Chap. 1 - Etre japonais dans l’espace

Le Japon est partout en France. Hokusai a conquis le Grand Palais. Les restaurants nous offrent des sushis. L’électronique est encore très souvent japonaise. Les musées accueillent toujours plus de visiteurs japonais. Les compagnies aériennes entre Tokyo et Paris affichent souvent complet. Nos étudiants sont saturés de mangas. Et demandent, à leur tour, à faire leurs classes au Japon comme une certaine génération allait à Katmandou. En même temps, on peut paraphraser Roland Barthes appelant « Japon » le système qui lui donnerait un peuple « fictif ». On n’est jamais aussi dépris de notre système symbolique qu’en se confrontant aux signes japonais. « La possibilité d’une différence, d’une mutation, d’une révolution dans la propriété des systèmes symboliques ». Comment échapper à ce que Barthes appelait notre narcissisme, nos récupérations idéologiques, notre acclimatation de l’inconnaissance de l’Asie grâce à des langages communs comme « L’Orient » de Voltaire, de Loti ou d’Air France. Et Barthes se demande où est la fissure symbolique ? Dans les produits culturels évoqués plus haut ? L’art ? La cuisine ? L’écriture (qui créé, selon lui, un vide de parole, comme c’est un vide de parole qui constitue l’écriture). « Et c’est de ce vide que partent les traits dont le zen, dans l’exemption de tout sens, écrit les jardins, les gestes, les maisons, les bouquets, les visages, la violence ». (L’empire des signes, p. 14). En réalité, chacun entrera par sa propre porte, mais nous en aurons un certain nombre de communes : l’art avec l’étonnant Hokusai, actuellement au Grand Palais et au musée Cernuschi, la cuisine et, surtout, l’espace géographique. Car le monde physique est notre enveloppe commune et c’est par elle que nous pouvons partager une part de l’essentiel de ce que nous sommes. Le lien entre le monde et l’homme est souvent celui qui passe par la maison, l’architecture. Or ce qui s’est passé avec le post modernisme. Je m’explique. Heidegger publie en 1951 une conférence à Darnstadt : Bâtir, habiter, penser. Son texte est une borne au-delà de laquelle la vision moderne de l’espace a perdu ses fondements. Que ce soit dans son expression architecturale et urbanistique à la surface de la Terre, ou dans l’analyse que peuvent en faire les géographes. La cosmologie d’un Einstein, la physique d’un Heisenberg, l’ontologie d’un Heidegger, l’anthropologie d’un Leroi-Gourhan sont au- delà du paradigme moderne classique, celui que Bacon, Galilée, Descartes, Newton établirent au XVIIe siècle mais qui a rendu possible la modernité. Et le Japon nous interroge justement sur cette mutation, sur nous-même. Pourquoi avons-nous réduit les choses à des objets radicalement distincts de l’être du sujet humain ? Cet espace neutre, sans rapport avec l’être, c’est l’étendue cartésienne, purement quantitative, quantifiable grâce à l’ordonnée, l’abscisse, la cote qui permettent de définir les positions des individus. L’option cartésienne a été décisive, car elle a instauré une dualité radicale entre l’espace intérieur de la subjectivité et l’espace extérieur des objets. Elle est la condition fondatrice de l’avènement de l’individualisme moderne, qui est l’expression morale de ce dualisme. Au Japon, il y eut l’espace concret de l’existence. « Concret » veut dire singulier, comme le jardin, la contrée. C’est pourquoi il sera d’abord question du sujet et de son organisation mentale, dans son milieu. Mais aussi de son rapport avec les choses, envisagé principalement sous l’angle de l’organisation technique de l’espace. L’accent mis sur la singularité est nécessaire pour comprendre la contrée japonaise. Cela signifie qu’il faut lire des auteurs japonais qui parlent des Japonais, étudier la manière dont ils l’expriment, parce qu’ils le P a g e | 2 ressentent à leur manière. Autrement dit, c’est une herméneutique : une occasion de saisir le sens de l’espace à travers ceux qui le vivent. Il faudra travailler à l’interrelation entre le mental et les choses qui s’offrent à l’investigation la plus positiviste. L’aménagement des rizières, par ex. Ensuite, il faut bien savoir que la singularité du monde japonais n’est pas du même ordre que celle du monde amazonien. Le Japon est un pays qui, dans les annales, reste le seul à avoir non seulement assimilé, mais concurrencé (par le militaire, puis le marchand) la modernité de l’Occident alors qu’il venait d’une toute autre histoire. D’où la question : qu’est-ce qui peut dans la spatialité japonaise être considéré comme quelque chose de concurrent de la spatialité occidentale (ou moderne) ? Et pas seulement comme la marque d’une spatialité pré-moderne ? En fait, il ne faut pas abstraire notre existence de celle des choses. Car notre paradigme actuel absolutise l’objet, il le considère comme le Réel avec un grand R. Aujourd’hui, on sait que ce réel (avec un petit r) est relatif. Ce qui nous renvoie aux travaux sur l’habiter humain sur la Terre (on dit en grec oikein, habiter, oikoumenê gê, la terre humainement habitée). A des échelles de la vie, de la perception directe. Avec le corps vivant comme référent, à l’échelle 1/1, à partir duquel se détermine la qualité des choses. C’est pourquoi on parlera beaucoup d’architecture, de peinture, des particularités de la langue parlée, plutôt que de l’histoire. Il faut combiner aux écosystèmes dans lesquels nos corps vivent à l’échelle 1/1 des systèmes techniques, symboliques, par lesquels il peut y avoir représentation des choses hors de leur présence physique. Prenons le temple d’Ise. Il est dédié à une divinité ancestrale de la maison impériale : la déesse du soleil Ameratsu. Le temple est rebâti tous les 20 ans dans le style d’origine, yuiitsu shinmei zukuri. La première construction de ce temple remonte à la fin du Ve siècle ou au début du VIe siècle. Ce rite de reconstruction périodique (shikinen zôta), où périodiquement l’ancestral est ramené au présent, illustre une conception du temps cyclique, foncièrement étrangère à la conception augustinienne d’un temps téléologique, orienté d’une création à une fin du monde. Ce qu’on traduit en Europe comme l’évolution, le progrès. Le rite (qui est la forme sociale accomplie dans le temps) est inséparable de la réalisation du temple (qui est la forme matérielle accomplie dans l’espace). Ise illustre un espace-temps où les choses, indissociables de l’existence humaine, ne sont pas des objets.

Si la spatialité japonaise fascine en Occident, c’est d’abord dans les milieux de l’architecture. Puisque ce sont les architectes qui mettent l’espace en formes concrètes. Mais pourquoi se focaliser sur l’espace, sur la spatialité, sinon parce que c’est quelque chose de sous-jacent, d’antérieur à l’architecture, qui l’englobe mais aussi l’incarne le mieux. La spatialité, c’est le sens de l’espace dans une certaine culture. Sens, voulant dire trois choses : orientation physique, capacité de sensation dans notre chair et, bien entendu, signification mentale. Pourquoi peut-on travailler à ce niveau sur le Japon ? Parce qu’il y a eu en 1970 la publication de Roland Barthes, L’empire des signes. Ce livre est plein de sensations sur la spatialité. On y parlait alors de « centre vide » qu’était celui de Tokyo. Mais un autre ouvrage a été décisif : La production de l’espace, d’Henri Lefebvre, en 1974. Un ouvrage séminal, la première réflexion sur la spatialité, qui a influencé, entre autres, les études françaises sur le Japon. Puis, à la fin de Festival d’automne 1978 sur le Japon, la fameuse exposition sur le Ma, espace-temps au Japon. P a g e | 3

