Agréable désordre? Le domaine du plaisir dans deux romans de Prévost

par

Elsa Pépin

Département de langue et littérature françaises

Université McGiIl, Montréal

Mémoire soumis à l'Université McGiII en vue de l'obtention du grade de M. A.

En langue et littérature françaises

août 2004

© Elsa Pépin, 2004 Library and Bibliothèque et 1+1 Archives Canada Archives Canada Published Heritage Direction du Branch Patrimoine de l'édition

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Le but de ce mémoire est d'analyser l'évolution de la notion de plaisir dans la littérature et l'histoire des idées du début du dix-huitième siècle français, à travers l'étude du bouleversement de la sensibilité opéré par l'hédonisme inquiet de l'abbé

Prévost. Une étude des traités philosophiques et moraux sur le plaisir et des définitions offertes par les dictionnaires de l'époque permet d'abord de comprendre la transition progressive opérée dans la littérature théorique quant à la conception sémantique et lexicologique du plaisir. L'étude se concentre ensuite sur deux romans de l'abbé

Prévost, L 'Histoire du chevalier Des Grieux et de Lescaut et L'Histoire d'une

Grecque moderne, qui mettent en scène deux expériences du plaisir contribuant à former une nouvelle architecture de l'homme, caractérisée par l'instabilité et l'inconstance. L'hédonisme prévostien redéfinit la position de l'être social, moral et psychologique selon certaines constantes qui concourent à une esthétique particulière de la disharmonie.

Abstract

The objective of this thesis is to analyse the evolution of the concept of pleasure in the literature and the history of ideas of the beginning of the 18 th Century in France, through the study of the upheaval of sensibility carried out by Prévost's worried hedonism. In order to better understand the progressive transition of the semantic and lexicological concept ofpleasure in the theoriticalliterature, we examine the philosophical and moral treaties on pleasure as weil as the definitions found in the dictionnaires of the time. The study then focuses on two novels by Prévost: L'Histoire du chevalier Des Grieux et de and L'Histoire d'une Grecque moderne. These novels stage two experiences of pleasure which contribute to shape a new architecture of man characterised by instability and inconsistance. Prévost's hedonism redefines the position of the social, moral and psychological heing according to certain features which lead to a particular aesthetic of disharmony. Remerciements

Je remercie mon directeur de mémoire, M. Frédéric Charbonneau, qui a fait

preuve d'une attention soutenue durant chaque étape de ma maîtrise, et manifesté tout

au long de mon parcours universitaire un véritable intérêt pour mes recherches. Outre

son dévouement admirable pour ses étudiants, M. Charbonneau sait donner aux jeunes chercheurs une confiance dont ils ont bien besoin. Ses lectures minutieuses, sa disponibilité, ainsi que ses constants encouragements ont considérablement facilité ce

travail et l'ont rendu agréable et passionnant. Table des matières

Introduction ...... p. 1

Première partie: L'idée de plaisir

Chapitre 1 : Enquête sémantique et lexicologique ...... p. 18

Chapitre Il : L'œuvre de Prévost...... p. 37

A. L 'Histoire du chevalier Des Grieux et Manon Lescaut : vitalité et nocivité du plaisir ...... p. 39 B. L 'Histoire d'une Grecque moderne: dérive et fragmentation du plaisir ..... p. 49 Deuxième partie: Plaisir et disharmonie ...... p. 61

Chap. III : Disharmonie sociale: le plaisir indigne ...... p. 64

Chap. IV : Disharmonie morale: le plaisir équivoque ...... p. 83

Chapitre V: Disharmonie psychologique: le plaisir inquiet...... p. 97

Conclusion ...... p. 118

Bibliographie ...... p. 125

1. Instruments de recherche ...... p. 125

II. Bibliographies spécialisées ...... p. 126

III. Corpus ...... p. 128

IV. Corpus critique

A. Sur Manon Lescaut ...... p. 129

B. Sur la Grecque moderne ...... p. 133

C. Sur l'abbé Prévost ...... p. 133

D. Ouvrages philosophiques et moraux de l'époque sur le plaisir ...... p. 138

E. Sur le plaisir au XVIIIe siècle ...... p. 140

F. Histoire des idées, des mœurs et de la littérature ...... p. 140

iv « Il s'est fait des révolutions dans les plaisirs comme dans tout le reste! ».

Tel un mystère qui ne se laisse pas percer aisément, l'homme peint par Prévost dérange par son caractère énigmatique et impénétrable, par cette confusion qui le caractérise et qui est le propre du vivant. Passionnés, exaltés mais aussi inquiets, les personnages prévostiens touchent parce qu'ils sont de chair, sensibles dans la joie comme dans la douleur. La fascination exercée par le chef-d'œuvre de Prévost, Manon

Lescaut, peut certainement être attribuée à son traitement particulier de la passion, thème universel et tragique, mais admirablement revisité par la plume ardente et la psychologie profonde du romancier français. Héritière de traditions classiques, mais aussi moderne, l'œuvre de l'abbé Prévost peint l'homme dans son époque, bien que les conflits qui l 'habitent puissent sembler intemporels.

Les deux romans qui font l'objet de cette étude portent en eux cette problématique passionnelle, incarnée par des héros amoureux fous qui ne cessent de questionner leur droit au bonheur et de crier leur désespoir d'y parvenir. L 'Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut et l'Histoire d'une Grecque moderne, publiés respectivement en 1731 et en 1740, tracent les contours difficiles d'une

1 Voltaire, Essai sur les mœurs, René Pomeau (éd.), Paris, Garnier, 1963, vol. II, p. 40. psychologie de l'émotion: exaltante, intuitive et triomphante, mais aussi menaçante parce qu'imprévisible et irrationnelle. Ces deux romans-mémoires, souvent considérés par la critique comme les deux chefs-d'œuvre de Prévost et dont les rapprochements autobiographiques éclairent en partie la genèse, constituent un corpus privilégié pour comprendre l'expérience individuelle de l'homme qui se met lui-même en scène et tente de saisir le sens de son égarement. Pourquoi Prévost choisit-il de mettre en scène la passion déchirante et fait-il sans cesse reposer la morale, la philosophie et la psychologie de ces êtres versatiles sur des assises instables, mobiles et incertaines? La réponse se situe peut-être à la source du sentiment, objet de prédilection d'une génération d'écrivains qui, pourtant, n'ont pas tous exposé aussi gravement les destinées de leurs protagonistes. L'histoire d'une nouvelle dynamique de l'homme de l'époque se dessine dans l'extrême désordre auquel sont confrontés les héros prévostiens : celle du plaisir, notion complexe et multiple qui joue un rôle primordial dans la sensibilité en germe dans la première moitié du dix-huitième siècle.

Considérée par certains comme la découverte du siècle, le plaisir suggère un monde nouveau, ordonné selon une logique de l'instant, de l'instinct et de la sensation, et renouvelle également la morale et la philosophie à travers une recherche du bonheur attentive au langage du cœur et du désir.

Alors que l' œuvre de Prévost semble répondre à ce besoin naissant de l'homme engagé dans le siècle des Lumières, elle pose également la problématique du plaisir selon des critères propres à l'homme du siècle précédent, à travers l'étonnante peinture d'une transition douloureuse entre un bonheur qui repose sur des lois rationnelles et universelles et un culte du plaisir difficilement conciliable avec l'harmonie sociale qui est un autre grand défi de l'époque. Ainsi, compris comme un thème organisateur des romans de Prévost, le plaisir permet de saisir une logique, un

2 langage et une représentation du monde par l'analyse des grandes structures qu'il met en place dans le texte. Ce motif semble en effet éclairer toute l'œuvre du romancier français et permettre de comprendre son ancrage historique dans plusieurs courants d'idées qu'elle traverse.

Sans être un penseur ou un moraliste au sens propre du terme, Prévost a toujours suscité l'intérêt des critiques à l'égard de sa filiation avec des mouvements intellectuels, avec des conceptions morales et religieuses particulières. Dans ses premiers balbutiements, la critique a cherché à faire coïncider les romans de Prévost avec une pensée traditionnelle, conservatrice et didactique et à justifier l'immoralité et la criminalité des héros par des arguments moraux et religieux propres aux doctrines

2 classiques , pour découvrir peu à peu sa filiation avec une pensée plus moderne.

Longtemps réduite à l'histoire littéraire, la recherche prévostienne a d'abord établi des liens entre les romans et la vie de l'auteur, les analogies entre le chevalier des Orieux et le jeune abbé défroqué ayant fait l'objet d'innombrables études. Harrisse3 fut le grand représentant de cette orientation biographique de la critique, véritable pionnier dans les recherches sur l'homme, mais desservant peut-être l'écrivain avec des interprétations plutôt simplistes et tendancieuses. Il défend la moralité de Manon

Lescaut en traduisant l'aventure du chevalier, véritable saint, comme celle d'un chemin de croix, interprétation hagiographique qui fera autorité pendant près de cinquante ans. Ce premier cycle de la critique qui privilégie l'approche biographique

4 se conclut en 1955 avec l'ouvrage important d'Henri Roddier , qui fait la synthèse de l'ensemble des études sur Prévost jusqu'à cette époque et insiste sur le mélange de réalisme et de poésie chez l'auteur, perçu également comme un ambassadeur de

2 Parmi celles-ci, on trouve le jansénisme, l'augustinisme, le malebranchisme et le molinisme. 3 L'abbé Prévost. Histoire de sa vie et de ses œuvres d'après des documents nouveaux, Paris, Calman Lévy, 1896,465 p. 4 L'Abbé Prévost, "homme et l'œuvre, Paris, Hatier-Boivin, 1955, « Connaissance des Lettres », 200 p.

3 nouvelles idées. La position de Prévost par rapport aux différents courants artistiques occupa aussi beaucoup la critique, avec Paul Hazard comme principal représentant,

5 qui publie un article sur Prévost , perçu comme un romantique avant l'heure, et un ouvrage majeur sur Manon Lescaut6 qui place le roman entre classicisme, réalisme et pré-romantisme, et insiste une première fois sur l'abandon des personnages au plaisir,

à un mouvement nouveau qui crée une tension entre l'équilibre et l'excès. Bien que l'interprétation de Paul Hazard soit datée et qu'elle souffre d'une certaine conception dépassée des études littéraires, elle relève l'importance de la sensibilité excessive des personnages prévostiens et leur perte de contrôle qui les caractérise. L'association au romantisme est anachronique, mais elle évoque avec raison l'appartenance des personnages de Prévost à un nouveau courant en germe à l'époque.

Les recherches positivistes ont aussi été accompagnées d'un essor des études comparatistes dans les années 1930, avec les travaux de Claire-Éliane Engel qui publie en 19397 une grande étude sur les rapports de Prévost avec l'Angleterre. Elle y décrit la relation de l'écrivain avec ce pays d'outre-mer qui occupe une place majeure dans sa vie et son œuvre et permet de situer l'homme dans son temps et dans le paysage culturel européen. Enge1 écrit aussi plusieurs articles dans les années 1950 et

1960 sur ce romancier qu'elle qualifie de « baroque» et sur Manon Lescaut, ce grand roman « romantique» dans une structure « classique »8. Claire-Éliane Engel fournit

9 également le premier état présent sur Prévost en 1957 , dans lequel elle pose un verdict plutôt pessimiste sur la critique qui lui est consacrée, prisonnière de la tendance biographique et d'une impasse par rapport à ses sources, causée par

5 « Un romantique de 1730: l'abbé Prévost », Revue de littérature comparée, vol. XVI, 1936, p. 617- 634. 6 Paul Hazard et ses étudiants américains, Études critiques sur Manon Lescaut, Chicago, The University of Chicago Press, 1929, 113 p. 7 Figures et aventures du XVIIIe siècle: Voyages et découvertes de l'abbé Prévost, Paris, Je Sers, 1939. 8 « L'abbé Prévost, romancier baroque », Revue des sciences humaines, vol. XXV, 1960, p. 385-397. 9 « L'état des travaux sur l'abbé Prévost », Information littéraire, vol. IX, 1957, p. 146-149.

4 l'absence de correspondance et par les nombreuses contradictions des documents sur sa vie.

Jusqu'aux années 1960, les études sur Prévost souffrent donc d'une certaine stagnation et véhiculent une image de l'auteur écartelé entre des courants qui le précèdent ou qui lui succèdent. Les interprétations semblent souvent répondre aux problèmes littéraires posés au XIXe siècle. Tour à tour perçu comme l'héritier de

Racine, le successeur de Fénelon, de Challe ou de Richardson, ou comme le père de

Rousseau, pré-romantique à sa manière, Prévost a lentement acquis son statut de représentant de la réalité contemporaine et d'homme de son temps. Alors que les

lO 12 chercheurs le qualifient de janséniste , de jésuite!! ou d'augustinien , et se montrent incapables de s'entendre sur la signification définitive de ses romans, la critique optera finalement pour l'interprétation d'une œuvre volontairement ambiguë, d'une morale équivoque, signe des multiples tensions de l'être humain. Cela, au prix d'une longue controverse qui ne sera d'ailleurs jamais complètement résolue, alors que le fondement de l'œuvre prévostienne réside dans cette représentation de l'homme impénétrable, équivoque et fuyant. Une fois les contradictions de Prévost mises en rapport avec les tensions de son époque, l'œuvre se trouve grandement enrichie car elle devient le signe probant d'une évolution des mentalités dans cette première moitié du siècle des Lumières, une œuvre charnière à cheval entre plusieurs conceptions du monde.

10 Paul Hazard, 1929. 11 Henri Busson, Littérature et théologie, Paris, P.U.F., 1962, p. 195-242. 12 Alan 1. Singerman et Jean Sgard, « Lecture augustinienne de Manon Lescaut» dans L'Abbé Prévost: "amour et la morale, Genève, Droz, 1987, p. 35-73.

5 Grâce à un regain d'intérêt pour le dix-huitième siècle et à l'apparition de

13 grandes études sur le roman dans les années 1960 , l'œuvre de Prévost bénéficie d'un

14 nouvel éclairage de la critique. Le coup d'envoi est lancé par un colloque en 1963 , annonciateur d'un nouveau cycle de recherches sur l'auteur, dorénavant étudié à la lumière de son temps, et reconnu pour la totalité de son œuvre et d'après les thèmes, l'organisation romanesque et le ton qui lui sont propres. L'importance de la technique

l5 romanesque et de la narration subjective chez Prévost, relevée par Jean Rousset , inaugure d'ailleurs une nouvelle approche attentive à la richesse du récit prévostien qui fait l'objet de maintes études aujourd'hui encore. Une communication de Jean

Deprun16 vient également souligner la dimension métaphysique de l'œuvre de Prévost

à travers les thèmes empruntés à Malebranche. Vus sous l'angle de la philosophie malebranchiste, pensée majeure du dix-septième siècle - plutôt conservatrice mais très influente au dix-huitième siècle - les personnages de Prévost font figures d'âmes inquiètes qui élèvent leur réflexion jusqu'à la métaphysique plutôt que de le réduire à une dimension purement physique. Jean Deprun approfondit quelques années plus tard son analyse de « l'inquiétude» au dix-huitième siècle et notamment chez Prévost, en

l7 faisant ressortir l'importance de ce thème majeur •

Durant ces mêmes années, une édition renouvelée de Manon Lescaut par

Frédéric Deloffre et Raymond Picard18 voit le jour et établit de manière définitive les deux états du texte, soit ceux de 1731 et de 1753. Le roman est interprété comme

13 Georges C. May, Le dilemme du roman au XVIIIe siècle. Étude sur les rapports du roman et de la critique (1715-1761), Paris, P.U.F., 1963,294 p; Henri Coulet, Le roman jusqu 'à la Révolution, Paris, Colin, 1967-68, vol. l, p. 352-364. 14 L'Abbé Prévost, Actes du Colloque d'Aix-en-Provence (20-21 décembre 1963), Paris, Ophrys, 1965, « Publication des Annales de la Faculté des Lettres d'Aix-en-Provence », n050, 270 p. 15 « Prévost romancier: La Forme autobiographique », dans L'Abbé Prévost, Actes du Colloque d'Aix­ en-Provence, 1965, p. 197-205. Republié dans Narcisse romancier, Paris, Corti, 1973, p. 127-138. 16 « Thèmes malebranchistes dans l'œuvre de Prévost », dans L'Abbé Prévost, Actes du Colloque d'Aix-en-Provence, 1965, p. 155-172. 17 La Philosophie de l'inquiétude en France au XVIIIe siècle, Paris, Librairie philsophique J. Vrin, 1979,454 p. 18 Paris, Classiques Garnier, 1965.

6 l'apologie d'une « religion du plaisir », d'une véritable philosophie du sentiment et la savante introduction pose de nouveaux jalons pour comprendre l'œuvre selon une connaissance dorénavant incontestable de la genèse et de certaines sources. Une orientation sociale est également attribuée au roman qui peint la rencontre entre l'éthique aristocratique et le monde irresponsable et irrévérencieux du plaisir propre à la société parisienne de la Régence. Un intérêt naît alors pour la « réalité vulgaire» présentée dans le roman, à travers une branche de la critique aux tendances sociologiques et même marxistes, qui lit la révolte anarchique des personnages prévostiens comme une «revendication bourgeoisel9 » et va jusqu'à qualifier, récemment encore, l'écart social entre les deux amants d'opposition entre la classe

20 aristocratique-féodale et la classe bourgeoise-individualiste • Afin de ne pas appliquer

à des œuvres d'Ancien Régime des termes et des concepts qui lui sont étrangers, il est préférable de parler d'une révolte peut-être anarchique, mais signe d'un rationalisme en crise, ou du choc entre deux organisations sociales plutôt que d'une lutte de classes.

Dans le champ des interprétations socio-historiques, l'ouvrage majeur de Jean

Sgard publié en 1968, Prévost romancier, marque un tournant fondamental dans la critique prévostienne. Cette première étude complète des romans de Prévost se penche sur la vie de l'auteur mais toujours en rapport avec la sensibilité particulière du romancier, cette « métaphysique du sentiment» qui est selon le théoricien propre à l'esprit des Lumières. Ce rapprochement controversé avec la grande philosophie du siècle produit une véritable onde de choc dans la critique, alors que Prévost était plutôt considéré comme le représentant d'un certain classicisme. Bien qu'apparenté aux

Lumières, Prévost demeure pour Jean Sgard le représentant d'une tension entre deux

« ordres» durant toute son existence. Selon le critique, à l'époque de Manon Lescaut,

19 Jean-Pierre Kaminker, « L'Abbé Prévost », Europe, vol. XLI, n0415-416, nov-déc. 1963, p. 5-55. 20 Guillaume Ansart, « Ancien et Moderne dans Manon Lescaut et La vie de Marianne », Revue d'histoire littéraire de la France, vol. XCIX, no 5, sept.-oct. 1999, p. 989-1006.

7 Prévost est encore « [ ... ] prisonnier des ténèbres, de l'empire du passé, de la famille, de la monarchie absolue et de l'église [... t » dont il se libère peu à peu avec le temps. Déjà en 1960, Jean-Louis Bory22 évoque la tension chez Prévost entre, d'une part, une esthétique classique et une représentation du monde organisée selon les

« ordres» de l'Ancien Régime et, d'autre part, les nombreux désordres liés à la frénésie du plaisir qui règne sous la Régence. Cette période de débauche, de jeu et de jouissance dominée par l'argent, l'idéal de liberté et l'immoralisme triomphant, correspond dans Manon Lescaut à un profond désordre de la sensibilité, lié au chaos social de l'époque, mais aussi directement rattaché aux changements des mentalités qui surviennent à cette période. Jean Sgard a permis d'extraire de l'œuvre de Prévost une pensée générale, une vision du monde liée à sa vie, à sa sensibilité particulière et aux thèmes qui l'obsèdent. À travers ses nombreuses analyses, tant sur le plan de la composition23 que sur celui de la représentation sociale du romancier24 ou sur certains problèmes suscités par son oeuvre25, Jean Sgard a donc réussi à décrire la sensibilité originale de Prévost composée d'une philosophie éclairée et d'une forme de méditation religieuse qui concilie d'anciennes conceptions du monde avec des valeurs modernes, qu'il baptise la « métaphysique du sentimenf6 ».

À la suite du renouveau des études sur Prévost lancé par Jean Sgard, une série de thèses sur la « sensibilité» marque les années 1970 et, peu à peu, les analyses insistent sur la réhabilitation de la passion irrationnelle et physique chez l'auteur, qui s'inscrit dans une nouvelle conception du sentiment comme source d'une vérité du

21 « Prévost: de l'ombre aux lumières », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 1963. (Dorénavant, ce titre de revue sera désigné par l'abréviation: StVEC), 22 « Manon ou les désordres du monde », dans Pour Balzac et quelques autres, 1960. 23 L'abbé Prévost. Labyrinthes de la mémoire, Paris, P.U.F., 1986, « Écrivains », 239 p. 24 « Le monde familial de Prévost », dans L'Abbé Prévost au tournant du siècle, prés. par Richard Andrew Francis et Jean Mainil, Oxford, Voltaire Foundation, 2000, p. 65-75. 25 « Prévost et le problème du libertinage », Cahiers Prévost d'Exiles, n09, 1993, p. 8-14; « Manon et les filles de joie », dans Vingt études sur Prévost d'Exiles, Grenoble, Edition littéraire et linguistique de l'Université de Grenoble, 1995, p. 139-150. 26 Prévost romancier, Paris, Corti, 1968, p. 28.

8 cœur. Par exemple, l'originalité de Prévost réside selon Odile Korl7 dans le renouvellement de la psychologie où le sentiment passe par le corps et échappe ainsi aux contraintes de la raison. Il y aurait ainsi chez Prévost naissance d'une nouvelle sensibilité opposée à la rationalité du Grand Siècle.

Les grandes études sur le dix-huitième siècle notent généralement les enjeux du traitement particulier de la passion chez Prévost. Dans sa thèse, Jean Ehrard28 considère le romancier comme un des penseurs majeurs de la première moitié du dix- huitième siècle et suggère que l'auteur remet en cause la conception morale classique qui perçoit la vertu et le plaisir comme des notions antinomiques, renouvelant ainsi la manière d'aborder les rapports du sentiment et de la morale rationnelle. En ce sens,

Prévost annonce les Lumières parce qu'il pose à travers cette représentation du plaisir les grandes interrogations morales, sociales et philosophiques de sa génération. Robert

29 S. Jr. Tate , grâce à une mise en parallèle avec la pensée de Locke, Diderot, Helvétius et Voltaire, suggère également cette participation du romancier aux débats de son siècle et à la réhabilitation de l'émotion, source de tous les plaisirs. Pour d'autres,

Prévost fait preuve d'une lucidité unique quant au débat moral sur le bonheur parce qu'il n'offre aucune recette et développe une conception éternellement équivoque sur la possible union du plaisir et de la vertu. Pour Kibédi Varga, chez Prévost,

« l'ambiguïté est nette, le malheur, fruit de la passion, fait partie du bonheur [ ... ] qui fait partie de la vertu30 ».

27 Odile A. Kory, Subjectivity and Sensitivity in the Novels of the Abbé Prévost, Paris/Bruxelles/Montréal, Didier, 1972, 13 5 p. 28 L'idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, Paris, Flammarion, 1963, 443 p.

29« Manon Lescaut and the Enlightenment », StVEC, vol. LXX, 1970, p. 15-25. 30 «La désagrégation de l'idéal classique dans le roman français de la première moitié du XVIIIe siècle », StVEC, vol. LXX, 1970, p. 987.

9 Le cœur de la problématique prévostienne se situe certainement dans cette ambiguïté nécessaire, analysée en profondeur par Robert Mauzi31 , qui pose un regard lucide sur les enjeux du plaisir, déterminant pour la quête du bonheur durant cette première moitié du dix-huitième siècle. En effet, le bonheur chez Prévost s'engage dans une dynamique du mouvement et de l'instant présent qui vient déstabiliser l'ordre idéal et durable d'une paix harmonieuse et vertueuse commandée par la bienséance classique. Avec l'apparition d'une logique du plaisir, mobile, instinctif et actuel, le monde intérieur de l'homme, sa quête de bonheur et d'idéal se trouve totalement bouleversés et suspendus dans le vide du moment présent. Déjà en 1950,

Georges Poulee2 décèle une nouveauté particulière dans Manon Lescaut : « le sentiment survient à un moment précis, à l'instant-passage où se rencontrent les deux extrêmes Goie et douleur)33 » et témoigne de l'instabilité absolue de l'être. Cette analyse de l'extrême confusion du sentiment, illustrée par le traitement dramatique du temps de passage, révèle la singularité du désordre chez Prévost, qui traduit une prise de conscience aiguë dans la suspension de la durée, dans ce vide propre au vertige de l'ivresse qui emplit l'âme d'une nouvelle force vitale.

Bon nombre d'études ont tenté de saisir le « désordre» dans Manon Lescaut, ainsi que dans la Grecque moderne, afin de comprendre l'univers souvent chaotique du romancier. Selon plusieurs, Prévost véhicule un pessimisme à travers les désordres insolubles de ses personnages, mais aussi dans l'impossible coïncidence entre la morale et la réalité. La gigantesque thèse d'État de Paule Rosmorduc34 analyse en profondeur ce pessimisme prévostien fondé sur ce qu'elle nomme « l'erreur des comportements », inévitable et même volontaire chez les personnages de Prévost.

31 L'idée de bonheur dans la littérature et la pensée française au XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1960,725 p. 32 Études sur le temps humain, Paris, Plon, 1949. 33 Ibid, p. 152. 34 Le Monde Moral de Prévost: une dynamique des passions, thèse d'État, Paris IV, 1981.

10 Selon son interprétation, le dévoilement du cœur humain commande un désordre essentiel qui traduit le choc de l'homme en action, qui voit son désir en constante disproportion avec ce que lui offre le réel. Cette thèse, bien qu'axée en majeure partie sur l'ultime roman de Prévost, Le Monde Moral, illustre brillamment la complexité psychologique propre à l'ensemble de ses romans. Le désordre fondamental chez

Prévost transparaît jusque dans la structure de son oeuvre, « labyrinthique» d'après

Sgard35 et donc insoluble, infiniment renouvelée dans son impasse, et ce à travers la tentative du narrateur de reconstruire son histoire à jamais désordonnée, dans un style où s'enchevêtrent confusément les idées, les confessions et les justifications.

Dans la Grecque moderne, ce choc avec la réalité a été longuement étudié à travers l'ambiguïté du narrateur qui, par la distorsion du récit, tente en vain une

36 justification de soi • La jalousie excessive du personnage de l'ambassadeur attire

37 également l'attention de nombreux critiques , mais rien n'a encore été fait sur le rôle fondamental du plaisir dans le roman. La critique commence à s'intéresser à la

Grecque moderne après l'édition critique de Robert Mauzi en 1965 et se concentre surtout sur le personnage équivoque de Théophé et sur la subjectivité narrative qui prononce un verdict incertain sur la jeune Grecque. Récemment, Jonathan Walsh a publié un ouvrage majeur38 qui présente le roman comme une réflexion appartenant au milieu du dix-huitième siècle et comme un traitement du passage d'une société autoritaire à une société individualiste: « [ ... ] La Grecque moderne may be read as a drama of modern society based on individualism and reason, as opposed to social

35 L'abbé Prévost. Labyrinthes de la mémoire, Paris, P.U.F., 1986, « Écrivains », 239 p. 36 Alan J. Singerman, « Quand le récit devient procès, le cas de la Grecque moderne », Eighteenth­ Century Fiction, vol. IX, 1996-1997, p. 415-427 ; Dominique Orsini, « Les enjeux de la narration dans l 'Histoire d'une Grecque moderne », dans L'abbé Prévost au tournant du siècle, prés. par Richard Andrew Francis et Jean Mainil, Oxford, Voltaire Foundation, 2000, p. 209-218 ; Jonathan Walsh, Abbé Prévost's Histoire d'une Grecque moderne: Figures of Authority on Trial, thèse, Université de Californie, Santa Barbara, 1993, 200 p. Reimp., Birmingham, Summa Publications, 2002, 179 p. 37 Jean Rousset, « Les deux jalousies », dans Narcisse romancier, Paris, Corti, 1973, p. 139-157. 38 Abbé Prévost's Histoire d'une Grecque moderne: Figures ofAuthority on Trial.

Il hierarchy, metaphysics and transcendant authority.39 » Walsh examine comment les formes d'autorité morale, culturelle, sexuelle, herméneutique et narrative échouent en tant que modèles et conclut que la Grecque moderne est une œuvre plus mûre et sceptique que Manon Lescaut. Walsh perçoit donc le roman comme un drame sur la perte de sens, précurseur de la société libérale, et la figure ambiguë de Théophé comme une figure féminine individualiste qui rejoint les problématiques identitaires modernes. En effet, ce roman porte en germe une psychologie moderne qui fleurira au siècle suivant et qu'illustre la déformation du sujet « fragmenté ».

Autant dans Manon Lescaut que dans la Grecque moderne, le désordre, l'ambiguïté et la confusion qui caractérisent les personnages ont engagé la critique à un examen de la relation de ces derniers avec l'ordre, compris comme harmonie, mais aussi comme cadre autoritaire et contraignant pour le plaisir. Pierre Saint-Amand40 s'inspire de Michel Foucault41 et insiste sur la tension intérieure des personnages prévostiens entre l'autoritarisme et la liberté, entre l'ordre et le chaos, qui illustre possiblement le passage d'un règne à un autre et s'insère dans la perspective

42 transitionnelle évoquée par Paul Hazard dans La Crise de la conscience européenne .

De 1680 à 1715, Hazard décrit l'entreprise de démolition de l'équilibre ancien et de la subordination à Dieu au profit d'un nouvel ordre du monde à la mesure de l'homme, en quête de liberté, de bonheur et guidé par son esprit critique. Ce passage d'une

« civilisation de devoirs» à une « civilisation de droits» rejoint visiblement la problématique des romans de Prévost, engagés dans un mouvement de remise en question et de bouleversement de l'ordre ancien. Le plaisir serait à cet égard un signe probant de la nouvelle dynamique de droit individuel.

39 Ibid, p. xii. 40 « L'aube des disciplines: Manon Lescaut », Eighteenth-Century Fiction, vol. VIII, n03, avril 1996, p. 343-354. 4\ Surveiller et punir: la naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975,318 p. 42 Paris, Boivin, 1935,3 vol.

12 Dans le récent ouvrage43 qui fait suite au colloque du Tricentenaire tenu à

Nottingham en 1997, Pierre Berthiaume44 évoque le désordre émotionnel du chevalier

Des Orieux comme le signe d'une nouvelle puissance de la sensibilité de l'homme qui, dans sa fureur, ne se compare plus à Dieu mais affronte plutôt ses propres limites.

Cette idée permet de conjecturer qu'à travers l'apologie de la spontanéité et de l'épicurisme, l'homme saisit un monde à sa mesure, révélant le passage de l'universel

à l'individuel. En ce sens, Michel Delon45 éclaire certaines subtilités quant au rôle du plaisir pendant la Régence où « la discorde devient harmonie46» et le nouvel ordre du monde admet l'existence et l'importance du désordre, sans pour autant l'accepter de facto comme une loi absolue et positive. Confusion charmante, trouble sensible et

épanouissement chaotique appartiendraient au nouvel horizon tracé par le culte du plaisir, mis en scène dans toutes ses contradictions par Prévost.

À cet égard, Catherine Cusset47 a ouvert une nouvelle perspective à l'analyse de Manon Lescaut avec un essai qui porte sur la notion de plaisir dans cinq romans du

48 dix-huitième siècle , mais qui, malheureusement, ne différencie pas véritablement le

49 50 « roman libertin» d'un Vivan Denon ou d'un Diderot , du roman philosophico- pornographique qu'est Thérèse philosophe et du roman prévostien, qui ne traite pas du plaisir dans les mêmes termes. Catherine Cusset pense le plaisir sous l'angle philosophique et socio-historique et le considère comme l'enjeu principal du roman de

Prévost, porteur d'une morale, d'une psychologie, d'une logique sociale et d'une

43 L'Abbé Prévost au tournant du siècle, prés. par Richard Andrew Francis et Jean Mainil, Oxford, Voltaire Foundation, 2000, 390 p. 44 « Furori sacrum », p. 47-54. 45 « La Régence ou les idées gaies », dans La littérature française du XVIIIe siècle, Paris, P.U.F., 1996, p.207-212. 46 Ibid, p. 208. 47 Les romanciers du plaisir, Paris, Champion, 1998, 141 p. 48 Il s'agit des Égarements du coeur de Crébillon fils, de Thérèse philosophe (anonyme), de La Religieuse de Diderot, de Point de lendemain de Vivan Denon et de Manon Lescaut. 49 Point de lendemain. 50 La religieuse.

