur la musique se rencontrent et se croisent. 5. landmarks : une scène musicale emblématique, ou un endroit qui contient une signification symbolique puissante pour l’individu dans sa conception de la musique.

38 Nous avons donc défini ce qu’est un ghetto en tant que cellule structurelle de la cité, selon deux échelles urbanistiques qui s’appliquent également à la sphère musicale. Le morceau « The Ghetto » de Donny Hathaway se rapporte au macro-quartier de la ville. La section sur la couche abstraite analysera la relation exacte entre le morceau et la réalité du ghetto. Ainsi, pour revenir à la question de départ de cette section, la première échelle proposée permet de cartographier le moment de création du morceau. Dans cette optique, le témoignage du colocataire et ami d’Hathaway, Leroy Hutson, lors de ses études à la Howard University est crucial. Hutson relate la genèse du morceau « The Ghetto » (Waring 2013, 5) :

‘The Ghetto’ came about one Thuesday evening when Donny came home, and I was sitting at the keyboard playing a riff. He heard me playing, came in, and said to me these words : « No, Hoss’ – he called me Hoss’ – it should go like this. » Then he sat and played the bass line. And as he played that, I played the other riff, and an hour and a half later, we had a classic. I had a reel-to-reel tape recorder in the apartment, and we put the idea down, and once it was down to the point where it had a song structure, we sat on the couch and listened to it. And that day – it was a most uncanny thing – the sun was shining bright, but it was stormy. There was thunder, rain, and sunshine all at once, and the two of us knelt in the windows of the apartment and looked out, and it was like the traffic was synchronized to the movement of the song. It was all so magical and a very wonderful occasion.

Certains points sur l’échelle ci-dessous sont entièrement supposés par rapport aux informations révélées par Leroy Hutson (par exemple, celui pour lequel Hutson et Hathaway habiteraient tous deux dans un logement universitaire et non dans un appartement en dehors du campus). Afin de produire une échelle exacte, il aurait fallu recueillir des témoignages supplémentaires qui dépassent le cadre de ce mémoire. Toutefois l’application de l’échelle à 8 points sur le moment de création de « The Ghetto » permet de localiser le morceau sur un plan urbain.

1. Ville à Washington D.C. 2. Secteur à Nord Est 3. Macro-quartier à Ward 1 4. Micro-quartier à Howard University 5. Bloc à logements étudiants 6. Bâtiment à immeuble de Donny Hathaway et Leroy Hutson

39 7. Espace particulier à appartement et pièce de l’appartement 8. Espace spécifique à piano

Cette structure ne s’applique que si je choisis, en tant que chercheur, de déterminer ce moment de genèse comme le moment auquel le morceau se rapporte. Il s’agit d’un plan fixe en lien avec un moment spécifique du morceau. Le plan est donc complètement statique. Le plan proposé par Lynch (1960/1969) est quant à lui plus dynamique. Son « diagramme symbolique » permet de situer le morceau « The Ghetto » dans la circulation inhérente à la création musicale. Cette circulation part du moment de création et s’arrête à chaque fin d’une nouvelle écoute par un ou des auditeur(s). Dans cette optique, le morceau de Donny Hathaway s’appliquerait aux cinq points du « diagramme symbolique », que nous avons mis en relation avec le domaine musical plus haut. Dans cette section, nous avons défini ce qu’est un ghetto en tant que macro-quartier d’une ville. L’histoire des Noirs américains et les descriptions de Wilson, caractérisent ce macro-quartier par une isolation sociale, une pauvreté sans issue et un regroupement ethnique. C’est dans cette définition que nait « The Ghetto » de Donny Hathaway. C’est également sur ce plan que le morceau résonne. D’un côté parce qu’il s’adresse aux membres de la communauté ghettoïsée et de l’autre parce qu’il a été créé par l’un de ces membres (nous aborderons ce point dans la couche empirique). Du point de vue urbanistique, l’échelle de 8 points proposée plus haut cartographie un moment de l’histoire du morceau et fournit donc un plan structuré statique alors que la structure de Lynch (le « diagramme symbolique ») propose un plan dynamique dans lequel circule le morceau. « The Ghetto » circule dans une entité urbaine hermétique délimitée. Les paroles évocatrices renvoient l’auditeur à un espace de représentation symbolique (pour utiliser les mots d’Henri Lefebvre 1974/2000) de sa réalité quotidienne que nous allons aborder maintenant dans la section qui suit.

2.2. « The Ghetto » : la couche abstraite

Cette section se concentre sur le rapport qu’entretient le morceau « The Ghetto » avec l’espace de représentation (Lefebvre 1974/2000) qu’un individu se crée au sujet du ghetto. Il est question ici d’aborder l’imaginaire développé autour du macro-quartier qui se base sur un contexte réel et brutal. Comme précisé dans la section précédente, le ghetto fonctionne comme une entité urbaine vivant en quasi-autarcie, délimitée par ce que le sociologue Kenneth B. Clark appelle un

40 « mur invisible » (Clark 1965/1989, 11) : « The dark ghetto’s invisible walls have been erected by the white society, by those who have power, both to confine those who have no power and to perpetuate their powerlessness. The dark ghettos are social, political, educational, and – above all – economic colonies. ». Clark intensifie son concept en accusant le pouvoir blanc de perpétuer le marasme qui règne dans ce macro-quartier. En d’autres termes, selon lui, le pouvoir blanc se satisfait de garder son problème social dans une zone spécifique de la ville car de cette manière, le ghetto devient une colonie économique profitable. Le « mur invisible » est une muraille qui n’existe pas physiquement, mais bien uniquement dans l’esprit de l’individu qui se retrouve piégé dans le ghetto. De cette manière, Clark érige un pont entre les problèmes sociaux du ghetto et les problèmes mentaux de ses habitants. À ce titre, il considère que le ghetto est porteur de « pathologies ». Les frontières du ghetto sont marquées à vie dans l’esprit du Noir américain citadin des années 1970 et ont un impact sur sa production culturelle : « The invisible walls of a segregated society are not only damaging but protective in a debilitating way. » (19). Plusieurs dichotomies apparaissent tout le long de son étude de terrain. Les auteurs mentionnés dans cette section (principalement Gilroy 1993/2010 et Jaffe 2012) ont alimenté ces dichotomies par la suite pour en démarquer au final quatre d’entre elles : le marasme statique face au cosmopolitisme névralgique ; le succès face à la suspicion ; les méthodes non- violentes face au nationalisme noir ; et enfin le panafricanisme face au particularisme ethnique. Ces dichotomies dessinent un contexte historique dans lequel « The Ghetto » a pris son origine. Cette section se termine donc avec la lecture des éléments symboliques du morceau à partir des explications sur les quatre dichotomies.

2.2.1. Le marasme statique face au cosmopolitisme névralgique

L’autarcie, la vie entre les « murs invisibles » et la communauté fermée entraînent, selon Clark, une mobilité réduite des habitants du ghetto. Le travail est quasiment inexistant, ou alors inconsistant. Les dynamiques sociales se regroupent autour des gangs de rues, des drogues et de l’église. Les écoles constituent un lieu important de la communauté, mais ce manque de mobilité additionné au manque d’intérêt de la part de la société blanche (qui signifie un manque d’intérêt de la part du pouvoir blanc) et aux manques de fonds financiers, ont pour conséquence des édifices et des institutions scolaires en détérioration, entraînant dans leur chute les professeurs désillusionnés.

41 Lorsque Clark parle de mobilité, il est question de trajets facilités entre le ghetto et la société « hors- les-murs », ainsi que d’une offre d’emploi plus vaste, de services de qualité qui entraînerait une circulation plus fluide dans le ghetto, un redressement des établissements scolaires et surtout une prise en charge de l’environnement physique du ghetto (amélioration et rénovations des logements, assainissement des eaux, nettoyage des rues, etc.). Somme toute, Clark souhaite une réorganisation urbaine qui donnerait de l’emploi à la population noire américaine mais également des allers et venues des deux communautés dans le ghetto afin d’effacer les barrières invisibles. Ce n’est cependant pas le cas et Clark dépeint avec dureté, dans son étude, une société tachée par la pauvreté et le racisme. Le manque de mobilité amène un marasme dans le ghetto et ce marasme nuit à la créativité des habitants noirs, qui n’existe presque pas. Si cette créativité existe, elle ne doit se concentrer que sur une chose, à savoir le marasme du ghetto : « The inner turmoil, stress, and confinement of the ghetto demand that all of one’s energies be devoted either to exploiting or rebelling against the ghetto. » (194) ; et plus loin : « The fantasies and delusions of the ghetto are not permitted the artist or scholar ; for them a pitiless vision is required. » (196). D’un avis plus actuel, la sociologue Rivke Jaffe (2012) adopte un point de vue différent sur la question en insistant sur le cosmopolitisme ethnique ambiant dans le ghetto. Ce cosmopolitisme (qui mélangerait des noirs de plusieurs ethnies, mais aussi les portoricains, les afro-cubains, les maghrébins, et plus anciennement les italiens, polonais, allemands, chinois et juifs) entraînerait immédiatement un mélange d’influences dans les créations et une hybridation culturelle. Jaffe voit le ghetto comme un microcosme, certes fermé, mais dans lequel la mobilité culturelle est hyperactive, comme un centre névralgique d’influences. D’un côté, Clark limite la créativité à une action collective de rébellion, ou à une obligation de regard misérabiliste, de l’autre, Jaffe remarque que le mélange d’ethnies dans les mêmes quartiers a provoqué une richesse culturelle inégalable. Pour appuyer sa thèse, Jaffe prend la musique comme exemple, comme témoin d’un métissage qui n’aurait pu arriver que dans un ghetto. Ces deux visions semblent s’opposer à première vue, or l’analyse de Jaffe ne contredit celle de Clark qu’en un seul point, celui de la créativité. Jaffe perçoit aujourd’hui les résultats culturels qui ont émergé du constat de Clark des années 1960 (presque 50 ans séparent les deux textes). Mais plus particulièrement, Clark s’attarde aux éléments propres à la sociologie et accorde moins d’attention à la création artistique. Jaffe ne critique pas le tableau du ghetto de Clark, mais observe plutôt les fruits culturels qui ont poussé dans ce macro-quartier. En combinant les deux auteurs, le

42 ghetto subit donc de manière pathologique les troubles sociaux, politiques et économiques qui se répercutent sur le plan culturel, cependant, le mélange ethnique inhérent à ce macro-quartier alimente une richesse sur le même plan.

2.2.2. Le succès face à la suspicion

Toujours sur le problème de la créativité, Clark étudie particulièrement le rôle du créateur. Au sein du ghetto, la figure du créateur génère un sentiment double chez l’habitant membre de la communauté. D’une part ce dernier est fasciné par la personnalité qui a réussi, à travers son art, à s’extraire du marasme urbain, d’autre part il regarde cette même personnalité avec mépris et suspicion, puisqu’en s’extrayant du ghetto, cette dernière s’est désolidarisée de la communauté. Ou selon les termes de Clark (196) :

The constricted opportunities and the racially determined limits of the rewards available to the ghetto tend to intensify petty status competitiveness and suspiciousness in the ghetto, particularly against those who break through the barriers of the invisible wall. It stimulates, too, a capricious flirtation between a superficial hostility and an equally superficial and exaggerated admiration for even minor achievement of a fellow ghetto dweller.

Clark prend en exemple des personnalités culturelles comme Sammy Davis, Louis Lomax, Sydney Poitier, Ralph Ellison, ou des personnalités politiques comme Adam Clayton Powell ou J. Raymond Jones (158–190). Du point de vue de la personnalité en question, Clark remarque que chez chacune d’entre elles, bien qu’elles aient réussi à s’extraire du marasme urbain et à gagner la confiance de la communauté sociale blanche, l’attachement ne s’est jamais totalement détaché des murs invisibles. Leurs créations se basent toujours principalement sur le ghetto, mais leur cercle social et l’environnement quotidien a changé de couleur. C’est pourquoi cette méfiance intervient dans l’esprit de l’habitant du ghetto. En plus du sentiment de désolidarisation de la personnalité par rapport à sa condition de tous les jours, il se sent comme un consommateur-type des créations du créateur. En revanche, son admiration intervient simultanément puisque la personnalité en question devient un symbole de réussite et d’espoir (195). Dans la section précédente, nous avons vu que l’artiste ne doit se concentrer qu’au ghetto dans son travail pour en découvrir un aspect misérabiliste. Ce sont là deux règles fondamentales pour l’artiste s’il souhaite garder la confiance de sa communauté, selon Clark (194) :

43

1. One basic rule is to present to the hostile white world a single voice of protest and rebellion. No Negro who is concerned with his acceptance in the ghetto dares to violate this rule. 2. Another basic rule is that no issue can take precedence over the basic issue of race and, specifically, of racial oppression.