Une exposition restée dans les mémoires et qui a beaucoup voyagé pendant vingt ans avant d’achever son parcours au Japon, c’est parce que son concepteur, l’architecte Isozaki Arata a su convaincre Barthes de donner ses commentaires manuscrits. L’écriture n’est peut-être pas de la main de l’auteur, mais le texte, oui. L’expo a réussi à intriguer le public et déstabiliser ses repères. Même en doutant que les Français aient retenu ce qu’était le « ma », il est sûr que la spatialité japonaise est devenue attirante. Il faut la situer dans l’histoire des estampes qui suscitèrent le japonisme au 19e jusqu’aux architectes contemporains. Le Japon apparaît comme complémentaire de l’Occident car il explore des voies que la modernité a fermées. Notre modernité est logocentrique, dualiste, mécaniste. Le logocentrisme remonte aux philosophes grecs, le dualisme et le mécanicisme avec la révolution scientifique du 17e siècle. Il se caractérise dans le dualisme cartésien par la réduction de l’espace à une étendue neutre, l’extensio, strictement mesurable selon les coordonnées dites justement cartésiennes et abstraites de tout sentiment, de tout monde sensible. Avec la cosmologie newtonienne, l’espace devient lui-même un absolu homogène, isotrope, infini, totalement abstrait de ce qui en fait la concrétude pour l’existence humaine. Le Japon, à la même époque, explore au contraire cette concrétude qui à l’opposé du dualisme et du mécanicisme le greffe sur le vécu de l’être humain. A l’opposé de l’espace absolu, c’est cette recherche de la contréité de l’espace lié à l’existence humaine (Heidegger appelait cela la Gegendheit). Cela se traduit alors dans la littérature par l’obligation d’employer dans chaque poème un mot de saison (kigo), ce qui conduit aux réalités de l’archipel. Des réalités intimement liées à cette existence. L’auteur n’a pas besoin de se poser par un « je », il est dans la scène, dans le paysage, il est même la scène, le paysage. C’est grâce à cela qu’en architecture, on a eu le ma. Rien de mystérieux si ce n’est qu’une telle spatialité ne peut pas être saisie par le dualisme ni le mécanicisme. Les Japonais ne font pas de construction abstraite, de raisonnement verbal, voire de calcul. On retrouve cette approche dans la langue : on n’a pas besoin d’exprimer l’existence du sujet locuteur, celle-ci va de soi. Les choses ne sont pas de simples objets dans l’étendue. L’être humain croît avec les choses. Voilà pourquoi nous sommes attirés par la manière dont les Japonais vivent l’espace.

Eléments de psychologie Comment les Occidentaux découvrent le Japon de l’intérieur ? La thèse de Doi a bcp influencé la littérature nippologique depuis les années 1970. Disons pour simplifier le message des psychologues, que les Japonais ont tendance à privilégier l’affirmation d’une identité commune par rapport à celle des différences. Les liens par rapport aux distances. On tend à ressentir autrui comme faisant partie du même milieu que soi. On pose comme principe directeur l’excellence des rapports interpersonnels plutôt que leur réalité. Une tendance qui exalte la subjectivation du milieu, dans l’indistinction de l’individuel et du collectif. Mais pour certains auteurs, cela confine au narcissisme : en effet, ce bon vouloir de principe peut déboucher sur l’oubli, voire la négation de l’altérité d’autrui. Citant l’exemple des jeunes filles, habituées à être maternées par leur entourage au Japon et à qui il arrive des mésaventures à l’étranger. Ce qui fait qu’on dénonce l’incapacité à se conduire de façon autonome. Il faut relier cette tendance à la faculté qu’ont les Japonais de redéfinir leur moi selon les circonstances. L’adaptation du moi est considérée comme inéluctable et naturelle. C’est l’inverse dans les sociétés occidentales où l’accent est mis sur l’affirmation du moi. Nous stigmatisons les girouettes mais en P a g e | 4 japonais, on se moquera plutôt de la « moutonnerie » (pourtant très pratiquée), on valorise l’adaptabilité (s’enrouler autour de gros bâtons). Changer de corps comme on le voit à la télévision ou dans les contes n’est pas une attitude étrangère à l’obsession de conformité avec le milieu qui hante l’individu japonais. On insiste sur le fait que la personnalité n’est pas immuable. Pourtant, certains psychologues japonais regrettent que le moi des Japonais soit trop indéfini. Si l’amae est un refus de la séparation mère-enfant, c’est donc une quête de fusion perdue entre la mère et son partenaire, un besoin de dépendance. Alors qu’on peut voir l’amae comme une fusion qui existe déjà, ce qui expliquerait les comportements d’enfants gâtés. Qu’est-ce qui existe entre les gens, le moi et autrui ? Un souffle vital, une notion qu’on trouve en chinois et qui a permis aux Japonais de construire des notions comme l’humeur (la part de ki –qi en chinois- accordée au sujet). On a des notions voisines en Chine et en Inde. En plus, on remarque que de nombreuses maladies mentales existent plus fréquemment au Japon, voire sont spécifiquement japonaises. Un fou au Japon est celui dont le ki diverge (kichigai, dont le ki est dérangé), mais cela peut prendre des formes moins métaphysiques comme le délire de puanteur (le patient s’imagine puer) ou l’éreutophobie (la peur de rougir) qui est très répandue. Le malade ne sait plus se juger et il est soumis à l’appréciation d’autrui, perdant ainsi toute indépendance. Cette importance du regard des autres entraîne chez les Japonais normal un souci méticuleux des rituels les plus divers, mais transparaît aussi, a contrario, dans l’ivresse. En Occident, la folie et l’ivresse seraient d’abord un refus de la rationalité gouvernant le comportement de l’individu normal, le sujet gardant une certaine contenance. Mais au Japon, ce seraient les apparences que le fou et le saoûl rejetteraient. Dans ses aspects positifs, la tendance du sujet japonais à s’adapter à autrui traduit une grande capacité d’intuition. Des tests l’ont indiqué lorsqu’on demande aux Japonais d’imaginer ce que va faire l’autre, les petits Japonais étant plus forts que les Américains. On parle de « culture de sympathie compréhensive ». Les bénéficiaires de cette capacité d’empathie sont les enfants, à l’égard desquels la société toute entière –et pas seulement les parents concernés- se montrent d’une grande tolérance et d’une gentillesse singulières. En schématisant, cela donne ceci : en France, l’enfant doit se faire au monde des adultes, le subir jusqu’à ce qu’il puisse participer. Au Japon, c’est justement parce que l’enfant ne connaît pas encore bien son rôle social que la société des adultes plie devant lui. Ce sont des attitudes analogues à celles de sociétés face à la nature (c’est le thème du prochain cours). Du coup, on comprend l’autoidentification et l’adressage des individus. Dans la famille, cela se traduit par la prééminence du rapport générique parents-enfants sur le rapport contractuel mari-femme. L’adulte se définit non pas lui-même mais par assimilation descendante, selon la position qu’il occuper aux yeux du petit enfant. Dans une scène du métro où l’on voit une grand-mère courir pour réserver une place à sa fille qui porte un bébé, la grand-mère interpelle sa fille en criant « maman, par ici ! » La place est pour la mère du bébé et non sa propre fille. Le bébé polarise leur affection à toutes les deux. Si les rapports sociaux semblent bien huilés au Japon, c’est parce qu’à tout instant, chaque individu cherche à adapter son moi à la situation où il se trouve. Et non à l’affirmer tel quel. Cela suppose des conventions que nous explorerons ces prochaines semaines. Voici deux exemples de discours occidentaux sur le Japon P a g e | 5

« Insondables et ambivalents », texte de Karyn Poupée, Les Japonais, Tallandier, 2008 Les Nippons sont à la fois ponctuels et patients, respectueux et patients mais un brin hypocrites, humbles et fiers en même temps, débonnaires mais suspicieux, solidaires mais impitoyables avec les déviants, fidèles mais un peu rancuniers, réservés mais extravagants, adeptes des concepts futuristes mais intransigeants envers les rites anciens, matérialistes mais philanthrope, bon vivant, mas un tant soit peu dépourvus d’humour, magnanimes mais pas galants, moutonniers mais singuliers… Ces traits de caractères ombres/lumières , visage/masque, dehors/dedans, modernité/tradition sont d’autant plus remarquables qu’ils sont quasiment généralisés et se rencontrent à maintes occasions. Pressions fortes d’un côté et soupapes de l’autre, ils constituent les conditions sine qua non de l’harmonie sociale dans un pays où l’essentiel de la population est concentrée sur moins d’un cinquième d’un territoire accidenté, cerné de mers, en grande partie inhabitable, en proie à d’abominables désastres récurrents et dont la surface ne dépasse pas les deux tiers de la France. Dans un tel contexte, sans respect pour les autres, des biens publics, des procédures ou des choses aussi triviales que l’heure, la société deviendrait vite ingérable et la vie insupportable. (…) La société japonaise est, certes, exigeante vis-à-vis de ses membres mas elle offre en retour un cadre protecteur d’harmonie. Signe qui ne trompe pas : le kanji qui se prononce wa ou yuwa – union, concorde, apaisement – désigne ce qui est exclusivement d’essence nippone : washoku, la cuisine japonaise ; , la pièce de maison de style japonaise ; , papier japonais…