13 forme particulières. Bien qu'essentielle à notre étude, la thèse de Cusset demeure insatisfaisante quant à l'interprétation de la portée morale de ces romans « libertins ».

En effet, l'éthique superficielle de la « vanité» associée au plaisir dans les cinq romans ne semble pas correspondre au réel enjeu moral instauré par Prévost. La dimension métaphysique des romans prévostiens porte en effet la problématique du plaisir à un autre niveau, plus complexe et plus philosophique, qui est simplement effleuré par Cusset. De plus, l'étude élargie à l'Histoire d'une Grecque moderne permet de comprendre la conception du plaisir dans une perspective plus large et non pas seulement au regard de la frivole Manon, « fille de joie» qui rejoint l'éthique de la

« superficialité », mais qui n'est qu'un des versants du plaisir dans la conception de

Prévost.

Actuellement, les tendances dominantes de la critique sur Prévost se reflètent dans l'ouvrage sur L'abbé Prévost au tournant du siècle, qui fait la synthèse en quelque sorte de l'état des travaux actuels sur l'auteur. Le contexte de l'œuvre

(Prévost et son milieu) continue à intéresser les chercheurs, ainsi que cette fameuse question de l'ordre (Prévost et la quête de l'ordre esthétique), étrangement mise de l'avant ici au détriment du désordre, pourtant si présent chez ce romancier. Il semble que la critique continue à percevoir Prévost comme un héritier du Grand Siècle et un romancier classique, dont l'œuvre est porteuse de thèmes universels encadrés par une structure traditionnelle, alors qu'elle nous apparaît plutôt représentative d'une critique de l'ordre ancien et revendicatrice d'une forme de désordre propre à l'individualisme et au scepticisme des Lumières. L'étude de l'influence et de la réception de Prévost

(Prévost et la tradition littéraire) suscite également l'intérêt de bon nombre de critiques, mais semble mettre l'œuvre en perspective avec des courants de pensée ultérieurs, laissant peu de place aux influences directes qui ont marqué l'écrivain,

14 comme ses rapports avec la philosophie de son époque. Il faut noter dans cet ouvrage l'intérêt manifesté pour les romans moins connus de Prévost et pour son métier de journaliste dans Le Pour et Contre, qui permet de connaître le romancier au-delà de

Manon Lescaut. Les commentateurs font également preuve d'une attention particulière pour l'étude de la narration ambiguë chère à Prévost, dont la thèse de

Richard Andrew Francis51 fait la synthèse.

Afin de considérer Prévost à sa juste valeur, il faut songer à une analyse proprement littéraire, sensible à l'esthétique, à la sémantique et au vocabulaire de l'auteur, où l'éclairage historique et contextuel servirait directement à comprendre l'univers de l'œuvre. En fait, en privilégiant une étude sur un thème propre à la psychologie et à la pensée de l'époque, on découvre que l'œuvre est une rencontre d'idées fécondes qui forment une morale, une psychologie et une conception du monde originales et représentatives de l'évolution des mentalités. L'enquête menée dans le cadre de cette étude sur la notion du plaisir appartient donc à la fois aux études littéraires et à l'histoire des idées, presque inséparables pour comprendre les lettres de l'Ancien Régime. Grâce à l'analyse de ce thème, il semble en effet possible de comprendre les enjeux réels de la pensée hédoniste qui renaît à cette époque et remet en cause une série d'acquis et de règles admises. Replacés dans leur contexte socio- historique, les personnages prévostiens deviennent les témoins précieux d'un mode de vie, d'une pensée et de préoccupations propres à cette première moitié du XVIIIe siècle français et grandement influencées par la révolution opérée durant la Régence.

Dans la quête du bonheur qui occupe tous les esprits à l'époque, l'apparition de l'impératif du plaisir viendrait bouleverser l'ordre ancien et renouveler les problématiques sociale, morale, psychologique et philosophique de l'homme engagé

51 « The Abbé Prévost's First-Person Narrators », thèse, University of Nottingham (Angleterre), 1987, reproduite dans, StVEC, vol. CCCVI, 1992, p. 1-355.

15 dans un nouveau rapport avec le monde, avec la société et avec les valeurs prônées par les discours.

Lié à l'apparition d'une philosophie du sentiment, le plaisir redéfinit la quête morale et métaphysique de l'homme dans un nouveau vocabulaire qui défie l'idée du bonheur stable et durable, au profit d'un déséquilibre qui ébranle, en contrepoint, les tentatives d'utopie qui se multiplient au XVIIIe siècle. Si plaisir est synonyme de bien-être, de spontanéité, de volupté, de légèreté et d'insouciance dans l'imaginaire libertin, il suggère également un profond bouleversement de l'ordre, une

« inquiétude» nouvelle pour les personnages de Prévost qui aspirent à une certaine plénitude. Pour notre romancier, le plaisir semble attaché à une crise de la rationalité par cette tension insoluble entre une « éthique de la frivolité» et un traitement métaphysique propre aux esprits lucides du monde de l'auteur. L'inquiétude, liée au plaisir et au motif de la disharmonie qui s'y rattache, acquiert chez Prévost une valeur positive, force vitale et indissociable de l'homme « naturel », qui jouit et souffre au gré de ses émotions et tente en vain de fixer sa destinée dans un idéal de vie qui ne peut coïncider avec la jouissance intuitive et l'abandon au plaisir.

Ma méthode, principalement inspirée de la thématique, sera attentive à comprendre les dynamismes internes reliés à la notion de plaisir qui forme une disharmonie générale dans le roman et définit une conception du monde lisible dans les multiples dimensions du texte, dans sa construction, son style et la psychologie de ses personnages. La reprise des motifs associés au plaisir tels que l'ambiguïté, le déséquilibre, l'aliénation psychologique, le brouillage moral, la discorde sociale, l'inquiétude philosophique, l'instabilité, la mobilité, etc., permet de reconstruire la logique du plaisir dans l'univers textuel et mental de l'auteur et de saisir cette

« conscience» particulière du plaisir développée dans l'univers romanesque.

16 Notre analyse se fera en deux parties, alors que nous aborderons d'abord l'idée de plaisir dans les textes théoriques de l'époque puis dans les deux romans de Prévost, pour ensuite s'attarder au motif de la disharmonie qui prévaut dans l'hédonisme de notre romancier. Dans la première partie, nous étudierons en premier lieu le plaisir dans la perspective offerte par les discours moraux et philosophiques de l'époque, ainsi qu'à travers les définitions des dictionnaires. Cette première enquête sémantique et lexicologique servira à saisir la lente évolution de la conception du plaisir dans la littérature théorique, pour ensuite éclairer notre analyse qui, en second lieu, sera attentive à la mise en scène du plaisir dans les deux romans de Prévost. Une fois que les principaux schèmes associés au plaisir dans l' œuvre de notre romancier seront relevés, nous entreprendrons l'analyse approfondie de la disharmonie sociale, morale et psychologique instaurée par la thématique du plaisir.

Les rapports du plaisir avec le monde et les lois sociales constituent en effet une problématique fondamentale de l'hédonisme, à laquelle Prévost répond de manière surprenante dans une mise en scène du plaisir indigne, à la base d'une disharmonie sociale qui refuse les utopies naïves d'un accord parfait entre les intérêts de chacun. En ce qui concerne la dimension de l'être moral dans la jouissance, Prévost propose encore une fois une conception anti-conformiste du plaisir équivoque, formant une disharmonie morale déconcertante, mais aussi libératrice. Enfin, par la peinture de personnages émotivement troublés et mystifiés dans l'exercice de leur droit à satisfaire leurs pulsions, Prévost fonde une disharmonie psychologique qui révèle le plaisir inquiet des âmes qui ne trouvent pas la quiétude dans la joie, mais plutôt l'agréable désordre qui caractérise l'enivrement naturel et momentané du plaisir.

17 PREMIÈRE PARTIE: L'IDÉE DE PLAISIR

Chapitre 1 : Enquête sémantique et lexicologique

Afin de saisir la portée de la notion du plaisir dans les romans de Prévost, une enquête sémantique et lexicologique s'impose en guise de référence préliminaire. En effet, si le bonheur occupe de plus en plus les esprits au dix-huitième siècle, son pendant, le plaisir, prend une nouvelle valeur au sein de la quête philosophique, morale et sociale de l'homme. Une courte histoire de l'évolution des motifs qui se rattachent au plaisir, à travers l'analyse des définitions offertes par les dictionnaires et de la réflexion théorique des traités de morale et de philosophie de l'époque, rend possible une mise en perspective historique du plaisir prévostien. Par l'examen de ces textes théoriques, le traitement romanesque de Prévost semble acquérir un statut particulier, voire anti-conformiste, dans le paysage intellectuel de l'époque où la pensée sur le plaisir est en pleine ébullition. Ce chapitre vise donc à déployer le champ sémantique et lexicologique du plaisir où prennent forme les romans de l'abbé

Prévost, moraliste du sentiment à ses heures, sans être théoricien.

Notre romancier a d'ailleurs fait valoir l'utilité de ses romans pour l'étude de l'homme dans l' « A vis de l'auteur» des Mémoires d'un Homme de Qualité:

tous les préceptes de la morale n'étant que des principes vagues et généraux, il est très difficile d'en faire une application particulière au détail des mœurs et des actions. [ ... ] il n'y a que l'expérience ou l'exemple, qui puisse déterminer raisonnablement le penchant du cœur. Or l'expérience n'est point un avantage qu'il soit libre à tout le monde de se donner [ ... ] Il ne reste donc que l'exemple qui puisse servir de règle à quantité de personnes dans l'exercice de la vertu. [ ... ] 52 L'ouvrage entier est un traité de morale, réduit en exercice •

52 Prévost, Œuvres complètes, Jean Sgard (dir.), Presses universitaires de Grenoble, 1977-1978, tome l, p.363-364.

18 Prévost présente son œuvre romanesque comme un exemple d'application de la morale, qui s'avère généralement éloigné des principes moraux théoriques, généraux et désincarnés. Or, si les romans de Prévost s'offrent comme la contrepartie pratique et individualisée de considérations et de préceptes théoriques et généraux, l'examen de ce modèle normatif s'impose pour comprendre la position de l'auteur par rapport au discours commun, pour évaluer l'écart entre le plaisir imaginé dans les romans et le plaisir réglé par les discours dominants de la morale. Robert Mauzi, historien des idées et spécialiste du bonheur au dix-huitième siècle, insiste d'ailleurs sur l'importance d'interroger la littérature pour comprendre l'évolution intellectuelle de la société, tout en évoquant le parcours particulier des notions de vertu et de plaisir au

XVIIIe siècle à travers les deux savoirs que constituent les littératures morale et romanesque :

L'exemple prouve qu'il est utile de confronter le témoignage de la littérature d'idées et celui des œuvres de fiction. On comprend mieux l'âme et l'unité du siècle, si l'on constate qu'à mesure que la littérature morale incline sans dissonance du côté de la vertu, la littérature romanesque, baignée elle aussi des plus vertueuses larmes, favorise sournoisement et toujours davantage une revanche, à la fois saine et maladive, 53 du plaisir .

La distance entre la pensée vertueuse des moralistes et celles des romanciers révèle

également un écart dans la pensée hédoniste des théoriciens et des écrivains, alors que le plaisir se révèle un thème fondamental de l'époque au-delà des écoles de pensée, selon l'interprétation de chacun. Michel Delon affirme d'ailleurs que « toute la littérature du XVIIIe siècle pourrait être reclassée, indépendamment des dates, des genres et des courants idéologiques, selon la manière dont les textes font valoir le

53 L'idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle, p. 428.

19 plaisir, qui est leur préoccupation commune [ ... ]54» Un survol des grands courants de pensée qui réfléchissent au plaisir, représentés par des individus plutôt que par des groupes clairement définis, s'avère donc essentiel pour situer notre romancier.

Afin d'interpréter l'alliance plutôt ambiguë entre le plaisir et la vertu, alléguée par les moralistes et les philosophes du XVIIIe siècle, il faut suivre le cheminement d'une pensée sur le plaisir qui s'harmonise étonnamment à la religion, autrefois réfractaire à l 'hédonisme, et à une philosophie qui prône un plaisir modéré. Au début du XVIIIe siècle, s'opère une réhabilitation du plaisir dans les traités de morale, de philosophie et, timidement, à travers les définitions des dictionnaires qui, peu à peu, revalorisent cette notion longtemps discréditée par la morale chrétienne. À la fin du

XVIIe siècle, le plaisir se définit comme: « une aimable émotion de l'âme. C'est un changement qui arrive tout à coup, qui se rend sensible & qui met la nature en l'état qu'elle demande55 », mais qui se différencie du « plaisir de la chair », trivial et dégradant. Pour Richelet, la nature serait donc contentée, mais la « joie », synonyme de « plaisir» ici, correspond d'abord et avant tout à une « émotion de l'âme» et la nature désigne chez lui un besoin humain, mais non pas physique.

Pourtant, Descartes inaugure dans les Passions de l'âme (1649) une valorisation de la composante physique du plaisir, mais celle-ci s'intègre cependant très lentement à l'explication du phénomène, grâce surtout à l'abandon progressif de la conception dualiste de l'homme au profit d'une conception unifiée, dite moniste.

Descartes peint en effet la passion comme le résultat de l'union de l'âme et du corps, mais si les mouvements de l'âme proviennent du corps, les passions demeurent néanmoins pour lui des « perceptions qu'on rapporte seulement à l'âme56 », parce que

54 « La Régence ou les idées gaies », dans La littérature française du XVIIIe siècle, Paris, P.U.F., 1996, p.208. 55 Pierre Richelet, Dictionnairefrançais, Genève, J.H. Widerhorld, 1680. 56 Les Passions de l'âme, 1649, art. 25.

20 la sensation est une forme de conscience, un cogito affectif. Ainsi, le plaisir peut être

étudié selon ses manifestations corporelles, mais toujours réfléchies par l'âme, siège pensant de l'homme.

Le dualisme persistant de la pensée cartésienne influence donc la conception du plaisir pendant longtemps, comme en témoignent les définitions du Dictionnaire de

Furetière de 1690, la première édition du Dictionnaire de l'Académie française de

57 1694 et même la seconde version du Dictionnaire de Trévoux en 1721 , qui distinguent le plaisir de l'âme, surtout excité par le recueillement religieux, des plaisirs de la chair, condamnables et désignés par le terme « volupté ». La définition de Furetière illustre cette conception dualiste et chrétienne du plaisir:

Plaisir: Joie que sent l'âme, ou le corps, étant excités par quelque objet agréable. La contemplation de Dieu, de la vérité, donne de solides plaisirs aux gens spirituels: les plaisirs mondains ne sont rien en comparaison. Il y a des plaisirs 58 honnêtes et innocents •

On remarque la séparation claire entre l'âme et le corps, ainsi que la défense du plaisir spirituel opposé aux plaisirs du monde, fortement dévalorisés, considérés comme de simples divertissements, qui n'ont pas la cote à l'époque. Dans le Dictionnaire de l'Académie française de 1694, il Y a deux sens associés au mot « plaisir », qui est d'abord désigné comme: « Joye, contentement, mouvement, sentiment agréable excité dans l'âme par la présence, ou par l'image d'un bien », mais aussi comme

« divertissement» lorsqu'on utilise le mot plaisir au pluriel. Les plaisirs désignent donc en second lieu les divertissements de la vie, ainsi que la volupté, qui est la composante physique des plaisirs mondains et synonyme de « dérèglement des passions sensuelles », bien différente du « plaisir solide» offert par la « contemplation

57 La première version du Dictionnaire universel français et latin de Trévoux en 1704 est une version courte où le mot « plaisir» est absent. 58 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, La Haye/Rotterdam, Arnoult et Reinier Leers, 1690.

21 de Dieu59 ». Or si le Dictionnaire de Trévoux cite dans sa définition du plaisir une maxime de Saint-Évremont qui dit que « les plaisirs du cœur sont plus touchants que ceux de l'esprit », il faut attendre la définition de l'Encyclopédie (1756) pour rencontrer une véritable évolution de la conception du plaisir, détachée du dualisme cartésien et du jugement moral qui prévaut dans les dictionnaires qui la précèdent.

À la fin du XVIIe siècle, le mouvement anticartésien est cependant déjà amorcé, grâce, entre autres, au mouvement assez hétérogène de penseurs inspirés par l'épicurisme, ces « érudits libertins» du début du XVIIe siècle si bien étudiés par

René Pintard60 et qui transmettent au XVIIIe siècle un riche héritage de scepticisme et d'anti-rationalisme qui influence grandement la conception du plaisir. En effet, bien que la conception du plaisir soit dominée par la raison durant le Grand Siècle, des courants anti-cartésien et anti-stoïcien s'immiscent déjà à travers la renaissance de

61 l'épicurisme qui prend pour point d'appui l'œuvre de Gassendi • La réévaluation d'Épicure qu'entreprend ce dernier permet, en effet, de reconsidérer l'importance du mouvement dans la jouissance, qui n'est plus seulement lajoie contemplative, sage et modérée des stoïciens, mais une source régénératrice d'énergie, interprétée par

Gassendi comme une puissance vitale, imaginative et sceptique, celui-ci inaugurant une forme de sensualisme timide dans la conception du plaisir. Alors que Pascal dénonce le divertissement conçu comme une fuite de soi, les disciples de Gassendi renouent peu à peu avec une conception du plaisir détaché de l'obsession chrétienne du péché et contribuent au passage de l'épicurisme christianisé à l'épicurisme anti- religieux, qui prend véritablement forme seulement durant la seconde moitié du

XVIIIe siècle. Saint-Évremont (1613-1703) fait partie de ces nouveaux épicuriens du

59 Trévoux, 1721. 60 Le libertinage érudit dans la première moitié du dix-septième siècle, Paris, Boivin, 1943. 61 Au sujet de Gassendi: consulter Jean-Charles Darmon, Philosophie épicurienne et littérature au XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, « Perspectives littéraires », 387 p.

22 XVIIe siècle qui contribuent à la critique du dualisme cartésien et à la réhabilitation d'un épicurisme mondain, qui redéfinit l'indolence et le Souverain Bien en-dehors des références stoïciennes et du modèle pascalien de la contemplation intérieure. Au nom d'une spontanéité de la nature, la théorie du divertissement de Saint-Évremont véhicule une vision de l'homme conçu comme « un être de mouvement et d'imagination62 »qui conteste la représentation passive de l'être humain et valorise les plaisirs mondains. Il publie en 1692 un texte Sur les plaisirs où il affirme qu' « il n'appartient qu'à Dieu de se considérer, et de trouver en lui-même sa félicité et son repos63 », tout en prônant la recherche de « la volupté spirituelle du bon Épicure, cette agréable indolence, qui n'est pas un état sans douleur et sans plaisir64 », mais plutôt un

« sentiment délicat d'une joie pure, qui vient du repos de la conscience, et de la tranquillité de l'esprit.65 » Cet épicurisme délicat constitue le modèle privilégié des moralistes de l'époque qui tournent le dos aux stoïciens, mais il garde toutefois une forte empreinte de l'image acceptée d'une jouissance sage qui permet le maintien de l'équilibre et du repos de l'âme.

À l'aube du XVIIIe siècle, les épicuriens conçoivent encore le plaisir comme un principe d'unité et d'harmonie, en accord avec la vision d'ordre chère au XVIIe siècle, mais l'indolence associée à la jouissance chez Épicure se détache de la conception religieuse d'une contemplation paisible pour s'intérioriser peu à peu. Afin de soutenir l'idéal d'un hédonisme mesuré, l'intériorité du plaisir devient en effet un critère fondamental, comme en témoignent plusieurs traités sur le plaisir du début du siècle. Le mathématicien allemand Kaestner, dans ses Réflexions sur ['origine du plaisir publiées en 1719, soutient l'idée de Descartes voulant que le plaisir trouve son

62 Darmon, p. 108. 63 Oeuvres mêlées, 1865, tome l, p. l3. 64 Ibid, p. 21. 65 Ibid, p. 21.

23 origine dans le sentiment de notre perfection et donc dans les idées d'ordre, de symétrie et d'harmonie ressenties intérieurement au contact d'objets extérieurs. Bien qu'il examine les effets du plaisir sur les sens de la vue et de l'ouïe, il reconnaît leur véritable origine dans la conscience intérieure, comme Descartes. Cette spiritualisation du plaisir correspond au goût des nouveaux épicuriens nés au tournant du siècle, qui prônent un bonheur innocent et encore souvent immobile.

En fait, un certain stoïcisme survit au XVIIIe siècle à travers plusieurs grands thèmes comme ceux de la raison, de la nature, de la vertu et de la tranquillité de l'âme, qui sont parfois « mis au service d'une morale épicurienne66 ». Ainsi, la maîtrise de soi demeure un élément dominant des conceptions du plaisir qui tendent à privilégier l'idée du bonheur stable à celle de la jouissance éphémère, et ce durant toute la première moitié du XVIIIe siècle. La définition du bonheur de l'Encyclopédie, écrite par Fontenelle (1657-1757) et tirée des Pensées sur le bonheur (1724), rend compte de cette valorisation persistante d'un bonheur constant et inaltérable, véhiculée par les héritiers du libertinage érudit du XVIIe siècle, comme Montesquieu (1689-1755), et encore très présente tout au long du XVIIIe siècle. Fontenelle définit effectivement le bonheur comme « un état tel qu'on désirât la durée sans changement », qui se différencie du plaisir qui « n'étant qu'un sentiment agréable, mais court et passager, ne peut jamais être un état. » Les plaisirs sont encore pour Fontenelle: « des moments semés ça et là sur un fond triste qui en sera un peu plus égayé.67 » Une différence fondamentale entre l'état permanent du bonheur et l'instant fugitif du plaisir s'établit donc chez la majorité des moralistes et des philosophes de l'époque, qui disqualifient

66 Michel Spanneut, Permanence du stoïcisme: de Zénon à Malraux, Gembloux, Duculot, 1973, p. 324. 67 « Pensées sur le bonheur », dans Le Temple du bonheur, 1767, tome 1. (À cause de l'indisponibilité de la collection spéciale des Rare Books de la bibliothèque McLennan de McGill, fermée jusqu'en octobre 2004, il a été impossible de compléter les références à la dernière minute. Veuillez excuser cette situation hors de mon contrôle. Il m'a donc été impossible de noter la pagination de certaines références qui se rapportent à l'ouvrage Le Temple du bonheur.)

24 le second au profit de la plénitude du premier. Pour investir le plaisir d'une valeur positive, il faut donc le distinguer des plaisirs, ces divertissements de la vie, de courte durée et opposés à un état d'âme permanent. En somme, défini par la constance,

l'intériorisation et la modération, le plaisir demeure proche de « l'indolente volupté» d'un épicurisme sage qui n'a rien de menaçant pour la religion chrétienne, et se

rapproche des notions acceptées de « contemplation », de « contentement» et de

« paix de l'âme », aux antipodes du plaisir mouvementé et subversif défendu par les

nouveaux libertins émancipés durant la Régence.

Il faut noter cependant l'écart fondamental entre la pratique du plaisir durant

cette période et le discours officiel tenu par les philosophes et les moralistes. Sorte de

trêve entre deux règnes, la Régence, qui va de 1715 à 1723, est dominée par le culte

du plaisir et une atmosphère libertine inspirée du Régent, lui-même inconstant,

voluptueux et léger, et constitue une période de transition déterminante pour la

conception du plaisir. Peinte dans Manon Lescaut, cette époque de débauche, de fête,

de goût pour la liberté et d'apparente suspension des règles, de la morale et de la

hiérarchie ne transparaît pas réellement dans les traités théoriques sur le plaisir qui

restent assez conformistes. Il faut noter que le simple fait de légitimer la jouissance

représente une audace à l'époque et que malgré une continuité étonnante dans les

définitions des dictionnaires qui distinguent le plaisir de l'âme de la volupté

condamnable, certains traités tentent peu à peu de légitimer l'hédonisme. Par exemple,

dans son Dialogue de la Volupté qui date de 1719, Rémond le Grec, un auteur assez

obscur, cherche à prouver que la volupté n'est pas la suite de la débauche, mais plutôt

un raffinement du plaisir. Il s'inspire de la philosophie d'Épicure pour décrire le

plaisir comme penchant naturel de l'homme en accord avec l'ordre général de

l'univers et conclut que la volupté est finalement identifiable à la vertu. À l'époque,

25 cette déclaration répond à un besoin de justifier la sensibilité de l'homme et témoigne d'une certaine hardiesse, bien qu'elle reste fidèle à une rectitude morale. Le thème de la sensibilité vertueuse est d'ailleurs présent chez Prévost qui peint des héros naturellement bons et sensibles, mais il se trouve toutefois déplacé et même inversé chez notre romancier qui, comme nous le verrons plus loin, refuse d'admettre une

équivalence entre le plaisir et la vertu. Bonne au départ, la sensibilité ne donne cependant aucune garantie de bonheur, car pour Prévost, le plaisir génère un désordre essentiel.

Chez les moralistes, le plaisir, innocenté parce que conforme à la nature, constitue un principe de vie et d'activité qui doit néanmoins être tempéré par la morale et conduit par la philosophie. La règle d'or consiste à savoir choisir les plaisirs, car bien qu'ils soient nécessaires, ils demeurent dangereux dans cette première moitié du

XVIIIe siècle. En 1736, Le Maître de Claville évoque l'importance de la modération des plaisirs dans un article de son Traité du vrai mérite, intitulé éloquemment « De l'utilité du choix et de l'usage des plaisirs68 ». Contre les excès de la débauche et le dilettantisme du plaisir, ce moraliste déclare avec confiance que « la modération dans les plaisirs flatte plus que les plaisirs même ». En effet, les moralistes du début du

XVIIIe siècle développent un épicurisme mesuré qui s'apparente à un art de vivre du bon chrétien, dans lequel le plaisir se concilie aisément avec une morale pragmatique et raisonnée. Peu à peu, les moralistes chrétiens d'un optimisme éclairé et conscients de l'importance de circonscrire un plaisir nouvellement valorisé, allient la religion et

les plaisirs du monde grâce à une morale naturelle, d'ailleurs fortement ambiguë, dans

lqeuelle la vertu s'unit au plaisir par une volonté de compromis assez paradoxale, en

ce qu'elle fait correspondre les notions d'instinct naturel et de vertu acquise.

68 Dans le Temple du bonheur, tome III, p. 1-46.

26 Le Traité des sentiments agréables de Lévesque de Pouilly, un essai scientifique de philosophie morale publié en 1747, mais initialement rédigé sous forme de lettre en 1736, témoigne de ce compromis de la morale chrétienne et d'une conception sensualiste du plaisir, avec comme principal argument l'aspect naturel du penchant au plaisir. Par le moyen d'une représentation mécaniste de l'homme, où le corps réagit selon les mêmes règles que l'univers, l'approche matérialiste du plaisir de

Lévesque de Pouilly rend compte de l'état de la pensée à mi-chemin entre deux courants qui cohabitent dans les traités de morale de l'époque. Il s'agit, en effet, d'un amalgame du plaisir comme pure sensation, mathématisable et mesurable selon les lois scientifiques de la physique et de la physiologie, et du plaisir comme principe de vie morale, inhérent à la vertu et attaché à l'accomplissement du devoir envers Dieu.

L'auteur érige en système la conception épicurienne du plaisir en introduisant des règles géométriques associées au « sentiment agréable », qui mènent ultimement à un hédonisme mesuré du juste milieu. En effet, le plaisir se situe dans un équilibre parfait entre une activité excessive et un repos total, dans un mouvement modéré et réglé comme les forces du monde physique de Newton. Par une analogie avec les lois du mouvement de la mécanique newtonienne, Lévesque de Pouilly définit le plaisir comme le moteur de la nature humaine, créant un champ d'action et de réaction

69 réductibles au langage scientifique .

La définition du plaisir de l'Encyclopédie est d'ailleurs un condensé de la conception du plaisir de Lévesque de Pouilly, qui initie un véritable changement par rapport aux définitions antérieures des dictionnaires, en introduisant la dimension corporelle comme une composante fondamentale. Défini par le Dictionnaire de

Trévoux comme « un sentiment excité par la présence ou l'image d'un Bien» en 1721,

69 Pour un approfondissement des notions d' « action et de réaction », voir: Jean Starobinski, Action et réaction: Vie et aventures d'un couple, Paris, Seuil, 1999, «La Librairie du XXe siècle », 451 p.

27 le plaisir devient selon la définition de l'Encyclopédie une force que la nature utilise pour conduire l 'homme et veiller à sa conservation, selon des règles déterminées par la matière, mécaniques et géométriques. Selon le premier principe purement physiologique de cette conception, la nature « a pris soin d'attacher de l'agrément à ce qui exerce les organes du corps sans les affaiblir70 ». Pourtant, les plaisirs du corps sont ensuite discrédités au profit des plaisirs de l'âme, durables et conformes aux intentions de « notre auteur », qui désigne Dieu dans l'article. Par un retour inusité aux idées innées de Bien, de Beau et de Bon, attachées naturellement au plaisir,

Lévesque de Pouilly suppose une morale qui se veut une éthique à la fois du plaisir et de la vertu, et qui évacue en bout de ligne l'aspect sensuel et spontané du plaisir au profit d'un idéal raisonné du plaisir. Ce traité, servant de matière à l'Encyclopédie, constitue sans doute l'essai le plus représentatif du compromis des moralistes de l'époque, qui réhabilitent un plaisir dit « naturel », mais valorisent en même temps un plaisir normalisé par la morale et acquis par la vie sociale, d'où l'équivoque du plaisir simultanément donné à la naissance et codifié par une éthique systématique. Grâce à la morale hédoniste naturelle qui concilie le déterminisme scientifique et le providentialisme déiste, il est dès lors possible de penser le plaisir dans son aspect purement matériel tout en le justifiant par la loi divine. En opposition à la morale révélée, cette morale naturelle sert donc d'assise aux moralistes de l'époque qui annoncent le matérialisme de la seconde moitié du XVIIIe siècle. En se faisant les apologistes du plaisir inclus dans le système parfait de l'univers dirigé par un Dieu horloger, bienveillant et ordonnateur, les théoriciens privilégient donc l'idée d'un plaisir ordonné et harmonieux.

70 Lévesque de Pouilly, « Plaisir », dans Encyclopédie, par Diderot et D'Alembert, Paris, Briasson, 1751-1780, vol. 12, p. 689.

28 Du côté de la littérature, dans une optique semblable à celle des moralistes, mais aussi par goût pour la provocation, Voltaire scandalise la France en 1736 avec son poème Le Mondain, où il se fait l'apologiste des plaisirs du monde, du bonheur sur terre et dans le monde, ainsi que du luxe qui est le synonyme d'une civilisation accomplie. Bien que marginale, cette défense des plaisirs du monde participe au lent changement qui s'opère dans le clan des moralistes vers une alliance du bonheur et des jouissances terrestres et individuelles. À la même époque, Voltaire rédige

également ses Discours en vers sur l 'homme, dont le cinquième, consacré à « La nature du plaisir », témoigne clairement de la réconciliation des joies du monde avec l'ordre de l'univers, et d'un « Dieu clément », à « la bonté salutaire », qui « attache à vos besoins un plaisir nécessaire ». Le déisme éclairé de Voltaire atteste l'existence de

Dieu par celle du plaisir, lui donnant une valeur métaphysique tout à fait significative.

Avec toute l'audace qu'on lui connaît, le poète écrit :

La nature attentive à remplir vos désirs Vous appelle à ce Dieu par la voix des plaisirs. [ ... ] Par le seul mouvement il conduit la matière; Mais c'est par le plaisir qu'il conduit les humains.7l

Selon Voltaire, toute sensation agréable prouve donc un Dieu bienfaisant, de la même manière que l'ordre harmonieux de l'univers indique l'existence d'un être supérieur.

La légitimation du plaisir passe donc par une perspective finaliste et théologique qui se veut rationnelle et qui ôte toute culpabilité à la jouissance. La sensation se présente ainsi comme indépendante de la volonté de l'homme, commandée par une force supérieure. Robert Mauzi note que le plaisir selon Voltaire correspond à l'idéal bourgeois et optimiste qui coïncide avec l'époque prospère d'après la Régence, où la

France connaît une forte croissance économique. Cette entreprise se fait plus

7\ « Sur la nature du plaisir », cinquième Discours en vers sur l'homme, dans Oeuvres complètes, vol. 17, Oxford, Voltaire Foundation, 1968, p. 504.

29 menaçante pour l'Église, parce que sous le couvert d'un Dieu raisonnable, tous les plaisirs trouvent le droit d'exister.