Ces deux conditions impliquent un dédoublement de personnalité chez l’artiste. Il doit pouvoir satisfaire tout le monde et le changement de communauté l’oblige à se mettre en scène et à se développer une persona (Frith 1996). Selon Clark, les personnalités célèbres noires connues dans le monde des Blancs se sont affranchies du ghetto physiquement mais jamais totalement mentalement. Pour lui, l’écrivain James Baldwin, grâce à ses romans et nouvelles consacrées à la vie quotidienne sinistre du ghetto, en est l’exemple le plus éloquent.

2.2.3. Le « Pouvoir de l’Amour » face au nationalisme noir

Dans un mouvement progressif et presque simultané, trois formes d’idéologies politiques évoluent dans les communautés noires américaines depuis le début des années 1960 jusqu’à la fin des années 1970. Tout d’abord, suite à l’incident de Mme Rosa Parks et au boycott des bus de Montgomery par les Noirs américains, le pasteur Martin Luther King Jr. grimpe très vite en popularité pour véritablement devenir un leader politique charismatique (Kaspi 2014, 185). Sa philosophie est essentiellement non-violente. Il organise des boycotts, des manifestations, des sit- ins, et peu à peu solidarise l’entièreté des populations noires américaines dans l’objectif de présenter à la population blanche une lutte unie pour les droits des citoyens noirs américains et pour leur reconnaissance civique. Peu avant son assassinat, King subit une baisse de popularité et la nouvelle idéologie de l’« islam noir », ou « la Nation de l’Islam », apparaît avec vigueur (Clark 1965/1989). Cette idéologie prône le mépris de l’homme blanc à travers l’affirmation africaine. Dans un mouvement panafricaniste (qui signifie une seule voix pour parler des origines africaines), Malcolm X, alors leader du mouvement, propose une adhésion à la religion africaine musulmane, à un code de vie très strict et à une autarcie entre les noirs américains. Bien que les deux idéologies n’aient pas le même objectif, les deux hommes se rencontrent cordialement. Pourtant, le « Pouvoir de l’Amour » prôné par King aspire à une intégration de toutes les communautés grâce à un travail politique,

44 diplomatique et non-violent. En revanche, la « Nation de l’Islam » fonctionne plus comme une secte, mais tente de reproduire ce que les Blancs font subir aux Noirs, à savoir un cruel rejet social. C’est en ces termes que Clark résume les deux mouvements (214–215) :

The most obvious of these differences is found in an analysis of the relationship between the tactics and philosophy of Martin Luther King, on the one hand, and the Black Muslim movement, on the other. These two approaches appear to be dramatically and diametrically opposed. Martin Luther King preaches a doctrine of “love for the oppressor” at the same time that he offers an effective social action technique of nonviolent, assertive demand for civil rights. The Black Muslims preach a doctrine of black supremacy, hatred of whites, and total separation of Negroes from whites, who are characterized as “blue ayed devils”, morally defective and therefore incapable of offering the Negro justice and equality.

En 1965, Malcolm X est assassiné. En 1968, c’est au tour de Martin Luther King Jr. Bien que ces nouvelles heurtent les communautés noires américaines, elles ne sont pas pour autant démunies de leader politique. Depuis 1966, les activistes Huey P. Newton et Bobby Seale ont créé le parti politique des « Panthères Noires », un parti qui prône la défense par la violence face aux injustices commises par les Blancs sur les Noirs américains (Kaspi 2014, 184). Cette réponse sociale n’est pas surprenante. Bien que les droits civiques aient été acquis par les Noirs en 1964 (174), le mode de vie du Noir américain, marqué par les injustices de la police, par la discrimination à l’emploi ou simplement par le problème des ghettos, installe ce dernier dans une arène quotidienne terriblement hostile. Face à un cadre de vie violent, vient une réponse violente, et les « panthères noires » incitent alors tous les membres de leur parti à se procurer des armes pour se défendre. C’est de manière politique que ce parti menace de plonger le pays dans une nouvelle guerre civile (à ce sujet, se référer au documentaire de Lee Lew-Lee 1996). De cette situation surgit un schisme conceptuel : « This new approach, proclaimed as the “black perspective” revealed an ideological shift from interracialism to racial solidarity. » (Wilson 2012, 127). En effet, le problème des Noirs en Amérique prenant tellement d’ampleur, « l’interracialité » n’est plus au goût du jour, mais bien plus la solidarité entre toutes les minorités sociales. Quoiqu’il en soit, depuis les années 1960, les populations noires américaines se solidifient de plus en plus et suivent, selon des méthodes différentes, une cause commune. C’est derrière l’hymne « Black is Beautiful » que se cachent les désirs d’autonomie voire d’autarcie (182). Sur le plan culturel, James Brown chante « Say It Loud, I’m Black And I’m Proud » en 1968 et révèle

45 par là le désir d’auto-détermination de la population noire américaine que nous avons abordé dans le premier chapitre de ce mémoire.

2.2.4. Le panafricanisme face au particularisme ethnique

Le panafricanisme est une idéologie qui considère la population noire comme unie sans prendre en compte les différences culturelles qui morcellent le territoire africain. Au sein de cette idéologie se confondent tous ceux qui ont une couleur de peau du même teint. En d’autres termes (Esedebe 1980/1994, 5) : « Pan-Africanism is a political and cultural phenomenon that regards Africa, Africans, and African descendants abroad as unit. It seeks to regenerate and unify Africa and promote a feeling of oneness among the people of the African world. It glorifies the African past and inculcates pride in African values. ». Cette idéologie tente de rassembler les éléments culturels communs de tous les Noirs qui revendiquent leurs origines africaines afin de présenter une population solidaire. Ce mouvement est particulièrement présent aux États-Unis et de nombreuses figures politiques noires américaines s’affirment ou pas du panafricanisme (American Society of African Culture 1962). À l’opposée, le particularisme ethnique est une idéologie qui décortique les différences culturelles entre les nombreuses ethnies qui partagent le même territoire (en l’occurrence, ici, l’Afrique). Étouffé par les visions nationalistes à grande échelle, le particularisme ethnique est pourtant nécessaire au bon fonctionnement d’une cité, et par extension d’une population particulière (dans ce cas-ci, la population noire américaine ; Bernus 1969). La première idéologie rassemble à partir de caractéristiques communes alors que la deuxième sépare en fonction des différences culturelles. Selon le sociologue britannique Paul Gilroy (1993/2010), l’identité noire américaine est marquée par le concept de « double conscience » qui serait une conséquence directe de la diaspora africaine au XVIème siècle. La culture noire américaine est un mélange entre les racines africaines et les influences européennes. Mais selon l’historien Jean-Pol Schroeder (2014), ce mélange n’aurait pas pu se faire ailleurs que sur le territoire américain. Cette fusion entre le déracinement des africains et la modification de leur mode de vie au cours des siècles, à travers les codes européens en Amérique, ont intégré dans leur esprit cette notion dichotomique de « double conscience ». En d’autres termes, l’identité du Noir américain des années 1960 et 1970 se forge

46 sur son rapport originel africain aussi bien que sur son rapport au territoire américain. Ce rapport double du Noir américain a fait croitre un questionnement non négligeable au sujet de sa véritable identité qui, dans les évènements contemporains à Donny Hathaway, s’est soldée par des directions idéologiques distinctes dont les deux principales sont le panafricanisme et le particularisme ethnique. La « double conscience » du Noir américain découle donc de la double origine. Seulement elle confronte une volonté de particularité ethnique ou raciale à un appel aux universaux africains modernes (Gilroy 1993/2010, 211). En d’autres termes, il y a ceux qui vont rechercher leurs racines dans leur territoire ethnique et ceux qui élèvent les éléments communs à tous les africains pour le former qu’une seule voix unifiant l’entièreté du continent. Le nationalisme noir, le sentiment d’appartenance, la question sur l’identité du Noir américain se basent en réalité sur ce concept de « double conscience ».

2.2.5. « The Ghetto » et l’imaginaire urbain

Dans le reportage filmé consacré à Donny Hathaway, la chroniqueuse Dyanna Williams commente « The Ghetto » (Payne 2008 – transcription par l’auteur) : « People were proud to be from the ghetto… He glamorized the ghetto. He made it sexy. ». Selon elle, l’ambiance joyeuse et dansante du morceau aurait eu un impact positif sur la communauté. Si toutes les productions soul deviennent des agents culturels politisés, un morceau comme « The Ghetto » conviendrait en effet adéquatement à un mouvement comme le « Black Power ». Hathaway, dans cette perspective, met son charisme et son talent au service de la communauté. Donner un aspect joyeux du ghetto revient à se satisfaire de ce qui crée la condition des Noirs américains de l’époque, ce qui revient à se situer à la frontière de la fierté d’être noir (« Black Pride ») et de l’auto-détermination. Hathaway pourtant ne s’est jamais positionné politiquement. Pour lui, il s’agit simplement de musique (Waring 2013, 5). Sa figure et l’ensemble de sa production, elles, ont été instantanément politisées, comme le rappelle Williams : « Donny Hathaway was a Soul Brother, no question about it. He had his ‘fro, he wore his Applejack, and then… oh my goodness… when he took the piano… he glamorized the ghetto. » (Payne 2008 – transcription par l’auteur). Il est donc difficile de parler des intentions profondes de Donny Hathaway lorsqu’il enregistre « The Ghetto ». Dans la biographie lui étant

47 consacrée, Waring révèle l’inquiétude qu’avaient les labels musicaux lorsqu’Hathaway leur proposa « The Ghetto » (Waring 2013, 5) : « Interestingly, it turns out that Hathaway had taken demo tapes of “The Ghetto” to other record labels to hear but had encountered a negative response, as he disclosed to Blues & Soul in 1972 : “The compagnies that I took it to turned it down because they thought it might incite a riot… but it was and still is nothing but music. ” ». De toute évidence, le contexte dans lequel Hathaway travaille politise immédiatement sa production musicale. Le morceau répond donc à un mouvement plutôt non-violent, sans pour autant s’engager dans le « Pouvoir de l’Amour » de Martin Luther King Jr. (déjà assassiné lorsque « the Ghetto » est diffusé). Son impact s’est rapidement transformé en un embellissement du cadre de vie urbain des Noirs américains habitant dans les ghettos des États-Unis. Toutefois, dans ce morceau joyeux, Donny Hathaway évoque subtilement les éléments constituants du marasme que présente Clark (1965/1989) et Wilson (1987/2012), à savoir les problèmes de drogues, la dislocation familiale, l’importance de l’église et le chômage, ou plus exactement : « The rate of crime, drug addiction, out-of-wedlock births, female-headed families and welfare dependency » (Wilson 1987/2012, 20). Vers le milieu du morceau, après l’unique couplet, les musiciens se lancent dans des « interpolations lyriques » (Lordi 2016, 19)4 :

Couplet [3:28-3:43] Now you [hate] doin' what you supposed to You doin' what you wanna do But you know you wrong Totaly wrong Interpolations lyriques [3:25-5:42] Now listen Pass the joint Whoa We're going down Talking 'bout the ghetto Wait a minute [had to go to litsen to my] brother Hey hey Everybody

4 Les paroles complètes sont disponibles dans les annexes 1 et 7 de ce mémoire.

48 You'd better get a job [why didn' I], Joe ? Hey boy ! Where ? [nothing] Where did you get that ? Now listen [--] Whoo ! We're goin' there !

À la fin du morceau, Hathaway prononce la phrase « can you dig it » qui fait référence au vocabulaire du détective privé John Shaft dans le film de Blaxploitation « Shaft » (Parks 1971). Les paroles du couplet parlent d’elles-mêmes. Elles témoignent de la situation de blocage chez l’habitant du ghetto, décrite par Clark et Wilson plus haut. Ce sont les interpolations qui rappellent les éléments du marasme.