« Tokyo », in Japon Philippe Pons, Seuil, 1988

Tokyo est souvent pour le voyageur le premier « choc » avec le Japon. C’est une ville qui a de déroutant d’être une traînée urbaine plus immense qu’on ne l’imagine (3 fois l’un des plus grands départements français, comme la Gironde, soit un total de 30 000 km2). L’exotisme : une marée multicolore, mouvant e, de caractères chinois et de syllabaires japonais paraissant d’autant plus gigantesques qu’ils sont pour nous un univers muet. La ville est une somme d’énigmes. Elle fuit. Tout paraît travesti car on ne voit pas ce qui est aveugle. Et la foule y engloutit le flâneur. Pourtant, derrière le rideau d’idéogrammes, il se rassure de se sentir en terrain de connaissance : nos magasins en plus grand, nos machines en plus perfectionné, notre architecture de béton, en plus futuriste, nos uniformes vestimentaires, tous nos mythes de modernité, transfigurés, nous ont précédé. Comme C. Colomb cherchant l’Orient et débarquant en Amérique, on croit arriver en Asie et on découvre un Nouveau Monde, tout au plus insolite, d’une propreté et d’une ordonnance de prime abord désespérément helvétiques. Tokyo déconcerte. Mais le dépaysement doit sans doute moins à l’exotisme de surface de cet univers difficilement lisible qu’à la démesure. Tout paraît sans fin : boulevards où coule la circulation le long des lignes blanches de la chaussée rythmées par une débauche de signalisation, ces foules sans cesse recommencées ; la ville, la nuit, qui étire ses lumières à l’horizon comme une immense nappe e près de 150 km de rayon. Des architectes proposaient même de construire une ville nouvelle sur la baie , plantée sur une plate-forme comme on fit pour l’aéroport d’Osaka. « La ville est elle-même sa propre banlieue », écrit Berque. A Tokyo, s’ajoutent les préfectures limitrophes de Kanagawa (et son centre Yokohama), Saitama et Chiba. Avec plus de 13 millions d'habitants intra-muros en 2013 et environ 37,7 millions dans l'agglomération, elle forme l'aire urbaine la plus peuplée au monde. Ce qui frappe, c’est le désordre. Mais un ordre sous-jacent préside à ce fatras de complexes industriels et de logements, d’entrepôts, de canaux oubliés, de gratte-ciel de verre et d’acier, à l’ombre desquels fourmillent des petites maisons enserrées dans un labyrinthe de ruelles. Voir le ciel barré des traits de béton des autoroutes suspendues au-dessus de P a g e | 6 la ville, des toboggans géants entre les immeubles, de néons spasmodiques. Ville extravagante, proie la nuit des marteaux-piqueurs qui l’éventrent pour ne pas gêner la circulation le jour. Tokyo n’est pas une ville occidentale ordonnée autour d’un centre, mais une ville éclatée, décentrée. Ce qu’on peut appeler le centre come Ginza ou Marunouchi avec les pouvoirs politiques et économiques ne sont qu’un des centres. Privilégiés, certes, par la verdure, les douves où évoluent les cygnes dont la blancheur peut être noircie par les gaz des pots d’échappement. Par les hautes murailles de pierre noire au-dessus desquels pointent les pins. C’est le palais impérial dont on ne visite que quelques jardins, qui pour le visiteur serait un non-lieu , hors du temps, où lui dira-t-on, la saison venue, un vieil home repique symboliquement du riz : l’empereur. En l’absence d’un urbanisme au sens occidental, centralisateur, c’est le hasard, la spéculation, la vitalité sociale liée à l’éclectisme des Japonais engendré par une appétence pour tout ce qui vient de l’au-delà des mers, donnent une forme de beauté monstrueuse à cette ville gigantesque, laide par bien des aspects, mais mêlant , assemblant, surimposant en un compromis (ou un affrontement) tous les possibles architecturaux, intègre ce qu’on appelle le nouveau et l’ancien, le national et l’étranger. Les sanctuaires sont écrasés par les buildings, le rigorisme des architectures à la prussienne du début du siècle comme le Parlement, avec des hôtels de rendez-vous dans le style des mosquées ou des châteaux forts médiévaux, percés de machicoulis et ornés de tours pointues, de buildings surmontés d’un bulldozer comme celui de Komatsu, ou d’un appareil de téléphone géant qui sont des chefs d’œuvre du kitsch. Comme toutes les villes du monde, Tokyo se découvre la nuit quand ses rues éclaboussent de lumière. La ville devient alors l’expression d’un état d’esprit. Le Tokyo nocturne révèle l’une des clés de la cohésion apparente du Japon. Celle-ci existe parce que le corps social a une multitude de failles, ménage une infinité de points de fuite où peuvent jouer librement les fantasmes de chacun. Du moins pour le monde des homes. Entre les normes imposées par le respect des apparences, existent des interstices où tout est possible. Parce que l’ordre ici est social et non moral. La ville est, dit-on ici, une mémoire. Elle tient moins à la diversité des quartiers qu’à ses habitudes collectives, aux comportements de la population. Cette mémoire, il faut en trouver les traces dans le bâti, l’agencement des immeubles, leur contraste. Pas de ville au sens occidental du terme, de centre avec un espace délimité artificiellement par des murs d’enceinte. La ville japonaise procède par enveloppement, suivant les nuances de la topographie , orientant les quartiers en fonction de données hétérogènes, comme le Fujuimi-cho, le quartier « d’où on voit le mont Fuji ». Tokyo se conçoit comme un agrégat d’espaces publics et privés, comme une mosaïque de territoires dont la hiérarchie est fondée sur la distinction entre le principal et le secondaire, la rue de devant, omote dori, et la rue de derrière, la nervure de venelles menant toujours plus profond. D’où l’impression de villages que donnent les quartiers de Tokyo.

Le ki L’idéogramme Ki est composé, quant à lui de deux parties : La première représente la forme, l’aspect de la vapeur d’eau lorsqu’elle s’élève, c’est donc l’élément air.Le second a l’aspect d’un épi, d’un grain de céréale décortiqué, donc il prend le sens de nourriture, élément vital. Kome signifie riz et se compose de l’élément Eau et Feu. Globalement, le riz est dans un récipient avec son couvercle, il nourrit l’homme et lui confère sa force.

Ainsi, Ki peut prendre plusieurs significations : La respiration, le gaz, ce qui se trouve dans l’espace mais qu’on ne peut voir, l’état dans lequel on est, ce que l’on ressent, disposition de l’esprit et du cœur, tempérament, caractère, l’énergie fondamentale dont ont besoin les êtres et les choses pour se développer, les phénomènes naturels (vent, pluie, froid, chaleur…), la vitalité, l’énergie du mouvement, la volonté, sentir, envoyer, faire présent de nourriture. P a g e | 7

Chap. 2 – La nature qui surgit à l’homme

Umashiahikahihikoji-no-kami : on tient peut-être ici le dieu (kami) qui porte ce joli nom désignant le dieu primitif des Japonais. Déification des jeunes pousses de roseau (ashi), dieu du devenir (nareru kami), il pourrait en effet avoir personnifié la force vitale d’une nature humide, la nature du Pays des roselières (ashihara no Kuni) qui est l’ancien nom cérémoniel du Japon. Sans doute cette appellation traduit la vision du monde des riziculteurs préhistoriques de la période Yayoi (IIIe s. avant notre ère – IIIe siècle ap. notre ère). Ils établirent leur rizières d’inondation dans les fonds de vallées, évitant d’abord les replats que fréquentaient leurs prédécesseurs, les chasseurs cueilleurs pêcheurs et peut-être essarteurs, de la période Jômon. En climat de mousson, les vallées régulièrement inondées portent une végétation exubérante, où la vie renaît de la pourriture avec une grande profusion. Selon Ono Susumu, les anciens Japonais auraient pris conscience du temps devant ces phénomènes cycliques de pourrissement et de dissolution, ce qui prouverait l’identité des racines de tolki (le temps) et de toki/toheru (se dissoudre). Du coup, la cosmogonie du shintô est de type engendrement/devenir, dans lequel ne se pose pas la question d’une création première. Au second grand type de cosmogonies – celles où tout débute par une création – appartient notre Genèse. Et aussi dans une large mesure, la cosmogonie chinoise. En effet, les textes anciens relatant les débuts mythiques de l’histoire de Chine, mentionnent des « empereurs civilisateurs », aménageurs de fleuves, de routes, de champs. La mythologie chinoise implique une distinction du naturel et de l’humain. La tradition judéo-chrétienne insiste sur cette distinction au point d’en faire une opposition. Dans la cosmogonie japonaise, pour Mori, « l’homme et la nature se trouvent dans une combinaison foncièrement inséparable. Comme une narration de l’engendrement/devenir du monde. Elle rappelle l’œuvre mythique des empereurs de Chine, qui évoque une forme de rationalité, tandis qu’au Japon, se déroule une suite de surgissements naturels, des événements se refusant à toute analyse. Impliquant l’acceptation des événements tels qu’ils sont, tels qu’ils se produisent en engageant l’avenir. La notion même de nature porte la marque de ces conceptions. Le mot nature est un terme chinois que la langue japonaise a utilisé. Le mot rappelle la conception aristotélicienne de « naturel », signifiant ce qui possède le principe de son autonomie motrice. Mais ce qui importe n’est pas tant la nature que la place que la culture japonaise réserve au naturel, parce qu’il surgit à la perception immédiatement et antérieurement à toute détermination. Il en résulte, du coup, des façons de voir, d’agir qui peuvent différer profondément des nôtres. Dans notre culture, le monde obéit à une logique qui lui préexiste (« au commencement était le Verbe). Cette logique est assimilable , par identité verbale, au discours rationnel que l’homme peut tenir sur le monde. Le sujet est doué de raison, fondé à se poser indépendamment du monde. La culture des philosophes est claire : je pense, donc je suis. Cette même culture exalte les mathématiques en tant que discours où une démonstration correcte se suffit à elle-même. Un mathématicien français l’a appris à ses dépens : après une brillante démonstration au tableau, les Japonais sortent leur calculette pour vérifier avec un exemple chiffré. Pour le matheux français, c’est nier l’essence des maths ! Commentaire : le Logos se suffit à lui-même, alors que ni le Logos, ni le sujet ne peuvent se poser indépendamment du monde dans la culture japonaise. P a g e | 8