En ce sens, le déisme de Voltaire prépare le champ à une pensée plus moderne sur le plaisir, incarnée au milieu du XVIIIe siècle par le matérialisme de La Mettrie et le sensualisme de Condillac. Les mathématiques appliquées au plaisir avaient échoué

à moderniser la morale hédoniste, comme en témoigne la tentative de Maupertuis en

1749 qui, dans son Essai de philosophie morale, crée une parfaite arithmétique du plaisir selon les calculs exacts du bien et du mal, mais conserve un profond dédain

72 pour les jouissances défendues et impures . Simplificatrice, froide et déshumanisante, cette dissertation sur le plaisir devient en fait un éloge des stoïciens, valorisant l'insensibilité et posant des conclusions prudentes où le plaisir du corps ne sert finalement qu'à justifier la supériorité de l'âme. Ce type de matérialisme mécanique s'oppose à celui que prône La Mettrie, qui évacue toute notion religieuse et toute idée de résignation dans le plaisir. Son Anti-Sénèque manifeste une volonté déclarée de privilégier la jouissance sans restriction, selon les besoins déterminés par le corps, véritable « machine» à plaisirs. Fervent défenseur de la jouissance, La Mettrie considère que les plaisirs ne relèvent que des sens et que l'assouvissement des désirs doit former un véritable « art de jouir », idéal de plaisir libre, bien que distinct encore une fois de la débauche, synonyme d'excès et de luxure, encore mal accueillis par les libertins de l'époque. En 1751, soit l'année de sa mort, La Mettrie écrit cet Art de jouir, qui se présente comme un doux manifeste du matérialiste athée, qui célèbre l'extase physique et chante la satisfaction individuelle de l'instinct.

72 Voir à ce sujet Robert Mauzi, L'Idée du bonheur au XVIIIe siècle, p. 406-407 et Jean Ehrard, L'idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, p. 571-573.

30 Dans son refus de tout compromis avec « les hypocrisies de la morale naturelle73 », La Mettrie annonce la véritable libération du plaisir de l'individu qui marque la seconde moitié du XVIIIe siècle. Comme le rappelle Jean Ehrard, La

Mettrie précède la génération de Diderot qui doit « [ ... ] concilier non plus avec la tradition chrétienne mais avec les contraintes inévitables de la vie sociale, le droit de chaque individu à satisfaire librement tous ses instincts74 ». Effectivement, la problématique du plaisir se charge de plus en plus d'une valeur sociale, parce que le plaisir peut être garant de sociabilité ou, au contraire, faire obstacle à l'ordre social.

Entre ces deux extrêmes, se dessine le véritable dilemme du plaisir, partagé entre l'ordre admirable de la nature et le délicieux vertige du désordre. En ce sens, la conception du plaisir de Prévost paraît tout à fait révélatrice de la profonde déchirure déclenchée par le plaisir entre l'homme et la société. Notre romancier semble être partagé entre l'épicurisme renaissant prônant un idéal d'ordre moral et intérieur, et la position des matérialistes plus tardifs qui doivent conjuguer avec les bouleversements du plaisir légitimé dans sa totalité.

Grâce à l'idée que tous les plaisirs se valent, une véritable transformation dans la conception du plaisir prend forme. Peu à peu, par une valorisation de la sensibilité, par le culte de l'épanouissement physique et le droit à la jouissance sous toutes ses formes, le plaisir acquiert ses lettres de noblesse en tant que force vitale, unique et souveraine. Sa légitimation hors des normes de la religion et des restrictions d'une morale idéaliste bénéficie, entre autres, du courant sensualiste de Condillac qui, dans la lignée de Hume et de Locke, offre une vision du plaisir sensuel dans une forme de critique du rationalisme, où les sens reprennent le dessus sur la raison. Dans son Traité des sensations qui date de 1754, Condillac affirme que l'identité de l'homme n'est

73 Jean Ehrard, L'idée de nature ... , p. 562. 74 Ibid., p. 562.

31 formée que d'une suite de sensations qui déterminent l'âme. La sensibilité au plaisir et

à la douleur se trouve donc à l'origine de la connaissance et chaque sentiment naît d'abord des impressions sensorielles. Dans cette perspective sensualiste, le plaisir

équivaut au simple abandon à la sensation au même titre que la douleur, son contraire, purement physique et indépendant de la raison. L'identité de la statue de Condillac, conçue comme une collection de sensations, vient redéfinir le plaisir depuis son origine, non plus spirituelle ou rationnelle, mais exclusivement sensible. Il déclare d'ailleurs sans compromis que « Vivre, c'est proprement jouir! » À la suite de Hume

5 qui, dans son essai intitulé les Quatre philosophe/ , manifeste sa volonté de séparer la raison du bonheur, Condillac contribue à faire entrer le plaisir dans la nouvelle sensibilité du XVIIIe siècle et à le détacher des dogmes de la philosophie ancienne, de la morale et de la théologie. Dans son petit essai, David Hume examine les points de vue dogmatiques de l'épicurien, du stoïcien et du platonicien sur le bonheur, pour privilégier celui du sceptique, qui refuse la hiérarchie des plaisirs au nom d'une relativité du bonheur qui échappe à la raison spéculative. Hostile aux représentations théoriques du bonheur, Hume préfère les vérités de l'expérience et définit notre identité comme le fruit de la passion, loin des systèmes rationnels où les biens et les maux se distribuent symétriquement.

Le plaisir prend dès lors une valeur irrationnelle et s'éloigne de l'idéal

épicurien de sagesse en amenant l 'homme dans un « ordre nouveau », hors de toute systématisation. Cette conception du plaisir n'est cependant pas dominante à l'époque, elle est plutôt anti-conformiste, même dans la seconde moitié du siècle. Les moralistes continuent généralement à prôner un plaisir hiérarchisé et mesuré, comme en témoigne l'important traité de l'Allemand Johann Georg Sulzer datant de 1767, qui est

75 Dans le Temple du bonheur, tome 1.

32 loin de légitimer l'équivalence de tous les plaisirs. Dans sa Théorie générale des

76 plaisirs , suivie d'une distinction entre les plaisirs intellectuels, sensoriels et moraux,

Sulzer se conforme aux mêmes idéaux que les épicuriens du début du siècle, attachés au plaisir spirituel, calculé et visant la conservation de l'être. Cet exemple rend bien compte de la lente diffusion des idées novatrices sur le plaisir à l'époque, comme le note Robert Mauzi :

Il est exagéré de prétendre que le XVIIIe siècle fut l'apothéose du plaisir. Débarrassé de la malédiction chrétienne, le plaisir, devenu légitime, n'en reste pas moins un état dangereux, contre lequel on ne peut inventer assez de prudence. [ ... ] la morale du plaisir est beaucoup moins une morale qu'un art de VIvre. 77 .

Parallèlement au discours moral sur le plaisir, le champ de la littérature romanesque accueille, pour sa part, des conceptions du plaisir plus audacieuses. Il semble que Prévost adopte une version du plaisir proche de la pensée sceptique de

Hume, comme en témoignent d'ailleurs ses déclarations préliminaires sur l'écart fondamental entre les principes philosophiques et la vie concrète:

On ne peut réfléchir sur les préceptes de la morale, sans être étonné de les voir tout à la fois estimés et négligés ; et l'on se demande la raison de cette bizarrerie du cœur humain, qui lui fait goûter des idées de bien et de perfection, dont il s'éloigne . 78 d ans 1a pratIque .

Notre romancier peint cette distance essentielle entre les idéaux et l'expérience de l'homme, avec l'idée que la vertu n'est pas facile, ni inhérente au plaisir, mais qu'elle est plutôt douloureuse. Pour Prévost, la vertu entretient des liens complexes avec le plaisir, lui-même conçu comme un phénomène obscur et multiple. Dans la « Lettre de

76 Dans le Temple du bonheur, tome III, p. 65-190. 77 L'idée du bonheur ... , p. 428-429. 78 « Avis de l'auteur» des Mémoires et aventures d'un Homme de qualité, dans Prévost, Œuvres complètes, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, tome l, p. 363.

33 l'éditeur» qui précède les Mémoires et aventures d'un homme de qualité, Prévost présente le cheminement tumultueux de son personnage dans ces termes:

[ ... ] souvent, ce qui paraît une marque de vertu, n'est qu'un pur effet de l'habitude. Mais lorsqu'on a passé successivement par tous les degrés du bonheur et de l'adversité, lorsqu'on a senti les extrémités du bien et du mal, de la douleur et de la joie, on a fait ses preuves, pour ainsi dire, et ce mélange distingue véritablement les caractères héroïques; parce qu'il faut autant de force pour soutenir le plaisir avec modération, 79 que pour résister invinciblement à la peine •

Prévost penche du côté de la complexité du plaisir qui entretient des liens confus avec la vertu et il s'éloigne ainsi des moralistes qui optent plutôt pour un plaisir simple, conçu comme une valeur de la vie morale. Notre romancier met l'accent sur la difficulté de modérer le plaisir et de soutenir la douleur et il évoque ainsi les dures

épreuves rencontrées par l'homme pour atteindre le bonheur.

À cet égard, un petit traité sur le plaisir introduit une idée fort intéressante qui se rapproche de la conception prévostienne. Mendelssohn Mosès se penche en effet sur La Nature des sensation mixtes composées du plaisir et du déplaisir (1763)80 et vient ainsi remettre en doute l'unicité du plaisir et ses contours prétendus étanches. Il décrit des sentiments où l'âme est incapable de distinguer deux sensations et en compose une particulière, à la frontière du plaisir et du déplaisir. Ces « sensations mixtes» supposent une nature poreuse du sentiment, souvent confus, complexe et irréductible à un concept unique. L'exemple de la colère, formée à la fois d'une fureur et d'un amour pour la vengeance, mène selon Mosès à une sorte de vertige où deux mouvements opposés cohabitent, soit ceux du plaisir et du déplaisir. Par ses multiples combinaisons, le plaisir révèle donc la diversité du sentiment et dessine un paysage souvent asymétrique, où le désordre et la disharmonie dominent.

79 Œuvres complètes, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, tome I, p. 9. 80 Dans Le Temple du bonheur, tome I, p. 349-358.

34 En opposition à la simplicité du plaisir mesuré, intériorisé et savamment choisi, Prévost opte pour cette idée du plaisir difficile à circonscrire, ambigu et impénétrable. Bien que l'ordre moral, social et spirituel soient présents dans l'œuvre de Prévost et qu'ils fassent pression sur la liberté du plaisir, le romancier s'éloigne des conceptions optimistes des moralistes chrétiens et de ceux qui croient à l'existence d'un plaisir vertueux. Plutôt pessimiste, notre romancier montre que les qualités naturelles des personnages ne les mènent pas toujours à une sérénité dans la jouissance. La loi du plaisir contredit celle de la morale et crée un bouleversement général, un égarement caractéristique de la sensibilité trop aiguë qui conduit au brouillage des valeurs, au désordre social et à l'aliénation psychologique. En somme, l'œuvre de Prévost illustre les lois anarchiques du cœur, propres au plaisir et inconciliables avec les règles éthiques, les normes de la société et l'harmonie de l'âme.

Les trois paliers qui forment la hiérarchie du plaisir sont le corps, le cœur et l'esprit, selon la tripartie traditionnelle de l'homme. Cependant, le passage entre ces trois dimensions peut être interprété différemment selon qu'on privilégie l'aspect spirituel du plaisir, comme les épicuriens; qu'on favorise la dimension sensorielle et physique du plaisir, tels les sensualistes et certains matérialistes; ou qu'on situe le pivot du plaisir dans le cœur, comme semblent le faire les auteurs de la nouvelle sensibilité au XVIIIe siècle. Prévost ne définit pas le plaisir seulement dans sa dimension sensuelle et reste plutôt pudique à cet égard, mais il semble surtout nier la détermination exclusivement spirituelle du plaisir. La sensibilité au plaisir chez

Prévost se situe au niveau du cœur, là où se vit l'émotion complexe, mobile et déstabilisatrice, dans cet espace intermédiaire, impénétrable et sans bornes propre à la jouissance. Ce lieu ouvert semble s'opposer directement à l'espace fermé du cosmos,

35 conçu par les Anciens comme une harmonie parfaite où rien n'excède l'ordre. Au

Dieu horloger, au monde ordonné et calculé de la raison, Prévost oppose une horloge du cœur où l'arythmie et la disharmonie triomphent.

Alors qu'ils basculent souvent dans l'excès et échouent à trouver un équilibre dans l'expérience du plaisir, les protagonistes prévostiens découvrent le plaisir comme un écueil à l 'harmonie sociale, morale et intérieure recherchée par l'hédonisme raisonné des moralistes. Entre l'épicurisme modéré et contemplatif du début du

XVIIIe siècle et le libertinage sensualiste et dévergondé de la fin du siècle, Prévost incarne le passage vers une nouvelle définition du plaisir, thème littéraire très à la mode et qui se situe à la rencontre de l'histoire des mœurs, des sentiments et des idées et au cœur de l'évolution des mentalités.

36 Chapitre II: L'œuvre de Prévost

Bien que les deux romans de Prévost apparaissent de prime abord assez similaires, ils mettent en scène des perspectives tout à fait différentes sur le plaisir. Ils forment tous deux le récit rétrospectif d'un amour malheureux, rapporté par un narrateur autodiégétique qui tente de justifier son attachement indigne pour une fille issue d'un milieu social inférieur. Mais si le chevalier Des Grieux, noyé dans le trop­ plein de plaisir que lui procure Manon, raconte les déboires de sa passion fatale pour une jeune fille «passionnée pour le plaisir », l'ambassadeur de L 'Histoire d'une

Grecque moderne se présente plutôt comme un « amant rebuté », qui se voit refuser le plaisir qu'il espère partager avec la jeune esclave grecque qu'il vient de libérer. À elles deux, ces histoires antinomiques, mais non pas incompatibles, tracent les deux chemins du plaisir: ceux de l'abondance et du manque. Tandis que Manon incarne la facilité, Théophé représente la vertu. Ainsi, la relation des héros se caractérise par l'excès et l'abandon au plaisir dans le cas de Des Grieux, et par la privation et le contrôle du plaisir dans le cas de l'ambassadeur.

À la croisée des chemins de ces deux héros obsédés par l'objet de leur désir, le personnage livre un même combat face à la force du plaisir et vit une même crise qui déstabilise de son état initial et bouleverse l'équilibre de son existence. Dans un cas comme dans l'autre, le plaisir se présente comme un thème organisateur du roman qui crée une tension fondamentale entre le sujet et le monde à travers une série de déséquilibres de la vie sociale, morale et psychologique du héros. Dans le cas du chevalier Des Grieux, le plaisir se caractérise essentiellement par la transgression des lois, la subversion de l'ordre aristocratique et l'irresponsabilité, tandis que le plaisir bouleverse surtout les règles morales et affectives chez l'ambassadeur, sans trouver d'expression concrète dans la réalité. D'une manière ou d'une autre, le plaisir ébranle

37 l'équilibre intérieur ainsi que l'harmonie générale de l'existence du protagoniste.

Qu'il soit goûté abondamment ou inassouvi, le plaisir redéfinit l'espace du sujet hors des structures hiérarchiques et des règles rationnelles, dans un nouvelle dimension propre à la sensation agréable, ou désagréable lorsque la jouissance est impossible, vécue dans la fugacité de l'instant et le vertige de l'émotion. La spontanéité du plaisir semble en effet contredire l'organisation réglée de la vie intérieure et sociale qui repose sur la durée. Ainsi, la notion de plaisir permet de comprendre non seulement l'émergence d'une nouvelle sensibilité dans le roman, mais aussi de cerner une crise de la rationalité et de la liberté individuelle à travers le traitement romanesque de la jouissance, qui unit le sujet à un instinct naturel aux confins de son être intérieur et de son inscription dans le monde.

Dans l'analyse des deux romans de Prévost, il faut noter que le plaisir se lit à divers niveaux de l'oeuvre parce qu'il est le moteur principal qui a fait agir les protagonistes dans l'histoire qu'ils ressuscitent par leur récit, et qu'il est ainsi vécu une seconde fois par le narrateur et donc soumis à la déformation d'une conscience parvenue au terme de son expérience. En effet, la narration à la première personne propre aux pseudo-mémoires instaure dans le récit une subjectivité fondamentale et dans le cas des romans étudiés ici, les narrateurs sont motivés par un désir insatiable de se justifier, de persuader le lecteur de leur innocence, leurs discours formant un véritable plaidoyer. En outre, plusieurs critiques ont étudié la « mauvaise foi» des narrateurs prévostiens8I, car il ne faut noter que la conscience qui éclaire l'œuvre est

81 Les principales études sur le sujet sont: Jean Rousset, « Le centralisme autobiographique: Prévost », dans Narcisse romancier, Paris, Corti, 1973, p. 125-l38; Jean-Paul Sermain, Rhétorique et roman au dix-huitième siècle. L'exemple de Prévost et de Manon Lescaut (1728-1724), Oxford, The Voltaire Foundation, 1985, StVEC, vol. CCXXXIII, p. 73-79 ; Jean Sgard, L'abbé Prévost. Labyrinthes de la mémoire, Paris, P.U.F., 1986, «Écrivains », 239 p. ; Richard Andrew Francis, « The Abbé Prévost's First-Person Narrators », thèse, University of Nottingham (Angleterre), 1987, reproduite dans StVEC, vol. CCCVI, 1992, p. 1-355 ; Dominique Orsini, «Les enjeux de la narration dans l'Histoire d'une Grecque moderne », dans L'abbé Prévost au tournant du siècle, prés. par Richard Andrew Francis et Jean Mainil, Oxford, Voltaire Foundation, 2000, p. 209-218.

38 susceptible de représenter le plaisir dans la distorsion d'une perspective rhétorique où s'affrontent deux registres: le passé des événements et le présent de la narration.

A. L 'Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut : vitalité et nocivité du plaisir

La tragédie de L 'Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut peut se résumer en une phrase, lancée amèrement par le narrateur conscient de son incompatibilité avec l'élue de son coeur: « Manon était passionnée pour le plaisir. Je

82 l'étais pour elle • » En effet, la jouissance de Manon suggère une dissipation contraire

à l'exclusivité de la passion de Des Grieux. L'amour se présente comme le plus doux des plaisirs pour le chevalier, mais si Manon est tout pour lui, il n'est qu'une infime parcelle des joies de Manon, dont l'appétit demande un renouvellement constant. Par ce contraste fondamental entre les besoins gourmands et dissipés de Manon et l'amour passionnel et simple du chevalier, Prévost fonde le drame d'une mésalliance entre un jeune aristocrate sage et vertueux et une jeune fille de naissance commune, vraie grisette du Paris de la Régence. À travers la rencontre de ces deux êtres contraires, s'entrechoquent deux mondes qui s'unissent dans le ravissement de leur amour, au

83 péril de perdre leur identité première • La tension essentielle du roman est donc propre à la dimension du plaisir, qui divise et menace l'ordre fixe de l'être et du monde, mais qui permet aussi l'affranchissement des frontières entre les individus

84 dans un renversement presque carnavalesque de la hiérarchie •

82 Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, Paris, Garnier-Flammarion, 1995, p. 85. (Les références à l'œuvre seront dorénavant insérées dans le texte et désignées par l'abréviation ML) 83 L'incompatibilité entre Manon et Des Grieux a été analysée entre autres par Deloffre et Picard dans leur « Signification de Manon Lescaut », ainsi que par Simone Delessale, « Lecture d'un chef d'œuvre: Manon Lescaut », Annales: Economies, Sociétés, Civilisations, vol. XXVI, 1971, p. 723-740. 84 Deux études soulignent l'aspect carnavalesque du plaisir de Manon: Jean-Louis Bory, « Manon ou les désordres du monde », dans Pour Balzac et quelques autres, Paris, Julliard, 1960, p. 113-150 et Catherine Cusset, « Manon, ou le plaisir », dans Les romanciers du plaisir, Paris, Champion, 1998, p. 19-39.

39 Est-il besoin de rappeler ici l'histoire archiconnue de Manon Lescaut ? Il faut simplement retenir que le récit se concentre sur le moment de crise vécu par le héros-

85 narrateur, période qui coïncide avec la découverte du plaisir, personnifié par Manon •

En effet, les descriptions de la jeune fille suggèrent la correspondance entre l'héroïne

86 et le plaisir. Sans être une prostituée, comme le souligne Jean Sgard , Manon incarne une réalité mitoyenne entre le libertinage effréné de la débauche et le plaisir honnête et naturel, dans cet espace intermédiaire entre le péché et l'innocence, au carrefour moral propre à la nature du plaisir. Contrairement à certaines études qui analysent

87 Manon comme la représentante d'un groupe social précis , il nous semble que l'aspect ambivalent de Manon, son inconstance, sa mobilité et sa spontanéité, sont autant de traits attachés à la notion de plaisir en tant que force qui agit sur l'être, en tant que sentiment puissant qui détermine les actions de 1'homme. Dans l'Encyclopédie, Lévesque de Pouilly définit le plaisir comme un « sentiment de l'âme qui nous rend heureux du moins pendant tout le temps que nous le goûtons », analogue au « mouvement qui conduit la matière» et qui se distingue des plaisirs, qui appartiennent soit au corps, au cœur ou à l'esprit et qui se hiérarchisent: « les plaisirs du corps n'ont guère de durée », « les sentiments du cœur flattent plus que les plaisirs de l'esprit ». Les nombreuses références aux plaisirs dans Manon Lescaut font appel à la réalité sociale de l'époque, avide de plusieurs formes de plaisirs, soit ceux de la table, du spectacle ou du jeu; mais le sentiment du plaisir est le véritable objet du

8S Eugène Lasserre note déjà que Manon est « la personnification du plaisir », Manon Lescaut de l'abbé Prévost, Paris, Société française d'éditions littéraires et techniques, 1930, p. 92. 86 Jean Sgard, « Manon et les filles de joie », dans Vingt études sur Prévost d'Exiles, Grenoble, Édition littéraire et linguistique de l'Université de Grenoble, 1995, p. 139-150. 87 Par exemple, Jean-Paul Sermain considère que Manon incarne la première étape de la dégénérescence de la coquette (<< Ensorceleuses », dans Séduire ou la passion des Lumières, Paris, Méridien Klincksieck, 1987, p. 39-72.) La récupération par les féministes du personnage de Manon comme représentante d'une première libération et domination féminines est aussi un exemple de la catégorisation qui nous semble incongrue de l'héroïne. Voir l'étude de Naomi Segal (<< Le Non de la mère: Manon's Resistance », Nottingham French Studies, vol. XXIX, no 2, 1990, p. 12-21.)

40 88 roman, comme le souligne Cusset . Le personnage de Manon personnifie en effet le plaisir en tant que phénomène global, en tant que loi générale à laquelle on s'attache, et qui n'est pas du même ordre que les plaisirs de la débauche ou de la luxure, qui sont des mots d'ailleurs absents du roman. Ainsi, si Manon recherche les plaisirs, qui sont synonymes de divertissement, elle incarne aux yeux du chevalier-narrateur le plaisir comme « sentiment de l'âme» général, qui atteint toutes les dimensions de l'homme: l'esprit, le cœur, le corps. L'histoire du roman appartient effectivement avant tout au narrateur, véritable témoin et acteur qui rend compte de l'état étrange, nouveau et passager du plaisir, de la dimension irrésistible à laquelle il accède par la découverte d'une sensation pleine, transmise par Manon.

Une des premières caractéristiques de Manon dans le roman et qui renvoie à un aspect essentiel du plaisir, réside dans son caractère indéfinissable, car le mystère que génère la jouissance représente un aspect fondamental de l'hédonisme prévostien.

Manon n'est jamais peinte par ses traits physiques, mais plutôt par une caractéristique ou une impression générale: « Ses charmes surpassaient tout ce qu'on peut décrire.

C'était un air si fin, si doux, si engageant! l'air de l'Amour même. Toute sa figure me parut un enchantement. » (ML, p. 79) Impossible à saisir, elle est perçue comme « une apparition surprenante », ou un « fond inépuisable de charmes» (ML, p. 159), et nous est connue à travers les yeux de son amant surtout par l'effet qu'elle a sur lui et sur les autres personnages. Selon Catherine Cusset, Manon se dérobe au chevalier car il se retrouve «devant un phénomène qu'il ne parvient pas à comprendre89 », Manon appartenant à un monde « inconcevable dans un code de valeurs aristocratique90 ».

Manon déstabilise en effet l'idée que le chevalier se fait de l'identité, car elle incarne une forme de laisser-aller instinctif, spontané. Cusset considère que Manon est « un

88 Elle déclare que« le plaisir est l'objet, le cœur, l'enjeu du roman» (<< Manon, ou le plaisir », p. 21.) 89 « Manon, ou le plaisir », p. 22. 90 Ibid., p. 24.

41 être dont les actions sont motivées purement par la sensation momentanée et le principe individuel du plaisir91 » et qu'elle s'oppose ainsi au « code de valeurs héroïque et courtois92 » de la littérature romanesque de l'époque, ainsi qu'à l'éthique aristocratique. En effet, le plaisir que personnifie Manon correspond à la définition de l'Encyclopédie qui, par une analogie avec le mouvement, l'associe à un phénomène qui se déplace et ne se fixe jamais, ce qui s'oppose à l'idée d'un être stable. Il faut s'attarder à ce trait significatif du plaisir qui fait de l'héroïne un personnage fuyant, en devenir.

En effet, une des propriétés essentielles de Manon est d'être charmeuse, ce qui suggère la force de ses pouvoirs enchanteurs et déstabilisant: « Son esprit, son cœur, sa douceur et sa beauté formaient une chaîne si forte et si charmante, que j'aurais mis tout mon bonheur à n'en sortir jamais. » (ML, p. 64) Le charme a cela de particulier qu'il ensorcelle, envahit et rend prisonnier. Constamment associé à Manon, le mot

« charme» vient du latin « carmen» qui signifie « formule magique» et renvoie à l'idée d'un envoûtement ou d'un magnétisme indéfinissable, irrésistible et secret, à l'image de Manon qui est décrite comme un sortilège. Elle enchaîne le chevalier comme par magie à un style de vie vertigineux qui ébranle ses certitudes. Décrite comme ambiguë et insaisissable, à la fois enchanteresse, obscure et instable, Manon est « une charmante et perfide créature» (ML, p. 79) qui n'a pas véritablement d'être, n'étant qu'instinct, que variation, d'où sa nature inconséquente, irrationnelle et versatile. Mary Eliot Ford compare Manon à une magicienne dont le pouvoir surpasse la nature et qui transforme tout sur son passage, telle une chimiste qui change la

3 matière, la met en mouvemenë • Le chevalier lui lance d'ailleurs en guise

9\ Ibid., p. 22. 92 Ibid., p. 27. 93 Mary Eliot Ford, « Sensibility and Happiness in the Novels of the Abbé Prévost », thèse de Ph. D., Columbia, 1971,224 p.

42 d'encouragement, alors que la précarité de leurs conditions de vie dans le Nouveau

Monde les porte au désespoir: « Tu es une chimiste admirable [ ... ] Tu transformes tout en or. » (ML, p. 204) Le charme de Manon a donc le pouvoir de changer les choses et les êtres, mais il ne promet aucune pérennité au plaisir, instantané et

éphémère. En effet, le charme de la jouissance s'éteint dès qu'il nous quitte, révélant un besoin qu'il faut constamment renouveler, qui est en constant devenir.

Il nous semble essentiel de noter que les nombreuses évocations du charme de

Manon suggèrent l'idée de changement et de transformation, l'idée du devenir, fondamentale dans le rapport du héros avec Manon-plaisir. En effet, le bouleversement provoqué par la charmeuse crée une rupture de la temporalité pour le héros élevé selon des règles fixes et durables, et s'oppose ainsi à une conception aristocratique du plaisir maîtrisé, codifié et hiérarchisé, menant ultimement à un bonheur stable. Des Grieux invoque par exemple « l'honneur» et « le devoir », deux valeurs immuables de l'éthique aristocratique, lorsqu'il se trouve confronté aux reproches de son père face à sa conduite indigne. Il rappelle qu'il est encore digne de la « situation naturelle d'un fils bien né », bien qu'il ne prétende pas « passer pour l'homme le plus réglé de [sa] race» (ML, p. 183) et suggère par là avoir dévié de la règle figée qui l'oblige à agir selon une morale fixe qui refuse les écarts de conduite et l'inconstance. En revanche, la variation continuelle des états d'âme et des sentiments de Manon appartient directement à son engouement pour le divertissement, qui fait sa loi et qui s'oppose au bonheur éternel. Pour Alan Singerman, Manon incarne la concupiscence de la chair, selon une lecture augustinienne du roman. Mais le commentateur note également que cette concupiscence dépasse le simple domaine de l'amour charnel et qu'il évoque la notion de « mondanité », « qui signifie non seulement le goût pour la vie mondaine, mais revêt aussi une acceptation théologique:

43 94 l'attachement aux biens de ce monde • » Ainsi, il semble que Prévost ait choisi de peindre la rencontre fortuite entre un personnage enclin à la stabilité et à la recherche de valeurs éternelles et une représentante de la nouvelle réalité du plaisir qui engage l'homme dans un devenir continuel, conquis au fil des instants de jouissance accumulés sans organisation, sans planification. L'enivrement du héros l'éloigne de l'être et de l'infini, et l'initie au devenir et au monde fini, goûté tel que les sens l'exigent, dans l'actualité du moment.

Aux yeux du chevalier, le plaisir recherché par Manon n'est pas délibérément mauvais, intéressé ou corrompu, mais instinctif et naturel. Or le lecteur n'adhère pas complètement à cette description qui innocente Manon, alors qu'il se voit confronté à une image double de l'héroïne à la fois angélique et diabolique, fuyante et contradictoire, parce que peinte comme une créature étrange par un personnage déstabilisé:

C'était du plaisir et des passe-temps qu'il lui fallait. Elle n'eût jamais voulu toucher un sou, si l'on pouvait se divertir sans qu'il en coûte. [ ... ] n'étant ni excessivement livrée au jeu, ni capable d'être éblouie par le faste des grandes dépenses, rien n'était plus facile que de la satisfaire, en lui faisant naître tous les jours des amusements à son goût. Mais c'était une chose si nécessaire pour elle d'être ainsi occupée par le plaisir [ ... ] (ML, p. 95).

Des Grieux voit dans l'indifférence de Manon pour l'argent un signe de son

innocence, alors que le lecteur sait que la simplicité apparente de son goût pour le plaisir ne le préserve pas pour autant des dangers de la dissipation et de l'inconstance.

Manon désire seulement « être occupée par le plaisir », ce qui suggère le besoin constant de renouveler le plaisir et la nécessité de faire « naître tous les jours» de nouveaux amusements. Avide d'une diversité inépuisable, Manon a peur de tomber

94 « L'abbé Prévost et la triple concupiscence: lecture augustinienne de Manon Lescaut», dans L'abbé Prévost: l'amour et la morale, Genève, Droz, 1987, p. 205.

44 dans le vide ou l'épuisement. Le plaisir de Manon possède donc une qualité régénératrice qui constitue sans doute l'aspect le plus positif mais aussi le plus dangereux de la sensation éphémère.

La première scène de plaisir du roman témoigne de la rencontre déstabilisante du chevalier avec les élans instinctifs de la jouissance que lui propose Manon. Enfin seul avec l'élue de son cœur, Des Orieux goûte à des sensations enivrantes, inconnues et troublantes:

Mon cœur s'ouvrit à mille sentiments de plaisir, dont je n'avais jamais eu l'idée. Une douce chaleur se répandit dans toutes mes veines. J'étais dans une espèce de transport, qui m'ôta pour quelques temps la liberté de la voix, et qui ne s'exprimait que par mes yeux. (ML, p. 60-61)

Défini d'emblée par l'ouverture du cœur, le plaisir génère un passage aisé entre les

êtres et une émancipation des pulsions intérieures par des manifestations extérieures.

En effet, l'épanouissement propre au plaisir se caractérise dans le roman par un affranchissement de la délimitation stricte du corps et du cœur, éveillés par le plaisir et

95 offerts à la sensation, libérés de leur carcan . Une chaleur jusqu'alors inconnue se répand dans les veines et le transport, caractéristique de la passion et qui prive des facultés intellectuelles de la parole, de la raison et de la réflexion, correspond à la nouvelle dimension physique et changeante à laquelle est initié le chevalier. Exprimé par les yeux, le plaisir se lit dans l'immédiateté du regard, transparent et disponible, mais surtout, il libère une sensation corporelle et communicative qui fait circuler l'émotion et instaure une dynamique fondamentale du mouvement et du déplacement.