Pass the joint à problèmes de drogues You’d better get a job à chômage Why didn’t I, Joe ? à regret Where ? à sentiment de perdition et d’isolation Had to go to listen to my brother à dislocation familiale ou importance de l’église

Le sentiment de regret rappelle ce que Clark considère comme un effet « pathologique » lié au ghetto. Ainsi, même si l’aspect final du morceau « glamourise » le macro-quartier, il rappelle quand même le quotidien du ghetto et son marasme. La section consacrée à la couche concrète analysera comment cette relation se traduit dans le matériau musical. Pour ce qui est du cosmopolitisme, Donny Hathaway ajoute des rythmes afro-cubains dans son morceau en y invitant le percussionniste de Curtis Mayfield, Master Henry Gibson. Enfin, après les interpolations, un cri de bébé se fait entendre dans le micro [4:50-5:38], ce qui indique aussi la notion générationnelle au sein du ghetto :

“The Ghetto” gathered past, present, and future into a hit that was also a family affair. Not only had Hathaway written the song, which Wexlex calls a “master tone poem” with Hutson, but the track also featured background vocals by Eulaulah and the cries of their eight-month-old daughter Lalah. While the voices of children would

49 become a staple on soul songs in this era, Eulalah surmised that this might have been “the first time anybody had used a baby’s voice in that way”. (Lordi 2016, 35)

Dans le cadre de ce mémoire, je n’ai pu trouver de témoignage faisant preuve d’une suspicion quelconque à l’égard de Donny Hathaway. En revanche, les éloges le concernant sont multiples. Donny Hathaway est une personnalité typique du ghetto telle que Clark les définit. Il y naît et grâce à son succès, se met à voyager dans de nombreuses villes des États-Unis (Chicago, Los Angeles, New York, Nashville, St Louis, etc. nous avons abordé ses déplacements dans le premier chapitre de ce mémoire). Ce détachement à la communauté ghettoïsée n’est pourtant jamais complet. En effet, Hathaway consacre une grande partie de son répertoire au problème du « ghetto noir ». À l’instar d’un James Baldwin, Hathaway s’est extrait du ghetto grâce à son talent, mais pas mentalement. Des morceaux évocateurs originaux comme « Tryin’ Times » et « Little Ghetto Boy », ou des reprises comme « To Be Young, Gifted And Black » de Nina Simone et « What’s Going On ? » de Marvin Gaye indiquent que sa production n’est pas aveugle aux troubles liés au ghetto, au racisme et à la pauvreté en même temps. Hathaway devient une figure importante dans la communauté noire américaine grâce à ce morceau. Outre sa célébrité, la moitié de son répertoire se consacre au gospel, qui rappelle l’importance de l’église dans le ghetto. Enfin, idéologiquement, Hathaway ne s’est jamais prononcé non plus. La direction dans laquelle s’est engagé « The Ghetto » s’apparente plus à une sorte de panafricanisme, mais ces concepts idéologiques ne sont peut-être pas adéquats pour le répertoire de Donny Hathaway. Bien qu’il se soit intéressé à plusieurs styles, genres et techniques de composition, Hathaway n’a pas mis d’emphase sur une différence musicale « intra-africaine », dans le sens où sa musique ne témoigne pas d’une localisation spécifique à l’intérieur du continent africain (ce qui conviendrait à une perspective particulariste). Hathaway reste fondamentalement pacifique dans sa démarche. Il ne possède pas non plus de nom musulman et n’a pas d’historique connu d’événement violent dans sa biographie. Il ne se revendique d’aucun mouvement spécifique. En fait, c’est plutôt « la musique comme totalité » qui le préoccupe au point d’en devenir malade de perfectionnisme (Waring 2013, 9). Pour reprendre les propos du musicien, évoqués dans le premier chapitre de ce mémoire : « When I think of music, I think of music in… totality. Complete. What I’d like to do is to exemplify each style of – as many [purit] as I can possibly do – from the lowest blues to the highest symphony. » (Payne 2008 – transcription par l’auteur).

50 2.3. « The Ghetto » : la couche concrète

Dans la définition élaborée à propos de la couche cartographique concrète, nous avons vu qu’un morceau de musique pouvait être perçu comme un élément concret dans le procédé cartographique. Certains éléments du matériau musical (comme les effets par exemples) deviennent des indicateurs topographiques pour l’auditeur, de même que certaines techniques et certains outils d’analyse permettent de comprendre l’espace environnemental du morceau lors de l’enregistrement. Cette section analyse le matériau musical de « The Ghetto » afin d’en déceler ses éléments topographiques. Ou plus exactement, comment l’espace immédiat de l’enregistrement est-il représenté dans le morceau ? Quels sont les éléments soniques qui enclenchent le phénomène de « musico-localisation » ? Quelle forme prend cette « musico-localisation » ? Il y a trois enregistrements de The Ghetto de Donny Hathaway. Deux d’entre eux sont des versions live, une à New York et l’autre à Los Angeles. La toute première version est un enregistrement studio qui fut coupé en deux parties à des fins de vente. Pour cadrer dans le format single, la première partie fut placée comme dernière chanson de la face A de l’album Everything is Everything, et la suite du morceau comme première chanson de la face B. Par souci de simplicité, c’est le morceau « remonté » en entier qui sera analysé ici, disponible sur le disque « remasterisé » de l’album original. Les deux versions live feront l’objet de la section consacré à la couche empirique. Cette section distingue trois types de paramètres (établis par le musicologue Serge Lacasse 2005 ; 2015) qui permettent d’analyser le matériau musical : les paramètres abstraits (qui concernent la forme, la structure, la mélodie et l’accompagnement), les paramètres performanciels (qui concernent la voix, le rythme et les instruments pris séparément) et les paramètres technologiques (qui concernent les effets, la dynamique, la gestion de l’espace et du temps).

2.3.1. Paramètres abstraits

Dans son ouvrage Song Means : Analysing and interpreting Recorded Popular Song, le musicologue Allan F. Moore propose de distinguer les sons d’un échantillon musical en 4 différentes strates qui se rapportent à certains instruments et leurs fonctions (2010, 20–21).

51 1. strate principale – instrument au premier plan 2. strate d’accompagnement – instrument d’accompagnement par rapport à la strate principale 3. strate rythmique – instruments solidifiant le rythme pendant le morceau 4. strate de fréquences basses – instruments solidifiant l’harmonie avec des basses fréquences

L’annexe 3 de ce mémoire analyse « The Ghetto » selon les 4 strates présentées ci-dessus, en s’aidant de la chronologie du morceau présentée dans l’annexe 2. Selon Moore, ces strates ne sont pas exclusives à chaque instrument. Pendant le morceau, une dynamique s’installe pour laisser place à un autre instrument. C’est particulièrement le cas pour « The Ghetto ». Le morceau prend la forme d’une jam session. Chaque instrument prend sa place dans chacune des strates. Le Fender Rhodes en est un bon exemple. Ensuite, la strate rythmique regroupe tous les instruments de l’enregistrement y compris les voix. Si les paroles et leur mise en scène ont une signification symbolique capitale pour la compréhension du morceau, dans le matériau musical, le rythme assure une place dominante. En ce qui concerne les cellules mélodiques et la trajectoire chantée par Hathaway, le musicologue Gino Stefani propose de distinguer 5 genres et leurs fonctions (Stefani 1987, 28) :

Genres mélodiques Fonction de la mélodie - mélodie parlée communication par le discours - mélodie moteur mouvement du corps - mélodie expressive expression de la passion - mélodie descriptive représentation - mélodie euphonique faire de la musique

Afin d’accentuer les propos tenus dans la section consacrée à la couche abstraite du morceau, les interpolations lyriques (Lordi 2016) ont la fonction de communication par le discours. La mélodie parlée utilise donc adéquatement la fonction qui lui est associée dans ce cas-ci, à savoir celle de communiquer la réalité quotidienne du ghetto par des phrases évocatrices. La mélodie moteur se rapporte plus au rythme. À ce propos, les scansions entrainent un mouvement du corps qui appuie le côté dansant du morceau. Le rythme sec de ces scansions est marqué dans l’annexe 4 avec le dessin mélodique n°4. La mélodie expressive apparait lorsque l’instrument accentue son

52 moment par un comportement passionné ou par une prouesse musicale. Certaines mélodies, dont l’introduction chantée par Hathaway en sont [00:00-00:15]. À nouveau, les dessins mélodiques n°2 et 3 témoignent du large ambitus du chanteur. Dans l’introduction, Hathaway monte haut jusqu’au fa de la première octave supérieure au do médium et descend jusqu’au si, deux octaves en-dessous du do medium, dans le couplet (voir annexe 4). La mélodie descriptive est caractérisée par des imitations comme des onomatopées par exemple. C’est le cas des rires fréquents ou même du cri du bébé qui conclut le solo des percussions. Enfin, la mélodie euphonique concerne les parties mélodiques qui sont « chantables », ou normales par rapport à la mélodie expressive. L’annexe 4 représente les types de mélodies et les cellules mélodiques de « The Ghetto » en fonction de la classification ci-dessus. Le couplet oscille donc entre les fonctions de la mélodie euphonique et celles de la mélodie expressive puisqu’il paraît chantable mais se termine avec une note extrêmement grave. De même, Hathaway brouille sa voix avec son souffle, ce qui donne un aspect descriptif à cette fin de couplet qui continue avec une répétition de « The Ghetto » scandée avec un souffle de gorge. Par ailleurs, les interventions fréquentes chantées et improvisées d’Hathaway (dans l’annexe 1, il s’agit des « Mmmh », « Aah » ou « Oh ») pourraient être catégorisées d’interventions euphoniques, bien que leur caractère improvisé remette en question la place de ces interventions dans le registre de la mélodie. Ces techniques dans la composition sont stratégiques. Elles tentent de faire participer l’auditeur à une expérience sonique et, par extension, sociale. C’est principalement l’objectif d’une forme comme celle de la jam session. Mais plus particulièrement, l’importance du rythme amène l’auditeur à bouger son corps. Cette intention est révélée avec les scansions et le clapping. L’auditeur est invité à participer et à danser. Ces techniques sont encore mieux illustrées lors des versions live, dans lesquelles les enregistrements révèlent l’attitude du public. Les mélodies accentuent donc le propos du morceau et la forme a pour objectif d’intégrer l’auditeur (spectateur s’il s’agit d’une version live). La volonté de mouvement fait intervenir cet auditeur dans un espace, mais c’est plus particulièrement les effets appliqués au morceau qui le situent géographiquement.

53 2.3.2. Paramètres performanciels

Nous venons de l’évoquer, la voix possède donc de multiples fonctions dans « The Ghetto ». Elle est chantée, brouillée, parlée, scandée (individuellement et collectivement) selon différents moments dans le morceau. Malgré que sa forme soit celle d’une jam session, le morceau n’est pas pour autant dépourvu de structure. Le couplet du milieu scinde le morceau en deux parties. La première englobe l’introduction, le solo de clavier, les premières interventions des instruments et des éléments de structure comme les scansions. La deuxième explose sur les fondations de la première partie et englobe le solo de percussions, de claviers, les interpolations jusqu’à la fin du morceau. Le rythme est binaire et clairement régulier, soit une métrique de 4/4 à 114 BPM. La voix est tantôt criée, tantôt parlée, tantôt chantée. En s’accordant sur la fonction de communication de la voix parlée citée plus haut, les interpolations ont donc pour objectif d’entrer en contact « personnel » avec l’auditeur. Une fois le contact établi, l’auditeur est intégré dans l’expérience. Au niveau de l’interprétation, Donny Hathaway introduit l’auditeur dans son propos directement en annonçant « This is the ghetto » (voir dans l’annexe 1). Dès ce moment, l’instrumentation électrique occupe la première place avec le solo au Fender Rhodes. L’association de l’instrument électrique à la ville est fraîche dans les esprits de ces années-là puisque quelques décennies plus tôt, elle fut déjà élaborée lorsque le blues s’électrifia et entra dans les programmes de festivals citadins (Balen 1993/2012 ; Porter, Ullman, Hazell 2009). Nous pouvons dans ce cas- ci interpréter la nature citadine qui commence le morceau et s’oppose au deuxième solo, interprété uniquement avec des instruments acoustiques, à savoir les percussions. Cette intervention de percussions n’est pas non plus anodine. Les percussions rappellent les fondements de la culture musicale noire américaine. Elles sont ici constituées de bongos, congas et de timbales principalement, mais agrémentent la batterie, la cloche, le tambourin, le sable shaker et le clapping. Selon cette interprétation, le message musical serait le suivant : le ghetto est citadin et principalement noir américain. Le côté communautaire du morceau peut aussi refléter un aspect très important du ghetto, celui de la place de l’église. En effet, cela a été évoqué dans la section de la couche cartographique abstraite, l’église tient un rôle « structurant » et unificateur dans le ghetto noir américain. Les habitants s’y retrouvent, dansent et chantent ensemble. Tout comme la phrase « Had to go to listen to my brother », l’idée d’une communauté performant de la musique ensemble évoque le pilier de l’église noir américaine et du gospel. De plus, cette évocation ne serait pas

54 étrangère à Donny Hathaway puisque c’est précisément l’église qui lui a fourni les fondations de sa connaissance musicale. Il y a donc trois éléments principaux dans les paramètres performanciels qui s’interprètent adéquatement au message du morceau : le côté citadin avec l’instrumentation électrique, le côté noir américain avec les racines rythmiques et les percussions et l’aspect communautaire avec l’intervention du groupe dans la performance musicale. L’utilisation de l’appel/réponse avec des paroles comme « ah » et « The Ghetto / Talking ‘bout the ghetto » rappelle également une pratique historique de l’histoire musicale des Noirs américains, à savoir les work song de leurs ancêtres plusieurs siècles plus tôt (Balen 1993/2012 ; Porter, Ullman, Hazell 2009).