Le lieu n’est rien d’autre que ce qui s’offre à la perception de manière contingente et concrète, dans un certain milieu, à un moment donné de l’histoire, en fonction de quoi le sujet s’adapte. C’est le monde phénoménal avec ses composantes sensibles (le fameux « sentiment » que Descartes a dû écarter pour fonder la modernité). Dans la pensée japonaise, le monde phénoménal est le seul absolu. Il n’y a aucun principe qui transcende ce monde. A l’opposé de la conception kantienne, les Japonais considèrent le phénoménal comme le réel. Cette conception présente un rapport direct avec le sentiment de la nature qui est une réalité première. De fait, elle procède sans doute en partie de l’animisme shintoïque. Selon les termes de Senge Takasumi, grand prêtre du sanctuaire d’Isé, « il n’est aucun lieu où ne réside aucun dieu, fût-ce dans les dans 800 replis des vagues sauvages ou dans le sein de la montagne déserte ». Les mêmes conceptions ont imprégné le bouddhisme japonais. Si bien qu’il est très différent de ses sources indiennes et chinoises. L’accent y est mis constamment sur les choses, non sur les principes. Dôgen (1200-1253) écrit : « L’aspect réel est toute choses. Toutes choses sont cet aspect, ce caractère, ce corps, cet esprit, ce monde, ce vent, cette pluie (…), cette suite de mélancolie, de joie, d’action et d’inaction (…), ce pin toujours vert et ce bambou qui jamais ne rompt. » Ce courant a imprégné toute l’esthétique japonaise. Le genre poétique du haiku en est imprégné ; un tel genre serait inconcevable si on l’abstrayait de cette vision d’un monde où la réalité des choses est saisissable immédiatement. « Ce que c’est qu’un pin, apprends le du pin. Ce que c’est qu’un bambou, apprends le du bambou ». Cette identification avec les objets se manifeste dès les débuts de la civilisation japonaise. La réalité, telle qu’elle se donne, est sociale aussi bien que naturelle. L’accepter, c’est accepter la nature et la société comme elles sont. C’est s’en tenir à son milieu (fûdo). Cette préséance que la culture japonaise accorde au milieu plutôt qu’à l’individu qui s’y trouve ou à l’abstraction de principes universels peut être résumée par un principe : l’allonomie, par opposition à l’autonomie du sujet occidental (moderne). L’individu se résigne à abandonner tout jugement personnel pour assumer la norme du milieu. Ne pas croire qu’il s’agit de passivité. La passivité doit être redéfinie pour échapper aux normes de l’Occident. Au contraire, les analyses linguistiques montrent des significations comme la possibilité, la spontanéité, le respect. Cet effacement de la personne du sujet est inscrit dans les structures de la langue et dans les mentalités. On peut dire « je pense » en japonais mais on préfère dire « ca pense », un pseudo passif soulignant que l’action se produit d’elle-même. Elle est spontanée, sans cause ni agent. D’où une atténuation du « faire ». Notre « natura » vient du participe futur de « nasci », supposant un mouvement de destination et de naissance. Notre culture, par l’accent qu’elle met sur le lien du sujet avec l’action, de la volonté avec le faire, minimise la part d’irrationalité qu’introduit l’ingérence du naturel dans ce rapport. Au Japon, la valorisation du devenir spontané se traduit dans toute une gamme de comportements qui peuvent aller jusqu’à l’organisation de l’habitat.

Deux figures de chorologie Ces faits étant rappelés, nous allons tenter de comprendre comment les Japonais façonnent ce qu’on appelle l’environnement autour d’eux, à travers deux figures de chorologie structurant les rapports nature/culture : la montagne et le jardin public. En ayant conscience que la distinction fondamentale P a g e | 9 est celle qui couple les terres habitées (sato) avec leurs deux marges, la montagne boisée et déserte (yama), et la mer (umi). L’opposition entre l’espace humanisé et l’espace sauvage. L’espace habité (sato) est celui où l’on trouve des habitations humaines, mais aussi un espace administratif (initialement de cinquante foyer) et l’uchi, l’habitation personnelle d’un fonctionnaire impérial, mais aussi bien d’autres lieux comme les maisons des épouses, voire la capitale, et même ses lieux de plaisir. Inversement, No est une étendue plane ou pente de piémont, voire des éléments bruts d’un espace inculte (ni forestier ni montagneux). Mais il y a des degrés de sauvagerie, pouvant autoriser à parler de campagne, ou surtout à jouer, ces fameux divertissements sacrés qui ont le même sens premier de cérémonie où l’on quitte le sato pour aller festoyer dans la nature, notamment au printemps. Ces fêtes qu’on traduit littéralement par « mirefleur » en parlant des fêtes sous les cerisiers, mais qu’on pouvait pratiquer aussi au bord de la mer. L’idée est que la société quittant l’écoumène (espace habité) se régénère dans l’érème (espace sauvage) de la nature qui renaît. C’est un jour festif par rapport au quotidien. Cela signifie que l’érème est du côté du sacré, l’écoumène du côté du profane. Aller dans la montagne, c’est aller dans le sacré, une sorte de lieu de voyage pour les dieux. Entre les deux, se trouve un sanctuaire principal où s’accomplissent la majorité des actes religieux. Cette structuration par le shinto se fonde dans la vision où les dieux quittent les lieux habités pour les montagnes (et la mer) à l’automne et y reviennent au printemps. On franchit des frontières rocheuses ou marines, ce qui correspond dans le paysage au piémont et au littoral. L’art et les symboles permettent de démultiplier cette chronologie à toute échelle, et d’incarner le pays des dieux au sein de celui des humains (tels les bois sacrés que l’on trouve en pleine ville). Sans quitter la ville, on peut faire le parcours des arches sacrées lors des fêtes pour symboliser la migration saisonnière des dieux entre écoumène et érème. Reste que fondamentalement, la culture japonaise a choisi la nature comme référent de ce qui est culturel ! Le poète Basho : « Quitte la barbarie, éloigne-toi de la bête et suis la nature, retourne à la nature ! »

Le jardin public (koen) C’est une idée assez récente qu’on lie à l’apparition du mot au début de l’ère Meiji, en 1873. Osaka, , des sites paysagers, des temples bouddhiques, des sanctuaires shintoïstes, des résidences de personnalités célèbres, des lieux de promenade reconnus sont désormais désignés comme des parcs publics. Le nouveau pouvoir qui se met en place requalifie donc ces lieux pour assurer leur sécurité, leur contrôle, préserve les vestiges de la période d’Edo, permet la taxation dont étaient exemptes les propriétés religieux, voire préempte des terrains. 25 jardins publics sont désignés dans tout le Japon dont les 5 premiers à Tokyo (Ueno, Asakusa, Shiba, Fukagawa et Asukayama qui est un lieu de promenade célèbre pour les cerisiers). En 1920, un quart des parcs publics sont des lieux qui avaient été aménagés et plantés au cours de la période d’Edo pour attirer et recevoir de nombreux visiteurs. En 1888, le gouvernement promulgue un arrêté de réforme urbaine conformant Tokyo aux critères de la modernité occidentale. En effet, à partir de 1840 en Angleterre, puis en Europe, le parc public est un équipement urbain qui a des fonctions d’apparat mais aussi pédagogiques, sociales. La réforme propose 49 parcs dont le fameux Hibiya koen, 16 hectares à côté du palais impérial. Sa mise en œuvre a des objectifs symboliques dans un quartier très ministériel… On se renseigne en Allemagne, on tente une synthèse entre éléments japonais et occidentaux. Le parc est inauguré en 1903. P a g e | 10