Il y a d'ailleurs un double sens au vocable cœur, dont l'ouverture permet à l'émotion de circuler comme le sang.

9S À ce sujet, consulter l'excellent article de Christophe Martin: « Tombeaux du féminin: Notes sur l'espace et le corps chez l'abbé Prévost », Littérature, no 103, octobre 1996, p. 20-31, qui examine la représentation du corps féminin chez Prévost comme métaphore du lieu ouvert ou fermé, disponible ou captif.

45 Le mouvement du plaisir est vécu par le chevalier comme un transport, dans le sens d'une perte momentanée des repères et de la stabilité que lui procure sa condition d'aristocrate et d'« honnête homme », attaché à des valeurs sûres, connues et reconnues par la société.

Quel passage, en effet, de la situation tranquille où j'avais été, aux mouvements tumultueux que je sentais renaître ! l'en étais épouvanté. Je frémissais, comme il arrive lorsqu'on se trouve la nuit dans une campagne écartée: on se croit transporté dans un nouvel ordre de choses; on y est saisi d'une horreur secrète, dont on ne se remet qu'après avoir considéré longtemps tous les environs. (ML, p. 81)

Dans cet extrait, le chevalier décrit le «passage» d'un état tranquille aux

«mouvements tumultueux» de l'amour, suscité par sa rencontre avec Manon, et suggère la perte de stabilité provoquée par son abandon au hasard du plaisir, qui se présente d'ailleurs comme une force à laquelle on ne peut opposer aucune résistance.

Des Orieux avoue lui-même que c'est «un mouvement involontaire qui [lui fait] prendre ainsi le parti de [son infidèle] » (ML, p. 74), bien qu'il reconnaisse le danger de sa conduite irréfléchie. Dans l' «Avis de l'auteur », Renoncour présente l'histoire du chevalier Des Orieux comme celle d'un «jeune aveugle, qui refuse d'être heureux, pour se précipiter volontairement dans les dernières infortunes» (ML, p. 47). Le drame est donc vécu d'emblée dans la contradiction d'une volonté aveugle, d'un

96 comportement qui se présente à la fois comme un choix et un acte involontaire • Le chevalier succombe à l'impératif du plaisir, répondant ainsi à un besoin pressant, mais il demeure ambivalent face à cette liberté, oscillant entre le plaisir et la culpabilité.

Ainsi, contre le destin tracé d'avance et conduit par les lois humaines ou divines,

96 Le thème de l'aveuglement volontaire rapproche Prévost de la théologie de saint Augustin, mais notre romancier s'éloigne de l'idée du péché originel en présentant le dérèglement du plaisir comme une pulsion autant nécessaire que dangereuse. La théologie augustinienne présente en effet le conflit moral de l'homme comme une guerre entre l'amour de Dieu et de la créature, et suggère que la tàiblesse de l'homme le pousse à choisir la concupiscence de la chair, l'amenant volontairement vers le péché.

46 s'élève le puissant impératif du plaisir, qui ouvre à l'homme les portes d'une liberté nouvelle et instinctive tout en l'initiant aux aléas d'une vie hasardeuse. Prévost peint donc à travers ce roman le conflit de l'homme aux prises avec la conscience morale et

la fatalité du plaisir, avec l'idéal de maîtrise des pulsions et l'appétit de jouissance qui s'élève comme une force inévitable et nécessaire.

En somme, Manon Lescaut exprime la problématique du plaisir en termes de soumission et de maîtrise, illustrant les conséquences entraînées par le choix du plaisir plutôt que du bonheur durable que promet l'obéissance aux lois de la raison et du devoir. Le chevalier Des Grieux semble happé par sa passion, mais il découvre, au fur et à mesure, la nature périlleuse des chaînes qui le lient au plaisir:

De la manière dont nous sommes faits, il est certain que notre félicité consiste dans le plaisir [ ... ] Prédicateurs, qui voulez me ramener à la vertu, dites-moi qu'elle est indispensablement nécessaire; mais ne me déguisez pas qu'elle est sévère et pénible. Établissez bien que les délices de l'amour sont passagères, qu'elles sont défendues, qu'elles seront suivies par d'éternelles peines [ ... ] mais confessez qu'avec des cœurs tels que nous les avons, elles sont ici-bas nos plus parfaites félicités. (ML, p. 120-121)

Jean-Pierre Kaminker interprète le discours du chevalier comme une argumentation qui combat les « illusions rassurantes, les balivernes jésuitiques qui prétendent

97 concilier les plaisirs avec les devoirs de la religion • » En ce sens, Kaminker juge que le jansénisme, qui sert de système de référence à Prévost, s'est changé en son contraire dans le discours de Des Grieux :

C'est ainsi qu'une même idée du plaisir et de la passion, [ ... ] fonde une fois un refus héroïque du monde [ ... ] ou une autre fois un abandonnement [ ... ] que la vie terrestre se chargera de punir et de récompenser tout à la fois. [ ... ] Ce qui est attaqué ici, c'est précisément cet humanisme chrétien, cette « religion de l'honnête homme », dont on connaît l'essor à ce moment du slec., 1e [ ... ]98

97 « L'Abbé Prévost », Europe, vol. XLI, no 415-416, nov.-déc. 1963, p. 39. 98 Ibid.

47 À travers ce discours, le chevalier penche en effet en faveur du bonheur terrestre face au bonheur céleste, en évoquant les dangers du plaisir, tout en affirmant que l'homme ne trouve pas de félicité ailleurs qu'à travers l'expérience du plaisir. Bien qu'elles soient éphémères (<< passagères»), subversives (<< défendues») et accompagnées de conséquences fâcheuses (<< suivies par d'éternelles peines »), les délices de l'amour, paroxysme du plaisir, s'accordent à la nature du cœur de l'homme et respectent sa constitution profonde. Le héros affirme dans ce passage que la constance de l'être n'est pas la seule option pour l'homme, qui se voit aussi attiré par une vie loin de la permanence et de la tranquillité, dans l'agitation et le mouvement, jubilatoires mais aussi inquiétants du plaisir. Il soutient que l'impératif du plaisir, incontrôlable, anarchique et déstabilisant, est aussi vital, libérateur et en accord avec une certaine nécessité propre à la nature humaine. Bien que destructeur, le plaisir rend heureux dans le présent :

Vénus et la Fortune n'avaient point d'esclaves plus heureux et plus tendres. Dieux! pourquoi nommer le monde un lieu de misères, puisqu'on y peut goûter de si charmantes délices! Mais, hélas! leur faible est de passer trop vite. Quelle autre félicité voudrait-on se proposer, si elles étaient de nature à durer toujours? Les nôtres eurent le sort commun, c'est-à-dire de durer peu, et d'êtres suivies par des regrets amers. (ML, p. 98)

Tout à tour désignée comme délicieuse, dangereuse, éphémère et charmante, décrite dans un langage euphorique, un rythme fébrile et entrecoupé de vives exclamations,

l'aventure du plaisir ravit le chevalier par sa spontanéité et, malgré ses inconvénients, elle assure une vitalité qui s'impose comme une loi inéluctable, et ce, jusque dans le

48 style même du roman, morcelé en justifications qui se contredisent et ponctué d'exclamations spontanées et constamment renouvelées.

Ainsi, la tragique histoire du chevalier Des Grieux, longtemps décrite comme la chute ou la déchéance d'un jeune aveugle amoureux d'une fille qui incarne la concupiscence de la chair, ou comme la dégradation personnelle d'un héros qui s'enlise dans la passion, peut se lire comme l'exemple douloureux, mais aussi agréable de la force du plaisir. La contradiction inhérente à toute l'aventure du chevalier, à la fois bonne et mauvaise, forte et faible, innocente et immorale, tient au désaccord du plaisir avec l'ordre aristocratique auquel appartient le héros, dont la principale caractéristique est d'être stable, hiérarchisé et codifié, comme le souligne si

9 bien Catherine Cusseë . Propulsé vers la spontanéité d'un nouvel « ordre de choses », le héros subit le choc du plaisir, obéissant du même coup au penchant naturel de l'homme, rebuté par la morale traditionnelle et refusé par une société effrayée de se soumettre à une telle anarchie. En somme, la félicité fugitive du plaisir à laquelle

Prévost semble nous inviter dans son roman introduit un mouvement perpétuel de création et de destruction, une nouvelle harmonie non plus immuable, telle que soutenue par l'idéal classique, mais mobile, aléatoire et perpétuellement reconquise.

B. L 'Histoire d'une Grecque moderne: dérive et fragmentation du plaisir

Une dizaine d'années plus tard, le romancier écrit L 'Histoire d'une Grecque moderne, qui fait écho à certains égards à Manon Lescaut, mais qui peint l'histoire d'un amant frustré, incapable d'assouvir son désir pour sa maîtresse. Le personnage principal subit en effet les refus répétés de la jeune fille pour laquelle il nourrit une passion féroce, jusqu'à développer une jalousie pathologique à son égard. À l'instar de

99 Cusset rappelle que dans l'éthique aristocratique, le plaisir se restreint à l'art de plaire, «un art codifié qui vise à agrémenter la vie en société dans les limites de la bienséance sociale et morale» (<< Manon, ou le plaisir », p. 22.)

49 l'amour de Des Grieux pour une fille de « naissance commune », l'amour du protagoniste pour une esclave est indigne et se complique par la distance culturelle qui sépare les amants. Bien que les héroïnes puissent être rapprochées à certains niveaux, quant à leur innocence première devant le plaisir par exemple, le drame du narrateur de la Grecque moderne réside dans la fascination de sa protégée pour la vertu et pour une morale rigoureuse, contrairement au drame de Des Grieux, causé par le magnétisme qu'exerce le plaisir sur Manon. L'enjeu principal du second roman consiste donc en une problématique du plaisir contrarié, sacrifié et détourné de son objet initial. Entre les deux héros s'élève ainsi une différence d'ordre moral et psychologique, car si Des Grieuxjouit dans l'irresponsabilité, le héros de la Grecque moderne éprouve la culpabilité pour son sentiment pour la jeune Grecque, ce qui provoque chez lui une véritable torture psychologique devant l'impossible réalisation

.. 100 de son p 1aISlr .

Dans ce roman de 1740, Prévost transpose les faits de la troisième ambassade française à Constantinople sous Louis XIV, de 1699 à 1710. Le héros-narrateur ne se nomme jamais, mais tout porte à croire qu'il fut inspiré de Ferriol, le véritable ambassadeur français en Turquie à l'époque, dont les aventures avec Mlle Aïssé rappellent celles du personnage de la Grecque moderne avec Théophé. Dans le roman, cet ambassadeur visite les harems de la Sublime Porte et remarque une jeune esclave d'origine grecque, qu'il achète pour lui offrir la liberté et lui promettre un meilleur sort. Enchantée par l'idée d'un bonheur acquis grâce au savoir et par la liberté laissée aux femmes européennes, la jeune Grecque suit celui qu'elle considère comme son maître spirituel et son mentor, devenant une disciple parfaite de la morale occidentale

100 Dans son « Introduction» à L 'Histoire d'une Grecque moderne, Robert Mauzi distingue le personnage du chevalier Des Orieux, héros tragique qui n'a pas de véritable psychologie, et le personnage de l'ambassadeur qui est un héros responsable à la psychologie complexe (p. xi-xiii). De l'un à l'autre, Mauzi perçoit un « affaiblissement du tragique» (p. ix).

50 prônée par l'ambassadeur. Afin de se purger de son passé indigne de concubine, l'ancienne esclave s'impose une conduite morale rigoureuse et se dévoue corps et

âme à la vertu. Ainsi, la voie idéale que l'ambassadeur a tracée à sa protégée se révèle une véritable vocation pour la jeune Grecque, métamorphosée en fille chaste,

« obsédée par l'expiation et la puretélO1 ». Troquant son ancien nom de Zara pour celui de Théophé, la jeune héroïne vit ainsi une seconde naissance par l'éducation sentimentale et morale qui lui offre une nouvelle identité. Le choix du nom Théophé, dérivé du substantif grec Théophèmi, qui signifie « celle qui aime les dieux» ou encore « celle qui annonce la volonté de Dieu », semble suggérer que la jeune fille subit une véritable conversion, comme le soutient Alan Singerman 102.

Cependant, l'ambassadeur, qui se présente comme le père adoptif de Théophé, tombe amoureux de son élève et voit ses efforts pour la séduire échouer, ce qui lui fait remettre en question la vertu et la morale tant vantées à la jeune esclave. Dès lors, il profite de son autorité pour séquestrer la jeune Grecque et reproduit avec elle une condition d'esclavage semblable à celle du sérail. Il se présente d'ailleurs comme

« son gardien» et « son censeur », faute de pouvoir être son amant, et développe une relation incestueuse à l'égard de celle qu'il considère comme sa fille. Ainsi, la fermeté morale de Théophé devient l'obstacle majeur à la jouissance de l'ambassadeur, car elle s'oppose au désir sexuel de ce dernier. Pris à son propre piège, le héros a donc

élevé entre la Grecque et lui une barrière morale infranchissable qui l'empêche de satisfaire son désir et de goûter au plaisir tant convoité.

À sa façon, Théophé incarne également le plaisir mais dans un tout autre ordre d'idées que Manon. Si Manon ouvre au chevalier les voies qui mènent à l'ivresse,

101 Cette expression utilisée par Robert Mauzi dans son introduction explique l'incompatibilité entre la vocation de la jeune Grecque et l'amour de l'ambassadeur qui lui rappelle son passé honteux (p. xxviii). 102 « Introduction », dans Prévost, Histoire d'une Grecque moderne, Paris, Garnier-Flammarion, 1990, p.29.

51 Théophé les ferme à l'ambassadeur, par l'imposition d'une rectitude morale qui privilégie l'idéal d'ordre et de vertu. Au départ, l'odalisque a été élevée expressément pour satisfaire aux plaisirs de la chair, mais cet état initial est conçu comme naturel, innocent et amoral. Dans le récit qu'elle fait de son existence passée, Théophé déclare

à l'ambassadeur :

Vous voyez que le goût du plaisir n'a point eu de part à ma mauvaise fortune, et que je suis moins tombée dans le désordre que je n'y suis née. Aussi n'en ai-je jamais connue la honte ni 103 les remords •

Cette première expérience du plaisir est donc jugée naturelle, car elle est vécue en- dehors des systèmes moraux, dans un univers où les esclaves servent à combler les besoins des hommes et ignorent l'existence du péché. Il s'agit en quelque sorte d'une nature primitive avant la morale, où la jouissance serait conçue comme une nécessité, neutre et amorale. Abandonnée très jeune par son père, la jeune Grecque se met elle- même en vente au marché d'esclaves à l'âge de quinze ans. Achetée par le bacha

Chériber, elle jouit durant deux mois de la condition de première concubine dans son harem, avec un grand nombre d'esclaves à son service. Dans le luxe, la richesse et l'abondance, la jeune Grecque découvre pourtant l'écoeurement du plaisir :

«j'adressais la parole à tout ce qui m'environnait: Rendez-moi heureuse, disois-je à l'or et aux diamants. Tout était muet et insensible. » (GM, p. 86) L'épuisement du plaisir dans l'abondance constitue le point de départ de la conversion de Théophé, saturée par des amusements et des biens périssables qu'elle juge futiles et peu propres

à satisfaire son âme. Appelée par un « bien dont elle n'[a] pas idée », mais qui

« occupe son âme» et la plonge dans une « inquiétude continuelle» (GM, p. 87), l'héroïne part à la conquête d'un bonheur supérieur, auquel elle croit pouvoir accéder

\03 Histoire d'une Grecque moderne, Alan Singerman (éd.), Paris, Garnier-Flammarion, 1990, p. 74. (Dorénavant, les références à l'œuvre seront insérées dans le texte et désignées par l'abréviation GM.)

52 grâce à l'ambassadeur. Devant la dissipation propre aux plaisirs, qui ne sont

qu'accumulation de divertissements, Théophé ressent l'appel d'un autre plaisir, d'un

sentiment durable et unique, qu'elle croit trouver dans l'idée du bonheur parfait et

vertueux. Contrairement à Manon qui recherche les plaisirs et incarne le plaisir pour

Des Grieux, Théophé part en quête du bonheur stable, d'un bien supérieur, mais

irréconciliable avec le désir sexuel de l'ambassadeur. En définitive, l'évolution de

Théophé traduit le cheminement d'une vie de plaisirs à la tentation du bonheur stable,

d'un état permanent de tranquillité, mais aussi à sa confrontation inévitable avec le plaisir de l'amour, ce sentiment puissant incarné par l'ambassadeur et opposé à la

vertu et au refus du corps de la jeune Grecque. Dans l'imaginaire occidental de

l'époque, la remise en question de la vie de jouissance du sérail par Théophé rappelle

les dangers de la débauche de Paris durant la Régence et son parcours traduit la crise

du plaisir de la première moitié du XVIIIe siècle, où l'homme confronte son idéal de

bonheur stable aux vicissitudes de la sensation agréable et momentanée.

La rencontre de la jeune esclave avec l'ambassadeur se compare donc à un

« coup de foudre moral104 » qui éveille la conscience de la candide adolescente par la

découverte de la bassesse de sa condition. L'ambassadeur découvre à la jeune fille

l'ignominie de ses chaînes et de sa soumission au pouvoir masculin, dévalorisant du

même coup le plaisir à la source de sa servitude. Humiliée, Théophé se convertit alors

à la vertu, faisant le chemin inverse de celui du chevalier Des Grieux, qui est un être

vertueux converti au plaisir. Impénétrable et fuyante pour l'ambassadeur, Théophé

résiste, à l'instar de Manon, à toute interprétation simple car elle est pour le héros à la

fois un être charnel né pour le plaisir et un prodige de vertu qui refuse sa première

condition. Physiquement, Théophé a une «figure qui n'étoit propre qu'à jeter des

104 Alan Singerman, « Introduction », dans Prévost, Histoire d'une Grecque moderne, Paris, Garnier­ Flammarion, 1990, p. 29.

53 flammes dans un cœur» (GM, p. 203) et moralement, le narrateur la présente comme le modèle parfait de la femme vertueuse:

[ ... ] le cœur de Théophé étoit à l'épreuve de tous les efforts des hommes, et soit caractère naturel, soit vertu acquise par ses études et ses méditations, je la regardai comme une femme unique, dont la conduite et les principes devoient être proposés à l'imitation de son sexe et du nôtre. (GM, p. 235)

Aux yeux du narrateur, l'héroïne conserve cependant sa première vocation pour la jouissance, ce qui lui confere une double identité contradictoire. Le drame du héros résulte d'un acte moral contraire à son goût pour le plaisir: la vertu devient « la ruine de tous [ses] désirs» et il regrette « d'avoir prêté contre [lui] de si fortes armes à une fille de dix-sept ans» (GM, p. 205). L'opposition entre la vertu et le plaisir devient très problématique, car la lutte entre la loi morale et la pulsion instinctive crée chez l'ambassadeur un imbroglio psychologique infernal: « N'est-il pas misérable que livré comme je le suis aux plaisirs des sens, j'aye entrepris de rendre une fille chaste et vertueuse?» (GM, p. 205) L'ambassadeur se trouve prisonnier d'un dilemme qui oppose l'inclination de son cœur et les devoirs moraux qu'il a envers

Théophé et envers lui-même. L'honneur, la bienséance et l'amour-propre s'élèvent constamment contre son désir de goûter au plaisir de l'amour avec Théophé : « retenu par mes principes d'honneur autant que par mes promesses, je n'aurois pas voulu devoir la conquête de son cœur à mes séductions» (GM, p. 168). Entre sa volonté de posséder l'élue de son cœur, son refus de mépriser la liberté de celle-ci et l'estime qu'il a de lui-même, l'ambassadeur développe une représentation très confuse du plaisir, nourrie de conceptions contradictoires et soutenue par des discours antinomiques.

Présentée comme une tentation interdite et contrariée par la conscience morale du héros, l'idée du plaisir se voit en effet éclairée par des discours contradictoires, par

54 des idéaux intenables dans la Grecque moderne. D'un côté, l'Orient constitue un fantasme de l'époque sur la vie de plaisir, un « lieu du pulsionnel dans l'imaginaire occidental des Lumières105 », mais la vie du harem pose également le problème des relations de maître à esclave et interroge la légitimité de la liberté totale du plaisir physique. D'un autre côté, le modèle libertin défendu à quelques reprises par le héros renvoie à un idéal défendu par la société occidentale qui se rapproche dangereusement du modèle oriental critiqué. Le narrateur se ment à lui-même en adoptant l'attitude libertine sans la maîtriser et Prévost semble remettre en question la légitimité du libertinage prôné par la société occidentale en confrontant la mauvaise foi du narrateur et la bonne foi du sélictar, qui représente l'idéal polygame occidental. En effet, l'ambassadeur invoque à plusieurs reprises les « droits acquis» qu'il a sur Théophé qui «lui appartient» et qui doit se soumettre à ses désirs, tout en échouant à la dominer réellement. Dans son introduction, Robert Mauzi explique comment l'ambassadeur, au nom « d'un libertinage éclairé» (GM, p. 134), justifie son comportement avec Théophé et suggère un calcul du plaisir dont il est pourtant incapable.

En fait, le narrateur essaie de se convaincre qu'il maîtrise son plaisir, alors qu'il fuit la réalité, qui lui rappelle sans cesse son échec. Robert Mauzi insiste avec raison sur l'impossible application du système libertin édifié par le héros, qui finit par contester ou contrôler la liberté octroyée au départ à Théophé. Comme le remarque

Erik Leborgne, la référence à l'assurance froide du libertin ainsi que l'instauration d'un rapport de maître à disciple avec sa protégée sont autant de moyens pour légitimer un désir inavouable ou paralysé.

[ ... ] les libertins éclairés du XVIIIe siècle peuvent, selon les occasions, traiter leurs appétits avec une sérénité froide, ou les

105 Erik Leborgne, « L'Orient vu par Prévost dans l'Histoire d'une Grecque moderne: l'ambassadeur et l'eunuque », Dix-huitième siècle, vol. XXIX, 1997, p. 449.

55 mêler d'exaltations qui les transfigurent, la vertu exerçant ses charmes même sur les êtres de plaisir. Si le premier degré du libertinage éclairé consiste à pourvoir méthodiquement à ses jouissances, une élaboration plus complexe permet à la vertu de tracer ce monde ou ce halo idéal à l'intérieur duquel le plaisir, purifié de toute faute, pourra se savourer de façon bien 106 plus délectable •

Le dilemme de « l'amant rebuté» peut se résumer à la dialectique conflictuelle entre l'abandon au plaisir et la maîtrise à laquelle est contraint l'ambassadeur: « Il faut ou surmonter ma passion ou triompher de la résistance de Théophé. » (GM, p.

208) Finalement, le héros se réfugie dans une position fantasmatique où il croit surmonter sa passion par son admiration pour Théophé, et feint d'avoir un empire sur elle. Par ailleurs, l'objet convoité par le héros devient au fur et à mesure du récit de plus en plus ambigu, en réponse à la volonté feinte et contradictoire du narrateur.

Tantôt désirée sexuellement, femme-objet que l'ambassadeur veut posséder à tout prix, tantôt idéalisée pour sa force morale et la perfection de sa vertu inflexible,

Théophé acquiert l'ambivalence fondamentale d'un plaisir contrarié et réinvesti hors du réel. Mû par une jalousie maladive, incapable de maîtriser son besoin de satisfaction sexuelle, l'ambassadeur travestit son plaisir dans des fantasmes et passe successivement de l'idéalisation de Théophé à son dénigrement. Il la soupçonne d'infidélité, l'accuse de crimes inexistants, puis admire sa droiture morale jusqu'à l'idolâtrie. Le roman baigne ainsi dans un climat psychologique d'indécision proche de la folie, porté par l'obsession du plaisir inassouvi du narrateur qui contamine l'ensemble du récit.

106 « Introduction », dans L 'Histoire d'une Grecque moderne, Paris, Union des éditions, 1965, p. xxi.

56 Évoquée à maintes reprises par les critiques, l'ambiguïté du roman peut être

107 108 interprétée de diverses façons . Par exemple, James F. Jones explique le phénomène par un problème identitaire du personnage-narrateur, déchiré entre ce qu'il nomme « le topos de Don Juan et celui de Pygmalion ». Cette interprétation rend compte de l'ambivalence fondamentale de l'ambassadeur conduit par un désir insatiable de séduction, mais aussi par une constante renonciation au plaisir que pourrait lui procureur Théophé, idéalisée comme l'objet parfait de sa création.

Chaque moment m'apprenoit que ce n'étoit plus l'amour qui continuoit de me la rendre chère. C'étoit le goût que je prenois à la voir et à l'entendre. C'étoit l'estime dont j'étois rempli pour son caractère. C'étoient mes propres bienfaits, qui semblaient m'attacher à elle comme à mon ouvrage. (GM, p. 266)

Utilisant son récit pour se convaincre de la dignité de ses sentiments pour Théophé, le narrateur accumule les contradictions et traduit le bouleversement causé par son emprisonnement dans des fantasmes et des passions substitutives. En effet,

J'ambassadeur troque un plaisir qu'il se promet avec Théophé par celui de l'admiration, de la vengeance ou de la domination, et trahit du même coup les véritables mobiles de son «estime» pour la jeune Grecque, d'où sa constante indécision, son profond déséquilibre. Dans la privation du plaisir, le personnage transpose donc son besoin instinctif à d'autres niveaux et supplée la pulsion première par des succédanés qui l'éloignent de son intégrité, de sa véritable nature.

107 Jean-Paul Sermain évoque dans son analyse l'ambiguïté rhétorique du roman (<< L'Histoire d'une Grecque moderne: Je est un autre », dans Rhétorique et roman au dix-huitième siècle. L'exemple de Prévost et de Marivaux (1728-1742), Oxford, Voltaire Foundation, 1985, StVEC, vol. CCXXXIII, p. 129-142), alors que Peter V. Conroy Jr. s'intéresse à l'ambiguïté de la narration par une analyse narratologique (<< Image claire, image trouble dans l'Histoire d'une Grecque moderne », StVEC, vol. 217,1983, p. 187-197), pour ne nommer que deux exemples des diverses analyses de l'ambiguïté de la Grecque moderne. 108 « Textual Ambiguity in Prevost's Histoire d'une Grecque moderne », Studi Francesi, vol. XXVII, no 2, mai-août 1983, p. 247-251.

57 En somme, le roman rend compte du déchirement de l 'homme partagé entre l'identité morale définie par les règles de la société et sa nature profonde. À travers l'analyse du plaisir et des substituts imaginaires que le narrateur invente pour combler son manque, le roman expose l'extrême difficulté de la maîtrise du plaisir et son effet

109 déstabilisant sur le sujet dès lors « fragmenté >> par son déchirement entre ses pulsions et les conventions sociales, projeté dans une dynamique qui contrarie le réel, le rend incertain. La Grecque moderne met donc en scène l'intellectualisation du plaisir et rend compte des discours contradictoires sur la dignité du plaisir, à travers sa confrontation avec la vertu. Alors que le plaisir est facteur de liberté et d'aliénation dans Manon Lescaut, il se lie dans Grecque moderne à l'idée de la captivité, l'ambassadeur se trouvant prisonnier d'un désir inassouvi et faisant de Théophé un objet de plaisir lui-même captif du plaisir frustré du héros.

***

Au terme de ce premler survol qui visait à rendre compte des principales configurations du thème du plaisir dans les deux romans et de la manière générale dont Prévost choisit de représenter la jouissance dans son œuvre, certaines conclusions peuvent être posées avant de poursuivre l'analyse plus en profondeur. Les deux récits exposent la dynamique du plaisir en termes d'abandon et de maîtrise et évoquent la problématique du pouvoir et celle du contrôle qui sous-tend la relation aux sensations instinctives. Présenté dans Manon Lescaut comme une force, un mouvement involontaire ou « l'ascendant de la destinée », le plaisir soumet le sujet à une dimension hors de son contrôle et lui fait franchir les bornes de l'espace social, moral et psychologique qui lui est assigné. Ce débordement provoqué par le plaisir construit une nouvelle architecture de l'homme, caractérisée par l'instabilité de ses fondations

109 La fragmentation du moi évoquée par Jonathan Walsh (<< Jealousy, Envy and Hermeneutics in Prévost's L 'Histoire d'une Grecque moderne» and Proust's À la recherche du temps perdu », Romance Quarte/y, vol. XLII, 1995, p. 67-81.) sera explorée plus en détail dans le chapitre suivant.

58 et le hasard de son orientation. Le pilier de l'homme de plaisir est mobile et donc opposé à toute fixité, à l'ordre classique conçu comme un équilibre parfait, proportionnel et harmonieux des forces en jeu. L'homme du début du dix-huitième siècle, tel que peint par Prévost, semble élever contre l'idéal rationnel un ensemble de forces contradictoires, stimulantes et signes de sa vitalité libérée.

Immergé dans le plaisir, le chevalier Des Grieux ne maîtrise plus son existence et détruit l'ordre auquel il appartient, mais il découvre également la latitude que lui assigne cet impératif du plaisir. Pour sa part, le héros de la Grecque moderne affronte le pouvoir du plaisir à travers une tentative périlleuse de maîtrise de ses pulsions sexuelles. Dans le contrôle qu'il essaie de s'imposer, l'ambassadeur met à l'épreuve l'intégrité de son être et se trouve dépossédé du réel. Prévost aurait ainsi lié l'abstinence du plaisir à l'éclatement du sujet, afin de suggérer la domination du plaisir chez l'homme et sa fonction constitutive de l'identité, non plus fixée par les normes extérieures mais puisée à même la sensation.

L'aventure du plaisir se traduit donc par une histoire de domination, qui remet en cause l'harmonie de l'homme avec le monde qui l'entoure, avec les lois qui dictent sa conduite. Le plaisir se présente à la fois comme un choix et comme un acte involontaire, aux confins de la possession de soi et de la perte de contrôle, dans la posture opposée à l'être social, moral et psychologique défini dans la permanence.

Prévost remet en cause la légitimité du plaisir par l'extrême disharmonie de ses personnages livrés à la jouissance au nom de la liberté de la nature, et qui suivent le flot chaotique de son rythme effréné. Indomptables, le plaisir destructeur du chevalier et le plaisir fragmentaire de l'ambassadeur forment le couple parfait d'une situation d'abandon et d'une situation de contrôle, toutes deux difficiles à tenir et toutes deux

59 constitutives du dilemme auquel l'homme du dix-huitième siècle doit faire face: jouir librement, mais demeurer apte à s'intégrer dans le monde.

60 DEUXIÈME PARTIE: PLAISIR ET DISHARMONIE

Après avoir évoqué les principaux motifs liés au thème du plaisir dans les deux

romans de Prévost, il s'agit maintenant d'examiner comment ceux-ci forment une configuration cohérente qui donne une unité au roman et construit le paysage mental à

l'origine du texte, à travers la répétition et la reprise de certaines structures. En effet,

la notion de plaisir redéfinit la position de l'être social, moral et psychologique selon certaines constantes qui concourent à une esthétique particulière de la disharmonie, formée de multiples désaccords qui posent les jalons d'une nouvelle représentation de

l'homme dans le monde, inscrite dans l'évolution de la sensibilité à laquelle participe

Prévost. À la lumière de cette notion principale, des paradigmes récurrents révèlent un nouvel équilibre de l'homme défini à partir des notions d'ordre et d'harmonie. Parmi

les indices de la disharmonie, l'association constante de la jouissance avec l'idée de désordre suggère d'emblée une dispersion dans le plaisir et une opposition directe avec l'harmonie, qui est avant tout un assemblage, un ensemble organisé selon une disposition ordonnée. Dans Manon Lescaut, le mot « désordre» accompagne constamment l'idée du plaisir, comme l'a d'ailleurs remarqué Jean-Louis Bory dans son étude sur Manon ou les désordres du monde/JO. Il note la récurrence du conflit entre l'ordre et le désordre chez Prévost, qu'il dit symptomatique de l'époque de la

Régence où la réalité du plaisir renvoie constamment à un art de vivre désordonné, à un étrange mélange de frivolité et de lucidité, comme le note aussi Michel Delon. Par exemple, au-delà de la nouvelle religion de l'argent représentée par la frénésie pour le jeu, on vit une crise économique sans précédent, soit celle de l'effondrement du système de Law en 1720, qui rappelle que les plaisirs sont profondément ancrés dans

110 Pour Balzac et quelques autres, Paris, Julliard, 1960, p. 113-150.

61 lll une sombre réalité . Delon relève la contradiction inhérente à l'esprit de fête qui habite les hommes de la Régence, qui pensent « [ ... ] en jouissant accomplir leur nature et leur devoir d'hommes, participer à l'ordre même du monde et au dessein de

son créateur [ ... ] Mais l'évidence de cet ordre et de ce dessein ne crève pas tous les yeux; elle se heurte souvent à une réalité têtue que continuent de hanter toutes sortes de désordres [ ... ] 112 ». La « schizophrénie qui les fait à la fois conscients de ce

désordre et certains de cet ordrel\3» relève donc de la génération de la Régence,

époque charnière qui marque une transition cruciale dans la sensibilité de l'homme,

comme en témoignent les personnages prévostiens en proie aux vertiges moraux et psychologiques d'une fête qui tourne au cauchemar, à l'enivrement et à l'ivresse qui enchantent et égarent.