2.3.3. Paramètres technologiques

Le morceau est enregistré de manière stéréophonique, ce qui situe l’auditeur au centre de ce qu’il écoute. C’est l’effet le plus important du morceau. D’abord, la forme l’intègre dans le groupe, ensuite le rythme génère une envie de danser, la voix établit le contact avec lui et l’enregistrement stéréophonique le place au milieu de l’expérience. Les placements et déplacements des instruments et des voix sont représentés dans les graphiques des annexes 6 et 7. Comme nous pouvons le constater sur le graphique de l’annexe 7, les voix apparaissent à différents endroits témoignant d’une distance différente par rapport à l’auditeur. Il en va de même avec les instruments sur le graphique de l’annexe 6. La représentation quadrangulaire permet une lisibilité très claire, cependant elle n’est pas la représentation la plus adéquate de l’objectif du morceau. En réalité, l’auditeur devrait être au centre et des cercles concentriques se formeraient autour de lui, divisés en trois zones : proche, milieu, éloigné. Le repérage gauche ou droite diviserait ces cercles en trois. Il est impossible, même à l’écoute munie d’un casque extrêmement performant, de repérer si la source sonore provient de devant l’auditeur ou en arrière de lui. C’est pourquoi j’ai opté, dans ce cas-ci, pour une représentation carrée au-devant de l’auditeur. Ce qui provoque les déplacements des instruments est principalement un traitement du son particulier après l’enregistrement. Hathaway semble organiser l’entièreté des éléments percussifs dans la tranche « milieu » sur le graphique. Une utilisation stéréophonique du son permet de reléguer le son enregistré par un micro particulier à un côté spécifique. En l’occurrence, la batterie, les timbales, le tambourin et le sable shaker se retrouvent à droite alors que la cloche et la guitare

55 se retrouvent à gauche. Les congas et bongos sont au milieu, ce qui provoque une « musico- localisation » particulière lors du solo de percussions, puisque l’auditeur est stimulé par plusieurs sources sonores provenant de chaque côté et ayant la même fonction (nous l’avons vu dans les différentes strates musicales, la guitare électrique a également une fonction rythmique). Pour ne pas figer l’organisation mais bien plutôt pour y donner un aspect mobile, Hathaway déplace certains éléments à certains moments du morceau, comme la cloche, la cymbale ride ou la caisse claire de la batterie. Ces trois éléments se déplacent chacun à un moment précis du morceau, entre le côté droit, gauche et le centre (voir l’annexe 6). De la même manière, le Fender Rhodes débute le morceau à gauche, afin de bien l’opposer au piano acoustique à droite (qui rappelle l’opposition électrique et acoustique abordée plus haut), mais se recentre pour son solo. D’autres éléments subissent le même traitement mais dans les deux sens : de gauche à droite et de loin à proche. C’est le cas du clapping. Les éléments groupés comme le clapping ou les scansions sont particulièrement difficiles à situer sur l’échelle des distances. Certains musiciens sont proches de l’auditeur et d’autres sont plus éloignés. Ce genre d’interventions rythmiques se retrouvent en fait sur les neuf carrés du graphique. Par souci de clarté, à moins d’une modification évidente, je les ai placés uniquement dans la tranche « milieu ». Deux derniers effets modifient également la localisation du son dans l’enregistrement. Il s’agit de l’apposition de la réverbération et de l’écho sur la source sonore. La réverbération indique le volume du lieu de l’enregistrement (partant du proche vers le lointain), c’est pourquoi j’ai noté à certains moments évidents la flèche s’éloignant de l’environnement proche. Pour ce qui est de l’écho, il n’apparait qu’une seule fois, lors du deuxième « Hey ! » [5:40], de gauche à droite, contrastant avec le premier qui se situait dans la colonne du centre (voire l’annexe 7). Une voix distincte de ce premier « Hey ! » [1:27] s’écarte de la colonne centrée pour se faire entendre dans la colonne de droite. Cet effet interroge quant au traitement du son du premier « Hey ! » qui puisse être monophonique ou stéréophonique. En effet, le morceau est organisé avec de multiples localisations instrumentales cependant la voix distincte qui conclut le premier « Hey ! » se différencie fortement du groupe. Il ne serait pas surprenant que ce moment fût l’unique moment monophonique (toutes les sources sonores placées au centre) du morceau, retournant ensuite dans le traitement stéréophonique. Cette hypothèse est appuyée par l’arrêt de tous les instruments à ce moment précis, puisqu’une telle modification sonique aurait eu un effet désagréable à l’écoute dans ce cadre-là, si tous les instruments avaient poursuivi leur cours.

56 Il en va de même à propos des paroles et des « interpolations lyriques ». J’ai opté pour un aspect un peu diffus dans l’organisation des phrases au sein de leur carré correspondant puisque l’objectif du morceau semble aller dans ce sens-là plutôt que dans un sens strictement organisé et cadré. À la fin du morceau [5:42-6:53], les musiciens se répondent avec les deux phrases suivantes : « The Ghetto » et « Talking ‘bout the ghetto ». Comme pour la première scansion « The Ghetto », ou le clapping, la source sonique est difficilement localisable à cause de son caractère collectif. Cependant, malgré une présence des deux côtés, il semblerait que « The Ghetto » soit plus dominant au côté gauche et que « Talking ‘bout the ghetto » le soit plus au côté droit, appuyant la notion d’appel/réponse.

Tout est donc fait dans le matériau musical de la version studio de « The Ghetto » pour inclure l’auditeur dans l’expérience de la communauté. Pour synthétiser cette section, les paramètres abstraits établissent une structure musicale qui fait intervenir l’aspect communautaire grâce aux multiples fonctions des instruments et à l’intervention des multiples types de mélodies. Les paramètres performanciels tissent un lien de contact « personnel » avec l’auditeur et décrivent le ghetto à travers l’opposition électrique (citadine) et acoustique (racines musicales). Dans ces paramètres, Donny Hathaway introduit l’auditeur dans le ghetto (« This is the ghetto ») et lui rappelle le caractère noir américain du macro-quartier. Après avoir défini musicalement le ghetto, Hathaway demande à l’auditeur s’il a bien compris de quoi il s’agissait (le « can you dig it ? » abordé dans la section précédente). Le morceau arbore une facette religieuse grâce à son organisation communautaire. Les paramètres technologiques installent l’auditeur au milieu de cette communauté. L’expérience dans laquelle il est intégré n’est pas uniquement sonique. Elle est accentuée visuellement par l’image de la pochette de l’album sur laquelle Donny Hathaway danse en ronde avec des enfants, qui semblent âgés entre 5 et 15 ans. Tous se tiennent la main en souriant, sur un trottoir un peu brisé, devant un mur en brique plein de graffitis. Ces éléments visuels et soniques de mise en scène rappellent le répertoire de représentations symbolique de la section précédente. Selon l’auteur Emily J. Lordi, le morceau a un objectif presque religieux dans sa « communal vision » (Lordi 2016, 61). Plus particulièrement, Hathaway intègre véritablement l’auditeur dans l’expérience du ghetto en elle-même. Mais il le fait en suivant son objectif d’« embellissement » du macro-quartier. Avec ce morceau, Hathaway offre un point de vue heureux et tente de montrer à l’auditeur qu’à travers ces problèmes socio-économiques

57 urbains, il est possible de vivre quelque chose de positif. C’est ce que Ric Powell présente en ces termes : « Donny takes you through “The Ghetto”, not on a tour of desperation and deprivation, but on an exploration of happy elements, “the elements of the street that we enjoy”. » (Powell 1970).

2.4. « The Ghetto » : la couche empirique

Cette section se consacre au trajet mené par le morceau « The Ghetto » dès le moment de sa genèse jusqu’à son écoute la plus récente. De plus, cette section tente de donner un aperçu de la perception de Donny Hathaway par rapport à son environnement urbain immédiat ainsi que de la réception du morceau par le public. Dû au manque d’informations, pour les raisons que j’ai évoquées dans l’introduction de ce mémoire, cette section est malheureusement la plus chétive. Par conséquent, je tenterai ici de donner des exemples d’analyse, des pistes ou du moins des directions pour réussir à dessiner une couche cartographique empirique à propos de « The Ghetto ».

2.4.1. Trajets de « The Ghetto »

En suivant la définition de la carte développée dans le premier chapitre de ce mémoire, pour dessiner la trajectoire du morceau, il faut d’abord pointer les chronotopes qui font office de points de repère sur la carte. Dans ce cas-ci, la cartographie du morceau ne peut prendre l’aspect que d’un réseau de connexions, puisque l’objet créateur de la trajectoire n’est pas un corps doté d’une réflexion (c’est un morceau de musique). En revanche, ces connexions peuvent être dépendantes d’une carte qui prendra l’aspect d’une promenade (pour rappeler les termes d’Ingold 2007/2013) à partir du moment où la carte se rapporte à un individu qui écoute le morceau. Dans cette optique, la carte la plus complète possible s’arrêterait lors de l’écoute la plus récente du morceau. Mais ce n’est pas le cas ici. Afin de donner un exemple de cartographie empirique du morceau, sa trajectoire sera balisée par 4 moments-clés : sa genèse, son enregistrement, l’écoute par le propriétaire du bar The Troubadour à Los Angeles et enfin la version live à ce même endroit. La genèse se passe donc à la Howard University (supposément), à Washington D.C., entre 1964 et 1967. L’enregistrement se passe à New York, dans les studios de la compagnie Atlantic Records en 1969. La première écoute par le propriétaire du bar The Troubadour de l’époque m’est

58 inconnue et en 1972, Hathaway enregistre sa seconde version live du morceau dans ce même bar, à Los Angeles. En plaçant un trait entre ces 4 balises, nous avons déjà un fragment de couche empirique propre au morceau. Pour bien faire, il aurait fallu avoir accès aux cartes urbaines de ces années-là, de même qu’il aurait fallu entrer en contact avec l’ancien propriétaire du bar en question (et pour développer la carte, avec tous les propriétaires des bars dans lesquels il aurait performé le morceau). Pour une couche plus riche encore, il y aurait deux réseaux à distinguer :

• Réseau commercial : - Quels sont les points de ventes musicaux de la ville ? - Où le morceau s’est-il le mieux vendu ?

• Réseau promotionnel : - Quelle(s) station(s) de radio diffusait le morceau ? - À quelle fréquence le morceau était-il diffusé ?

Dans le réseau commercial, il aurait fallu obtenir des informations sur différents points comme les statistiques de ventes du morceau, qui nous permettrait de savoir : - Si l’album en entier s’est mieux vendu que le single, ou l’inverse. - Si le morceau, quelle que soit sa forme, se fut le mieux vendu dans le ghetto ou à l’extérieur. - Dans quel type de magasin (hypermarché ou disquaire de quartier) ? - Où se situe le paroxysme de vente ? Par exemple le morceau n’a pas eu le succès escompté dans la ville de sa production, en revanche, il a dépassé toutes les attentes dans la ville voisine.