Le parc urbain participe à une mise en ordre de la ville et de la société. C’est un lieu où les classes dominantes érigent en modèle des façons de vivre, des valeurs esthétiques. Le peuple y est censé se conformer aux règles. La nation y devient un thème majeur, modelant l’appartenance à travers des références culturelles mise en scène (paysages, statues), des espaces dévolus à des manifestations publiques officielles. C’est une construction identitaire. Sur le plan, le parc Hibiya emprunte aux schémas allemands avec un tracé de larges voies séparant des types d’espaces, comme une pelouse (terrain de sport). Le parc devient une place urbaine au centre d’une ville moderne, pour des rassemblements sportifs mais aussi des manifestations publiques. Un jardin de style japonais constitue un autre pôle du parc qui prend modèle sur les jardins d’agrément d’Edo. Notons qu’à la fin de la Seconde guerre mondiale, les parcs deviennent des cimetières provisoires, des camps de réfugiés et des champs cultivés. Depuis le séisme de 1923, les parcs jouent le rôle de refuge et sont des zones très surveillées sur le plan de la sécurité. En revenant au jardin promenade d’Edo, on rappellera qu’il y a toujours un étang et des itinéraires pour évoquer les paysages de la campagne, la forêt, la montagne, la mer… Ces parcs immenses de plusieurs hectares représentent surtout le pouvoir de leurs propriétaires mais aussi un lieu propice au plaisir et au repos. La fonction première de la détente est de faire le tour de l’étang comme le faisaient les premiers daimyos (qui ont une résidence alternée avec château en province et demeure à Edo où sont logés femmes et enfants). Avec, à l’intérieur, d’immenses jardins. L’étang est l’élément central du dispositif depuis l’Antiquité. Des ponts en bois, en pierre, des pas installés directement dans l’eau pour réveiller les sens et créer une sensation d’harmonie entre l’artifice et la nature. On y ajoutera des collines artificielles montrant l’érudition, les passe-temps et les convictions politiques et esthétiques des propriétaires (dont certains sont des amateurs de poésie). Le jardin-promenade est aussi un cheminement, le relief permettant de découvrir le jardin sous différents angles. L’expérience de l’espace est structurée par le temps et le mouvement. On peut le voir dans cette allée qui mène au pavillon de thé. Autres symboles fréquents : le principe masculin (pierre dressée) et le principe féminin (pierre fendue) sont les signes de l’harmonie conjugale, de la fécondité et de l’équilibre entre le yin et le yang. Attention, les arrangements de pierre ne jouent pas un rôle central dans la composition mais les végétaux, si. Ils sont taillés, sculptés suivant des formes géométriques.

Le paysagisme Faisant référence à l’action de concevoir un espace extérieur à l’aide d’éléments naturels et artificiels, le paysagisme évoque aussi bien l’horticulture, l’aménagement du territoire, la plantation, l’utilisation des pierres, le design. Cette vision des choses est empruntée à la Chine qui renvoie au fait de bâtir, de construire, d’aménager une maison, mais qui renvoie aussi à l’idée d’espace clos, cultivé (qu’on retrouve dans le jardin). Le Japon possède une tradition paysagère multiséculaire où l’apprentissage des artisans se fait par une relation de maître à disciple, en dehors de toute institution. Puis l’agronomie, l’horticulture importée d’Occident a fait naître de nouveaux corps de métiers, architectes—paysagistes, devant répondre à de nouvelles exigences comme l’hygiène, la santé physique, la sécurité, les loisirs.

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Rappel : La nature C’est une idée ambiguë qui possède plusieurs sens. En Occident, elle est conceptualisée comme ce qui n’est pas influencé par des agents humains. Au Japon, il y a deux mots : shizen et tennen. Shizen est utilisé par Lao Tseu et introduit au Japon vers l’an 600. Il signifie quelque chose comme « qui va de soi ». Le contact avec les Occidentaux pousse à traduire le concept de nature tel qu’il est utilisé en Europe. Mais il est utilisé pour légitimer (naturaliser) des idéologies politiques. On s’en est bcp servi pour idéaliser la construction de la nation en arguant que les Japonais ont une façon unique d’être en relation avec la nature, caractérisée par la sensibilité, l’harmonie, voire l’amour. Ces conceptions normatives deviennent donc politiques. On les retrouve dans l’identité nationale. Ishida n’hésite pas à écrire que l’essence de la culture japonaise, c’est son sens de la nature. Le philosophe Umehara écrit que la culture japonaise est caractérisée par son « animisme », une attitude qui selon lui pourrait sauver l’humanité de la destruction environnementale. Des idéologues du shinto prétendent que le shinto est une ancienne tradition du culte de la nature, symbolisée par les forêts sacrées, les sanctuaires shinto qu’on peut utiliser comme ressource idéologique pour résoudre les problèmes sociaux. Dans les années 1970, des auteurs japonais reprenaient les arguments de l’historien américain Lynn White mettant les problèmes écologiques sur le compte du judéo-christianisme qui stipule que l’homme doit contrôler et exploiter la nature. Mais ils ont idéalisé le Japon qui est coupable aussi de pollutions, traitements de déchets toxiques, déforestation en Malaisie et Indonésie…

La forêt profonde Une enquête montre que le cinquième de l’archipel japonais est vierge de toute action humaine, la flore n’y a jamais été exploitée. Proportion très élevée pour un pays ancien et si densément peuplé. Quelle est l’attitude de la société japonaise à l’égard des forêts et montagnes ? Rappelons d’abord que les montagnes ne sont pas très hautes, 3000 m en moyenne à l’exception du cône du Fuji-san (3776 m), mais elles sont partout, jouent un rôle d’obstacle avec 61% du territoire excédent 15% d’inclinaison et 300 m de dénivelé. Les ¾ du territoire sont donc montagneux, techniquement peu habitables, laissés à la forêt qui couvre les 2/3 du territoire (France, Suisse : ¼). Le Japon ne serait comparable qu’à l’Indonésie et à la Corée. Yama qui associe forêt et montagne se trouve aussi en birman, turc, aïnou, népalais… Il existe bien 5 types de forêts depuis la forêt subtropicale jusqu’à la forêt boréale, mais anthropologiquement, ce sont les feuilles luisantes qui sont le plus présentes dans la culture. Le couvert épais, de petites feuilles luisantes, dures, recouvertes de cire, de poils, d’écailles donne des forêts sombres, inextricables. Un milieu inquiétant pour l’homme, peuplé de chimères, dominés par les démons de la montagne en forme de tigres, un démon des ravins à tête de sanglier, un démon des eaux. C’est par là que s’est enraciné le shinto. Certains groupes ont nourri la répulsion que la montagne exerçait sur eux. Pour le bouddhisme montagnard, la montagne vaut par la solitude qu’elle permet au moine ou à l’ermite, loin des distractions du monde. Des sectes bouddhiques comme Shingon et Tendai bâtirent au XIIe siècle leurs monastères dans les montagnes. Ils ont codifié quelques-unes des images déterminantes du sentiment de la nature des Japonais : telle l’image de la montagne profonde qu’on associe à l’automne, ou celle du calme solitaire et mélancolique des hameaux de la montagne. Pour certaines sectes, l’oribasie permet d’acquérir des vertus miraculeuses. Les moines peuvent être vêtus de manière étrange, portent des amulettes, soufflent dans des cornes, racontent aux villageois d’effrayantes histoires d’oréades (nymphes des montagnes et des grottes chez les Grecs). Dans le cadre de leurs ascèses, ils gravissent à partir du VIIe siècle tout ce que le Japon compte de sommets remarquables. Ils concourent ainsi à P a g e | 12 intégrer la montagne dans l’écoumène. Mais à l’inverse, en cultivant le côté terrible et sacré des monts, ils avivent la démarcation qui les sépare des humains. En particulier, certaines limites infranchissables hors circonstances exceptionnelles dans lesquelles on ouvre la montagne aux fidèles. Ces interdits sont atténués depuis Mieji mais on freine l’ouverture par toutes sortes de moyens, y compris des péages. Dans certaines régions, les filles parviennent à l’âge adulte lorsqu’elles ont gravi telles cimes. Ce goût de la montagne n’est pas étranger à la vogue de l’alpinisme, introduit sous Meiji par les Occidentaux. Même si une bonne partie des montagnes restent inaccessibles, en tout cas, aux masses, étant donné leur isolement.