D'ailleurs, Jean Sgard insiste sur l'influence de la courte période de la Régence

(huit ans) sur tout le dix-huitième siècle, alors qu'une révolution s'opère dans les esprits, la sensibilité et l'art en général. Il affirme que l'esprit de la Régence « rayonne

sur les vingt années qui suivent» et que « la grande production artistique et littéraire

1 des années 1730-1750 est l'œuvre de la génération de la Régence 14 ». Ainsi, Prévost,

âgé de vingt ans durant cette époque de grand bouleversement des consciences, saisit

dans ses deux romans l'extrême perturbation liée à une exaltation dans le plaisir

découverte à cette époque. Mais là où Jean-Louis Bory se contente d'évoquer

l'impuissance et l'irresponsabilité des héros de Manon Lescaut, qu'il dit victimes de

leur société et de leur amour, inconscients et forcés de s'exiler loin du monde pour

supprimer l'ordre social qui les condamne, il semble nécessaire d'étendre l'analyse au

III Michel Delon note que l'effondrement du système bancaire de Law marque tout le siècle, avec cette alliance paradoxale entre une « atmosphère de fête» et une ruine générale. (( La Régence ou les idées ~aies », dans La littérature française du XVIIIe siècle, Paris, P.U.F., 1996, p. 208-209.) 12 Ibid, p. 210. 1\3 Ibid, p. 210. 114 « Style rococo et style régence », dans La Régence, actes du colloque d'Aix-en-Provence sur la Régence, 1968, Paris, A. Colin, 1970, p. 18.

62 désordre de la sensibilité, chez des héros épris d'une fièvre qui désarme, égarés par une moralité confuse et considérablement aliénés et ce, tant chez Des Grieux que chez le héros de la Grecque moderne. Le désordre du héros prévostien ne se résumerait donc pas à une désobéissance sociale et morale, mais renverrait aussi à un état d'âme,

à une disposition éminemment nouvelle, en rupture avec un ordre esthétique ancien.

De ce point de vue, il s'agit donc de définir une disharmonie du plaisir liée en partie à l'esprit de la Régence, au vertige de l'asymétrie propre à l'art de l'époque, mais qui déborde aussi le simple cadre historique et annonce une sensibilité moderne par la mise en place de nouvelles valeurs et d'une forme de scepticisme individuel qui anticipe sur la philosophie des Lumières. Prévost rejoint en effet à certains niveaux le style rococo, né durant la Régence, qui associe la préciosité au «maniérisme du baroque» et au « vertige ornemental », auxquels correspond une réalité « mouvante»

1 et «insaisissable» menant à une vérité individuelle 15 • Au-delà de ce nouvel art individualiste, de cet esprit de la Régence exaltant et frivole, notre auteur dessine un,e peinture asymétrique de l'homme soumis au désordre de sa nature profonde, fondant une philosophie particulière qui dépasse l'esthétique rococo tout en s'en inspirant.

L'idée de la rupture avec l'ordre paraît essentielle dans cette nouvelle représentation de l'homme, qui affronte la hiérarchie traditionnelle et une série de dogmes en se disposant au plaisir. Ces ordres, car ils sont pluriels, seront donc répertoriés afin, d'une part, d'expliquer en quoi une certaine harmonie explose au contact du plaisir et, d'autre part, d'exposer les multiples répercussions du choc de la jouissance sur les dimensions sociale, morale et psychologique de l'être.

115 Ibid., p. 11-20

63 Chap. III : Disharmonie sociale: le plaisir indigne

Contrairement aux partisans d'une morale naturelle et aux théoriciens du droit naturel, qui stipulent avec un optimisme rassurant que le bonheur passe nécessairement par la sociabilité, par une juste répartition des plaisirs, et que celle-ci

« est le vrai critère du juste et de l'injustel16 », Prévost ne justifie pas la volupté par

l'ordre du monde, mais plutôt dans une nécessité de la nature opposée à la société. En effet, la conduite criminelle du chevalier Des Grieux et ses fameux «désordres

sociaux» conservent une ambivalence essentielle quant à leur légitimité, car ils bouleversent l'ordre du monde et s'opposent à l'idée du plaisir comme principe unificateur de la vie sociale, morale et politique, chère à l'épicurisme orthodoxe. La réflexion sur la conciliation du plaisir et de la vie sociale intéresse les esprits depuis

l'Antiquité, alors qu'Épicure relève déjà la nécessité d'une jouissance dans la retraite, en-dehors des vicissitudes de la société. Cependant, alors que l' otium épicurien constitue un idéal de jouissance intemporelle dans le repos, la philosophie du retrait ne répond plus chez Prévost aux mêmes exigences d'indolence et échoue à combler les

êtres qui cherchent dorénavant un espace de jouissance valide dans le monde, mais pas

forcément en accord avec ses lois.

La marginalité hasardeuse du plaisir

Dans Manon Lescaut, le plaisir place les héros dans une position complexe

face à la société, représentée par des institutions tels le clergé, la famille et la justice, que le chevalier affronte, non sans scrupule, alors que Manon, fille de « naissance

commune », «n'appartient pas au mondel17» aristocratique et menace les règles

d'une société qui l'exclue. D'emblée, l'abandon aux règles instinctives de Manon

116 Jean Ehrard, L'idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, p. 342. 117 Catherine Cusset, « Manon, ou le plaisir », p. 22.

64 provoque chez Des Grieux une « marginalisation », alors qu'il défie l'autorité et se soustrait spontanément aux lois régissant son statut social. Il est « transporté dans un nouvel ordre de choses» (ML, p. 81), dans un état de jouissance, une sorte de « monde

1 interlope 18 » qui menace les assises de l'harmonie sociale fondée sur des conventions.

En effet, pour décrire l'échange de caresses entre Des Grieux et Manon, Prévost se sert d'une comparaison tout à fait évocatrice et rapproche l'expérience enivrante de l'émotion ressentie « la nuit, dans une campagne écartée» où « on [ ... ] est saisi d'une horreur secrète» (ML, p. 81). Cette association du plaisir et de l'égarement dans un lieu effrayant, à l'écart du monde, témoigne du sentiment de déviation par rapport à la droite ligne de la destinée sociale du chevalier, abandonnée au profit d'un parcours inconnu et en marge du tracé commun.

Prévost présente en effet l'exaltation du plaisir comme un affront aux règles collectives, subversif par rapport à la justice sociale et à l'autorité. Le plan imaginé par les amants au début du roman exprime ce besoin de braver les règles pour célébrer leur union, construite sur l'unique besoin du plaisir: « Après quantité de réflexions, nous ne trouvâmes point d'autre voie que celle de la fuite. Il fallait tromper la vigilance du conducteur [ ... ] nous nous déroberions secrètement [ ... ] )} (ML, p. 61).

Puis, arrivés à Paris: « [ ... ] nous fraudâmes les droits de l'Église, et nous nous trouvâmes époux sans y avoir fait réflexion. » (ML, p. 63) La fuite, le mensonge, la fraude et l'impiété sont autant de déviances sociales accomplies spontanément par le chevalier qui possède pourtant toutes les qualités d'un honnête homme:

[ ... ] j'ai l'humeur naturellement douce et tranquille: je m'appliquais à l'étude par inclination, et l'on me comptait pour des vertus quelques marques d'aversion naturelle pour le vice. Ma naissance, le succès de mes études et quelques agréments extérieurs m'avaient fait connaître et estimer de tous les honnêtes gens de la ville. (ML, p. 56-57)

118 Jacques Rustin, Le vice à la mode: Étude sur le roman français du XVIIIe siècle, de Manon Lescaut à l'apparition de la Nouvelle Héloïse, 1731-1761, Paris, Ophrys, 1979, p. 143.

65 L'abandon au plaisir mène donc le chevalier à un déclassement social, mais il refuse

l19 d'admettre son nouveau rôle, comme le note Alan Singerman . Selon ce critique,

Manon accepte de s'exiler dans un demi-monde en marge de la collectivité, où elle

utilise à son gré les autres pour satisfaire tous ses désirs et accepte son rôle de fille de plaisir. En revanche, le chevalier n'admet pas cette dégradation sociale qui le relègue

au rôle indigne de greluchon, d'où leur conflit et l'incompatibilité de leur union.

La problématique sociale du roman réside effectivement dans l'opposition,

maintes fois relevée, entre les deux ordres représentés par les amants, qui font partie

de deux groupes sociaux distincts. Des Grieux incarne l'ordre ancien et aristocratique, tandis que Manon annonce l'apparition d'un nouvel ordre qu'on peut considérer comme bourgeois et individualiste, plus souple et moins hiérarchique, mais qui se

dérobe surtout à toute catégorisation 120. Simone Delesalle saisit bien cet affrontement

social entre les deux héros, qu'elle décrit comme « celui des vieux ordres privilégiés,

aristocratie et clergé, dont le déclin s'amorce, et celui de cet état encore sans nom, où

se mêlent peuple et nouvelles élites121 ». Ce nouvelle dimension symbolisée par

Manon se caractérise par l'imprévisibilité, propre au plaisir, qui remet en question la

122 société de privilèges, prévisible et figée dans une hiérarchie inébranlable .

L'imprévisibilité est d'ailleurs évoquée par la présence dans le roman du jeu et du

119 « A Fille de Plaisir and her greluchon: Society and the Perspective of Manon Lescaut », L'Esprit créateur, vol. XII, n02, été 1972, p. 118-128. 120 Voir à ce sujet l'article de Jean Sgard, « Manon et les filles de joie », dans Vingt études sur Prévost d'Exiles, Grenoble, Edition littéraire et linguistique de l'Université de Grenoble, 1995, p. 139-150. 121 «Lecture d'un chef d'œuvre: Manon Lescaut », Annales: Economies, Sociétés, Civilisations, vol. XXVI, 1971, p. 736. 122 Les commentateurs Haydn Mason (<< Money and the Establishment, Prévost (Manon Lescaut, 1731) », dans French Writers and Their Society, 1715-1800, Londres, Macmillan, 1982, chap. VI, p. 90-104) et Kavanagh (<< Chance, reading and the tragedy of experience, Prévost's Manon Lescaut », dans Enlightenment and the Shadow of Chance. The Novel and the Culture ofGambling in Eighteenth­ Century France, Baltimore, London, The Johns Hopkins University Press, 1993, p. 144-161) font pour leur part ressortir le rôle prédominant de l'argent dans le roman, affirmant que Manon synthétise la circulation des biens et des personnes et représente ainsi l'imprévisibilité de la vie caractéristique de l'ordre bourgeois.

66 thème récurrent de la chance 123. À cet égard, Julia F. Costich note avec raison que l'idée defortune, conçue à la fois comme fatalité, avancement social et richesse, joue

I24 un rôle beaucoup plus significatif dans le roman que l'idée d'argent • On peut ajouter que l'expression «bonne fortune» possède également un sens sexuel qui explique l'importance de cette notion dans l'histoire des deux amants. Prévost donne lui-même dans son Manuel lexique (1755) la définition du motfortune :

Mot tiré du latin, qui signifie hasard. Les Anciens représentaient la Fortune sous la forme d'une femme, tantôt assise, et tantôt debout, tenant un gouvernail, avec une roue à côté d'elle, pour marquer son inconstance; et dans sa main une corne d'abondance125.

Des Grieux invoque à deux reprises la déesse Fortune, d'une part, pour qu'elle le délivre du précipice de malheurs dans lequel il est tombé et, d'autre part, pour indiquer sa fusion avec Manon: «Vénus et Fortune n'avaient point d'esclaves plus heureux et plus tendres (ML, p. 98)126. Le chevalier invoque donc la fortune comme responsable de sa passion, soumise au mouvement du hasard et à l'inconstance, qui occupent toutes deux des rôles primordiaux dans le nouvel univers instable instauré par Manon.

D'ailleurs, l'inconstance liée à l'existence du plaisir apparaît comme un des plus grands outrages à l'ordre aristocratique qui exige une régularité de la conduite et de la pensée, une fidélité au code de valeurs et un respect du rang. Cependant, la nouvelle réalité imprévisible ne triomphe pas encore dans le roman, puisqu'elle est avant tout vécue par un narrateur qui refuse sa marginalité et subit la pression d'un système social autoritaire très puissant. Parmi les ordres anciens qui exercent leur

123 Voir aussi à ce sujet: Jean Sgard, Le jeu au XVIIIe siècle. Colloque d'Aix-en-Provence (30 avril, 1er et 2 mai 1971), Aix-en-Provence, Edisud, 1976, p. 251-258. 124 « Fortune in Manon Lescaut », The French Review, vol. XLIX, n04, mars 1976, p. 522-527. 125 Cité par: Frédéric Deloffre et Raymond Picard, Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, Paris, Garnier, 1965, p. 325. 126 Costich, p. 522-523.

67 contrôle sur le héros, la loi du père, stricte et rigide, à l'image du système autoritaire de l'Ancien Régime, s'élève à maintes reprises contre la conduite dissidente du fils et la satisfaction de son désir. L'autorité patriarcale constitue un ordre très puissant dans

127 128 le roman, analysée successivement par Maurice Daumas , Catherine Cusset et

129 Jean Sgard , qui s'entendent tous pour dire que Manon Lescaut peint une crise de la structure hiérarchique de l'Ancien Régime, mise en scène par la remise en question de l'ordre traditionnel du père. Ils insistent également sur le cadre choisi par Prévost, celui de la crise, qui suppose une forte résistance du pouvoir traditionnel par rapport à l'avènement d'un phénomène qui le menace. Dans sa lecture psychosociale du roman de Prévost, Maurice Daumas étudie l'évolution du rôle fondamental du père dans la société du XVIIIe siècle et analyse les multiples formes de déviances (dissipation, libertinage, débauche, vol, irréligion, brutalité, criminalité, etc.) accomplies par la jeunesse. Il explique que le cas de désobéissance du chevalier Des Grieux appartient à la situation de crise vécue par la jeunesse de l'époque, qui revendique progressivement sa déviance et son droit de transgresser la loi sévère de perpétuation du lignage, en tant qu'innovation et droit individuel. La crise du père de l'époque pose en effet le problème de la transmission du rôle social et du transfert difficile des valeurs traditionnelles dans un monde de moins en moins conforme à un ordre pré-

établi et de plus en plus tourné vers une vérité et une réalité actuelles et individuelles, libérées du joug de la hiérarchie et de la religion. Propre à la Régence, ce goût d'inventer sa propre religion, ses rites, ses temples, et d'exalter son individualité au

127 Le syndrome Des Grieux. La relation père-fils au XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 1990, 214 p. 128 « La loi du père et symbolique de l'espace dans Manon Lescaut », Eighteenth-Century Fiction, vol. V, no 2, janvier 1993, p. 93-103. 129 « Le monde familial de Prévost », dans L'Abbé Prévost au tournant du siècle. prés. par Richard Andrew Francis et Jean Mainil, Oxford, Voltaire Foundation, 2000, p. 65-75.

68 mépris des règles, caractérise le héros prévostien, cependant effrayé par la perte des certitudes 130 .

Ainsi, le chevalier Des Grieux vit une tension constante entre sa volonté de jouir librement et son attachement aux valeurs transmises par le père, qui incarne les principes de l'aristocratie et lui assure un enracinement social. Après sa première arrestation et son emprisonnement au Châtelet, le chevalier affronte son père, mais exprime surtout un désir de réconciliation avec son géniteur: « Je remerciai mon père de la bonté qu'il avait de me pardonner, et je lui promis de prendre une conduite plus soumise et plus réglée. » (ML, p. 70) Mais ce qu'il ajoute ensuite révèle son véritable choix, qui se situe du côté de Manon: « Je triomphais au fond de mon cœur, car de la manière dont les choses s'arrangeaient, je ne doutais point que je n'eusse la liberté de me dérober de la maison, même avant la fin de la nuit. » (ML, p. 70) Son souci de plaire au père se trouve donc assujetti à son désir de fuite avec Manon et son hypocrisie témoigne du déchirement entre son être social et son être authentique, qui semblent se dissocier à cet instant précis où il revendique une liberté détachée du carcan de l'autorité patriarcale, dans le secret de son cœur, lieu de prédilection pour accueillir un plaisir socialement indigne. Le chevalier Des Grieux rejoint à cet égard l'ambassadeur, également divisé entre son désir et son image sociale et dont la mauvaise foi suggère une incompatibilité entre son être intérieur et son être social.

Bien que le chevalier exprime la volonté de conserver les privilèges de la noblesse, il se met à douter de son appartenance à une lignée qui s'oppose à ses inclinations et le plaisir immédiat que lui procure, par exemple, l'échange de regards

130 Jean Sgard note que l'esprit de la Régence se caractérise par cette alliance contradictoire: « exaltation du plaisir et nostalgie des certitudes» (( Style rococo et style régence », p. 17.)

69 avec Manon, vient suppléer à tous les échanges sociaux, alors qu'il lit sa destinée aussi fugitive qu'imprévisible dans les yeux de sa bien-aimée:

Je vais perdre ma fortune et ma réputation pour toi, je le prévois bien; je lis ma destinée dans tes beaux yeux; mais de quelles pertes ne serais-je point consolé par ton amour! Les faveurs de la fortune ne me touchent point; la gloire me paraît une fumée ; tous mes projets de vie ecclésiastiques étaient de folles imaginations; enfin tous les biens différents de ceux que j'espère avec toi sont des biens méprisables, puisqu'ils ne sauraient tenir un moment, dans mon cœur, contre un seul de tes regards. (ML, p. 82)

Dans cette déclaration euphorique, le chevalier renonce aux avantages que lui procure sa naissance et préfère s'abandonner au hasard d'une existence instinctive, qu'il lit dans le regard spontané de Manon. Le chevalier chante dans ce passage l'insolence des destinées qui s'unissent en marge des conventions, dans le rêve égoïste conduit par le plaisir qui défie toutes les conceptions sages du bonheur, en élevant comme Souverain Bien celui de l'amour, ultime plaisir bien éloigné de celui vanté par

Épicure, synonyme d'indolence, de repos de l'âme et d'équilibre intérieur. Au contraire, le chevalier semble tenté par l'agréable disharmonie du plaisir, par une constante réinvention de sa destinée, au risque de perdre la certitude et la permanence du bonheur. Le héros demeure pourtant incertain face à la légitimité de cette vie déracinée et le passage en question témoigne aussi de sa prise de conscience d'une perte significative des marques de son ancienne noblesse. En somme, à travers le discours du chevalier qui oscille entre l'expression douloureuse d'une peur liée à la perte de repères et l'affirmation réconfortante et joyeuse de la supériorité du mode de vie qu'il choisit avec Manon, Prévost évoque l'ambivalence propre à la transition d'une vie sociale d'aristocrate, harmonieuse et prévisible, et à une existence marginale, déréglée et hasardeuse.

70 La discorde entre le plaisir et le monde

La dynamique sociale du plaisir est donc conflictuelle et forme une véritable discorde intérieure chez le héros, à l'image de la tension qui caractérise la société autoritaire du début du XVIIIe siècle, qui réprime le désordre et encadre les tendances non-conformistes. En effet, l'attrait pour le plaisir place le héros dans un équilibre précaire par rapport à un ordre social qui le menace constamment: « Nous étions dans le délire du plaisir, et le glaive était suspendu sur nos têtes. Le fil qui le soutenait allait se rompre. » (ML, p. 173) L'image de l'épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête des amants rappelle la fragilité du bonheur fondé sur l'abandon au plaisir, accompagné d'un risque constant de déséquilibre, surtout pour un être encore imprégné de la rigidité des lois tyranniques de l'Ancien Régime.

Dans une lecture politique du roman inspirée de la réflexion de Michel

l3l Foucault , Pierre Saint-Amand analyse le système disciplinaire en place dans Manon

Lescaut et considère que l'intérêt romanesque réside justement dans « la tension intérieure entre l'effort de normalisation et sa cassure permanente par les protagonistes\32. » Il explique que le pouvoir et la justice, omniprésents dans Manon

Lescaut, forment une pression constante sur la liberté des jeunes amants qui

« pratiquent dans tout le roman un jeu agonal avec l'ordre» et « se soustraient du monde de la prévision et du programme133 ». Saint-Amand remarque que le chevalier

« prend plaisir à une série d'actes qui exigent de sa part [ ... ] l'instantanéité du

131 Surveiller et punir: la naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975,318 p. (L'étude porte sur les dispositifs de contrôle et de dressage de l'Ancien Régime.) 132 « L'aube des disciplines: Manon Lescaut », Eighteenth-Century Fiction, vol. VIII, n03, avril 1996, p. 344. Saint-Amand situe d'ailleurs le roman, comme Sgard, dans le contexte immoral de la fin du Grand Siècle et non pas pendant la Régence. Placée à la fin du règne de Louis XIV (entre 1712 et 1716), l'action du roman illustre en effet la crise des valeurs et la déchéance des milieux aristocratiques, tout en inaugurant une réflexion sur la société de la Régence, l'avènement d'une nouvelle réalité toute fraîche dans l'esprit de Prévost au moment de l'écriture (1730). Saint-Amand considère que « Si Prévost, prospectivement, en dénonçant le libertinage des dernières années du Grand Siècle, jette un clin d'œil dénonciateur sur la Régence, peut-être peut-on projeter sur les années Louis XV une égale critique des rigueurs secrètes de l'autorité. » (p. 354) Nous appuyons cette interprétation. 133 Ibid., p. 347.

71 jugement, de l'invention, et le calcul de l'artifice\34. » En effet, la pratique d'actes illégaux semble procurer un sentiment d'autonomie et de liberté tout à fait jouissifs, en ce qu'elle délivre une spontanéité réprimée par le système social régulateur. Il est possible d'affirmer que par les mécanismes de résistance à l'autorité, Des Grieux

135 connaît en effet une forme de jouissance propre à la pratique contre le pouvoir , mais le contrôle exercé par celui-ci entrave significativement cette envolée libératrice.

Saint-Amand insiste d'ailleurs longuement sur la série de pouvoirs disciplinaires qui

« docilisent Des Grieux tout autant qu'ils le castrent\36 », à l'image de l'autoritarisme de l'âge classique qui prévaut dans le roman. Diana Guiragossian déclare même que

Manon Lescaut constitue un roman plutôt conservateur sur le plan de la justice criminelle, à laquelle les amants n'échappent pas et contre laquelle ils se révoltent encore moins 137. Insistant sur l'arbitraire et la cruauté des mesures de répression prises contre le chevalier et Manon, Guiragossian suggère que le roman de Prévost peint la société du début du siècle où la justice est encore très oppressive et les individus très peu enclins à se révolter contre un ordre tout-puissant.

En définitive, l' « héroïsation du désordre» par le chevalier des Grieux,

évoquée par Saint-Amand, participe à la contestation de l'ordre ancien, mais de manière tempérée. Prévost illustre l'état d'une société où la pénalité est omniprésente, mais il rend surtout compte de l 'hostilité de la société envers une individualité menaçante. Au fil du texte, le héros semble en effet se dissocier de plus en plus de son

être social, pour accéder à une nouvelle identité, personnelle et sensible. Dans un

134 Ibid. 13S Walter E. Rex (<< Manon'Hidden Motives », dans The Attraction of the Contrary. Essays on the Literature of the French Enlightenment, Cambridge University Press, 1987, chap. XII, p. 17-25) évoque la puissance du plaisir coupable et de l'énergie destructive, propres aux sociétés très réglées. 136 «L'aube des disciplines: Manon Lescaut», p. 35l. 137 « Manon Lescaut et la justice criminelle sous l'Ancien Régime », StVEC, vol. LVI, 1967, p. 679- 691.

72 affront final avec son père, le chevalier rompt avec le code de valeurs traditionnel et invoque la loi du cœur, plus puissante qu'aucune autre:

C'est l'amour, vous le savez, qui a causé toutes mes fautes. Fatale passion! Hélas! n'en connaissez-vous pas la force, et se peut-il que votre sang, qui est la source du mien, n'ait jamais ressenti les mêmes ardeurs? L'amour m'a rendu trop tendre, trop passionné, trop fidèle, et peut-être trop complaisant pour les désirs d'une maîtresse toute charmante; voilà mes crimes. (ML, p. 183)

En légitimant ses désordres sociaux par une sensibilité exacerbée, le chevalier s'individualise et valorise la loi naturelle contre la loi sociale, présentée comme contre-nature et inconciliable avec le plaisir. À la noblesse du sang, le héros oppose donc celle du cœur et suggère que le désordre est naturel à l'homme, contrairement à l'ancienne conception de la nature ordonnée, conduite par le devoir social. Le père déclare en effet à son fils : « Vous êtes d'un naturel si doux et si aimable [ ... ] que je ne peux comprendre les désordres dont on vous accuse» (ML, p. Ill) et évoque par là l'association nécessaire entre la nature douce de l'homme et son obéissance sociale.

Au terme de leur dernier entretien, le père et le fils vivent une séparation tragique et le fils abandonne un père « barbare et dénaturé. » (ML, p. 192) Pour le chevalier, son père a contrevenu aux devoirs normaux qu'il avait envers lui, il s'est « dénaturé », car il a perdu le caractère naturel d'un père qui consiste à aimer et à protéger ses enfants.

Cette rupture semble donc marquer l'opposition fondamentale entre la société et la nature, d'ailleurs relevée par Jean Sgard dans son étude sur l'importance de la loi

138 familiale dans l'œuvre de Prévost . Le critique note que dans les romans de Prévost, la loi sociale de l'Ancien Régime n'a rien de naturel et que les pères expriment cette artificialité à laquelle s'opposent les fils, représentants de l'ordre du cœur contraire à celui des valeurs sociales. La déviance sociale du chevalier, bien que modérée, vient

138 « Le monde familial de Prévost », dans L'Abbé Prévost au tournant du siècle. prés. par Richard Andrew Francis et Jean Mainil, Oxford, Voltaire Foundation, 2000, p. 65-75.

73 donc confirmer un refus de la société d'accepter des êtres qui se définissent selon leurs cœurs plutôt que selon leur rang, alors que le héros troque sa famille et son enracinement social pour l'amour et le plaisir. Il conquiert ainsi une nouvelle identité détachée des liens collectifs: « Tout l'univers n'est-il pas la patrie de deux amants fidèles? Ne trouvent-ils pas l'un d'un l'autre, père, mère, parents, amis, richesses et félicité? » (ML, p. 199)

Relégué en marge d'une société qui refuse l'expression de l'individualité, le chevalier constate donc un fait éminemment significatif à une époque où de nombreux moralistes légitiment le plaisir en affirmant qu'il confirme une sociabilité naturelle et participe à l'ordre du monde. En effet, lorsque notre héros s'exclame: « Par quelle fatalité [ ... ] suis-je devenu si criminel? L'amour est une passion innocente; comment s'est-il changé, pour moi, en une source de misères et de désordres?» (ML, p. 103), il faut certainement comprendre que le droit de l'homme à la jouissance libre ne se conforme pas aux règles d'une société qui refuse les mouvements spontanés au sein de sa structure très ordonnée. Pour Prévost, le plaisir ne renforce pas l'harmonie sociale,

illa menace plutôt et forme une disharmonie entre l'être de plaisir et la société.

La lutte des plaisirs individuels

La Grecque moderne abonde d'ailleurs dans ce sens, suggérant le passage d'un code de valeurs aristocratiques à un code plus individualiste. Alors que Manon

Lescaut est fondé sur une hiérarchie sociale très forte, mise en péril par la loi du plaisir, la Grecque moderne met en scène la crise de l'ordre hiérarchique traditionnel vidé de son sens et de toute autorité transcendante, et menacé par l'individualisme qui commence à poindre dans cette société post-Régence de 1740. L'absence d'autorité

légitime dans le roman constitue le premier signe de cet effondrement de la hiérarchie,

74 autant au niveau de la représentation sociale, morale et politique du roman, qu'au niveau de la narration, comme le démontre Walsh dans sa thèse 139. L'ouverture du roman présente d'emblée le narrateur comme une figure d'autorité chancelante: « Ne me rendrai-je point suspect par l'aveu qui va faire mon exorde? [ ... ] j'abandonnerai le jugement au lecteur» (GM, p. 55). Selon Walsh, l'absence de figure d'autorité dans la Grecque moderne témoigne d'une évolution socio-historique :

The predominant absence of paternal (and maternaI) figures in the novel suggests the shifting and unstable models of authority in eighteenth-century France; the characters in Prévost's novel gravitate toward questionable models of authority and of desire in an increasingly individualistic society. [It] cornes the individual's desire to define a new role 40 in society, and to overcome the rigidity of social hierarch/ .

En effet, l'autorité du père, si puissante dans Manon Lescaut, semble anéantie ou du moins travestie dans la Grecque moderne, alors que l'ambassadeur incarne un père ambigu, instable et contradictoire et que le père de Théophé vend sa fille, qu'il lui est inconnu et inutile dans la vie. L'ambassadeur prétend, d'une part, refuser d'exercer une autorité sur celle qui devient son élève, et, d'autre part, il manifeste une profonde ambivalence quant à l'éducation qu'il lui transmet, inculquant des valeurs qu'il refuse par la suite. Un véritable renversement de la hiérarchie s'effectue d'ailleurs lorsque Théophé ramène son maître à l'ordre, lui montrant l'écart de sa conduite par rapport aux principes revendiqués:

[ ... ] elle me conjura d'ouvrir les yeux sur ce tableau, et de ne pas souffrir plus longtemps qu'une indigne passion m'aveuglât. Elle me rappela ce que je devois à ma naissance, à mon rang, à l'honneur même et à la raison, dont j'avois servi moi-même à lui donner les premières idées [ ... ] (GM, p. 233- 234).

139 Abbé Prévost's Histoire d'une Grecque moderne: Figures of Authorify on Trial, thèse, Université de Californie, Santa Barbara, 1993,200 p. Reimp., Birmingham, Summa Publications, 2002, 179 p. 140 lbid,p. 12-l3.

75 Invalidée par l'éducateur, la formation sociale de Théophé perd alors sa légitimité et révèle l'effondrement de la hiérarchie. Comme le souligne Shirley Jones, la Grecque moderne est un roman d'éducation qui interroge la validité des concepts que la société prêche plus qu'elle ne pratique, comme la vertu et la liberté, et leur relation avec la

141 recherche du bonheur • La commentatrice fait d'ailleurs la distinction entre Manon

Lescaut et la Grecque moderne en ce que le premier roman illustre une aliénation

142 sociale, tandis que le second se veut le récit d'un processus de socialisation • En effet, si Manon mène Des Grieux à renverser l'ordre social, Théophé apprend plutôt à se socialiser, tout en faisant la lumière sur l'absurdité des contraintes imposées par la société, souvent tournées en dérision par l'auteur qui fait preuve de scepticisme à l'égard des discours idéologiques. L'ambassadeur éduque la jeune esclave pour la

143 144 rendre socialement acceptable , mais cette «fabrication sociale » vient en fait remettre en cause les valeurs et les idéaux prônés par la société.

Par exemple, l'idéal de liberté revendiqué par l'ambassadeur se révèle totalement équivoque, alors que notre héros promet à Théophé une liberté qu'il ne respectera jamais.

Suivez votre penchant, lui dis-je, et ne vous formez point de crainte, ni de ma part ni de celle d'un autre, car vous n'êtes plus esclave; et je vous rends les droits que j'ai sur vous et sur votre liberté. (GM, p. 69)

À première vue, la nouvelle condition offerte à Théophé contraste énormément avec la structure tyrannique du sérail, cependant, la relation de maître à disciple qui s'instaure entre l'ambassadeur et Théophé rend cette liberté problématique, alors que le

141 « Virtue, Freedom and Happiness in the Histoire d'une Grecque moderne », Nottingham French Studies, vol. XXIX, no 2, automne 1990, p. 24. 142 Ibid. 143 Ibid., p. 27. 144 Jonathan Walsh, Abbé Prévost's Histoire d'une Grecque moderne: Figures of Authority on Trial, p. 29.