Dans le « réseau promotionnel » dans lequel voyage le morceau, il aurait fallu obtenir certaines informations concernant : - Les émissions dans lesquelles le morceau était-il diffusé (s’il a été diffusé), et avec quel Disc-Jockey. - A-t-il été diffusé sur un poste noir américain ? Si oui, était-il exclusif à la communauté ou tout public ? Sur un canal radiophonique à petite échelle ou via une major de grande échelle ?

59 - À quelle fréquence (ce qui révèle beaucoup des intentions et de l’idéologie de la chaîne radiophonique) ?

Obtenir les informations sur ces sujets clarifierait les positions topographiques et temporelles des chronotopes de la cartographie du morceau. Ensuite, dessiner un trajet à la manière d’une onde (ou d’un vol d’oiseau) relierait les chronotopes entre eux. Autrement, pour rappeler la structure urbanistique de Lynch (1960/1969) appliquées à la musique, le bar The Troubadour devient comme un district pour « The Ghetto ». L’appartement de Leroy Hutson et de Donny Hathaway serait un landmark, ainsi que l’entité urbaine du ghetto (en tant que macro-quartier). La trajectoire du morceau pourrait suivre les edges, dans des camions de transport de vinyles et se nouer dans un node car discuté lors d’une émission radiophonique. Toutes ces informations nous permettraient de placer sur la carte les chronotopes précis et les trajets adéquats.

2.4.2. Affects et réception

Selon Guy Debord (1955), la psychogéographie s’intéresserait à l’impact affectif de l’urbanisation sur un certain individu. La section consacrée à la couche abstraite révèle l’intention d’« embellissement » du macro-quartier de la part de Donny Hathaway. C’est le point central du morceau : le basculement du sinistre vers le joyeux. De ce point de vue-là, le morceau est emblématique d’une fonction « psychogéographique » puisqu’il intervient sur le plan urbanistique. Reste à savoir quelle a été la réception du public à l’écoute du morceau. Il y a donc d’abord la version studio, enregistrée en 1969 qui grimpe dans les classements annuels de musique populaire pour atteindre les positions suivantes : n°87 – Billboard Hot 100 ; n°23 – Billboard Hot Soul Single Chart. Ensuite, il y a les deux versions live enregistrées. La première se situe à New York, au bar Bitter End en 1971 et la deuxième à Los Angeles, au bar The Troubadour en 1972. Le concert total de la version de New York a été enregistré et diffusé dans l’album Live, sorti la même année. L’auteur Emily J. Lordi aborde l’origine du public (2016, 54) :

The release of the Live album generated more elusive vibrations, a sense of imagined community between those fans who could attend the shows (whether due to money or location) and those who could not. This is why, although Mardin describes Hathaway’s audiences at the Bitter End as composed mainly of “affluent”, “church- oriented” black people – “the sort of people who would go to a Modern Jazz Quarted concert…, well-dressed

60 and musically sophisticated” – Dyana Williams describes the average “Donny Hathaway fan” in more inclusive terms: as “the everyday black man or woman struggling to pay their rent or their mortgage, put their kids through school, keep a job, fall in love, fall out of love, everybody… He connected with everybody across the board… We didn’t know much about him personally, we just knew that we loved his music… because it made us feel good.” At a moment when integration and class stratification threatened to dissolve the black public sphere in the ways Neal describes, Hathaway’s recordings brought working-class and affluent black fans together. (le commentaire d’ est extrait de Waring 2013 ; le commentaire de Dyana Williams est extrait du reportage filmé de Payne 2008 ; la référence à Neal est Neal 2004)

Qu’ils soient avertis ou pas, selon les deux descriptions, le public d’Hathaway est majoritairement noir. L’ingénieur du son d’Hathaway, Arif Mardin, fait part, dans ses commentaires, d’un public plutôt actif lors des enregistrements live (Waring 2013). D’un côté, il y a les zélotes qui connaissent le répertoire du musicien par cœur et qui suivent activement les notes lorsque ce dernier est sur scène, ensuite il y a ceux qui viennent pour apprendre et enfin, il y a les autres. Par ailleurs, Mardin insiste sur ses intentions de capter les réactions du public. En effet, outre les clappings et les applaudissements, des interjections, des exclamations et des accompagnements de voix se font entendre. L’objectif d’intégration est pleinement atteint dans les versions live. Le public répond donc en grande partie de manière active et positive à « The Ghetto ».

2.5. Sommaire

La couche cartographique théorique définit le ghetto en tant que macro-quartier d’une ville. Ce macro-quartier est caractérisé par une isolation sociale, une pauvreté conséquente et un regroupement ethnique. Le morceau « The Ghetto » résonne sur ce plan urbain. D’un côté il s’adresse aux membres de la communauté du macro-quartier et de l’autre il a été créé par l’un de ces membres qui offre une place importante à cette cellule urbaine dans sa production musicale. Du point de vue urbanistique, l’échelle de 8 points propose un moyen de cartographier un moment de l’histoire du morceau afin de convenir à un plan théorique déjà établi comme celui Kevin Lynch (le « diagramme symbolique ») par exemple. Dans la deuxième section qui se rapporte à la couche cartographique abstraite du morceau de musique, ressortent les éléments contextuels auxquels se réfèrent certains éléments de la musique. Tout d’abord, la couche théorique délimite le ghetto en tant qu’entité urbaine alors que la couche abstraite en distingue les constituants de son marasme psychologique et social. Selon Clark (1965/1989) et Wilson (1987/2012), ces constituants sont la consommation élevée de drogues, la dislocation familiale, les taux de chômage et de criminalité élevés et le décrochage scolaire. Ajouté à cela, selon Clark, la créativité au sein du ghetto noir américain est freinée à cause du manque de moyens pour la promotion culturelle et de l’état mental de ses habitants. Ces éléments se repèrent dans les « interpolations lyriques » (Lordi 2016) qui divisent le morceau « The

61 Ghetto » en deux. Chaque musicien crie une phrase quotidienne du ghetto qui se rapporte à ces constituants. Par ailleurs, l’imaginaire du ghetto est aussi marqué par des différences politiques et idéologiques. Ces différences colorent le comportement de Donny Hathaway sans pour autant devenir des éléments primordiaux dans sa carrière. Dans la couche cartographique concrète, le matériau musical du morceau est étudié selon les trois paramètres suivants : abstraits, performanciels et technologiques (Lacasse 2005 ; 2015). Les éléments qui ressortent de cette analyse mettent en avant un mécanisme intégratif de l’auditeur dans l’écoute du morceau. Dès le début, les distances sont placées entre ce dernier et les musiciens qui l’entourent, grâce un traitement sonore faisant usage de placements de micros éloignés, de réverbération et d’écho. Les musiciens sont nombreux et s’impliquent activement dans le morceau (en tapant dans les mains, en scandant ensemble les mots « the ghetto », en criant les phrases quotidiennes du macro-quartier, etc.). Le phénomène de « musico-localisation » est donc marqué par ce mécanisme intégratif. Enfin, la couche cartographique empirique propose les bases afin de dessiner la trajectoire du morceau sur plusieurs plans différents, conformément à la définition de la carte et ses caractéristiques élaborées dans le premier chapitre de ce mémoire. Les questionnements sur ce que constitue les chronotopes du morceau, ses lignes et ses différentes fonctions permettront de réaliser cette cartographie sonore dans un projet ultérieur. Par ailleurs, cette couche prend en compte plusieurs éléments propres aux trois enregistrements du morceau : un en studio et deux en live. La constitution du public, son comportement durant la représentation, le lieu de la performance sont des indices essentiels dont il faut s’assurer en vue de cet exercice futur. Dans le chapitre suivant, les indices topographiques issus des quatre différentes couches s’organiseront dans la dynamique vectorisée entre la création musicale et son environnement géographique.

62 Chapitre 3 : Vecteurs

Sur le modèle méthodologique, les quatre couches cartographiques sont reliées à la création musicale (et par extension à son créateur) par un système vectoriel à double sens. C’est-à-dire que dans un sens, la création musicale influence son environnement, et dans l’autre sens, l’environnement a une influence sur la création musicale. Dans cette partie, nous analyserons ces interactions, à la lumière des indices topographiques propres au morceau, révélés respectivement dans l’analyse des quatre couches cartographiques au chapitre précédent. Somme toute, ce chapitre place le morceau dans les deux réseaux global et local, pour analyser la dynamique et les enjeux qui surgissent avant et après le moment de la première diffusion.

3.1. Vecteur centrifuge

Le vecteur centrifuge désigne la trajectoire qui part de l’environnement géographique vers le créateur afin de générer une transformation dans sa création. En d’autres termes, il s’agit de l’influence de cet environnement sur la création de l’artiste. Dans ce cas-ci, les deux pôles extrêmes de la relation sont ceux de la ville et du morceau « The Ghetto ». Cette section se concentre donc sur l’influence de la ville sur le morceau. Cette influence prend la forme d’un vecteur et y inclut donc une notion de mouvement. Cette influence provient d’une part du contexte et d’autre part, des réseaux commerciaux. Le contexte a été décrit dans les quatre couches cartographiques se rapportant à « The Ghetto ». Nous avons parcouru respectivement la silhouette urbaine du ghetto, sa réalité quotidienne, les différences idéologiques et politiques des Noirs américains de cette époque, le travail sur le matériau musical du morceau, sa réception, et tous les détails qui solidifient la relation entre le contexte et le morceau (dont les paroles ou le type de public qui écoute Donny Hathaway à cette époque). Les réseaux commerciaux sont un peu plus complexes. L’auteur J.P. Singh différentie l’objet créatif de l’objet culturel (2011). Le premier se rapporte au créateur et à son contexte et le second se rapporte aux différentes politiques culturelles appliqués par différents marchés et différentes institutions. Selon Singh, la diffusion du produit créatif se déroule grâce à ces institutions qui le transforment immédiatement en produit culturel. Ces politiques culturelles permettant la diffusion du produit créatif dépendent de délibérations

63 tenues par une sorte de méta-pouvoir. C’est-à-dire qu’une institution délibère sur l’implication d’un morceau et sa diffusion en vertu de motifs qui constituent ce méta-pouvoir, comme l’identité ou la survie financière (par exemple, le besoin d’un hit pour remonter les finances d’un studio). Ces délibérations répondent à différentes idéologies scindées en deux parties. D’abord, il y a les marchés de « patronat » qui répondent plutôt à un concept local, face aux marchés économiques de grande échelle qui répondent plutôt à un concept global. Ces deux types de marchés construisent des niches de consommateurs pour certains artistes qui, dès lors, modifient leurs créations. Les délibérations se déroulent en fonction de ce que Singh catégorise comme « valeurs » (24) : « Cultural value arises from political processes that seek to rank the symbolic importance of creative expressions in terms of a national or other form of group identity. Creative value speaks to the ranking of the creative output in material or nonmaterial terms to the artist and her audience. ». Cela signifie que pour le marché du « patronat », les remises en question de sujets sensibles sur la société se glisseront plus aisément que dans un marché mondial ou le risque est plus important. Là où le critique réfléchit sur la valeur de l’œuvre, l’économiste pense à sa place sur le marché en fonction de l’offre et de la demande. Le phénomène n’est pas anodin et est facilement illustré par la différence entre une production indépendante et une méga-production en cinéma. Les moyens présentés dans le film indépendant n’atteignent généralement pas ceux présentés dans la méga-production. En revanche, les propos tenus dans la production indépendante ont plus de chance de questionner la société, alors que la méga-production doit satisfaire un maximum de consommateurs potentiels et donc ne peut se permettre un énorme risque dans le contenu du film. Cette différence est particulièrement visible dans le contexte de la Blaxploitation au début des années 1970. Nous l’avons vu plus haut, si la population noire américaine de cette époque peut montrer une façade unie, elle n’en reste pas moins politiquement divisée. Certains films comme Cotton comes to Harlem (1970) et sa suite, Come Back, Charleston Blues (1972), ainsi que Shaft (1971) proposent au spectateur une structure narrative classique et une généralisation quasi manichéenne des problèmes sensibles et sociaux propres aux populations noires (drogue, ghetto et racisme principalement). Alors que Sweet Sweetback Badasssss Song (1971) montre une population noire divisée, une structure morcelée et un point de vue plus déviant de la société. Malgré que l’origine de ces productions cinématographiques soit la même, et que le résultat escompté soit identique, la différence est que les premiers films sont signés des studios de productions hollywoodiens, et non Sweet Sweetback