Chap. 3 – Etre japonais avec les autres

Plutôt que de parler de la population japonaise en termes quantitatifs (ils sont 127 millions avec une densité moyenne de 350 habitants mais seront 90 millions dans une génération), la question pour nous qui est de « vivre au Japon » pose celle des comportements inter-individuels qui nous frappent tous par leur originalité. Les Japonais entre eux Ils marquent clairement la faiblesse de la distinction entre le soi (ji) et l’autre (ta) déjà entrevue à propos du rapport entre le sujet et l’objet. On avait vu avec l’ethnologue Araki la préséance que la culture japonaise accorde au milieu plutôt qu’à l’individu qui s’y trouve ou ce qui va de pair, à l’abstraction de principes universels. Il la résume par un principe : l’allonomie, par opposition à l’autonomie du sujet occidental (moderne). Cette allonomie est grosse de conséquences au plain psychologique. Le même auteur qualifie le moi des Japonais de « variable » (kahenteki na jiga), et va jusqu’à écrire que l’allonomie implique une absence de moi. Sans aller jusque-là, on peut parler avec Makino Seiichi d’un ego relatif et extensible (kakudai ego). Makino fonde son interprétation sur l’analyse du fonctionnement des verbes qui signifient « donner ». Ceux-ci varient suivant le sens du don et le statut relatif des deux parties. En simplifiant, quand j’offre qq chose à quelqu’un très poliment, j’utilise un mot qui signifie « élever » ; si je fais un don à un inférieur, je ne m’élève pas. En règle générale, le locuteur se déprécie, s’abaisse, et honore, élève l’interlocuteur. Ce fonctionnement est différent quand le locuteur n’est pas lui-même en jeu. C’est-à-dire quand le discours se fait sur le mode objectif de la relation à la troisième personne. Dans ce cas, la dénivellation du rapport entre le donnant et le recevant s’amenuise. Or, quand un proche du locuteur est en jeu, le rapport se calque sur le mode subjectif, comme si le locuteur avait été lui-même à la place de ce proche. Makino montre qu’une auréole de subjectivité s’établit autour du locuteur, incluant dans sa sympathie (au sens fort, proche de l’empathie) les proches qui ne sont pas que les parents, et excluant les autres. La structure est mouvante… Makino montre qu’un père qu’on n’aime pas peut être exclu de l’auréole. Celle-ci a un rapport très direct avec la notion d’uchi, dont on parlera plus tard. Le dedans psycho- social qu’est l’uchi présente aussi les mêmes caractères de subjectivité et d’extensibilité. P a g e | 13

L’extensibilité du moi n’est pas inconnue dans notre culture occidentale. On connait l’automobile, le téléphone mobile. Mais elle est moins prononcée que dans la culture japonaise, et surtout elle diffère sur un point essentiel : le sujet peut investir des choses mais pas d’autres personnes. Car il reste lui-même, et personne d’autre, du moins en principe. Parlant de ma belle voiture en français, je pourrai dire : on m’a enfoncé une aile. Mais même en parlant de la personne qui me serait la plus chère, je ne pourrai pas dire : on m’a donné un livre. En Europe, l’investissement s’arrête à la limite de la personnalité de chacun. Alors qu’au Japon, il la franchit. La question est de savoir si la structuration du moi serait chez les Japonais aussi différente de la nôtre qu’en est l’expression verbale. Attention à ne pas penser que les termes « soi », « moi », « égo » ont la même portée chez l’enfant, l’adulte ou le vieillard. La focalisation sur l’extérieur de soi (qu’on appelle le social) semble atteindre son apogée vers la quarantaine. On ne peut pas opposer un moi occidental défini à un moi japonais indéfini. Mais comparer les degrés de cette définition qui ne peut être que relative. Je reviens sur les travaux de Doi qui ont connu un grand retentissement dans les années 1970, un peu comme Dolto chez nous. Un psychiatre qui publie « Structure de l’amae », dont le mot a une étymologie qui renvoie à l’adjectif « doux » (au sens de sucré). Et dans les sens dérivés : agir en se prévalent du bon vouloir d’autrui à l’égard de soi, par exemple, comme l’enfant qui fait un caprice en comptant sur l’amour que sa mère a pour lui. Chez Doi, l’amae fournit la principale clé des comportements nippons. Mais attention, il s’agit d’un amour passif, comme l’amour qu’un enfant reçoit de sa mère. Dans l’amae, l’amour est total, la mère et l’enfant ne font qu’un, la mère anticipe le désir de l’enfant. Par la suite, le même principe régit les rapports interindividuels des adultes (mais en-deçà de certaines limites précises). Ainsi, le vrai sens de « demander » par ex, c’est « je m’en remets à vous, faites au mieux en accord implicite avec désir » et des comportements qui y correspondent, lesquels supposent qu’autrui soit capable d’empathie. Ainsi, le terme sumanai / sumimasen dont l’étymologie indique que les choses ne sont pas encore terminées (sumu) pouvant vouloir dire aussi bien « pardon » (sens le plus fréquent) que « s’il vous plaît » et « merci »). Selon Doi, sumanai indique que l’on n’a pas fait ce qu’on devait implicitement faire (dans le sens de « excusez-moi ») ou que l’on ressent par sympathie le souci où autrui a été plongé du fait qu’il doit manifester son obligeance (au sens de « merci ») ou que l’on anticipe ce souci (au sens de « s’il vous plaît »). La thèse de Doi sur l’amae est devenue la tarte à la crème des années 1970, nous avions évoqué les risques de narcissisme. Finalement, Doi n’est pas si sympathique sur la relative indéfinition du moi japonais. Sa thèse sur le fait que le sujet et le partenaire sont dépendants est contestée. L’amae viendrait d’un manque objectif. Une idée refusée par Kimura qui pense que la fusion entre mère et enfant existe déjà et que c’est elle qui provoque les comportements d’enfants gâtés. Pour Kimura, amae japonais et self américain s’excluent. Mais nous avons parlé déjà de la capacité des Japonais à s’adapter à autrui, ce qui se traduit par une grande capacité d’intuition.

Les Japonais et les étrangers Dans ses relations avec les étrangers, l’individu japonais se comporte comme s’il représentait à lui tout seul la collectivité japonaise. Il donne souvent son opinion, son goût comme si c’était ceux de tous les P a g e | 14