76 diplomate trouve dans sa position hiérarchique le moyen de légitimer son désir, et reproduit ainsi la dynamique du pouvoir propre au sérail. Comme le soulignent Alan J.

145 146 Singerman et Emita B. Hill , le motif de la liberté dans le roman est tout à fait illusoire, à cause de la relation équivoque qui s'installe entre les héros et de

l'ambivalence du narrateur. Celui-ci déclare par exemple: « Je me fais une violence mortelle pour vous laisser maîtresse de votre cœur ; mais si vous l'accordez à un autre, votre dureté causera ma mort» (GM, p. 159), ce qui suggère que la liberté dont jouit

Théophé se trouve assujettie à son propre désir, et donc équivoque.

L'ensemble de la problématique sociale du roman repose donc sur la mauvaise foi du narrateur qui annule sa crédibilité en incarnant une figure d'autorité totalement illégitime, en invoquant tout au long du récit des valeurs nobles qui servent à justifier un désir inavouable, se disant « retenu par [ses] principes d'honneur» (GM, p. 168), mais osant en revanche déclarer: « [ ... ] ce n'étoit pas non plus d'une femme sur qui j'avois acquis tant de droits, et qui s'étoit livrée d'ailleurs à moi si volontairement, que je devois attendre des excès de réserve et de bienséance.» (GM, p. 135)

Contradictoire, le discours de l'ambassadeur tourne donc en dérision le code de valeurs aristocratiques; et au fur et à mesure que Théophé acquiert une indépendance d'esprit, qu'elle s'individualise à travers ses lectures, elle découvre les limites de sa liberté. À mesure qu'elle veut exercer ses droits, revendiquer ses propres désirs, elle se heurte aux désirs de l'autre qui lui font obstacle.

[ ... ] elle concluoit qu'il ne convenoit, ni à elle qui avoit à réparer autant de désordres que d'infortunes, de s'engager dans une passion qui n'étoit propre qu'à les renouveller ; ni à moi, qui avais été son maître dans la vertu, d'abuser du juste empire que j'avais sur elle [ ... ] (GM, p. 204).

145 « Relecture ironique de l'Histoire d'une Grecque moderne», Cahiers de ['Association internationale des études françaises, no 46, 1994, p. 355-370. 146 « Virtue on Trial: A Defense ofPrévost's Théophé », StVEC, vol. LXVII, 1969, p. 191-209.

77 Lucide, Théophé dénonce l'abus d'autorité exercé par son libérateur et revendique son propre désir, miné par l'intérêt égoïste de l'ambassadeur.

Prévost présente donc l'échec d'un idéal de sociabilité naturelle qui concilierait les intérêts de chacun, les plaisirs nécessaires concourant à un ordre simple, à une vie harmonieuse. La Grecque moderne renvoie l'image d'une ambivalence fondamentale de l 'homme dans une société qui encourage simultanément le sacrifice et la satisfaction du désir individuel. Dans une lettre envoyée à l'ambassadeur, Théophé, déçue par les fréquentes crises de jalousie de son sauveur, dénonce d'ailleurs l'hypocrisie de l'idéologie soi-disant égalitaire revendiquée par la société occidentale:

« quel est désormais le partage qui me convient? Est-ce de répondre à vos désirs ou à ceux du sélictar, lorsque je trouve dans les lumières que vous m'avez inspirées autant de juges qui les condamnent? » (GM, p. 142) La contradiction relevée par Théophé témoigne de l'impossible harmonisation des désirs individuels. Prévost s'oppose ainsi aux conceptions très optimistes sur le plaisir de la première moitié du XVIIIe siècle, comme celle de Lévesque de Pouilly, auteur de l'article sur le plaisir de l'Encyclopédie, qui affirme avec optimisme que le plaisir unit l'individu au monde.

Ces agréments ont leur source dans l'attention qu'a eu la Nature de former les hommes de façon, que malgré l'amour­ propre qui les divise, ils sont tous membres d'un même corps. Chacun d'eux a son mouvement séparé, dont l'intérêt personnel est le centre; et tous ces mouvements particuliers et passagers, font partie du mouvement universel et immense, qui 147 a pour centre le bien général •

Selon Lévesque de Pouilly, qui développe une conception utilitariste du plaisir, il y a une unité profonde qui lie tous les amours-propres et se justifie dans l'ordre du monde par une finalité liée à l'idée d'une harmonie naturelle, réductible à un ordre mathématique simple. La conception du plaisir comme principe unificateur et

147 Théorie des sentiments agréables, p. 133-134.

78 universel, comme principe cosmique d'amour et de vie sociale, morale et politique, est

étranger à Prévost, qui préfère peindre, en homme lucide, l'impossible réconciliation entre l'ordre social et l'inclination naturelle de l'homme pour le plaisir, caractérisée par une absence de finalité, un abandon au hasard et une individualité arrogante. À cet

égard, les personnages de Prévost se dissocient des croyances naïves en une grande réconciliation entre l'homme et le monde chères au XVIIIe siècle et plaident plutôt pour une extrême division de l'être à l'intérieur d'une société qui échoue à conjuguer les volontés individuelles.

Catherine Cusset interprète d'ailleurs la Grecque moderne comme le passage du sujet aristocratique au sujet individualiste et moderne, à travers le conflit vécu dans

148 la conscience du personnage de l'ambassadeur • En effet, le héros plaide constamment pour une morale du désintéressement directement héritée de l'éthique aristocratique, qui prône le sacrifice comme absolu moral, mais dissimule un motif tout à fait incompatible avec elle, soit le motif purement individuel et intéressé du plaisir qu'il compte obtenir de Théophé. Le narrateur témoigne par son hypocrisie de sa peur de la réprobation sociale.

Ainsi non seulement j'avois encore tout le mérite de ma générosité, mais il m'étoit tombé plus d'une fois dans l'esprit que si elle eût été connue de nos Chrétiens, je n'aurois pas évité la censure des gens sévères, qui m' auroient fait un crime de n'avoir pas employé pour le bien de la religion, ou pour la liberté de quelques misérables captifs, une somme qu'ils auroient crue prodiguée à mes plaisirs. (GM, p. 73)

Il justifie donc constamment la respectabilité de son geste par un faux détachement et exprime par là un besoin constant de légitimer son désir aux yeux de la société.

Jonathan Walsh explique que le roman de Prévost illustre ainsi le dilemme moral

148 « La Loi de l'intérêt ou la naissance du sujet moderne dans l' Histoire d'une Grecque moderne de l'abbé Prévost », dans Le travail des Lumières: pour Georges Benrekassa, Caroline Jacot Grapa et al (éd.), Paris, Champion, 2002, « Colloques, Congrès et Conférences sur le Dix-huitième siècle », volume 8, p. 289-299.

79 d'une société qui privilégie l'intérêt individuel au détriment de la sociabilité et de l'intérêt public.

La société peinte dans le roman est d'ailleurs de plus en plus empreinte d'une morale proche de l'idéologie utilitariste. L'utilitarisme en tant que doctrine morale et politique, aurait été fondé par Jeremy Bentham vers 1780 et se définit comme un système moral et juridique visant le bonheur, qui peut être obtenu grâce à un calcul rationnel. Le plaisir, la peine, l'intérêt, l'utilité et la préférence seraient les éléments fondamentaux de ce calcul149. Le terme anglais utilitarianism est atrribué à John

Stuart Mill et serait donc anachronique par rapport à l' œuvre de Prévost, mais le thème de l'harmonisation des intérêts individuels et du critère éthique de l'utilité sociale occupent déjà les esprits en cette première moitié du XVIIIe siècle. Alors que s'enracine une pensée utilitaire chez certains moralistes français, la Grecque moderne met en doute la possibilité d'accorder simplement les amours-propres au sein d'une collectivité.

À ce propos, dans une étude qui porte sur la nature des échanges dans la

Grecque moderne, Walsh150 interprète la relation entre les deux héros du roman en termes économiques, pour montrer l'apparition de l'utilitarisme dans les rapports sociaux à l'époque de Prévost1 51 . Walsh explique que l'auteur tourne ainsi les codes de comportement aristocratiques en dérision par le rapprochement des échanges sociaux avec des notions économiques telles la loi de la réciprocité, la notion de générosité et de dette. Cette époque charnière de 1'histoire, où l'intérêt individuel commence à dominer les relations sociales, serait marquée par l'apparition de la Fable

149 Carole Dornier, « Morale de l'utile et Lumières françaises: Duclos, Considérations sur les mœurs de ce siècle (1751), StVEC, vol. CCCLXII, 1998, p. 16. 150 « Real and Symbolic Exchange », dans Abbé Prévost's Histoire d'une Grecque moderne: Figures of Authority on Trial, p. 33-40. 151 Walsh n'évoque à aucun moment dans son étude que la doctrine utilitariste n'existe pas encore à l'époque de Prévost. Il faut être prudent et considérer chez Prévost des signes précurseurs de l'utilitarisme, mais pas la présence du système moral tel qu'il sera conçu quelques décennies après.

80 des abeilles de Mandeville, dont une première version est parue en 1705, qui constitue une réflexion sur le bonheur de la collectivité basé sur la satisfaction des besoins

1 individuels et la conscience des conséquences de son action sur les autres 52. Or la conception de Mandeville, qui suggère que l'égoïsme de l'homme est à l'avantage du groupe, est clairement refusée par Prévost, qui perçoit les plaisirs des hommes comme instables et plus forts que leur volonté de paix sociale. D'ailleurs, dans sa nouvelle vie de femme libre, Théophé choisit ironiquement le cloître et exprime ainsi sa désillusion devant un monde conduit par des intérêts individuels, ainsi que par la possession de biens matériels et par des plaisirs égoïstes.

Se faisant un chagrin de tous ses plaisirs et du genre de vie qu'elle menoit, elle venoit me demander la permission de se retirer dans un couvent. [ ... ] Que fais-je dans le tumulte d'une ville telle que Paris? Les flatteries des hommes m'importunent. La dissipation des plaisirs m'amuse moins qu'elle ne m'ennuie. (GM, p. 281.)

Au terme de sa découverte de la société européenne et de sa totale dévotion pour une morale vertueuse incompatible avec le monde de plaisirs qu'elle côtoie, Théophé préfère se retirer dans un couvent et retrouver la vie cloîtrée du sérail plutôt qu'une liberté dissipatrice. Prévost propose ainsi une satire des relations sociales dominées par une pensée froide et calculatrice, étrangère à l'instantanéité du plaisir.

En somme, devant la nécessité d'un compromis social dans la jouissance, chère aux philosophes de la seconde moitié du XVIIIe siècle, et initiée par des penseurs comme Mandeville ou Voltaire, pour qui le plaisir est conçu comme le moteur de la prospérité publique, Prévost fait état d'un scepticisme incisif. Il explore l'état d'une société de moins en moins hiérarchisée, où l'autre devient une menace à la liberté personnelle et où l'affrontement des volontés individuelles remplace peu à peu

152 Voir à ce sujet: Roy Porter et Marie Mulveys Roberts (ed.), Pleasure in the Eighteenth Century, New York, New York University Press, 1996, p. 6-8.

81 un idéal harmonieux de paix et d'unité sociales. Dans Manon Lescaut, le héros trouve dans lajouissance une reconnaissance de sa nature profonde, porteuse d'une forme de marginalité sociale agréable, de dérèglement fécond. En revanche, la Grecque moderne témoigne d'une harmonisation difficile de l'individu avec la société sans la présence d'une autorité transcendante. En définitive, Prévost peint l'échec de l'utopie sociale qui accueille les plaisirs individuels simplement, à travers le tableau d'une poursuite du plaisir qui ne fait pas avancer vers le bien général, l'ordre et le progrès.

82 Chapitre IV : Disharmonie morale: le plaisir équivoque

Le plaisir ne crée pas seulement une disharmonie sociale chez Prévost, mais il brouille aussi la morale. La dialectique du plaisir et de la vertu alimente les réflexions et les controverses depuis l'Antiquité, tout à tour examinée par les Stoïciens, les

Épicuriens, les moralistes chrétiens et tous les penseurs du plaisir, philosophes, poètes ou romanciers, attentifs, notamment, au dilemme de la raison et de la passion. Prévost revisite cette problématique morale et donne une résonance nouvelle au thème de l'amour fatal, qu'il innocente par le recours à la conception du penchant naturel de l'homme pour le plaisir. Cependant, la justification morale de la jouissance par la nature, chère aux moralistes et romanciers du début du XVIIIe siècle, n'est pas simple en ce qu'elle suppose plusieurs interprétations contradictoires, liées à l'ambiguïté de la

153 notion de nature, explorée par Jean Ehrard dans son imposante thèse • L'équivoque réside dans la double définition de la nature, à la fois source de plaisir et fondement de valeurs éthiques, et qui peut ainsi représenter le besoin inné, instinctif de l'homme, soit le plaisir dans sa forme la plus simple; mais aussi un idéal rationnel de l'homme civilisé, qui conçoit la vertu comme la chose la plus naturelle du monde, bien qu'elle soit soumise à une conception morale acquise. Entre ces deux conceptions se trame donc un chapitre passionnant de la pensée morale du XVIIIe siècle qui concerne la conciliation problématique du droit à la jouissance et de la vertu comme devoir.

Prévost conçoit la nature de l'homme fondamentalement innocente, mais il ne la présente ni bonne, ni mauvaise, par un refus d'appliquer une morale systématique aux instincts humains. Son hédonisme renvoie à une conception de la vertu très particulière, où la méfiance face à l'esprit de système se lie à l'anti-dogmatisme pour

153 L'idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle.

83 fonder une morale essentialiste, qui refuse de catégoriser le comportement humain en termes de bien et de mal. Le plaisir se présente donc comme une manifestation

éloquente de cette nature innocente de l'être soumis aux impératifs de la sensibilité, loin de l'idéal vertueux de l'éthique traditionnelle.

Relativisme moral

A. Kibédi Varga considère que Prévost pose le problème de la vertu et du plaisir de manière neuve, en ce qu'il conserve une ambiguïté dans le traitement de la fatalité de la passion. Alors que le roman classique expose l'équilibre précaire entre la passion et la vertu pour aboutir au sacrifice de la première au bénéfice de la seconde,

Varga rappelle que « l'originalité du héros prévostien» repose sur « son adhésion à la fois lucide et irrationnelle, donc ambiguë, à sa passion» qui l'éloigne de l'idéal

154 classique • La lucidité du chevalier dans son choix d'une vie immorale témoigne en effet de l'affaiblissement de la bienséance, et l'irrationalité suggère un aspect fondamental de sa morale, plus instinctive que réfléchie. La complexité du plaisir réside dans cette contradiction entre la conscience et l'expérience des personnages, caractérisées par leur incompatibilité, ce qui vient ainsi brouiller l'écart entre le bien et le mal. Varga ajoute que pour Prévost: « l'ambiguïté est nette: le malheur, fruit de la passion, fait partie du bonheur, et le bonheur fait partie de la vertu155 ». Par l'association de la vertu et du malheur, Prévost contredit l'idée d'un bonheur acquis par une conduite morale raisonnable et suggère que la passion, bien que difficile et douloureuse, fait aussi partie du bonheur, inséparable qu'elle est de l'expérience du plaisir. Jean Ehrard note également que la grande innovation de la pensée morale de

Prévost réside dans son affirmation que « la vertu est le fruit du malheur et de

154 « La désagrégation de l'idéal classique dans le roman français de la première moitié du XVIIIe siècle », StVEC, vol. XXVI, 1963, p. 987. 155 Ibid, p. 987.

84 l'adversité» et sa démonstration que « l'attrait du plaisir nous entraîne loin des voies d'une saine morale156 ». Dans cette revendication de la vocation au malheur, Robert

Mauzi affirme que les personnages prévostiens annoncent la mythologie du malheur

157 de la fin du XVIIIe siècle •

Ainsi, Prévost s'éloigne du rationalisme d'une certaine morale naturelle qui postule que la moralité est facile et naturelle, qu'elle s'inscrite dans la « nature des choses ». Ehrard précise que « le trait le plus caractéristique de la pensée morale du demi-siècle, c'est une idée de l'homme [ ... ] rassurante: un optimisme foncièrement conservateur - puisqu'il consiste à nier, non sans mauvaise foi, la réalité du mal

[ ... ]158 ». Le romancier illustre plutôt l'écart profond entre les croyances morales et leur exercice, entre l'idéal de vertu et l'expérience du plaisir, incompatible avec tout absolu. Comme le rappelle Jeanne Monty, Renoncour, le narrateur des Mémoires et aventures d'un homme de qualité, déclare que « le goût du plaisir des sens est opposé directement à celui de la vérité159 ». Cette idée soutenue par Prévost dans l'ensemble de ses romans, témoigne de la valeur subjective du plaisir et des divergences entre la sensation et la morale, dans une réalité qui s'oppose à l'application d'une vérité générale. L'exemple de Des Grieux, élevé dans la plus saine morale, vertueux, à l' « humeur naturellement douce et tranquille» (ML, p. 56), mais soudainement entraîné dans l'immoralité la plus totale, exprime cette nature profonde de l'être qui se manifeste dans la pratique. Raymond Picard considère que l'ambiguïté du roman réside dans cette conception de Prévost qui « tente de démontrer que la vertu est du domaine de la nature profonde des êtres, et que les actions accomplies, bien souvent,

156 L'idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, p. 363. 157 L'idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle, p. 24. 158 L'idée de nature en France ... , p. 341. 159 « Les romans de l'Abbé Prévost: procédés littéraire et pensée morale », StVEC, vol. LXXVIII, 1970, p. 39.

85 160 ne manifestent pas cette nature . » En fait, Prévost semble refuser de représenter la vertu comme un absolu parce que les actions humaines ne correspondent pas à la réalité essentielle des êtres, sujets au changement et à des comportements qui varient

selon la situation et l'environnement.

Des Grieux n'avoue-t-il pas, lors de son célèbre entretien avec son ami

Tiberge, figure emblématique du bien moral161, où il tente de justifier son choix de vie

avec Manon: « la voie par où je marche est malheureuse» (ML, p. 119), et « je

reconnais ma misère et ma faiblesse. Hélas! oui, c'est mon devoir d'agir comme je

raisonne! mais l'action est-elle en mon pouvoir?» (ML, p. 121). Les opinions sont très partagées quant à la portée religieuse de cette scène et sans s'étendre indéfiniment

sur la signification janséniste du roman, analysée ad nauseam, il importe de noter la

contradiction relevée par le chevalier Des Grieux entre la conscience du malheur et

l'impossibilité de demeurer fidèle à son raisonnement, alors qu'il se dit porté malgré

lui à des actions fort éloignées de ses idéaux moraux. Rappelons que la doctrine janséniste, héritière de la spiritualité de saint Augustin, postule que l'homme déchu est

infailliblement porté au mal et que son salut dépend de la grâce efficace, accordée aux

seuls prédestinés. Le jansénisme nie donc le libre arbitre de l'homme. À cet égard,

Anne Loodegaard162 offre certainement la meilleure interprétation du discours de Des

Grieux, qu'elle considère comme une phase médiane dans la conviction religieuse du

160 « Le problème de la vertu: la figure équivoque de Manon Lescaut », dans De Racine au Parthénon. Essais sur la littérature et {'art à l'âge classique, Paris, Gallimard, 1977, p. 202. Patrick Coleman avance pour sa part que pour Prévost, «la pratique de la vertu ne peut être déterminée que par l'expérience ». (<< From the Mémoires to Manon: Mourning and Narrative Control in Prévost », Nottingham French Studies, vol. XXIX, n02, automne 1990, p. 8.) 161 Tiberge a fait l'objet de plusieurs interprétations: pour Alan J. Singerman, Tiberge incarne la charité et Manon la concupiscence (<< Lecture augustinienne de Manon Lescaut » dans L'Abbé Prévost: l'amour et la morale, Genève, Droz, 1987, p. 35-73); pour Anne Loodegaard, Tiberge est un jésuite/moliniste qui incarne l'optimisme religieux (<< Lecture janséniste de Manon Lescaut », Revue Romane, vol. XXV, n01, 1990, p. 92-115.) 162 « Lecture janséniste de Manon Lescaut », Revue Romane, vol. XXV, nO 1, 1990, p. 92-115.

86 héros, qui passe par un rejet de la conviction molinistel63 soutenue par Tiberge et incompatible avec la passion (première phase), pour ensuite trouver dans le jansénisme une explication logique à sa situation (phase médiane), et finalement caresser l'espoir d'avoir reçu la grâce (troisième phase). Après avoir pris conscience, lors de son premier affrontement avec Tiberge, que la raison ne suffit pas à le conduire vers le bien, l'attrait pour la passion étant trop puissant, Des Grieux adopte en effet le discours janséniste pour expliquer sa seconde chute avec Manon. Il se dit prédestiné à la perdition et renonce au bonheur céleste au profit du bonheur terrestre: « le bonheur que j'espère est proche, et l'autre est éloigné; le mien est de la nature des peines, c'est-à-dire sensible au corps, et l'autre est d'une nature inconnue, qui n'est certaine que par la foi» (ML, p. 119). Le jansénisme sert donc de discours justificateur au chevalier, mais, comme l'ont montré plusieurs critiques, il s'agit d'un «jansénisme de cœur164 », d'une « christianisation d'un univers païenl65 » ; bref, le jansénisme sert de prétexte pour justifier un comportement immoral, par l'argument de la prédestination

Par ailleurs, l'affirmation de Loodegaard qui considère le jansénisme comme un message idéologique de Prévost lui-même nous semble inexacte. Pour Des Grieux, tout se vaut pour justifier le choix d'une vie de plaisir et Prévost semble dénoncer l'équivalence des discours idéologiques pour légitimer une conduite qui n'a finalement rien de moral. En effet, Prévost confronte dans ses romans des systèmes de valeur qui s'annulent parce qu'ils s'équivalen. Comme le souligne Jean-Paul Sermain,

163 Loodeggard explique le molinisme en ces termes: « Pour les molinistes, la chute d'Adam n'a pas entièrement corrompu l'humanité; une grâce suffisante étant accordée à tous, il dépend de chacune de choisir le bien et, partant, de mériter ce salut qui, pour les jansénistes, était gratuit. » (p. 93) Le molinisme suppose donc le libre arbitre humain que refuse le jansénisme. 164 Ibid., p. 99. 165 Frédéric Deloffre et Raymond Picard, « Signification de Manon Lescaut », dans Prévost, Manon Lescaut, Paris, Classiques Garnier, 1965, Nouv. éd. rev. par Frédéric Deloffre en 1990, p. cxxxiv. 166 Ce point de vue est entre autres soutenu par Jean Sgard, Prévost romancier, Paris, Corti, 1968, et Frédéric Deloffre et Raymond Picard, « Signification de Manon Lescaut », dans Prévost, Manon Lescaut, Paris, Garnier, 1965.

87 les personnages de Prévost « se partagent, et s'opposent, en fonction du choix qu'ils

font entre trois systèmes de valeurs différents: celui de la religion, celui de l'honneur,

167 celui du plaisir • » Le système de valeur du plaisir désigne ici la recherche effrénée

du plaisir par les représentants de l'État et les membres les plus fortunés de la haute

société parisienne, dans laquelle Des Grieux trouve un appui pour justifier sa vie avec

168 Manon , et non pas l'idée de plaisir telle qu'elle est incarnée par Manon, comme une

réalité profonde de l'être. Sermain montre que le chevalier plaide la cause de l'amour

devant les conceptions traditionnelles de la morale et qu'il annule la valeur de chaque

discours. Par exemple, Des Grieux oppose à l'argumentation de Tiberge l'avantage de

l'abandon aux plaisirs du monde et de la chair et utilise les « mêmes idées de

prédestination ou de nature humaine» qui servent au discours religieux. Des Grieux

évoque en effet le motif de l'espérance qui justifie sa recherche du plaisir et d'un

bonheur terrestre, qu'il compare à celui du bonheur céleste. Il trouve également une justification dans le discours mondain et donne à son père des « exemple célèbres» de

la haute société parisienne qui vit du plaisir, du jeu et de la dépense (ML, p. 184). En

ce qui concerne le discours aristocratique, Des Grieux remplace la noblesse de sang

par celle du cœur, dans une invocation à la sensibilité comme source d'honneur, justifiant encore une fois sa passion. Par la dénonciation des « impostures» de la

rhétorique, Prévost illustre que « tout discours moral est toujours de portée très

limitée, et le plus souvent complètement inefficace169 », car il sert à légitimer des

comportements contradictoires et équilibre des attitudes contraires.

Autant dans la Grecque moderne, où les principes moraux appris par Théophé

se révèlent vides de sens dans leur application rigoureuse, artificielle et idéaliste, que

167 « Manon Lescaut ou les impostures de la persuasion », dans Rhétorique et roman au dix-huitième siècle. L'exemple de Prévost et de Manon Lescaut (1728-1724), Oxford, The Voltaire Foundation, 1985, StVEC, vol. CCXXXIII, p. 74. 168 Ibid, p. 74. 169 Ibid, p. 77.

88 dans Manon Lescaut, où la morale échoue à expliquer un comportement passionné, irrationnel et indéfinissable, Prévost rejette les systèmes de valeurs dogmatiques et illustre l'équivoque du plaisir, une pratique déterminée par des lois amorales. Sermain cerne d'ailleurs très bien ce relativisme chez l'auteur, qui estime que « la passion est une force anarchique qui renverse tous les ordres et n'en saurait fonder aucun170 ». En effet, le scepticisme et le relativisme sont chez Prévost des principes illustrés à la fois dans la représentation de l'impossible cohabitation du plaisir ou de la passion et des systèmes moraux, et dans l'absence de jugement qui exprime son refus de faire des

l71 romans à thèse , lui qui préfère montrer la mise en pratique difficile de la morale.

Comme l'indique Paule Rosmorduc, « Prévost n'ignore, ni n'approuve, ni ne condamne la « faute» mais en cherche le comment et le pourquoi J 72. »

La morale ambivalente du sentiment

Ainsi, le plaisir se présente constamment dans son opposition avec toute catégorisation morale parce qu'il appartient à la pratique plutôt qu'au monde des idées, et qu'il reste indifférent à la notion de vertu, étiquette apposée par les discours spéculatifs sur une réalité où seules les expériences peuvent servir de modèles. Le thème du plaisir s'offre donc comme une illustration privilégiée de l'échec du raisonnement moral dans la vie réelle. Une des premières propriétés du plaisir chez

Prévost, sa temporalité propre, contredit d'ailleurs la morale. En effet, la spontanéité, qui porte le plaisir à un constant renversement entre en contradiction directe avec l'être moral, défini dans la durée. À ce sujet, Catherine Cusset insiste sur le conflit

170 Manon Lescaut ou les impostures de la persuasion », p. 76. 171 L'ouvrage admirable de Jean Sgard (L'abbé Prévost. Labyrinthes de la mémoire, Paris, P.U.F., 1986, «Écrivains », 239 p.) illustre l'absence de conclusion morale aux romans prévostiens présentés comme des quêtes sans fin, alambiquées dans le labyrinthe de la vie représenté par la narration ouverte, indécise et contradictoire. 172 Le monde moral de Prévost: une dynamique des passions.

89 entre la détermination physique du plaisir qui s'exprime dans l'instant et la continuité de l'être moral, soumis à un système de valeurs établies qui ne tiennent absolument

173 pas compte du moment présent et de son influence sur l'individu • Le chevalier

déclare par exemple: « La vertu eut assez de force, pendant quelques moments, pour

s'élever dans mon cœur contre ma passion [ ... ] Mais ce combat fut léger et dura peu.

La vue de Manon m'aurait fait précipiter du ciel [ ... ] » (ML, p. 94). L'immédiateté du plaisir relègue à tout instant les principes moraux au placard, et renverse l'ordre et la rigueur que commande la vertu. Ainsi, à travers la fuite du temps moral, le personnage prévostien découvre une instabilité naturelle, propre à l'expérience du sentiment, profondément ambivalent: « Tous mes sentiments n'étaient qu'une alternative perpétuelle de haine et d'amour, d'espérance ou de désespoir, selon l'idée sous

laquelle Manon s'offrait à mon désir. » (ML, p. 74)

Prévost suggère en effet, à travers tous ses romans, que l'ambivalence est une

des grandes lois psychologiques de l'homme soumis à une morale de l'expérience. La

découverte du chevalier Des Grieux de cette disparition soudaine du sens moral au contact de la passion, s'exprime dans un passage tout à fait éloquent.

Que les résolutions humaines soient sujettes à changer, c'est ce qui n'ajamais causé d'étonnement; une passion les fait naître, une autre passion peut les détruire; mais quand je pense à la sainteté de celles qui m'avaient conduit à Saint-Sulpice, et à la joie intérieure que le Ciel m'y faisait goûter en les exécutant, je suis effrayé de la facilité avec laquelle j'ai pu les rompre. S'il est vrai que les secours célestes sont à tous moments d'une force égale à celle des passions, qu'on m'explique donc par quel funeste ascendant on se trouve emporté tout d'un coup loin de son devoir, sans se trouver capable de la moindre résistance et sans ressentir le moindre remords. (ML, p. 78)

Il évoque ainsi la puissance de l'instant malheureux qui peut à tout moment venir

détruire les bonne résolutions et confirme l'idée qu'il n'y pas de principes moraux qui

173 Les romanciers du plaisir.

90 tiennent dans la pratique du plaisir, parce que celle-ci implique une détermination physique constamment renouvelée, qui révèle la vraie nature temporelle de l'être.

Dans la pratique du plaisir, il n'y a pas de place pour le remords car la seule chose qui compte réside dans le moment présent, la satisfaction immédiate et la spontanéité

irréfléchie. Le «secours céleste» et le devoir moral deviennent donc totalement

impuissants devant l'ordre instinctif de la jouissance, circonscrite par des déterminismes physiologiques et la finitude de l'être.

De ce fait, Prévost semble croire en une morale du sentiment qui révèle la nature profonde de l'être par des moments cruciaux, qui dévoilent une sensibilité discontinue dans la pratique, mais qui répond à l'impératif physique et irrationnel du sentiment. Ainsi, le besoin supplée au devoir moral dans l'expérience qu'aucune

éthique ne peut soutenir. Dans la Grecque moderne, la morale est véritablement présentée comme une construction mentale arbitraire, inapte à régir les relations humaines concrètes. Appliquée littéralement par Théophé, la morale crée une distance entre les deux personnages qui peut être interprétée comme la distance entre les

systèmes de pensée et l'expérience de la vie. La vertu devient pour l'ambassadeur « la ruine de tous [ses] désirs », car prise trop à la lettre par lajeune Grecque, elle s'oppose en tout à la versatilité de l'expérience humaine et à la relativité du sentiment.

L'éducation de Théophé sert donc à critiquer le conformisme moral et le rationalisme

excessif, incompatibles avec l'expérience sensible. D'ailleurs attirée par une

impression de familiarité, par la clarté et la simplicité des notions que lui enseignent

l'ambassadeur, la conversion de Théophé illustre parfaitement la vacuité du discours

moral figé, fondé sur l'attrait de la pensée pour l'ordre:

Les noms de vertu, d'honneur, et de conduite, dont je n'eus pas besoin d'autre explication pour me former une idée, s'attachèrent à mon esprit, et s'y étendirent en un moment, comme s'ils m'eussent toujours été familiers. (GM, p. 87)

91 La beauté et la facilité des principes moraux se présentent dans le roman comme une

imposture du discours, dont l'ordre s'oppose à la vraie nature de l'homme, soumise à

l'anarchie du sentiment. Théophé compare d'ailleurs « l'ordre du discours sensé» de

l'ambassadeur à « un agréable instrument [ ... ] entendu pour la première fois» qui

s'accorde « avec l'ordre de [ses] propres idées» (GM, p. 87). Prévost présente donc

la morale comme une harmonie qui tente l'homme parce qu'elle simplifie la vie, mais

elle est profondément illusoire, car elle ne s'applique pas à la réalité sentimentale de

l 'homme, contradictoire, ambivalente et physique. À cet égard, Suzanne Carroll note

que les romans de Prévost peignent l'échec des systèmes qui se revendiquent

universels et se révèlent en fait relatifs. Prévost développe en effet une critique des

courants idéologiques dominants au XVIIIe siècle par l'intermédiaire d'une remise en

cause constante des codes de valeurs sans cesse sujets à une réinterprétation d'un

174 point de vue à l'autre . La Grecque moderne constitue un des meilleurs exemples de

cet anti-dogmatisme revendiqué par Prévost qui illustre la relativité des systèmes de

pensée et la vacuité des conventions sociales parfois aliénantes.