64 Badasssss Song (Massood 2003). Ces productions hollywoodiennes font intervenir de tels gros budgets qu’elles ne peuvent prendre trop de risques dans leur trame narrative sous risque de ne pas pouvoir rembourser leurs investisseurs. À titre anecdotique, la différence est similaire dans les musiques de films. Melvin Van Peeble compose la musique de son film, Sweet Sweetback Badasssss Song, alors que pour Come Back, Charleston Blues, Hollywood fait appel à Donny Hathaway, artiste montant, pour travailler sous la supervision de Quincy Jones. Dans le registre musical, Krims illustre la création de niches de consommateurs par les stratégies commerciales mises en œuvre en musique classique (2007). Dans un souci de perte de popularité face à la musique populaire, ce qui impliquerait une baisse considérable dans les ventes, certaines compagnies de musique classique ont développé une méthode de vente basée sur les mêmes principes qu’en musique populaire : compilation de titres et « starification » de musiciens. Dans cette perspective, sur le long terme, certains musiciens ont excellé dans la vente de compilations de titres de musique classique, comme André Rieu ou Richard Clayderman (voire le premier chapitre de ce mémoire). Ces compilations ne sont pas sans intervention dans la vie de la cité (139) : « Whereas the design-intensive production of the self may, of course, take place anywhere, it takes its pattern from the total cross-marketed environment of urban retailing, the Borders book/music/café megastores that offer music as part of a totally controlled and designed environment. ». Les célébrités grimpent dans ce genre, produisent pour une niche particulière de consommateurs, et les stratégies commerciales favorisent parfois l’achat d’une compilation spécifique en réduction avec un magazine ou un paquet de pâtes. Selon Krims, cet exemple d’intervention des stratégies commerciales dans la production créative de l’artiste a une implication directe sur le mode de vie urbain (cette thèse a été étudiée en profondeur notament par des chercheurs comme Antoine Hennion et Jean Maisonneuve ; à ce sujet, se référer à Hennion 1993 et Maisonneuve 1997). L’artiste est donc contraint par les moyens offerts par son producteur afin de mener à bien sa création. Soit ce producteur est indépendant, soit il est « globalisant ». Chaque système de production possède ses avantages et ses inconvénients qui ont une influence directe sur la création et sur le créateur. Dans le cas de « The Ghetto », c’est Atlantic Records qui produit le morceau et en assure la diffusion. Le marché en question est donc plutôt globalisé, en comparaison à Chess Records ou Rhino. Hathaway est donc contraint à respecter certaines règles qui garantissent la bonne vente du produit musical. Nous allons voir par la suite les conséquences de ce contrat.

65 3.2. Vecteur centripète

Le vecteur centripète désigne les changements et transformations que la création et son créateur ont provoqués sur leur environnement géographique. Le mouvement de ce vecteur est donc inverse à celui du vecteur centrifuge. En d’autres termes, l’artiste influence son environnement géographique immédiat par sa création, et donc dans ce cas-ci, « The Ghetto » influence la ville. À travers plusieurs phénomènes, la production créative et culturelle entraînent une série de conséquences avec elles qui tracent de nouvelles perspectives dans le dessin de la ville (à ce sujet, se référer principalement à Cohen 2002 et Roberts 2015). Ces phénomènes ont généralement pour objectif la réalisation d’une identité culturelle propre à la ville elle-même. Parmi les changements que « The Ghetto » a provoqué dans le dessin urbanistique, et que nous avons parcourus dans le chapitre précédent de ce mémoire, le plus notable dans ce cas-ci est celui de l’« embellissement » du ghetto. Cet objectif, nous l’avons vu, convient à un certain mouvement idéologique noir américain de l’époque qui impose la fierté d’être Noir et la volonté d’auto-détermination. Le soul comme véhicule politique et idéologique, c’est à travers ce genre musical qu’une identité culturelle noire américaine se crée. Plus particulièrement, les différences géographiques génèrent des modifications dans cette identité et ces modifications sont conçues par les délibérations dont j’ai décrit l’origine dans la section précédente. La participation d’un artiste à la réalisation de l’identité culturelle d’une ville est essentielle. À ce propos, Singh note (2011, 21– 22) :

The economic, technological, and institutionnal networks that sustain creative activities further complicate the creativity-culture nexus. They may not always sustain particular notions of cultural identity, despite social or political impetus to do so. However, the obverse scenario also holds : political and social pressures to maintain particular notions of cultural identity may also direct creative output.

Pour une illustration nette du phénomène d’identité musicale d’une ville dans le domaine du soul, le cas de Philadelphie est particulièrement éloquent. Faisant partie des grandes villes concernées par les problèmes des ghettos elle aussi (Wilson 1987/2012, 46–49), la ville de Philadelphie s’est faite connaître dans l’histoire de la musique populaire noire américaine grâce à l’élaboration de son « Philly Sound ». Ce style spécial de soul est né du label Philadelphia International Records (PIR), par l’impulsion de Kenny Gamble, Leon Huff et Thomas Bell

66 (Jackson 2004). Les trois entrepreneurs musiciens enregistraient déjà depuis le milieu des années 1960, mais c’est en 1971 qu’ils fondèrent PIR, encore actif aujourd’hui. Ce label a été une contribution majeure au développement du disco vers le milieu des années 1970, à travers son « Philly Sound » caractérisé par l’utilisation d’une voix de falsetto, une section rythmique machinale (qui évolua vers un beat disco), l’utilisation de percussions ainsi que de sections de cordes dans la musique populaire noire américaine. Ces attributs deviendront, au cours des années 1970, essentiels pour la construction d’un son disco. Outre le marqueur identitaire qui place l’abréviation du nom de la ville dans le nom du son (« Philly Sound »), l’identité musicale de Philadelphie s’est faite connaître par le processus de validation de ce son typique. Les enregistrements du « Philly Sound » gagnant en popularité et grimpant dans les ventes finalement attirèrent le regard d’autres compagnies de production musicale. Vers le milieu des années 1970, Atlantic Records élargit ses perspectives commerciales pour produire des artistes disco. Donny Hathaway s’essaya également au disco en composant en 1978 « After the dance is done » (ce titre n’a été diffusé que dans la dernière anthologie posthume du musicien en 2013 : Never My Love). Ces manœuvres commerciales valident et légitiment un son localisé, comme celui du « Philly Sound », et avec lui, une identité musicale. Par extension, l’identité musicale d’une ville est une partie constituante de son identité culturelle. L’intention derrière la quête de légitimité culturelle, pour une ville, revient à un objectif de compétition interurbaine dans une dynamique de tourisme culturel. À ce sujet, les exemples actuels d’éléments de la culture populaire amplifiant le tourisme culturel localisé sont nombreux (pour ne mentionner que les reconstitutions de villages hobbits en Nouvelle-Zélande, les pèlerinages littéraires à New York ou musicaux à Liverpool, pour les fans des Beatles). Il y a donc une volonté et un intérêt de la part de la ville de se façonner une identité (délibérée par son méta- pouvoir) à travers une certaine esthétique culturelle, développée à l’aide de certains artistes, dans l’objectif de générer un élan de tourisme culturel et de faire grimper l’économie urbaine. À nouveau, Singh note (2011, 2) :

Creative expressions reflect but also constitute our reality ; the mirror tells us who we are. Who are we, then, when surrounded by several mirrors, each showing a different and changing portrait ? Institutions of power often take individual or group identities to be fixed ; their task is to affix it further through evocation of historical memory (…). But identities are always in a state of flux, and the fall of Berlin Wall serves as a physical reminder. The ability to demarcate the contours of identity is a form of metapower : itself borne out of

67 interactions with people and their creative representations. Such is the power of representation or art ; expressions beget power by providing an identity to the issues they enact. Once the contours have been set, what we do with our identities is business as usual. No wonder, then, that art calls for such passions and reasons everywhere.

Singh insiste sur la promotion d’une identité particulière véhiculée par l’objet culturel. Les institutions appellent certaines personnalités artistiques afin de forger cette identité et ses caractéristiques. En plus d’être contrôlé par le méta-pouvoir en question, ce type de travail l’élabore et l’alimente également puisque cette identité a pour but de contrôler la production culturelle localisée : « It is in the interest of cultural-policy stakeholders to make creative arts, commercial or otherwise, serve the cause of cultural policy. » (Singh 2011, 9). Les déplacements de populations, dans le cadre du tourisme culturel ou non, ont un impact majeur sur l’évolution urbaine (à ce sujet, se référer à Debord 1955). Sur ce plan, les actions de certains artistes ne sont pas sans conséquences. Donny Hathaway n’a jamais manqué une occasion d’offrir ce qu’il pouvait à la communauté noire urbaine. Outre ses morceaux aux paroles évocatrices, il s’est produit bénévolement au « Studio Museum in Harlem », ainsi que pour la « Fred Hampton Legal Assistance Scholarship Fund ». En 1972, il participa, avec d’autres figures majeures de la musique noire de l’époque, à la récolte de fonds pour la « National Black Political Convention », ainsi qu’à l’opération PUSH (People United to Save Humanity) organisée par le révérend Jesse Jackson, dont les thèmes se centralisaient sur les enfants noirs et les collèges des ghettos. Enfin, Hathaway a participé activement à l’organisation de l’« Institute of Black American Music » (Lordi 2016, 47). Son intérêt pour les jeunes générations et pour la qualité de l’enseignement se remarque à travers ces types d’expériences.

3.3. Localiser et globaliser « The Ghetto »

Cette section relève les marqueurs de globalisation et de localisation de « The Ghetto ». Le morceau fait figure de point de fusion entre les deux phénomènes. D’un côté, il se rapporte à un fait localisé, à savoir celui du ghetto en tant que macro-quartier et, de l’autre, il est diffusé par une entreprise de grande envergure (Atlantic Records) et circule dans des réseaux globalisés. Pour cette entreprise, il s’agit de savoir comment satisfaire un maximum de consommateurs en présentant un produit culturel qui fait usage d’une représentation symbolique locale.

68 Singh caractérise l’effet globalisant comme une anxiété : « Globalization anxiety (…) refers to fears regarding the loss of collective identities as a result of increasing flows of people, things, ideas, or creative expressions. Cultural politics (…) mediate the gap between anxiety and identity. » (2011, 13). La peur de la perte d’identités collectives se rapporte justement aux différences interurbaines qui risquent d’être effacées dans un effet globalisant. Or ce n’est pas pour cette raison que la formation d’une identité urbaine est délaissée. Dans son répertoire musical, Donny Hathaway fait régulièrement mention des ghettos et de ses problèmes « pathologiques » (pour utiliser les termes de Clark 1965/1989). Par ailleurs, en tant qu’artiste, il contribue à la formation de l’identité culturelle de New York. En fait, un morceau comme « The Ghetto » se positionne comme un point de fusion entre l’extrême globalisation et l’extrême localisation. Dans ses références au ghetto, Hathaway ne dévoile pas pour autant de marqueurs localisés. À titre d’exemple de morceau soul extrêmement localisé, « Across the 110th street » du chanteur Bobby Womack semble le plus approprié. Dans les paroles du morceau, Womack mentionne également les problèmes « pathologiques » du ghetto, mais localise l’auditeur dans la 110ème rue de New York et lui rappelle ensuite qu’il est à Harlem (« Harlem is the capital of every ghetto town »). En plus d’être très localisant dans les paroles, le morceau est produit à l’occasion du film de la Blaxploitation homonyme (1972). Le morceau bénéficie donc d’un appui visuel. Ensuite, la diffusion du morceau et du film s’est faite de manière globalisante, ce qui signifie que dans une dynamique de localisation et de globalisation, « Across the 110th street » sautille entre les deux entités. À l’opposée, un morceau extrêmement globalisé dans le domaine du soul prendrait la forme d’un morceau sans paroles, comme « Green Onions » de Booker T. Jones and The MG’s. Largement diffusé et abondamment repris au fil du temps, le morceau de la section rythmique de Stax Records possède très peu de marqueurs de localisation. Le morceau « The Ghetto » fait mention du plus gros problème des Noirs américains des années 1960 et 1970, le ghetto, mais ne livre aucunes spécifications plus précises. En fait le ghetto est perçu comme un problème local globalisé. Cette perspective convient très bien à l’idéologie du « Black Power » qui tente d’unir tous les Noirs américains selon ce qui constitue leur identité d’alors. Les propriétés du ghetto décrite chez Hathaway sont les mêmes de Harlem (New York) à Watts (Los Angeles). La stratégie idéologique plait également à Atlantic Records qui prend dès lors moins de risques dans la diffusion du morceau. Cette position est celle du point de fusion entre l’extrême localisation et l’extrême globalisation.