Japonais. Au lieu de dire qu’il aime ceci ou cela, il dit tout naturellement : les Japonais aiment ou n’aiment pas ceci ou cela. Parfois, on appuie avec la formule « Nous autres, Japonais ». Une anecdote connue racontée par Kimura : un universitaire nippon en Allemagne à qui on demande comment il trouve la nourriture, répond : « cela ne convient pas à notre goût, nous autres Japonais » alors que nous aurions répondu « ça ne me plaît pas » ou « je ne suis pas habitué à ce genre de cuisine ». Il faut vraiment une dispute comme celles que Bernanos aimait quand il écrivait « Nous autres Français » en se situant face à l’Allemagne nazie. Cette identification de l’individu japonais à l’ensemble de la collectivité nationale procède d’évidentes racines géographiques et historiques. L’isolement de l’archipel qui est physiquement sensible, a été accentué comme on le sait par des mesures d’autarcie. L’isolationnisme des Tokugawa n’a pas eu pour seul effet de restreindre à un minimum les contacts des nationaux avec l’étranger ; il a aussi favorisé le brassage en vase clos de la culture japonaise. Ces facteurs n’ont joué cependant qu’en second lieu. Car le Japon n’a pu vivre en vase clos que parce qu’il y était prédisposé. Quant à l’homogénéisation, il aurait fallu qu’elle soit acceptée. Elle l’a été. Les Irlandais n’ont jamais vraiment accepté l’anglicisation. C’est pour ces raisons plus profondes que les Japonais s’identifient à leur collectivité. Cette identité collective, pour une société si nombreuse, est assez remarquable. De nombreux auteurs soulignent que le Japon est plus identitaire que bien des nations. Nakame Chie parle de nation unitaire en soulignant qu’il faut, pour trouver un cas pareil, descendre à des communautés du niveau de 2 à 300 000 individus. Ici, la race, la langue, la culture, la société, l’Etat coïncident ici presque parfaitement. Et cela dans un cadre territorial net (et stable sur le plan des frontières). Ce n’est pas le cas pour les autres grandes nations du monde. Même si ça ne suffit pas à l’expliquer, la nation japonaise est donc fondée à se considérer plus que d’autres, comme une même famille. On utilise au Japon des expressions comme « harakara », ce qui veut dire « relatif par le ventre » i.e. unis par une parenté de sang. Cette expression se prononce parfois dôhô, « même sein » (sortis de la même matrice), l’homologue de notre « compatriote », à cette différence près que personne ne comprend la portée physiologique de compatriote, alors que le mot « ventre » et « matrice » sont présents dans les sinogrammes de harakara et dôhô. Ce terme de karakara n’est plus de mode mais il l’était davantage avant et pendant la Seconde guerre mondiale. Suivant en cela certains penseurs de l’ère Edo, l’idéologie de Mieji a adopté et diffusé ce concept de kokka, l’Etat comme pays/famille (kok, pays, ka, famille, soi-dit en passant le caractère ka se lit aussi bien comme famille que comme maison). C’est-à-dire comme le suprême. Cette idéologie assimile la loyauté envers l’Etat à la piété filiale de la terminologie confucéenne : l’Etat est la grande famille des Japonais, et le roi (Tennô) est leur père. Notons du reste qu’un glissement s’était produit entre le chû des Tokugawa, notion de type féodal impliquant exclusivement un suzerain et ses vassaux, et le chû meijien, lequel implique l’unique Tennô et la totalité de ses sujets. C’est là encore un exemple de ces métaphores, entre la tradition et une situation nouvelles, par lesquelles le Japon a répondu au défi de la modernité occidentale. Cette mythologie a entraîné de lourdes conséquences pendant la guerre. Les slogans disaient « cent millions de flammeroles », « d’un cœur unique » prêts à « briser comme des gemmes », à se battre à mort. Ces souvenirs ne sont pas si éloignés, des Japonais ont été longtemps convaincus de la supériorité de la race, lui donnant des noms comme « efficacité », kinben, « ardeur au travail ». Mais la P a g e | 15 mort de Tennô, l’éclatement de la bulle, le séisme de Kobé qui révèle des graves inefficacités dans le système portent un coup à cette mythologie. Reste donc, que la mentalité identitaire des Japonais s’accommode mal de l’Autre, car il n’y a pas de demi-mesure entre le Japon et l’étranger : on est dedans ou dehors. Au temps des colonies, la France se nommait la « métropole », se voyait donc en mère, chargée d’élever ses enfants. Le Japon se nommait naichi, « terre du dedans » et ses colonies étaient gaichi, « terres du dehors ». Même Hokkaido se voit naichi, mais le reste du Japon aurait tendance à les repousser (tout en étant fasciné). Naguère les peuples colonisés par les Japonais étaient vus comme des étrangers, ou faisaient l’objet d’une politique d’assimilation totale. En Corée et à Taiwan, l’administration tentait d’imposer l’anthroponymie japonaise, bâtissait des sanctuaires shintoïques. Cette politique a échoué en Corée et à Taiwan, mais elle a réussi à Hokkaido : les Aïnous ou ce qu’il en reste portent des noms japonais, parlent japonais et vivent comme des Japonais. L’étranger, ibôjin, « homme d’un autre pays », c’est usuellement l’homme du dehors, gaijin, mot venu de Chine. L’attitude des Japonais est ambiguë, car tout étranger n’est pas gaijin, le terme ne s’appliquant qu’aux Occidentaux blancs. Un Noir sera d’abord noir, un Thaïlandais thaïlandais… Ces usages impliquent l’existence aux yeux des Japonais, d’une race du dehors, essentiellement blonde aux yeux bleus et anglophone. Trois anthropologues au cours d’une table-ronde sur la perception de l’étranger notaient que beaucoup d’intellectuels japonais adoptent en présence des gaijin un comportement contrefait : visage tendu, sourire poli, hochements serviles de la tête (pekopeko) alors que des paysans, en pareille situation, ne perdaient rien de leur naturel, n’ayant guère de contacts avec des étrangers et, donc, faisant comme si tout le monde était comme eux. Car devant le gaijin, le Japonais prévenu se sent astreint à un rôle. Il attend d’ailleurs la réciproque. Ce doit être des signes convenus, car s’il parle trop bien japonais, il devient étrange, « changé », « tordu ». Au bénéfice du doute, le gaijin est présumé ne pas savoir ou être capable de parler japonais. Le sentiment d’altérité renforce l’identité des Japonais entre eux. La société japonaise qui se voit homogène, peu ségrégative, n’en pratique pas moins de radicales discriminations. Les Coréens nombreux dans l’archipel sont traités à part, souvent méprisés. Tout comme ces potiers transplantés en force à Kagoshima, voici plus de trois siècles lors des expéditions de Hideyoshi sur le continent, et que l’on considère toujours comme des étrangers alors qu’ils n’ont plus rien de coréen Au lendemain du séisme du Kanto, en 1923, la panique fut l’occasion d’un massacre de Coréens : comportement cathartique, dont l’objet indique bien quelle est la place de l’Autre dans l’inconscient collectif. La même discrimination, compensatoire de l’homogénéité, frappe les parias « eta » ou « burakumin ». L’exclusion atteint ici la négation pure et simple : pour beaucoup de Japonais, les burakumin n’existent pas ou plus, ou presque alors qu’ils sont au moins 3 millions. Les sociologues ou ethnologues n’étudient guère les burakumin ni les géographes leurs ghettos car le thème est tabou et ce serait se suicider pour la carrière. Quelques « blancs » les ont vus : c’est la race invisible du Japon selon George de Vos et Hiroshi Wagatsuma. Pourtant les journaux ont raconté les diatribes entre socialistes et communistes sur la politique d’assimilation des burakumin pour laquelle des sommes importantes ont été consacrées. Mais il n’est pas rare que des familles et des entreprises engagent des détectives pour vérifier si un futur conjoint ou employé n’est pas d’origine burakumin. On excuse toujours cette pratique par le fait que ces P a g e | 16 parias seraient d’ascendance étrangère, coréenne ou autre. C’est que la grande confrérie nipponne doit être unitaire : on ne peut être différent et japonais à la fois. L’Autre est dehors, ou il n’est pas.

Etre japonais quand on est un samourai e A travers l’histoire de Yasuké, 彌介 esclave africain, ayant vécu au 16 siècle selon la vie racontée par le jésuite Luis Frois. Yasuké serait né dans l’actuel Congo vers 1530, faisait du commerce avec les Portugais dans les années 1560 avant d’être capturé et vendu comme esclave, devenant propriété des Jésuites dont il accompagne une expédition au Japon. Il y est repéré par Oda Nobunaga en 1569, drigeant fasciné par ce premier Africain qu’il rencontre. Le père Organtin, chef des Jésuites, voit une occasion d’impressionner les Japonais, leur offre le futur Yasuke. Les Japonais vont vérifier que la couleur de la peau de l’Africain est bien naturelle, en lui faisant prendre un bain. Nobunaga est impressionné par l’intelligence de son nouvel ami qu’il baptiste Yasuke, ses facilités pour les langues, sa force physique (il mesure 1,88m). L’esclave devient une exposition permanente à la Cour. Nobunaga le libère et lui donne une position de samourai. Il en fait son garde du corps, lui donne sa fille adoptive comme épouse et en fait un conseiller de la Cour. Nobugana est assassiné car certains pensent qu’il allait proposer à Yasuké d’être seigneur. Mais Yasuké tente de le défendre, meurt en héros lors de cette attaque contre son maître. Lors de l’attaque du château, Yasuké est blessé mais pas mort, amené à l’ennemi Akechi Mitsuchide qui déclare qu’il n’est pas un homme, qu’il ne sait rien, n’est pas japonais, devant être reporté aux Jésuites. Nul ne connaît la suite. Les Samouraï de Jean Mabire, Balland, Paris, 1971 Le Garde du corps d'Akira Kurosawa (1961)