Une morale sensible de l'intuition

Prévost fonde donc son œuvre sur une morale du sentiment, qui combine une

éthique de l'expérience à une philosophie naturelle. D'une part, la passion, le plaisir et toutes les expériences sentimentales font dériver la morale vers les sphères sensibles

de l'être humain sur lesquelles elle n'a pas de prise et, d'autre part, la nature de

l'homme, son essence propre, s'oppose à l'ordre, car elle est fondamentalement

intuitive, opposée aux systèmes. Dans sa peinture de la faiblesse morale, Prévost

174 Systems in conjlict. The work of the abbé Prévost as a critique of Enlightenment ideologies, thèse de Ph. D., Johns Hopkins, 1973.

92 expose en effet une nature de l'homme ni corrompue ni vertueuse, simplement conduite par des pulsions irrationnelles. Les héros abandonnent le cadre de l'éthique et découvrent la vraie valeur de l'être, intérieure, originelle et instable. Cette nature désordonnée se révèle par le plaisir, en ce que ce dernier lie les dimensions instinctive et morale de l'être et qu'il répond au besoin inné de l'homme, telle une force anarchique qui provoque une disharmonie. Le chevalier Des Orieux s'exclame par exemple: « passant tout d'un coup à l'extrémité opposée, je retournai vers elle, ou plutôt je m'y précipitai sans réflexion» (ML, p. 166). En ce sens, Prévost rejoint la pensée de John Locke sur la nature humaine, non pas conçue vertueuse à la base, mais soumise à la détermination de l'environnement et de l'expérience individuelle,

175 modelée par la sensation • En effet, Des Orieux incarne « l'homme naturel» qui

« agit par instinct» et qui « fait ce qui lui plaît, non ce qu'il doit176 ». Il répond ainsi à ses exigences intérieures et rejoint le sensualisme lockéen, qui postule que la vérité se trouve en chaque être, selon l'expérience et le sentiment éprouvé en soi-même.

Un passage de la Grecque moderne vient d'ailleurs illustrer la tentative de

Prévost pour innocenter le plaisir par une forme de sensualisme, ou du moins par une justification physiologique. Présentée sur le mode comique, l'explication de l'ambassadeur sur la facilité avec laquelle il se détache des plaisirs physiques suggère en effet que le plaisir est déterminé par des causes biologiques. Dans ce passage, le narrateur a recours à une théorie qui rappelle celle des humeurs, pour se persuader qu'il peut troquer le plaisir physique pour des plaisirs « innocents ».

L'impression que la beauté fait sur tous les sens divise l'action de la nature. Et ce que je nomme les facultés naturelles, pour éloigner des idées qui paraîtraient sales, remonte ainsi par les mêmes voies qui l'ont apporté dans les réservoirs ordinaires,

175 Essai philosophique concernant l'entendement humain, trad. Pierre Coste, Amsterdam, Schelte, 1700. 176 Jeanne Monty, « Les romans de l'Abbé Prévost: procédés littéraire et pensée morale », StVEC, vol. LXXVIII, 1970, p. 17-63.

93 se mêle dans la masse du sang, y cause cette sorte de fermentation ou d'incendie, en quoi l'on peut faire consister proprement l'amour, et ne reprend la route qui le fait servir à l'acte du plaisir, que lorsqu'il y est rappelé par l'exercice (GM, p. 153).

Étonnant, ce passage décrit à la fois le voyage de la liqueur séminale dans le corps et le désir amoureux purement psychique, dans une réunion du concret et de l'abstrait de assez curieuse. Le narrateur évoque l'étrange phénomène de la « fermentation177» pour décrire le passage du plaisir physique à un plaisir idéalisé, dans une description du processus qu'on appellerait aujourd'hui la « sublimation sexuelle ». À travers ce discours physiologico-moral, qui renvoie à une causalité circulaire où chaque partie de l'être communique, Prévost suggère que le plaisir est un mécanisme biologique, naturel, indépendant des notions morales et déterminé par des causes physiques.

Prévost tente donc de cerner la complexité de la détermination du plaisir, à la fois physique et psychique, aux confins du corps et de l'âme, mais surtout caractérisée par son déplacement d'une sphère à l'autre. Qu'il soit senti ou réfléchi, libéré ou contenu, le plaisir se promène en effet dans les zones conscientes et inconscientes de l'homme et ne se laisse pas fixer.

En définitive, Prévost postule qu'avant la raison, les codes moraux et la sagesse, il yale sentiment, qui définit l'être dans son essence, et ce malgré les comportements qui peuvent être jugés immoraux. La véritable nature de l'homme réside dans la sensibilité, qui supplée au raisonnement. Deloffre et Picard évoquent

178 d'ailleurs la morale essentialiste de Prévost , qui innocente les élans spontanés de la nature, tant que le fond de sensibilité est bon, tant que l'être demeure fidèle à sa vérité

177 Jean Starobinski (<< Diderot et les chimistes », dans Action et réaction.' Vie et aventures d'un couple, Paris, Seuil, 1999, « La Librairie du XXe siècle », p. 53-97) analyse le concept de « fermentation », lié aux notions de propagation, d'assimilation et à la métamorphose chimique qui rapproche l'explication physiologique de la sensibilité humaine. 178 « Signification de Manon Lescaut », dans Prévost, Manon Lescaut, Paris, Classiques Garnier, 1965, Nouv. éd. rev. par Frédéric Deloffre en 1990, p. c-clxiii.

94 intérieure. Manon est présentée innocente malgré ses goûts débauchés parce qu'elle possède, aux yeux du chevalier, une nature profonde qui est bonne: « elle pèche sans malice », « elle est légère et imprudente; mais elle est droite et sincère» (ML, 170).

Cette figure équivoque de la nature se présente donc innocente mais non pas vertueuse: elle agit spontanément selon les élans de son intuition, au gré du plaisir qui la porte et l'exclut de la morale. Son plaisir est d'ailleurs présenté comme un

« amusement », un « badinage» et Des Grieux déclare: « le goût qu'elle y avait pris m'avait paru si naturel, et sa gaieté sentait si peu l'artifice, que ne pouvant concilier des apparences si constantes avec le projet d'une noire trahison, je fus tenté plusieurs fois de lui ouvrir mon cœur». (ML, p. 147) Bien que Prévost montre Des Grieux dupe du charme magnétique de Manon, son innocence, prouvée par l'argument de son irresponsabilité, témoigne d'une volonté de l'auteur de mettre en évidence la découverte d'un écart fondamental entre la bonté essentielle de l'être et ses actions, souvent indifférentes à une morale dogmatique et systématique.

Pourquoi la passion du chevalier Des Grieux et de Manon est-elle innocente?

En quoi la jalousie excessive de l'ambassadeur envers la jeune Grecque n'est-elle pas coupable? La réponse se trouve dans la morale sensible du romancier qui peint le duel infernal entre l'inclination et la vertu sans conclure à aucune culpabilité et présente par là les limites de l'expérience humaine influencée par la force du plaisir, moteur tout-puissant, mais aussi happée par une volonté de faire le bien, de suivre une conduite morale qui s'accorde à sa propre vérité plutôt qu'aux constructions fallacieuses de la morale dogmatique. Prévost tente donc de former une morale de l'intuition, où il saisit le fonctionnement physique et psychique des pulsions de l'homme et examine leur valeur morale. Ainsi, la contradiction inhérente à la

95 satisfaction du besoin inné et à la construction d'un être moral, nécessaire à l'équilibre, fonde le dilemme des personnages prévostiens.

96 Chapitre V : Disharmonie psychologique: le plaisir inquiet

S'il y a déséquilibre moral chez les personnages de Prévost, leur affectivité se trouve également déréglée au contact de la loi du plaisir, qui ébranle l'unité de

l'homme et redéfinit une psychologie nouvelle. Chacun s'entend pour dire que Prévost observe avec un rare discernement le dévoilement du cœur humain et développe une représentation de l'homme qui annonce la modernité, en ce qu'elle possède les germes d'une dynamique de l'inconscient et révèle les contours nébuleux de l'individu. À travers ce qu'on peut donc appeler sa « psychologie du plaisir », Prévost peint

l'homme hors des normes de la raison, là où se fonde son véritable moi, son identité

propre et énigmatique. Le terme « psychologie» désigne ici non pas une doctrine ou un système conscient de l'auteur, mais la peinture qu'il fait de l'âme humaine, la manière dont il comprend et représente les sentiments de l'homme, et qui révèle sa

conception de la vie mentale et affective des êtres dans le contexte philosophique et

épistémologique de l'époque. Nous employons le terme dans son acception moderne

d'étude des processus mentaux, et d'après la manière dont il est compris à l'époque de

Prévost. En effet, pour comprendre l'homme prévostien et son rapport au plaisir, il

faut examiner le fonctionnement de sa vie psychique, qui, nous le verrons, s'enracine

dans une métaphysique empreinte de théologie, ainsi que dans une philosophie propre

à la première moitié du XVIIIe siècle. Ainsi, notre analyse se penche sur la

caractérisation des personnages et la manière dont Prévost représente les états d'âme

et analyse le sentiment humain au contact du plaisir.

97 Une psychologie du mystère

L'hédonisme prévostien se fonde en effet sur une représentation particulière de

la sensibilité qui implique un jeu de forces caractérisé par l'absence de règle et la perte de contrôle et dont le transport constitue certainement un des pivot central, comme le

souligne d'ailleurs Catherine Cusset. Cette dernière décrit le transport comme « un

sentiment extrême qui implique une totale absence de maîtrise de soi, physique et

179 rationnelle • » Lié autant à la joie qu'à la fureur, le transport accompagne le plaisir

dans les romans de Prévost, et correspond à un déplacement de l'être vers un « nouvel ordre de choses» (ML, p. 81), à une forme de décentrement du sujet et à la perte de la

fixité de l'identité. Défini par le Dictionnaire de Furetière comme « un trouble de

l'âme dû à la violence des passions », le transport est, d'après Sgard, « la manifestation physique d'une émotion irrépressible180 ». Le caractère incontrôlable de ce mouvement impétueux qui habite les personnages de Prévost apparaît en effet représentatif de la conception que se fait l'auteur de l'émotion dans nos deux romans.

Dans Manon Lescaut, le transport du plaisir crée par exemple des « mouvements tumultueux» dont le chevalier Des Grieux est « épouvanté» (ML, p. 81). Il ajoute:

« Je frémissais, comme il arrive lorsqu'on se trouve la nuit dans une campagne

écartée [ ... ] on y est saisi d'une horreur secrète [ ... ] » (ML, p. 81). Le

« frémissement» du transport suggère la peur, l'épouvante et la surprise liées à

l'extase, ainsi que l'extrême violence du sentiment soudain, irrésistible et menaçant

pour l'identité fondée sur le connu, la constance et l'immobilité. Il s'agit d'un

déplacement, d'une circulation de l'énergie proche de l'enthousiasme, où le héros est

saisi par une force qui le dépasse et le soulève jusqu'au délire, mais qui le fait aussi

vaciller jusqu'au vertige. Le chevalier se dit « enflammé tout d'un coup jusqu'au

179 « Manon, ou le plaisir », p. 33. 180 Manon Lescaut, Paris, Garnier-Flammarion, 1995, note, p. 222.

98 transport» (ML, p. 59) et devient téméraire, osant s'avancer vers Manon, lui qui était pourtant « timide et facile à déconcerter ». En effet, le transport prive le héros de la tranquillité pour l'amener à une ardeur inquiète, « tumultueuse» et « épouvantable », mais aussi nouvelle et révélant une face inconnue de sa personnalité.

Cette révélation faite dans l'épanchement du plaisir ou de la douleur se caractérise donc par la perte de la raison et de la conscience, alors que le personnage se voit littéralement aliéné, comme l'ambassadeur renversé par la présence de

Théophé:

La voix, le mouvement, la réflexion, toutes mes facultés naturelles étoient comme suspendues par l'excès de mon étonnement et de ma confusion. Je me serois précipité dans un abîme, s'il s'en étoit ouvert un devant moi, et la seul idée de ma situation me paroissoit un tourment insupportable. [ ... ] il falloit que cet état fût en effet bien violent, puisque le premier domestique que je rencontrai fut alarmé de l'altération de mon visage (GM, p. 234-235).

Sous le choc de l'émotion, le diplomate perd donc ses « facultés naturelles », le contrôle de soi et devient comme étranger à lui-même, alors que l'altération du visage

181 suggère fortement une aliénation de l'esprit, comme le souligne Jean Sgard • Le corps semble donc dévoiler une vérité intérieure inavouée et l'état mental illustré dans ces scènes d'extrême émotion est celui du déchaînement des forces de la nature, puissances obscures qui jaillissent à la surface de l'être. Prévost choisit de peindre l'homme aux prises avec certains mouvements du cœur indescriptibles, pour montrer, d'une part, l'extrême confusion propre aux véritables joies, aussi teintées de peur et d'incompréhension et, d'autre part, la singularité déconcertante de l'émotion pour celui qui la ressent et se voit privé des moyens de la saisir rationnellement.

181 Manon Lescaut, Paris, Garnier-Flammarion, 1995, note, p. 314.

99 L'aliénation psychologique est un des thèmes majeurs de Prévost, qui aime analyser le sentiment qui se dérobe chez des personnages soumis à la fatalité de l'amour et aux aléas d'une sensibilité excessive. Le chevalier se voit constamment confronté à l'obscurité de son état psychologique et transmet cette incompréhension au lecteur, déconcerté par le doute du narrateur, qui devient un être psychologique

impénétrable:

Je demeurai [ ... ] dans un état qui me serait difficile à décrire; car j'ignore encore aujourd'hui par quelle espèce de sentiments je fus alors agité. Ce fut une de ces situations uniques auxquelles on n'a rien éprouvé qui soit semblable. On ne saurait les expliquer aux autres, parce qu'ils n'en ont pas idée; et l'on a peine à se les bien démêler à soi-même, parce qu'étant seuls de leur espèce, cela ne se lie à rien dans la mémoire, et ne peut être rapproché d'aucun sentiment connu. (ML, p. 100)

Des Grieux suggère ici, par la singularité et l'irréductibilité de ses états d'âme, une forme d'irrationalité du sentiment qui caractérise la sensibilité exacerbée des êtres prévostiens, qui se voient isolés du monde extérieur et plongés dans le secret de leur conscience intérieure. Jean-Louis Bory évoque « le pouvoir mystérieux qui n'offre pas de prise à la volonté ni à la raison182 » pour décrire le désordre psychologique de ces héros étrangers à eux-mêmes. En effet, le mystère, qui sert souvent à décrire le sentiment extrême chez Prévost, suggère l'inaccessibilité de la vie psychique et affective, cachée, secrète et réservée aux initiés, aux êtres capables de lire l'âme, d'entrer dans les ténèbres de la conscience. L'ambassadeur de la Grecque moderne exprime également son désarroi devant son état psychologique, son aveuglement face aux pulsions physiques qui surgissent en lui: « On prendra l'idée qu'on voudra des motifs qui m'échauffèrent le sang. J'ignore moi-même de quelle nature ils étoient.

Mais je me levai avec des mouvemens que je n'avois jamais sentis» (GM, p. 112).

182 « Manon ou les désordres du monde », p. 138.

100 L'aliénation et l'aveuglement sont donc deux composantes de ce qu'on pourrait appeler la «psychologie du mystère» de Prévost, qui suggère la présence de mouvements cachés et subjectifs de l'âme humaine, propres à la dynamique individuelle du sentiment, irréductible à un système unique et où la confusion d'esprit se rapproche de celle du mystique. Jean Rousset insiste d'ailleurs sur la vérité subjective et déformée qui résulte de la forme autobiographique et de l'importance accordée à l'émotion chez Prévost, et explique l'aveuglement des personnages par leur vie affective trop féconde: « Chez Prévost, l'émotion intense aveugle la conscience et obscurcit le regard183 ».

Alors que le roman classique explique l'amour tragique par une fatalité destructrice et universelle, le roman de Prévost illustre donc la variabilité psychologique de l'homme au contact du plaisir, lorsqu'il est confronté à la face cachée de son être. Ainsi, la vie affective des héros prévostiens ne répond pas aux grandes lois universelles, mais se définit plutôt selon chaque individu. Paul Hazard souligne d'ailleurs que chez notre romancier, « l'homme devient la mesure de toute chose1 84 » et considère que les romans de Prévost participent à la naissance de la conscience individuelle en ce qu'ils adoptent le point de vue de l'individu 185. La représentation de l'homme s'y avère en effet proche de celle du roman psychologique moderne, qui scrute la particularité du sentiment dans ses manifestations internes, sujettes à de nombreuses interprétations et liées à une dynamique où plusieurs forces interagissent. Paule Rosmorduc insiste d'ailleurs sur la « psychologie dynamique186 » de Prévost, qui peint l'homme en constante évolution et en proie au combat entre des

183 « Prévost romancier: la forme autobiographique », dans L'Abbé Prévost. Actes du Colloque d'Aix­ en-Provence (20-21 décembre 1963), Paris, Ophrys, 1965, « Publication des Annales de la Faculté des Lettres d'Aix-en-Provence », n050, p. 197-205, et « Le centralisme autobiographique: Prévost », dans Narcisse romancier, Paris, Corti, 1973, p. 202. 184 La Crise de la conscience européenne, 1685-1715, Paris, Gallimard, 1968,429 p. 185 Paul Hazard et ses étudiants américains, Études critiques sur Manon Lescaut, Chicago, The University of Chicago Press, 1929, 113 p. 186 Le monde moral de Prévost: une dynamique des passions.

101 forces conscientes et inconscientes. L'auteur reproduit en effet les mouvements naturels de l'être humain, qui surgissent et forment un « flot contradictoire» où il n'y a aucun dirigisme. Le plaisir fait partie de ces forces secrètes, qui naissent spontanément dans le corps et conquièrent la psyché selon divers chemins, faisant jaillir chez le héros une profusion d'émotions nouvelles, indéfinissables et constitutives du « moi» fluctuant qui annonce la modernité.

La représentation de la sensibilité de Prévost s'apparente ainsi à la

187 « psychologie des profondeurs» décrite par Béatrice Guion , qui rappelle qu'il est fréquent de parler d'une psychologie « qui aborde les terrae incognitae» de l' « inconscient» à propos de Pierre Nicole (1625-1695) et des moralistes du XVIIe siècle. Dans ses Essais de morale (1675) et son Traité de la grâce générale (1655 à

1692), Nicole, qui est d'ailleurs une des grandes figures du jansénisme de l'époque, traite de ce qu'il nomme les « pensées imperceptibles », pour évoquer le «non- conscient », ces idées non conçues, mais senties, et qui s'expriment de manière indistincte et confuse. Il est intéressant de noter que Nicole insiste sur le fait que ces pensées s'opposent aux exigences cartésiennes de clarté et de précision, qu'elles

échappent à la conscience claire, mais nous influencent et régissent notre comportement. Cette reconnaissance de forces chez l'homme qui agissent en lui à son insu semble correspondre à l'idée que Prévost se fait de la vie psychique de l'homme, par la peinture de personnages aveuglés, mus par des forces obscures et gouvernés par un flot d'émotions déchaînées, incontrôlables et irraisonnées. Ses personnages sont en effet attentifs aux messages qui leur viennent de la partie de l'âme que ne gouverne pas la raison. D'ailleurs, dans La Grecque moderne, l'ambassadeur fait lire Nicole à

187 « Conscient et non-conscient dans la pensée morale de Pierre Nicole », dans Entre Épicure et Vauvenargues, principes et formes de la pensée morale, Jean Dagen (dir.), Paris, Champion, 1999, p. 179-203.

102 Théophél88, et il faut souligner que le processus mental défini par Nicole comme un des mécanismes majeurs des pensées imperceptibles, « les ruses de l'amour-propre »,

est d'ailleurs un des pivots central de l'intrigue du roman. Nicole réfléchit en effet au

fait que l'homme se laisse conduire par son désir et « ce qui flatte ses penchants »,

qu'il est gouverné par l'amour-propre, mais qu'il dissimule ce désir qui échappe à la

conscience. Cette interprétation se rapproche de la manière dont Prévost peint ses

personnages, déchirés entre leur désir et les exigences de la bienséance et de la vertu,

entre le non-conscient et les scrupules de la conscience. On peut donc affirmer que

Prévost participe à la « psychologie des profondeurs », qui pose entre autres les questions éthiques du libre-arbitre et de la volonté de l'homme à travers la peinture

de la dépossession de soi, omniprésente chez le héros prévostien, qui s'interroge sans

cesse sur la source de son égarement et la cause de ses malheurs.

D'ailleurs, une des caractéristiques de la psychologie prévostienne consiste à

libérer une affectivité autrefois contenue ou raisonnée. Prévost observe en effet, à travers l'expérience du plaisir, l'explosion de la vie émotive de l'être dans ses

multiples manifestations. À cet égard, l'analyse d'Odile A. Koryl89 présente

l'influence déterminante de l'émotion chez le romancier qui participe selon elle à la

naissance d'une nouvelle sensibilité marquée par une psychologie affective très

novatrice. Alors que Racine laisse s'exprimer une force qui s'apparente à une forme

d'inconscient archaïque, en le représentant par un monstre, comme le Minotaure dans

Phèdre, Prévost fait un effort pour découvrir le mécanisme à l'origine du sentiment

qui s'extériorise par des symptômes physiques. Selon Kory, cette libération extérieure

est le signe d'une forme de pulsion inconsciente où l'émotion vient à la surface au lieu

188 Dans la formation de Théophé, l'ambassadeur lui fait lire les Essais de Nicole et La Logique de Port-Royal, qu'il croit « propre à lui former le jugement» (GM, p. 206). 189 Subjectivity and Sensitivity in the Novels of the Abbé Prévost, Paris/Bruxelles/Montréal, Didier, 1972, 135 p.

103 d'être contenue, et ce par des symptômes comme les larmes, versées à profusion par les personnages. Les larmes sont en effet à la frontière du corps et de l'âme, et représentent l'aspect extérieur de l'émotion qui s'exprime avec une extrême violence et révèlent le rôle primordial de la sensation dans la caractérisation des personnages, qui sont définis par leurs élans émotifs excessifs et leur incapacité à réprimer leurs inclinations. Dans un passage de Manon Lescaut, les deux amants sont représentés incapables de contenir leur émotion qui surgit en éruption: « Je sentis en un instant qu'elle les [ses mains] mouillait de larmes. Dieux! de quels mouvements n'étais-je point agité! Ah ! Manon, Manon, repris-je avec un soupir, il est bien tard de me donner des larmes [ ... ] » (ML, p. 165) On remarque que les exclamations spontanées du narrateur semblent d'ailleurs accentuer l'effet d'explosivité du sentiment. Dans la

Grecque moderne, bon nombre de passages expriment également cette instabilité

émotive évacuée par des symptômes physiques, comme dans une des scènes tragiques où l'ambassadeur laisse déborder son affectivité, contenue et inavouée: « la chaleur qui m'avoit emporté à tant d'étranges démarches s'étoit non-seulement soutenue, mais comme augmentée pendant cette explication [ ... ] » (GM, p. 233). La chaleur laisse ensuite la place à des « frayeurs mille fois plus vives », puis à une perte de totale de contrôle de soi, lorsque Théophé se jette à genoux devant lui et verse une abondance de larmes « qui lui ôta pendant quelques moments la liberté de parler ».

L'ambassadeur est alors « si vivement agité par [ses] propres mouvements », qu'il se trouve «sans force pour la relever» (GM, p. 233). Prévost présente ainsi ses personnages mus par une énergie incontrôlable qui les domine et les affecte physiquement, par cet « incompréhensible» qui rappelle l'inconscient et qui se révèle par des signes physiques, des pulsions instinctives et comme « naturelles ».

104 La métaphysique du sentiment

En accordant de l'importance à la sensation physique et à l'émotion irréfléchie et instinctive, Prévost définit une sorte de sensualisme psychologique tout à fait moderne où chaque émotion détermine la personnalité de 1'homme et où il valorise les passions fortes et le désordre qui les accompagnent 190. En effet, le romancier présente le chevalier Des Grieux comme une être excessif et hypersensible:

Il y a peu de personnes qui connaissent la force de ces mouvements particuliers du cœur. Le commun des hommes n'est sensible qu'à cinq ou six passions, dans le cercle desquelles leur vie se passe, et où toutes leurs agitations se réduisent. Otez-leur l'amour et la haine, le plaisir et la douleur, l'espérance et la crainte, ils ne sentent plus rien. Mais les personnes d'un caractère plus noble peuvent être remuées de mille façons différentes; ils semblent qu'elles aient plus de cinq sens, et qu'elles puissent recevoir des idées et des sensations qui passent les bornes ordinaires de la nature. Et comme elles ont un sentiment de cette grandeur qui les élève au-dessus du vulgaire [ ... ] (ML, p. 111).

Le discours du chevalier valorise une émotivité intense réservée à un groupe exclusif et privilégié d'êtres capables de vivre un nombre illimité de passions. Cette analyse tendancieuse du système des passions de Descartes remet en cause l'universalité de la psychologie humaine, alors que Prévost propose l'idée que l'expérience d'émotions variées enrichit l'être humain et lui donne accès à des sphères inconnues de sa personnalité. L'homme se redéfinit donc selon les émotions qui l'habitent, caractérisées par leur démesure et leur instabilité, et ne réussit jamais à fixer son identité. Prévost rejoint ainsi la psychologie sensualiste de Locke, qui se traduit par l'idée d'une vérité partielle, éprouvée en nous-mêmes et opposée à l'esprit de système.

Chez notre romancier, l'importance accordée à la vérité du cœur fonde en effet une

190 À cet égard, notre romancier peut être rapproché de Stendhal, maître du roman psychologique, qui admire l'ardeur et l'exaltation sentimentales, ainsi que l'élan chaotique qui les caractérise. Mary Eliot Ford perçoit d'ailleurs chez Prévost un « culte de l'énergie pré-stendhalien» (( Sensibility and Happiness in the Novels of the Abbé Prévost », thèse de Ph. D., Columbia, 1971, p. 61.), alors que les mouvements tumultueux de l'homme se présentent comme les principes de sa vie intérieure.

105 quête centrée sur l'analyse du sentiment, qui crée une forme de mysticisme psychologique dans lequel le héros tente de découvrir le principe à l'origine de son

être, concédant à son aventure une dimension métaphysique, tout en demeurent attentif à la réalité physique.

Ainsi, Prévost construit à travers ses récits une espèce de psychologie intérieure de ses narrateurs, qui expriment à la fois la spontanéité de la nature et le besoin d'encadrer, de comprendre une réalité qui se dérobe à l'analyse. Les romans, composés comme des confessions qui mélangent le naturel à la préciosité, suggèrent la fusion entre la simplicité et la démesure, comme si l'exaltation et l'outrance étaient naturelles au sentiment, mais qu'elles renvoyaient à une vérité simple de l'être, qui

échappe à chacun de ceux qui tentent d'en découvrir le sens. Pour créer un effet d'authenticité, Prévost reproduit des dialogues exaltés entre les deux amants, où le style direct et les exclamations contribuent à un effet de naturel sincère et spontané:

Perfide Manon! Ah ! perfide! perfide ! [ ... ] Que prétendez­ vous donc? m'écriais-je encore. Je prétends mourir, répondit­ elle, si vous ne me rendez votre cœur, sans lequel il est impossible que je vive. Demande donc ma vie, infidèle! repris-je en versant moi-même des pleurs, que je m'efforçais en vain de retenir; demande ma vie, qui est l'unique chose qui me reste à te sacrifier; car mon cœur n'ajamais cessé d'être à toi. (ML, p. 81)

Prévost peint ici le langage du cœur, où, à travers le vocabulaire amoureux de son temps, il développe une représentation exaspérée du sentiment, où le sens du tragique et du religieux semble se lier à l'expression de l'intériorité de l'homme. Les références

à la mort, au sacrifice et au don de soi suggèrent en effet la portée mystique de l'amour, qui devient un nouveau Dieu pour les amants, alors que le langage du cœur devient une forme de discours religieux.

106 Effectivement, il Y a chez Des Grieux un sentiment de la fatalité, du surnaturel et du religieux qui renvoie constamment au mystère, mais la quête mystique se réfère dorénavant à l'amour, et donc à ce qui est ressenti au-dedans plutôt qu'à une dimension spirituelle universelle. Le vocabulaire mystique omniprésent dans le roman crée donc le heurt entre la plénitude de la sensation vécue dans le plaisir et le vide spirituel qui l'accompagne, entre la réalité physique et l'appel de l'absolu: « Ciel, comment traitez-vous avec tant de rigueur le plus parfait de vos ouvrages? Pourquoi ne sommes-nous pas nés l'un et l'autre avec des qualités conformes à notre misère? »

(ML, p. 179) Des Grieux invoque le ciel à tous moments et emploie les expressions

« fatal », « funeste» et « coup du destin» qui donnent à sa quête une dimension à la fois tragique et métaphysique. Cependant, son seul absolu est Manon: « Elle me tient lieu de gloire, de bonheur et de fortune» (ML, p. 138), et son seul objet de quête est l'amour: « L'amour est plus fort que l'abondance, plus fort que les trésors et les richesses» (ML, p. 135). Le nouveau mysticisme de l'amour est donc un mysticisme du sentiment individuel plutôt qu'universel et débouche sur l'inquiétude, plutôt que sur une vérité éternelle.

On peut d'ailleurs rapprocher certains aspects de la représentation de l'émotion de Prévost du courant quiétiste de la fin du XVIIe siècle. Cette « doctrine mystique qui fait consister la perfection chrétienne dans un état continuel de quiétude et d'union avec Dieu, où l'âme devient indifférente aux œuvres et même à son propre salut191 », semble pourtant bien éloignée du sentiment inquiet des personnages de Prévost, mais

le credo de l'intériorité, développé par Jeanne Guyon dans son Moyen court et très facile pour l'oraison (1687), qui affirme que Dieu est au-dedans de nous et qu'il faut

191 Le Nouveau Petit Robert, Paris, Dictionnaires le Robert, 1993.

107 «exciter la volonté par l'affection plutôt que par l'entendementI92 » et « ramasser l'âme en elle_mêmel93 », traduit un mysticisme du cœur qui n'est pas étranger à

Prévost. La dialectique du repos et de l'excitation, de la quiétude et de l'inquiétude est essentielle pour comprendre l'hédonisme prévostien et sa psychologie du sentiment, qui constatent le déséquilibre entre la spontanéité de la nature et du plaisir, et le besoin de tranquillité et de recentrement sur soi. Jean-Paul Sermain a d'ailleurs saisi chez

Prévost «une sensibilité aux accents quiétistes [dans lesquels] l'individu laisse réfléchir sa propre émotion194 ». Par le langage du cœur, Prévost transmet en effet l'émotion du personnage, mais il concède aussi une vie particulière à l'émotion grâce

à la narration à la première personne propre au mémorialiste.

Le flou de la narration

En effet, la narration passionnée et fragmentée des romans-mémoires de

Prévost vient augmenter l'effet déstabilisant sur le lecteur, alors que l'émotion altère le discours même du personnage. La libération de l'affectivité se lit jusque dans le style morcelé de la narration, subjective et rythmée par l'émotion, suivant la progression psychologique du narrateur qui laisse transparaître dans son récit ses inclinations, ses doutes et ses incertitudes. Les exclamations désespérées de Des

Grieux lorsqu'il se laisse emporter par le plaisir euphorique, telles: «j'étais si peu à moi-même» ou «je ne me possédais point» (ML, p. 72), ainsi que ses indécisions récurrentes qui l'empêchent de se fixer, témoignent de l'authenticité du personnage,

192 Patrick D. Laude, Approches du quiétisme: deux études suivies du Moyen court et très facile pour ['oraison de Madame Guyon, Paris, Biblio 17, 1991, « Papers on French Seventeenth-Century Literature », p. 102. 193 Ibid. 194 « Concordia discors: les contradictions de la sensibilité et de la passion, chez Prévost et dans Jacques le fataliste », dans La sensibilité dans la littérature française du XVIIIe siècle, Actes du Colloque international: « La sensibilité dans la littérature française de l'abbé Prévost à Madame de Staël », Vérone, 8-10 mai 1997, textes recueillis par Franco Piva, Fasano, Cultura Straniera, Paris, Didier érudition, 1998.