69 Ce que Singh caractérise avec des termes comme « anxiété » ou « risque », Krims étiquette une différence fondamentale entre place et space (2007, 32). Space est un espace totalisant, rempli de codes universels, commerciaux et homogènes. Il s’agit d’une force négative de globalisation. Place, à l’opposée, est un espace de libération culturelle, hétérogène, une force positive de localisation. « The Ghetto » se situe entre les deux, bénéficiant des deux avantages, ceux de la création identitaire d’une part et de la large diffusion de l’autre. À ce propos, Singh note : « Globalization presents an opportunity for examining not just new symbolic representations and the way cultural identities are constructed around them but also the conceptual processes by which we understand identity. » (2011, 16). La dynamique des marqueurs propres à la globalisation et à la localisation est plus complexe dans le domaine cinématographique. Dans la section précédente, nous avons mentionné la différence entre une production de la Blaxploitation indépendante et une production du même genre mais hollywoodienne. À la base, Hollywood est une société de production cinématographique à tendance conservatrice (dont le nom, à titre anecdotique, est en lui-même un marqueur de localisation autant qu’un référant à une industrie globalisante ; Massood 2003). Lors des années 1970, l’industrie cinématographique d’Hollywood s’est mise à produire des films de la Blaxploitation. Ce risque n’est en réalité pas très surprenant. Vers la fin des années 1960, Hollywood fait face à un effondrement financier et se met à la recherche de potentielles nouvelles niches de consommateurs (82). Dans les productions précédentes, le personnage noir avait un rôle tertiaire, alors que désormais, Hollywood tente de toucher les communautés noire américaines en produisant désormais des films réalisés par les Noirs pour les Noirs. De la même manière que pour les compagnies de production musicale, le « Black Power » offre une solution rêvée en tant que point de fusion culturel entre la localisation extrême et la globalisation extrême. La position de « The Ghetto » est donc celle d’un point de fusion dans la dynamique qui oppose le « Local » au « Global ». La bande originale du film Come back, charleston blues l’est un peu moins puisque le film se déroule à Harlem. Dans cette perspective, cette bande sonore se rapproche plus du morceau de Bobby Womack que de « The Ghetto ». Elle contient plusieurs marqueurs localisants et est diffusée de manière globalisée. Ce n’est pas le cas de « The Ghetto » qui globalise des marqueurs au préalable locaux.

70 3.4. Sommaire

Ce chapitre porte sur les vecteurs qui relient la création musicale, dans ce cas-ci le morceau « The Ghetto » de Donny Hathaway, et son environnement géographique. L’impact de l’un sur l’autre s’étudie à travers des paramètres institutionnels. De manière plus claire, la création musicale a une influence sur l’environnement géographique et inversement, selon des délibérations institutionnelles liées à l’institution productrice du morceau de musique. Grâce à ses institutions culturelles, la ville se crée une identité particulière qui la positionne dans une dynamique compétitive par rapport à d’autres villes. Ce phénomène peut s’observer à de nombreux endroits aux États-Unis contemporains à Donny Hathaway. Les sons « soul » qui émanent des compagnies Stax (Memphis), Philadelphia International Records (Philadelphie), Motown (Detroit) et New York (Atlantic Records) sont radicalement différents puisque les politiques propres à ces institutions ont pour objectif de se distinguer par rapport aux autres. Cet objectif est d’abord commercial, mais convient également à la ville qui se forme son identité culturelle propre. Ainsi dans un sens, l’institution impose sa politique au musicien, mais dans l’autre, le musicien offre son travail à la cité. Cette dynamique génère des conséquences sur le paysage urbain comme un afflux touristique à un endroit donné par exemple (c’est le cas pour Liverpool et The Beatles par exemple, voir Cohen 2015). Enfin, dans une dynamique de globalisation et de localisation, le morceau « The Ghetto » se positionne de manière particulière. S’adressant à une fraction de la population assez spécifique (le Noir américain citadin) et en utilisant des codes musicaux particulier, Donny Hathaway localise son morceau vers son public. Cependant, le ghetto dont il parle est un ghetto générique qui est similaire aux quatre coins des États-Unis. À aucun moment, Hathaway ne spécifie une localisation géographique dans sa musique ou dans ses paroles. À ce titre, il globalise le morceau. Non pas dans le sens d’une normalisation des codes, mais plutôt dans une intention apparente de rassemblement derrière un constituant de l’identité du Noir américain citadin de l’époque. Le mouvement d’auto- détermination propre à cette partie de la population américaine transparaît dans ce cas-ci. En fait, cette intention est accentuée par une stratégie d’embellissement du ghetto qui permettrait à son habitant d’être fier de son habitat.

71 Conclusion

Les quatre couches cartographiques révèlent au terme une perspective nouvelle sur l’analyse d’un enregistrement sonore. Centré sur l’aspect géographique, chaque couche éclaire des indices topographiques et entraîne leur étude dans une direction particulière. Le modèle méthodologique remplit ainsi le premier objectif de ce mémoire, qui était de juger de sa pertinence, une fois les bases bien érigées, à travers l’exemple de « The Ghetto » de Donny Hathaway. Comme nous avons pu le constater, chaque couche interagit avec une autre et les indices topographiques du morceau résonnent de manière différente lorsqu’ils sont étudiés dans plus d’une couche cartographique. Et à ce titre, cette recherche remplit son second objectif, à savoir celui d’élargir le champ de recherche à propos du créateur et de sa création musicale, ou Donny Hathaway et son morceau « The Ghetto ». L’analyse géographique du morceau soulève des questions adjacentes à son parcours en ébauchant des pistes de réponses originales. Indéniablement, le morceau « The Ghetto » est connecté à l’environnement géographique par son titre, qui fait office de premier indice topographique immédiat. Par extension, c’est le répertoire de son créateur et son parcours qui se développent ensuite à travers les différents mouvements qui façonnèrent l’environnement géographique à cette époque. Le modèle méthodologique proposé dans ce mémoire organise donc les quatre couches cartographiques autour de la figure centrale du créateur et de sa création musicale. Ces quatre couches englobent l’espace de représentation symbolique (Lefebvre 1974/2000) que l’individu se fait de son environnement, le trajet qu’il effectue, son parcours, les plans et les systèmes dans lesquels il navigue et les différentes formes que prennent cette cartographie. Respectivement, ces éléments fondamentaux de la cartographie se retrouvent dans les couches abstraite, empirique, théorique et concrète. Ces quatre couches cartographiques ne sont pas exclusives et s’imbriquent entre elles. Il est rare qu’une carte (ou une chose que l’on souhaite cartographier) ne possède qu’une seule couche cartographique. Parmi les caractéristiques putatives au travail cartographique, les deux plus importantes sont les suivantes : la participation active ou passive de l’individu et le caractère statique ou dynamique de cette carte. Ces caractéristiques ainsi que les quatre différents types de couches cartographiques abordés dans ce mémoire génèrent une nouvelle définition de la carte. La carte s’organise comme un assemblage de chronotopes et de lignes. C’est-à-dire qu’elle est balisée par

72 des points de repères topographiques et temporels, et les lignes (qu’il s’agissent de trajets ou de connexions) relient ces points entre eux. Enfin, un système vectoriel assure la liaison entre le créateur et les couches cartographiques autour de lui. Le premier vecteur est centrifuge. Il se rapporte à l’influence que l’environnement géographique porte sur le créateur (à travers sa création ou pas). Le second vecteur est centripète et étudie la relation inverse. Ce modèle est ensuite analysé dans le morceau « The Ghetto » de Donny Hathaway, sorti en 1970. Donny Hathaway partage sa vie principalement entre quatre villes américaines : St Louis, Chicago, Washington D.C. et New York. Durant sa courte et fulgurante carrière, il collabore avec de nombreuses vedettes en musique populaire et travaille pour de nombreuses compagnies musicales avant d’entamer une brillante carrière solo. Ses troubles mentaux le pousseront jusqu’au suicide, en 1979, laissant derrière lui une famille disloquée. Parmi ses pairs, Hathaway est reconnu comme une juste célébrité du genre soul. Ce genre en particulier est complexe à aborder. Outre l’esthétique qu’il s’est façonnée, le genre respecte des impératifs commerciaux et idéologiques. C’est dans cette dernière catégorie qu’il détient tout son sens. Les communautés noires américaines des années 1960 et 1970, désireuses de montrer une pensée unie face à la population blanche américaine, se retranchent dans une action sociale nationaliste de fierté raciale. Dans cette perspective, toute production culturelle est étiquetée avec des termes évocateurs de la population noire américaine. Dès lors, leur musique populaire prend le nom de « soul », alors que d’autres domaines culturels se voient suivre le même programme avec des termes comme « afro » ou « black ». Le genre musical soul devient donc un véhicule idéologique. Bien qu’il soit aussi virtuose en jazz que dans d’autres genres, c’est dans le soul que s’inscrit Donny Hathaway. « The Ghetto » se rapporte donc au quartier urbain qui lui est homonyme. Dans la couche théorique, nous avons abordé les raisons historiques qui ont mené une majorité de Noirs américains à s’installer dans les villes industrialisées pour subir la faillite de l’ère post-industrielle américaine ensuite. À cause de revenus faibles, les populations ethniques d’Amérique se sont concentrées dans des cellules urbaines ghettoïsées. D’un point de vue planimétrique, nous avons défini le ghetto comme un macro-quartier à l’échelle d’une ville. La distinction des éléments urbains (sous forme de l’échelle à 8 points) permet de constater la grandeur géographique du plan dans lequel le morceau navigue. De même que cette grandeur implique un large public et à ce titre, cette couche permet de constater également sur quel plan citadin le morceau résonne. Enfin, elle situe de manière

73 théorique les moments-clés du morceau, comme celui de sa genèse ou de son enregistrement (respectivement à Washington D.C. et à New York). L’image « chronotopique » du morceau offert par la couche théorique nous plonge dans le contexte majoritairement élaboré par la couche abstraite. Dans ce contexte, le ghetto subit quatre conflits « pathologiques » (Clark 1965/1989). Le premier oppose le marasme d’une société coincée dans un macro-quartier délimité par des « murs invisibles » (Clark 1965/1989), à un mélange d’influences culturels au sein des mêmes murs grâce à un cosmopolitisme névralgique. D’un côté la créativité n’est pas la bienvenue et est strictement réglée, de l’autre les résultats du cosmopolitisme impliquent de nouvelles créations métissées. « The Ghetto » en est un exemple frappant : il suit les règles créatives du ghetto tout en invitant sur scène un percussionniste afro- cubain. Les règles créatives du ghetto sont simples : montrer une voix unie à propos du marasme du ghetto et considérer tout autre problème comme inférieur à celui du ghetto. Ce qui aborde le second conflit, à savoir celui qui génère un sentiment double chez l’habitant du ghetto vis-à-vis d’une célébrité noire. Ce dernier éprouve de la fascination pour la célébrité, se disant qu’il est possible de s’extraire du marasme par la créativité, mais aussi de suspicion, car cette célébrité, en s’extrayant, s’est désolidarisée de la cause des habitants. C’est pourquoi les célébrités noires ne peuvent jamais totalement se détacher du ghetto. Toujours coincés entre les « murs invisibles », elles doivent consacrer une large partie de leur répertoire au ghetto. C’est le cas de Donny Hathaway. La célébrité ne subit pas cette règle comme un plomb dans sa carrière, mais reste plutôt blessé à vie par cette exclusion sociale et urbaine qu’est le ghetto. Le marasme du ghetto décrit par William Julius Wilson (1987/2012) et Kenneth B. Clark (1965/1989) est constitué principalement par les éléments suivants : familles disloquées, drogues, chômage, éducation faible et naissances hors-mariage. Les interpolations lyriques (Lordi 2016) présentes dans « The Ghetto » témoignent de ces problèmes. Seulement musicalement, Hathaway semble souhaiter offrir un aspect joyeux du ghetto. Dans le troisième conflit, deux méthodes de revendications sociales par les Noirs américains s’opposent. D’une part, il y a celle de Martin Luther King Jr. qui préconise la non- violence et le « Pouvoir de l’amour » alors que de l’autre, il y a la méthode de Malcolm X qui en appelle à une nationalisation des Noirs, se regroupant autour de tous les codes culturels les plus africains possibles (comme la religion de l’islam) ainsi que d’une haine pour l’homme blanc en particulier. Dans cette perspective, la chroniqueuse décrit l’objectif d’Hathaway comme une