108 dont Prévost reproduit les hésitations naturelles et l'incapacité à unifier son être. De plus, le romancier adopte la cadence désordonnée et pulsionnelle des personnages à travers la forme autobiographique fictive, qui contribue à la subjectivité des romans, et choisit une narration cyclique basée sur un processus de variation et de substitution

1 perpétuelle des événements 95. Les romans de Prévost accumulent en effet les renversements par la succession de scènes qui amènent un retournement de situation, à l'instar du plaisir qui devient l'objet d'une quête sans fin. Jean Sgard évoque à ce sujet le réalisme psychologique créé par la narration subjective de Prévost, qui rend compte des multiples fluctuations émotives du personnage à travers les contradictions, les

96 lacunes et les troubles qui caractérisent son style narratif • Sgard compare les romans de Prévost à des labyrinthes conçus pour qu'on s'y perde, alors que le narrateur interroge son passé à travers le récit de sa vie, et parcoure « inlassablement le cycle de ses aventures qui l'ont mené au moment où il écrit, avec l'espoir de découvrir la faute ou l'erreur qui ont ont causé ses malheurs l97 ».

Nos narrateurs ressuscitent donc les expériences marquantes de leur vie, les moments forts et déterminants de leur existence et entrent ainsi en contact avec les grandes interrogations métaphysiques sur le bonheur, la Providence, la fin de l'homme et les limites de leur être, mais dans leur rapport avec la réalité individuelle du sentiment. À cet égard, le traitement du temps chez Prévost contribue fortement à créer l'effet dramatique d'indécision, par la succession de « moments» de crise.

1 Georges Poulet, dans ses Études sur le temps humain 98, a d'ailleurs consacré un passage important à la particularité du traitement temporel chez Prévost, dans une

195 Voir à ce sujet l'excellent article de C. J. Betts : « The Cyclical Pattern of the Narrative in Manon Lescaut », French Studies, vol. ILl, n04, octobre 1987, p. 395-407 ; et l'étude majeure de Georges May, Le dilemme du roman au XVIIIe siècle. Étude sur les rapports du roman et de la critique (J 715-1761), Paris, P.U.F., 1963, 294 p; où il évoque l'effet réaliste de la narration subjective propre au genre des mémoires qui donnent la voix à des personnages authentiques parce qu'incertains, complexes et divisés. 196 L'abbé Prévost. Labyrinthes de la mémoire, Paris, P.U.F., 1986, « Écrivains », 239 p. 197 Ibid., p. l3. 198« L'abbé Prévost », Chapitre IX, Paris, Plon, 1949, p. 146-157.

109 analyse de ce qu'il nomme « l'instant-passage» chez notre romancier, qui consiste en un renversement continuel du courant émotif qui témoigne de l'instabilité de l'être. En effet, Poulet remarque que le rythme chez Prévost se forme de cassures permanentes déterminées par les événements intérieurs des personnages, qui dramatisent et morcellent la durée. L'instant-passage est cette transition subite d'un extrême à l'autre, l'instant où les extrêmes se touchent et où la plus grande joie côtoie la plus grande douleur et vice versa. L'indistinction du sentiment provient de la simultanéité des contraires qui crée la confusion, par exemple, lorsque Des Grieux déclare: « Je ne pouvais démêler si c'était de l'amour ou de la compassion, quoiqu'il me parût que c'était un sentiment doux et languissant» (ML, p. 67). Poulet définit donc cet instant­ passage prévostien comme le signe de la mise en scène de la réalité immédiate du sentiment pur, où s'écroule la durée et ne subsiste que l'expérience affective qui aboutit à une identité première et fondamentale. Poulet note la contradiction chez

Prévost entre la multiplication des événements extérieurs qui se succèdent sans fin, et

le désir de simplification, la recherche du sentiment pur, de la sensibilité profonde. Il semble que ce contraste exprime tout à fait le conflit psychologique de l'homme peint par Prévost, déchiré entre son penchant pour le plaisir, et donc limité dans le temps, et

son besoin de se fixer, d'atteindre l'unité de son être, l'absolu et la vérité éternelle dans une préoccupation métaphysique opposé à la dimension physique du plaisir. De cette discorde naît une profonde incertitude dans la narration, qui se révèle par des

hésitations et des interrogations interminables.

Une des caractéristiques du flou intérieur des personnages reproduit dans la

narration réside en effet dans l'accumulation de questions lancées par nos deux

narrateurs et laissées sans réponse. Des Grieux semble adopter tour à tour tous les

points de vue et laisser au lecteur le soin de juger son aventure:

110 Par quelle fatalité, disais-je, sUIs-Je devenu si criminel? L'amour est une passion innocente; comment s'est-il changé, pour moi, en une source de misères et de désordres? Qui m'empêcherait de vivre tranquille et vertueux avec Manon? Pourquoi ne l'épousais-je point avant que d'obtenir rien de son amour? (ML, p. 103)

Il se présente d'ailleurs dans ce passage dans un moment critique d'indécision: « Je me trouvai dans un partage de sentiments, et par conséquent dans une incertitude si difficile à terminer, que je demeurai longtemps sans répondre à quantité de questions que Lescaut me faisait» (ML, p. 102). L'interrogation interminable du chevalier révèle l'image d'un monde où Dieu et les valeurs s'écroulent et où la quête de sens semble s'intérioriser, alors que l'accumulation des questions exprime la perte des vérités universelles et le vide spirituel dans lequel se trouve le personnage.

Il semble en effet que Prévost traduise par le flou de la narration l'angoisse intérieure de héros qui scrutent leur âme à travers le récit de leurs malheurs. L'exorde de la Grecque moderne illustre d'ailleurs à merveille l'incertitude du narrateur qui entreprend à travers son récit une délibération intérieure sans issue:

Ne me rendrai-je point suspect par l'aveu qui va faire mon exorde? [ ... ] Qui me croira sincère dans le récit de mes plaisirs ou de mes peines? Qui ne se défiera point de mes descriptions et de mes éloges? Une passion violente ne fera-t­ elle point changer de nature à tout ce qui va passer par mes yeux ou par mes mains? En un mot, quelle fidélité attendra-t­ on d'une plume conduite par l'amour? (GM, p. 55)

Le narrateur évoque d'emblée la vision partielle qui caractérise son récit et remet ainsi en cause sa propre crédibilité, alors qu'il semble lui-même aveuglé par son histoire.

Jean Rousset évoque à cet égard l'incertitude du réel de la Grecque moderne, alors qu'on soupçonne partout l'erreur et le mensonge, à cause de la mauvaise foi du narrateur et qu'il est dès lors impossible d'avoir confiance dans la réalité qu'il

111 l99 relate . Cette interprétation nous semble très juste, alors que cette mauvaise foi apparaît beaucoup plus significative que sa simple indécision, relevée par tant de

200 commentateurs • En effet, l'ambassadeur se ment constamment à lui-même et se convainc de son prétendu détachement à l'égard de Théophé et des supposés bons sentiments que lui porte cette dernière, dans une dissimulation maladroite des symptômes de ses véritables craintes.

À ce sujet, Erik Leborgne constate que le déni du narrateur peut être perçu comme un signe des motivations inconscientes qui parlent malgré la censure et qui témoignent de son instabilité à travers une narration ambiguë, incertaine et ironique, qui lui fait perdre toute crédibilité. Le mystère du roman résiderait donc dans

« l'extrême difficulté que le lecteur éprouve à unifier en un caractère cohérent les aspects successifs d'un personnage que le narrateur ne peint jamais qu'à travers le prisme de sa propre subjectivité201 ». Par cette idée, Francis Pruner suggère que la

Grecque moderne anticipe sur Proust, qui saisit l'homme dans ses fluctuations. Selon

Tremewan, Prévost peint ainsi « la diversité de la vie mentale de l'individu202 », sujet impénétrable parce que subjectif et défini par ses passages d'une émotion à l'autre et son incapacité à se fixer. Le narrateur de la Grecque moderne évoque d'ailleurs fréquemment la division de son être et l'influence déterminante de l'autre sur son identité et se dit « partagé tout à la fois entre le désir de rendre service à l'esclave, l'embarras que j'en appréhendais, et la crainte de chagriner mon ami» (GM, p. 63).

Prévost montre dans ce roman que l'identité est modelée par le désir de l'autre et

199 « Les deux jalousies », dans Narcisse romancier, Paris, Corti, 1973, p. 139-157. 200 James Jones décrit par exemple le narrateur comme une voix anonyme et sans identité, à cause de son indécision pathologique (( Textual Ambiguity in Prevost's Histoire d'une Grecque moderne », Studi Francesi, vol. XXVII, no 2, mai-août 1983, p. 247-251); Peter Tremewan insiste pour sa part sur la mixité des émotions et des identités du narrateur qui renvoient d'après lui à une incertitude du moi soumis à une relativité qui l'empêche de se fixer (( Orient et Occident dans l'Histoire d'une Grecque moderne », dans L'abbé Prévost au tournant du siècle, prés. par Richard Andrew Francis et Jean Mainil, Oxford, Voltaire Foundation, 2000, p. 126.) 201 « Psychologie de la Grecque moderne », Actes du colloque d'Aix-en-Provence, 1965, p. 144. 202 « Orient et Occident dans l 'Histoire d'une Grecque moderne », p. 126.

112 sujette à se transformer au gré des stimuli extérieurs. L'ambassadeur adopte en effet différentes attitudes pour se défendre d'une frustration intenable et modifie ainsi son

être selon les réactions émotionnelles qui luttent en lui et se révèlent « non- conscientes ».

James Jones203 insiste sur le fait que le narrateur est lui-même un sujet impénétrable, alors qu'il est victime d'une indécision pathologique créée par la problématique du plaisir, qui le divise entre le désir et le devoir. Les constantes interrogations des héros produisent en effet une quête sans fin, où le personnage tente en vain de comprendre le mystère du sentiment qui l'écartèle entre différentes positions contradictoires. Ce doute omniprésent chez nos personnages traduit la profonde inquiétude qui les mine et qui caractérise l'impossible réconciliation entre les accidents de la vie et la quête de l'idéal.

L'hé~onisme inquiet

Un profond désaccord marque donc le personnage prévostien qui semble tanguer continuellement entre son penchant pour un plaisir immédiat, pour une vie

émotive pleine et irréfléchie, et un besoin d'absolu et d'idéal. À l'hédonisme prévostien se greffe donc une philosophie particulière, qui emprunte à la théologie et à la psychologie contemporaine de l'auteur, et se caractérise par le thème de l'inquiétude, lié aux préoccupations propres à la sensibilité de l'époque. Prévost choisit en effet de représenter le plaisir de l'homme en rapport avec une dynamique qui semble influencée par ce que Jean Deprun a appelé: la « philosophie de

203 « Textual Ambiguity in Prevost's Histoire d'une Grecque moderne », Studi Francesi, vol. XXVII, no 2, mai-août 1983, p. 247-251 et « The Don Juan Manque of Prevost's Histoire d'une Grecque moderne », Eighteenth-Century Life, vol. XI, no 3, nov. 1987, p. 48-61.

113 204 l'inquiétude» de Locke , fondée sur la notion d' uneasiness considérée comme le ressort de l'âme humaine. Comme le souligne Paul Hazard, la « psychologie de l'inquiétude205 » de Locke se fonde sur l'idée que le mobile de la volonté de l'homme

206 se situe dans l'inquiétude et dans l'absence d'un bien donné, soit le désir , et qu'il est impossible d'envisager la vie autrement que dans cette agitation intérieure, alarmante, mais aussi libératrice. En somme, le philosophe anglais estime que l'instabilité fondamentale de l'homme est la source de son activité.

Dans la violence et l'incompréhension qui caractérisent l'expérience du plaisir du chevalier Des Grieux et dans la frustration et le déni de la réalité de l'ambassadeur, l'inquiétude apparaît en effet indissociable de la jouissance et semble traduire le conflit entre la dimension physique du plaisir et la réflexion métaphysique qui habite les personnages. Les expériences de nos deux héros se caractérisent en effet par une instabilité continuelle et un sentiment de manque qui traduit l'angoisse originelle de l'homme, à la recherche d'une harmonie profonde, mais confronté à la disharmonie de ses sentiments. Pour le chevalier Des Grieux, Manon est d'ailleurs « l'objet de tant de pleurs et d'inquiétudes» (ML, p. 128), alors qu'au terme de ses nombreuses tentatives d'approche de Théophé, qui échouent les unes après les autres, l'ambassadeur constate l'étroite corrélation entre le plaisir et l'inquiétude. Lorsqu'il prétend abandonner sa recherche du plaisir, il quitte en effet l'agitation de son âme: « Insensiblement je m'aperçus que mon cœur devenait plus libre, et que je n'étois plus agité de ces mouvements inquiets qui avoient été depuis plusieurs années ma situation presque habituelle. » (GM, p. 263)

204 La Philosophie de l'inquiétude en France au XVIIIe siècle, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1979. 205 Il est intéressant de noter que selon les critiques, la « philosophie de l'inquiétude» de Locke devient une « psychologie », illustrant la proximité de la représentation mentale et affective de l'homme avec la pensée rationnelle qui en est encore inséparable. Cependant, Locke, et Prévost à sa suite, contribue à libérer la psychologie de son empreinte philosophique, logique et rationnelle. 206 « Psychologie de l'inquiétude », dans La Crise de la conscience européenne, 1685-1715, tome II, chap. V, Paris, Gallimard, 1968.

114 Deprun rappelle qu'il appartient d'abord à saint Augustin, puis à Malebranche de faire de l'inquiétude un thème majeur de leur philosophie, mais que la Régence vient redéfinir la notion dorénavant plus proche de la philosophie lockéenne, ramenée

« du ciel à la terre» et fondée sur le physiocentrisme plutôt que sur le théocentrisme.

Le malebranchisme de Prévost ainsi que l'influence de saint Augustin ont déjà été

207 relevés dans plusieurs études . Il semble en effet que le délire du plaisir de Des

Grieux, son agitation intérieure et son incertitude, tout comme l'angoisse de l'ambassadeur, son désoeuvrement devant un plaisir impossible et sa jalousie maladive, sont autant de signes d'une inquiétude étroitement liée à leur félicité.

Cependant, comme le souligne Paule Rosmorduc, l'absence de remords durant la jouissance et les « délices de l'amour» caractérisent une inquiétude éloignée de la

208 théologie chrétienne . Prévost renouvelle donc le thème de l'inquiétude dans le plaisir et en fait une composante fondamentale de son hédonisme, qui révèle l'angoisse de l'homme en dehors de la religion.

D'ailleurs, le chevalier Des Grieux choisit au début du roman de se retirer dans une vie pieuse, sage et chrétienne, et évoque par là la tranquillité d'esprit et l'équilibre affectif qui lui sont associés, mais également l'absence de désir, moteur vital de l'être humain. Il dit: «Je mépriserai ce que le commun des hommes admire; et comme je sens assez que mon cœur ne désirera que ce qu'il estime, j'aurai aussi peu d'inquiétudes que de désirs» (ML, p. 76). Il se forge alors un système de vie paisible, auquel il n'adhérera jamais, incapable de se priver du plaisir, synonyme de contrariété, mais ô combien vrai, naturel et irrésistible! La vie tumultueuse présente donc un

207 Alan J. Singerman et Jean Sgard, « Lecture augustinienne de Manon Lescaut » dans L'Abbé Prévost: l'amour et la morale, Genève, Droz, 1987, p. 35-73 ; Jean Deprun, « Thèmes malebranchistes dans l'œuvre de Prévost », dans L'Abbé Prévost. Actes du Colloque d'Aix-en-Provence (20-21 décembre 1963), Paris, Ophrys, 1965, « Publication des Annales de la Faculté des Lettres d'Aix-en­ Provence », n050, p. 155-172. 208 Le monde moral de Prévost: une dynamique des passions.

115 attrait pour les héros prévostiens, mais elle confère aussi son lot d'épreuves et de questions. Les héros de nos romans sont donc porteurs de la conscience moderne inquiète qui conçoit les contrariétés internes comme faisant partie de la vie, le plaisir comme une agitation nécessaire et le malheur comme inhérent au bonheur. Des

Grieux évoque cette mixité déconcertante de l'émotion empreinte de joie et de malheur: « Terrible changement! Ce qui fait mon désespoir a pu faire ma félicité»

(ML, p. 64).

Dans la Grecque moderne, où le thème de l'inquiétude se fait encore plus important que dans Manon Lescaut, il s'établit une lutte perpétuelle entre la tranquillité recherchée par Théophé et l'inquiétude de l'ambassadeur, avide de vivre pour contenter son désir. Le narrateur annonce déjà au début du roman cette opposition fondamentale qui est à l'origine de son combat, celle du repos et du plaisir, alors qu'il affirme «préférer une vie tranquille à des plaisirs si pénibles» (GM, p. 56).

Cette sage résolution ne sera cependant pas confirmée par l'expérience du héros, qui opte plutôt pour la recherche de « pénibles plaisirs» que pour une vie de repos.

Théophé connaît aussi une « inquiétude continuelle» au sérail, dans l'abondance de plaisirs qui lui font espérer un « bien» dont elle « n'a pas d'idée» (GM, p. 86), mais après avoir vécu ce premier malaise, qui peut être interprété comme celui du vide spirituel, Théophé découvre une autre sorte d'inquiétude propre à la société occidentale, incarnée par l'ambassadeur qui vit dans la turbulence liée à la recherche constante du plaisir, vécue comme une réalité fondamentale de l'être qui le confronte au vide de son existence. L'hédonisme de Prévost se rapproche donc de la philosophie de l'inquiétude de Locke, qui stipule que « l'existence n'est pas une plénitude, mais une inquiétude209 ».

209 Robert Mauzi, L'idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle, p. 23.

116 Robert Mauzi210 voit dans l'inquiétude lockéenne le germe du mal de vivre romantique, avec l'idée de l'impossible indolence et de l'éveil de la conscience dans la douleur, le trouble et le tourment. Selon le critique, Cleveland fait partie de la première génération des « âmes inquiètes» qui s'épuisent dans le plaisir, les excès contradictoires et la démesure. Dans les romans étudiés ici, les héros semblent déjà porteurs des germes de ce malaise inquiet, alors que le sentiment du vide habite autant

Des Grieux que l'ambassadeur et qu'à travers la recherche du plaisir se dessine une discorde fondamentale entre le désir physique de l'homme et ses idéaux plus élevés.

Chez Prévost, le thème central de l'inquiétude se greffe donc à l'hédonisme pour fonder une psychologie toute particulière, teintée de mysticisme, mais foncièrement contraire à l'idéal chrétien d'indolence et d'équilibre dans le recueillement. Pour notre romancier, le plaisir commande une ouverture au monde, mais aussi un repli sur soi, ce qui provoque une lutte interminable.

En somme, l'inquiétude psychologique chez Prévost est le pendant du plaisir en ce qu'elle s'oppose comme lui au repos et à la tranquillité, qui sont les signes d'un bonheur stable et immobile. L'âme inquiète, pour sa part, vit dans l'agitation du plaisir et découvre dans la peur, le souci et le trouble, des moyens d'exprimer sa sensibilité, de se définir en pleine évolution et en plein mouvement. C'est ainsi que se définit la nouvelle psychologie de l'être de plaisir, aliéné parce que soumis au désordre affectif et mobile parce que déterminé par les passages de ses états d'âme, continuellement agité par la violence de mouvements intérieurs déchaînés, mais aussi agréables dans

leur disharmonie, parce qu'ils libèrent de la monotonie d'une vie immobile, fixée par une vérité universelle et stérile.

210 « Les maladies de l'âme », dans L'idée du bonheur ... , chapitre III.

117 Conclusion

Au terme de cette étude, il nous semble que le thème du plaisir dans les romans de Prévost rejoint plusieurs grandes réflexions du dix-huitième siècle et traduit certains enjeux des Lumières. L'analyse de l'hédonisme prévostien en regard de

l'évolution des idées à l'époque, nous a fait découvrir l'évolution progressive d'une

société de devoir à une société de besoin et ce, à travers l'épanouissement de l'homme dans un désordre propre à la sensation. En effet, notre enquête sémantique et

lexicologique et notre analyse de deux romans de Prévost, font apparaître avec

évidence que la notion de plaisir s'est transformée au cours du dix-huitième siècle par une rupture avec l'idéal d'ordre et d'harmonie cher à la pensée classique. Prévost participe ainsi à la naissance d'une sensibilité qui mûrira à la fin du XVIIIe siècle,

grâce à sa représentation du plaisir comme revendication de l'instinct, désordonné,

individuel et irrationnel.

L'esthétique de la disharmonie qui prévaut dans l'hédonisme prévostien

dépasse le simple culte du plaisir de la Régence, en ce qu'elle suggère la dissolution profonde d'un ordre social, moral et psychologique et qu'elle renvoie à une nouvelle conception de l'homme et à une nouvelle philosophie « naturelle». Prévost pose en effet les jalons de problématiques propres aux Lumières sur la nature, le progrès,

l'individualisme et le sensualisme, à travers la peinture d'un plaisir anarchique qui va au-delà du libertinage frivole et remet en cause les repères de la vie en société, de la

morale et de l'affectivité. Nous avons vu que Prévost constate le passage de

l'universel à l'individuel à travers le plaisir socialement indigne et qu'il contredit

l'idée du plaisir comme ferment de la sociabilité. Il interroge les revendications

individualistes qui occupent plusieurs esprits de l'époque et pose la question du

progrès par le renouvellement constant des plaisirs et des besoins de l'homme. De

118 plus, lorsqu'il propose l'idée que le plaisir est naturel et innocent, mais non pas vertueux, Prévost fait preuve d'une méfiance pour l'esprit de système propre à l'esprit du XVIIIe siècle éclairé, mais révèle également une forme de scepticisme et de critique du rationalisme qui sont aussi des mouvements de la pensée des Lumières souterraine. En effet, les écrivains et philosophes des Lumières, généralement associées au rationalisme et à la confiance dans le savoir, sont aussi parfois sceptiques, tel Prévost, qui conçoit une morale naturelle opposée à l'ordre universel de la raison et revendique une vérité individuelle parfois amorale, mais instinctive et plus humaine que la vertu élevée au rang d'idéal inconciliable avec l'expérience de l 'homme. Finalement, par la peinture du plaisir inquiet lié au mystère du sentiment,

Prévost accède à une forme de psychologie annonciatrice du sensualisme de la seconde moitié du dix-huitième siècle, par la mise en valeur de la sensation et de l'instinct dans la compréhension de la conduite humaine.

Prévost demeure à beaucoup d'égards l'héritier de la tradition classique et participe à la lente transition qui s'opère dans les mentalités entre la fin du règne de

Louis XIV et le début du règne de Louis XV. Influencé par la révolution qui s'opère dans les esprits durant la Régence, tant sur le plan de la sensibilité qu'au niveau de l'art et de la morale, Prévost traduit cette évolution de la pensée dans ces deux romans, L 'Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut et L 'Histoire d'une

Grecque moderne, considérés comme ses deux chefs-d'œuvre et écrits avant la grande production qui suivra. Ces romans constituent un point charnière dans l'histoire du passage de l'âge classique aux Lumières. Le spirituel laisse tranquillement place au temporel et redéfinit la quête du bonheur actuel par la recherche du plaisir immédiat, mais aussi déstabilisant. En effet, bien que les personnages de notre romancier répondent aux impératifs du plaisir, ils demeurent contraints par une hiérarchie sociale

119 rigide et par une morale imprégnée de religion chrétienne, ce qui les empêchent d'accéder pleinement à la liberté de conscience et à l'insouciance des libertins outrés de la fin du XVIIIe siècle.

André Breton a bien saisi la transition amorcée par Prévost quant à la représentation de l'homme, dorénavant confronté à un dérèglement général: « Le bel

équilibre intellectuel du XVIIe siècle est rompu, la raison ne suffit plus à contenter le cœur. Aux âmes saines et sereines ont succédé des âmes agitées et avides de

211 sensations violentes • » En effet, la conception de l'homme de Prévost se réclame d'une nouvelle dynamique sociale, morale et psychologique étrangère à la raison, qui rend compte de la malléabilité de l'être, non plus conçu comme une essence immuable, mais plutôt comme le résultat de forces variées, comme le produit d'influences diverses, de stimuli et de réponses. Le personnage se présente comme le

produit de ses expériences, partant comme l'enfant de son environnement, à l'instar de

l'homme décrit par Locke dans ses traités sensualistes. La représentation thématique du plaisir par Prévost prend alors tout son sens dans l'histoire des idées, en ce qu'elle peint l'éveil d'une sensibilité anarchique mais également régénératrice, qui redéfinit l'homme par ses divergences devant l'ordre parfait d'une harmonie idéalisée par l'âge classique. Chez notre romancier, cet ordre tend à s'évanouir au profit d'une relativité et d'une spontanéité disharmoniques.

L'homme de plaisir de Prévost apporte donc une note dissonante, mais aussi

primordiale, à l'harmonie d'un monde en évolution, de plus en plus attentif à la voix de l'individu et où les relations entre les êtres ne concourent pas forcément à un même effet d'ensemble. À cet égard, il est possible d'établir un rapprochement entre Prévost et l'esthétique de la dissonance à l'âge des Lumières, qui remet en cause l'équilibre

211 « L'abbé Prévost », dans Le roman au dix-huitième siècle, Paris, Société Française d'Imprimerie et de Librairie, 1898, p. 129.

120 classique, notamment par l'éloge de la discorde. En effet, l'analyse de l'hédonisme prévostien nous a révélé la dissolution progressive d'un ordre esthétique, moral, social et psychologique axé sur un idéal d'équilibre et d'harmonie, hérités de l'Antiquité.

Depuis Épicure et la civilisation antique, qui privilégiait l'équilibre dans la morale et la recherche d'une permanence dans le bonheur, l'homme classique s'est en effet tenu

à la quête de la quiétude de l'âme, qui était synonyme de félicité. Cependant, pour

Prévost, le bonheur se forme d'instants de plaisir et répond au pouvoir déstabilisateur du mouvement continuel. Notre romancier devient donc le précurseur d'une nouvelle sensibilité caractérisée par de multiples désaccords - notamment entre l'individu et le monde; entre l'inconstance et la fixité de l'être; entre l'instinct et la raison - qui construisent une nouvelle architecture de l'homme en déséquilibre et en changement perpétuel. Notre romancier saisit le heurt de la spontanéité et de l'idéal classique, la rencontre entre le besoin de nouveauté illustré par la recherche du plaisir et la conscience aiguë d'une morale imprégnée de classicisme, qui prône un modèle d'ordre et d'harmonie. D'ailleurs, Robert Mauzi constate avec raison que le plaisir n'est pas une revendication simple au XVIIIe siècle:

Ce qui peint le mieux le XVIIIe siècle, ce n'est pas les parfaites constructions des Liaisons dangereuses, mais les hésitations, les conflits, les compromis et les sophismes, toutes les fois que la faiblesse devant le plaisir dénoue ou emporte les scrupules d'une conscience, sans la priver d'une vocation morale qui survit aux accidents212.

Tenté par un désordre libérateur, le héros prévostien recherche donc le juste point de l'équilibre, qui est la condition de l'harmonie, mais celui-ci lui échappe, comme si la perfection ne pouvait exister, bien qu'elle soit le but ultime de l'homme.

Prévost apporte donc lui-même une note dissonante aux utopies qui traversent le

212 L'idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle, p. 30.

121 XVIIIe siècle et conçoit qu'à travers les rêves idéalistes d'une jouissance parfaite et harmonieuse, se dissimule une quête douloureuse et empreinte de réflexions profondes. En effet, la métaphysique traverse 1'hédonisme de Prévost, car même dans l'abandon aux lois anarchiques de la jouissance, l'idée de Dieu, du bonheur, de la transcendance et de la perfection habitent l'homme qui n'est jamais totalement libre et qui a soif d'absolu dans un monde envahi par le relatif.

En terminant, il peut être intéressant de rapprocher l'hédonisme disharmonique de Prévost et la notion de dissonance musicale, qui renvoie elle aussi à l'idée d'une harmonie agréable dans le désordre. La disharmonie découverte dans l'hédonisme prévostien rejoint en effet certaines tendances esthétiques du XVIIIe siècle, qui valorisent dans la peinture et la musique une forme de désordre qui rejoint la sensibilité de Prévost. L'art rococo, consacré durant la Régence, se caractérise par un esprit baroque, un refus de la hiérarchie et un mépris des règles, qui mettent en valeur l'ambiguïté et l'intraduisible. Jean Sgard rappelle en effet que le style rococo considère le langage comme un « ensemble de signes qui ne correspond pas à une réalité mouvante, insaisissable» et que « l'essentiel est dans le style individuee13 ».

L'intuition vient donc supplée aux règles de l'harmonie classique et valoriser l'individuel et le dissonant. Dans une étude sur L 'Homme dissonant, Caroline Jacot-

Grapa examine la perception de la différence au dix-huitième siècle en évoquant la nécessité de rupture d'un ordre de l'harmonie pour libérer l'homme dissonant, l'individualité. Elle note que « la dissonance est au cœur de la dialectique entre le plaisir et le déplaisir214 » en ce qu'elle instaure la nécessité d'une déviation d'un idéal statique pour goûter à un vie de mouvement qui ne lasse pas et se renouvelle sans cesse. La musique est d'ailleurs « au cœur de la représentation de l'ordre du

2\3 « Style rococo et style régence », p. 15. 214 Caroline Jacot-Grapa, L 'homme dissonant, SVEC, 1997, p. 139.

122 monde215 » depuis l'Antiquité et se transpose facilement à la politique avec l'idée de discorde, à l'esthétique de la variété et à l'inégalité sociale.

La disharmonie sociale, morale et psychologique qu'on retrouve dans l'hédonisme prévostien n'est pas non plus étrangère à la théorie harmonique qui prévaut dans la musique de l'âge des Lumières. Il suffit de penser au Quatuor

Dissonances de Mozart pour noter le goût de l'époque pour les désaccords, pour une musique qui s'éloigne de l'harmonie parfaite trop ordonnée. Selon Béatrice Didier, qui réfléchit à la place considérable qu'occupe la réflexion musicale dans l'univers des

Lumières, « la conception de la dissonance, au départ très technique et lié à la théorie harmonique, s'élargit, surtout chez Diderot, dans la direction de la linguistique et dans la représentation de la société et de ses tensions216.» Ainsi, l'esthétique de la dissonance, tout comme celle de la disharmonie chez Prévost, appartient à une nécessité de l'âge des Lumières qui recherche un délassement agréable dans le désordre. Didier insiste d'ailleurs sur le fait que dans cet art de la dissonance, « le

217 plaisir provient de ce contraste, de cette tension suivie d'une détente . » N'est-ce pas exactement ce que le lecteur ressent au contact des personnages de Prévost, inquiets dans le plaisir, en proie à une lutte incessante entre l'ordre et le désordre, à un combat intérieur entre l'abandon aux pulsions profondes et le respect des règles qui promettent un bonheur stable? Le style à la fois fluide et morcelé en justifications contradictoires de Prévost conduit à ce plaisir de la disharmonie.

D'autre part, la dissonance a aussi fait l'objet de réflexions éclairantes chez

Diderot et sa conception du mouvement. Dans la théorie de la sensibilité que Diderot

215 Ibid., p. 103. 216 « La réflexion sur la dissonance chez les écrivains du XVIIIe siècle: d'Alembert, Diderot, Rousseau », Revue des sciences humaines, no 205, 1987, p. 13. 217 Ibid, p. 22

123 J8 développe dans Le Rêve de d'Alemberr , dans ses efforts pour penser le passage de la

matière à la vie, l'état transitoire propre à la sensation, il rejoint en effet la pensée du

plaisir de Prévost. L'identité «mouvante» et transitoire découverte par Diderot n'est

pas étrangère à l'identité des personnages prévostiens, en proie à une joie inconstante qui divise leur être, meurt et renaît sans cesse. Lorsque Diderot évoque la nécessité de

« libérer la dissonance» et de « contrôler le discordant» pour atteindre l'harmonie, il

définit l'espace quasi marginal, opposé à un ordre strict et homogène, qui appartient à

la sensation. Prévost valorise également un mouvement aléatoire qui rompt avec la

monotonie de l'ordre rigide et rationnel propre au goût classique pour l'harmonie.

À partir d'une valorisation de la contradiction, du désordre et de la dissonance,

Prévost construit donc une nouvelle architecture de l 'homme qui accède à une jouissance résistant à l'idéal épicurien de l'indolence. Le plaisir n'est plus conçu comme une simple finalité, mais plutôt comme l'explosion d'une individualité

naturelle et féconde, mais aussi désordonnée et désarmante.

218 Paris, Garnier-Flammarion, 2002 (1769).

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BAUDOT de JUILLY, Nicolas. Dialogues entre MM Patru et D'Ablancourt sur les Plaisirs, Paris, G. de Luynes et J.-B. Langlois, 1701,2 vol. nouv. éd., Amsterdam, 1714.

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CONDILLAC. Traités des sensations, Paris, Fayard, 1984, 1ère éd. : Londres, de Bure, 1754.

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DIDEROT. Le Rêve de D'Alembert (1769), Paris, Garnier-Flammarion, 2002.

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