74 « glamourisation » du ghetto. Un objectif totalement pacifique, mais qui convient au mouvement de fierté noire. C’est-à-dire que Donny Hathaway, avec « The Ghetto », embellit ce qui constitue le patrimoine culturel noir américain de l’époque, ce qui fait de lui un « soul brother » selon Williams (Payne 2008). Enfin, le quatrième conflit oppose une vision panafricaniste (l’Afrique dans sa totalité) à une vision particulariste (l’Afrique dans sa fragmentation ethnique) par rapport à la population noire américaine des années 1970. Ce qui incite le sociologue anglais Paul Gilroy (1993/2010) à étudier la personnalité du Noir américain et son identité à partir d’un principe de « double conscience ». Il serait animé en même temps par un rapport à ses origines ancestrales et en même temps par un rapport à son territoire propre américain. Hathaway ne se prononce pas sur ce conflit idéologique. En fait, il ne se prononce que très peu sur la politique et ses tendances idéologiques, plaçant la musique au-dessus de tout. Hathaway travaille la musique qu’il considère comme l’éducation suprême (Payne 2008). Comment est témoigné l’objectif d’embellissement et le marasme du ghetto dans le matériau musical ? Le morceau prend la forme d’une jam. Dans l’enregistrement, Hathaway met en pratique plusieurs techniques afin d’inclure l’auditeur au milieu de son expérience musicale. Pour cela, les effets de stéréophonie et d’écho activent le phénomène de « musico-localisation » et établissent la distance entre l’auditeur et les musiciens. La hiérarchie instrumentale au sein du groupe est floue, ce qui plonge l’auditeur dans une communauté égalitaire. Enfin, les paroles chantées, criées et parlées assurent les moyens de communications entre le musicien et son auditeur. De cette manière, communauté, intégration, distance, communication transparaissent dans le matériau musical. Grâce à cela, Hathaway peut provoquer le sentiment joyeux d’« embellissement » du ghetto chez l’auditeur. Ces éléments topographiques sont soulignés dans couche concrète, relevant dès lors le son comme potentiel indicateur topographique. Enfin, la couche empirique observe le trajet du morceau dès sa genèse. Par manque d’informations, les directions proposées dans cette couche sont théoriques. Néanmoins, le trajet qu’elles dessinent se base sur deux réseaux, commercial et promotionnel. Ces deux réseaux dressent des étapes dans le parcours du morceau depuis sa genèse jusqu’à son écoute la plus récente, sous forme de chronotopes, comme par exemple l’intervention du morceau dans une émission radiophonique ou sa popularité de vente (en se précisant sur le quartier dans lequel le morceau se serait le mieux vendu). Par ailleurs, ce trajet peut se suivre selon les plans élaborés dans la couche théorique, en particulier selon un plan de l’urbaniste Kevin Lynch (1960/1969) qui différencie, une fois appliqué

75 à la sphère musicale, le trajet de la musique « écoutée » à celui de la musique « non-écoutée ». Cette couche étudie également la réception du morceau. Celle-ci plutôt frénétique et optimiste par un public varié majoritairement noir américain. Le système vectoriel qui solidifie le lien entre le créateur, sa création et son environnement géographique est particulier dans ce cas-ci. Dans le vecteur centrifuge, nous avons vu que l’environnement géographique influençait le créateur dans sa création à travers des délibérations dépendantes d’un marché spécifique (Singh 2011). Une grande compagnie peut moins se permettre de questionner la société qu’une compagnie indépendante. « The Ghetto » aborde un sujet sensible pour la population américaine de l’époque et pourtant, le morceau est produit par une compagnie de musique majeure. Dans le vecteur centripète, l’artiste influence son environnement géographique car il contribue à la création d’une identité culturelle de la ville dans laquelle il travaille. Cette identité est cruciale pour la cité dans une perspective de compétition économique. À nouveau, « The Ghetto » pose problème puisqu’il ne cible pas une ville en particulier et provient d’un artiste « délocalisé ». En fait, le morceau se positionne comme point de fusion entre les phénomènes d’extrême globalisation et d’extrême localisation dans le domaine musical. Il possède des marqueurs identitaires noirs américains, aborde une thématique brutale, mais sensibilise les communautés noires américaines de l’Amérique entière autour de cette thématique grâce à ces marqueurs. Sans mentionner un macro-quartier spécifique, son morceau touche aussi bien l’habitant du ghetto de Los Angeles que celui du ghetto de New York. Cependant, nous l’avons vu, le morceau n’est pas entièrement neutre et répond à des objectifs spécifiques. Seulement ces objectifs n’entravent pas la trajectoire commerciale du morceau.

Avec ce prototype de modèle méthodologique, la suite d’une telle recherche suivrait un programme en plusieurs points. D’abord, il s’agirait de remplir les manques d’informations à propos de Donny Hathaway. La couche empirique souffre gravement à ce sujet et elle détient pourtant une importance-clé pour le second point, à savoir celui du dessin cartographique du morceau. Cet aspect de la recherche doit obligatoirement s’effectuer à l’aide d’outils géomatiques pour prendre la forme d’une interface numérique. Le troisième point complète encore plus précisément le modèle en élaborant différentes couches cartographiques supplémentaires qui abordent chacune un aspect encore plus spécifique d’une création. Une fois les points de repère balisés dans chaque ensemble cartographique, le dessin cartographique et la forme du morceau,

76 grâce à une collaboration avec des experts de géomatique, se placeraient sur la carte (celle du morceau de musique). De cette manière, le modèle méthodologique proposé dans ce mémoire « cartographierait » un morceau de musique.

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85 ANNEXE 1 : PAROLES [transcriptions par l’auteur]

VOIX TYPE PAROLES

Donny Hathaway chanté Whooooaaaa Mmmh Aaaaah Ooooh Yeaaaah Shown up (now) parlé Yes… This is the ghetto everything is everything That's alright crié Don't you know…That's alright yeah… Can you all dig it all there ? Can you dig it ?

chanté à voix basse Now you [hate] doin' what you supposed to You doin' what you wanna do But you know you wrong Totaly wrong groupe scandé Hey ! (Donny Hathaway inclus) eh – eh scandé / chanté The ghetto Talking 'bout the ghetto rires parlé / crié Now listen Pass the joint Whoa We're going down Talking 'bout the ghetto Wait a minute [had to go to litsen to my] brother Hey hey Everybody You'd better get a job [why didn' I], Joe ? Hey boy ! Where ? [nothing] Where did you get that ? Now listen [--] Whoo ! We're goin' there ! […] your money, I tell you ! I know you did ! bébé gazouilli

86 ANNEXE 2 : CHRONOLOGIE

TIMING INSTRUMENT MUSICIEN FORME DESCRIPTION HARMONIE

ADDITIVE

00:00 Voix Donny Hathaway Intro Bb-7

Fender Rhode

00:01 Basse Marchall Hawkins Intro Eb7 / Bb-7 / Eb7

00:05 Piano Donny Hathaway Section 1 riff : - basse électrique Bb-7 / Eb7

- Fender Rhode

- piano

00:20 solo clavier

00:22 Congas Master Henry Gibson

Batterie Morris Jennings

00:40 Guitare électrique Phil Upchurch

01:12 Percussions Ric Powell

01:25 Breakdown ------

01:29 Scansions groupe Section 1 Bb-7 / Eb7

voix additionnelle

John Littlejohn

03:13 fin solo clavier

03:28 interpolations lyriques

03:45 clapping groupe

04:15 solo congas + percussions

05:26 fin solo congas + percussions

05:38 Breakdown

05:42 chants groupe Section 1 solo clavier + clapping

voix additionnelle

John Littlejohn

06:16 fin solo clapping

sortie des voix additionnelles

06:43 Fade out

06:53 fin de l'enregistrement

87 ANNEXE 3 : STRATES

TIMING STRATE PRINCIPALE STRATE STRATE RYTHMIQUE STRATE DE

D'ACCOMPAGNEMENT FRÉQUENCES

BASSES

00:00 Voix

Fender Rhodes

00:01 Voix Fender Rhodes

Fender Rhodes Basse

Basse

00:05 Voix Fender Rhodes Fender Rhodes Fender Rhodes

Fender Rhodes Basse Basse Basse

Basse Piano Piano Piano

Piano

00:20 Voix Fender Rhodes Fender Rhodes Fender Rhodes

Fender Rhodes Basse Basse Basse

Piano Piano Piano

00:22 Voix Fender Rhodes Fender Rhodes Fender Rhodes

Fender Rhodes Basse Basse Basse

Piano Piano Piano

Guitare électrique Congas

Batterie

Guitare électrique

01:12 Voix Fender Rhodes Fender Rhodes Fender Rhodes

Fender Rhodes Basse Basse Basse

Piano Piano Piano

Guitare électrique Congas

Batterie

Percussions

Guitare électrique

88 ANNEXE 3 : STRATES (SUITE)

01:25 Voix ------

01:29 Voix Fender Rhodes Fender Rhodes Fender Rhodes

Fender Rhodes Basse Basse Basse

Piano Piano Piano

Guitare électrique Congas

Scansions Batterie

Percussions

Guitare électrique

Scansions

03:13 Voix Fender Rhodes Fender Rhodes Fender Rhodes

Basse Basse Basse

Piano Piano Piano

Guitare électrique Congas

Batterie

Percussions

Guitare électrique

03:28 Voix Fender Rhodes Fender Rhodes Fender Rhodes

Basse Basse Basse

Piano Piano Piano

Guitare électrique Congas

Batterie

Percussions

Guitare électrique

Clapping

04:15 Voix Fender Rhodes Fender Rhodes Fender Rhodes

Congas Basse Basse Basse

Percussions Piano Piano Piano

Guitare électrique Guitare électrique

Clapping

89 ANNEXE 3 : STRATES (FIN)

05:26 Voix Fender Rhodes Fender Rhodes Fender Rhodes

Basse Basse Basse

Piano Piano Piano

Guitare électrique Congas

Batterie

Percussions

Guitare électrique

Clapping

05:38 Voix ------

05:42 Voix Fender Rhodes Fender Rhodes Fender Rhodes

Fender Rhodes Basse Basse Basse

Piano Piano Piano

Guitare électrique Congas

Scansions Batterie

Percussions

Guitare électrique

Clapping

Scansions

06:16 Voix Fender Rhodes Fender Rhodes Fender Rhodes

Fender Rhodes Basse Basse Basse

Piano Piano Piano

Guitare électrique Batterie

Percussions

Guitare électrique

90 ANNEXE 4 : CELLULES MÉLODIQUES

1

2

3

4

1 = cellule mélodique de la strate des fréquences basses 2 = introduction vocale 3 = couplet 4 = cellule mélodique de la scansion

1 à 2 à

3 à

4 à

91 ANNEXE 6 : SPATIALISATION DES INSTRUMENTS

LÉGENDE CHROMATIQUE

Noir : instruments qui ne se déplacent pas dans l’enregistrement Verts : batterie en tout et en partie Mauve : voix de Donny Hathaway

92 ANNEXE 7 : SPATIALISATION DES VOIX ET DES INTERPOLATIONS LYRIQUES

LÉGENDE CHROMATIQUE

Mauve : voix de Donny Hathaway Noir : voix d’un des nombreux musiciens Orange : scansion de groupe Vert : dialogue Bleu : dialogue

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