Les samouraïs, figures du Japon Cette classe de guerriers, constitués d’archers montés sur des chevaux, est née de la volonté de l’empereur voulant conquérir les terres des Ainous à la période Nara. A cette époque, la conscription (sur le modèle chinois) est la règle : de 20 à 30 ans, les hommes sont conscrits , répartis en corps de mille soldats et officiers au service d’un gouverneur. Les Aïnous étant des Mongols, cavaliers solides, ce système ne fonctionne pas. L’empereur décide en 792 de réduire le service militaire chez les paysans et de former une élite d’archers issus de milieux aisés. Près de 4 000 hommes ont été choisis et donnent peut-être le premier socle de ce que seront les samourais par la suite. Car il y a aussi d’autres origines possibles : des nomades archers qui vivaient de spectacles de marionnettes, des gardes du palais impérial qui seraient passé au service de riches propriétaires terriens provinciaux devant lutter contre des bandits. Des clans puissants sont aussi se faire concurrence et se battre férocement. Les familles terriennes s’enrichirent pendant les périodes de prospérité de l’ère Heian et élargirent le recrutement à des paysans, afin de ne pas dépendre d’une tutelle du gouvernement central. Des révoltes terribles ont lieu entre clans et gouvernement impérial mais certaines familles de samouraïs influentes sont appelées à la cours pour sécuriser la vie de l’empereur. Cela n’empêcha pas les tentatives de coups d’Etat, les massacres, les guerres de succession jusqu’au shogunat de 1192 qui resta au pouvoir jusqu’en 1868. Pendant la période Edo, une partie des combattants deviennent fonctionnaires, s’intéressent aux arts, à l’écriture. Pendant l’ère Tokugawa, on voit apparaître cette pratique du seppuku qui peut être exigée par certains maîtres et provoque des ravages. Avec l’ouverture P a g e | 17 de 1854 (le Japon contraint à s’ouvrir au commerce international) , puis 1868 (restauration Meij), les samourais sont privés de leurs droits, se révoltent mais sont écrasés par l’armée impériale en 1877. Il faut savoir que le jeune samourai était éduqué sévèrement et que cet apprentissage ne correspondait plus à ce qu’on attendait d’un militaire au 19e siècle. Un fils de samourai est éduqué à ne pas recevoir le caresses maternelles, ne pas connaître de plaisirs oisifs, d’affection, de confort, de se contrôler soi- même dans la souffrance et jusqu’à la mort si elle survient par accident. On accoutume les garçonnets à voir du sang, des exécutions, à manger du riz coloré par un jus de prune salé rappelant le sang, à porter la tête des condamnés passés au sabre. Son éducation dans des écoles, les koryu, se limite à apprendre le maniement des différents sabres, la lutte, l’art équestre, le tir à l’arc, arme favorite du samourai jusqu’à la poudre à canon, le yari (lance). Les tenues sont rudimentaires sauf pendant les cérémonies. L’enfant est éduqué à la dure, et il sait rapidement à quoi sert l’épée, wakizashi, la lame d’honneur qu’il a à la ceinture. Sa religion, c’est celle des ancêtres, un peu de philosophie bouddhique et d’éthique chinoise. A l’adolescence, le jeune est surveillé mais assez libre d’agir selon son jugement, avec la certitude qu’on ne pardonne pas les erreurs. Il revêt une armure qui le couvre aussi de la tête au pied, pendant les combats où il reste très mobile. Voir le film, Le dernier samourai, d’Adward Zwik (2003) qui raconte cette histoire.

Le bain, un lieu pour les Japonais Au Japon, la propreté corporelle est une préoccupation qui vient directement des préceptes de pureté du dogme shinto. Le bain, furo, est une passion nationale qui s’éteint avec le confort individuel mais qui a soudé les anciennes générations. Déranger quelqu’un dans son bain, c’est réveiller un Provençal pendant sa sieste. Les baignoires sont parfois en bois, (hinoki, variété de cèdre) odorant et agréable au contact avec la peau. On peut s’y asperger et se laver hors de la baignoire. Une fois propre, on se plonge dans l’eau chaude, 40 à 45°, pour se détendre. Dans les maisons non chauffées, on emmagasinait la chaleur ainsi avant de se coucher. Le bain se prenait autrefois en famille, la nudité des parents n’est pas frappée de nos tabous. On se rend volontiers au bain public du quartier, en se croisant vêtus seulement avec un yukata (vêtement de coton imprimé), chaussés de socques de bois (geta) avec une petite cuvette, le savon et la serviette. Le sento, bain public du quartier, a perdu sa mixité au début du 20e siècle pour satisfaire aux tabous de l’Occident. A la campagne, les bains de certaines stations thermales, les onsen sont encore communs, seuls les vestiaires étant séparés. Le bain est un lieu de détente, de conversation, on s’y rase, on se brosse les dents avant de se plonger dans une baignoire pouvant contenir une vingtaine de personnes et bavarder avec les autres occupants. Le sento a, toutes proportions gardées, les mêmes fonctions que le café du village.

Chap. 4 – On ne conquiert pas l’espace

Nous allons voir comment les Japonais se sont approprié ces îles après avoir vu comment ils en percevaient certains aspects. Entre l’organisation mentale et l’organisation matérielle de l’espace, il y a un pas qu’on peut franchir en insistant sur le niveau perceptuel, le degré de l’appropriation qu’on peut P a g e | 18 mesurer par des analogies. Quelles sont les techniques mises en œuvre par la société japonaise pour répondre à trois besoins fondamentaux : manger, habiter, se vêtir ?

Le Japon n’est pas intéressé par l’extérieur 3 400 îles égrenées sur 3 000 km de territoire, s’étirant par comparaison de Rochefort à Agadir. Seulement 28% du territoire sont utilisés pour le bâti, ce qui donne une densité utile de 1 000, chiffre rarement atteint dans le monde, excepté les deltas rizicoles de l’Asie. Et cette situation est ancienne, puisqu’on atteignait déjà 400 en 1868. Est-ce à dire qu’il faut souscrire au lieu commun d’un « manque de place » ? De « pression démographique » ? Expliquant la miniaturisation des jardins, la politesse, la réserve nécessaire pour amoindrir les frictions. Il faut aussi parler du thème de l’espace vital, du péril jaune, de la propagande impérialiste. Le lien causal entre le manque de place, donnée mesurable est surtout culturel. Les Britanniques utilisent aussi des expressions comme workoholics, rabbit hutches (drogués de travail, clapiers)… Ce qui est sûr est que le territoire du Japon n’a pas changé depuis l’Antiquité alors que la population a augmenté de 700%. Le Japon n’a jamais été une puissance maritime avant le 20e siècle. Rien de comparable avec les Anglais, les Polynésiens... alors que les conditions naturelles sont favorables : îles en arcs étirés propices à la navigation à vue sur des milliers de kilomètres, longueur des côtes dont le dessin offre tous les havres et mouillages, ressources halieutiques abondantes, vents saisonniers de mousson, bois excellent à profusion… La comparaison avec l’Angleterre est instructive car les deux nations bifurquent au moment où elles ont les mêmes atouts : guerres civiles en Angleterre au 14e siècle, piraterie au Japon. L’entente entre empereur Ming et shogun instituant un commerce autorisé qui enrichit des villes marchandes dont certaines deviennent des points forts de féodalité comme nos villes capitalistes marchandes en Europe. Au 16e siècle, des comptoirs japonais sont ouverts en Malaisie. Alors que tout est possible pour aller sur les mers, le pays se ferme sous les Tokugawa en 1635, avec l’interdiction pour les Japonais de fabriquer des navires de haute mer. Le Japon redevient alors terrien. Inversement, en 1866, le shogunat autorise l’émigration, l’Etat japonais comme l’Italie ou l’Allemagne pousse ses nationaux outre-mer (propagande, prêts, indemnités de voyage, équipement), accepte la prolétarisation de ses petits paysans. Entre 1868 et 1946, un petit million de Japonais émigrent contre les 40 millions d’Européens. La société japonaise reste attachée à son terroir. Entre le milieu du 9e siècle où l’Etat antique colonise Honshu et le milieu du 19e où le shogunat lance la colonisation d’Hokkaïdo, le Japon est surpeuplé et Hokkaido reste vide, les Ainous étant définitivement matés depuis le 15e siècle. Pourquoi pas de conquête avant ? Car la seigneurie japonaise de Matsumae préserve les monopoles par tous les moyens. Comment ces mesures drastiques ont-elles pu être appliquées avec autant d’efficacité ? En fait, si la société avait voulu partir, on n’aurait pas pu endiguer les départs. Le fait est qu’elle est restée , se trouvant bien là où elle était, ne se sentant pas « surpeuplée » en comparaison de pays fournissant des émigrants. La société est apte et encline aux fortes densités.

Controverse sur les montagnes P a g e | 19

Les géographes ne sont pas d’accord sur l’usage que le Japon fait de ses montagnes. Pour les occidentaux, la montagne japonaise est peu utilisée et peu marquée par l’homme. On n’y trouve ni les pâturages attributifs de nos alpes (et bien d’autres montagnes dans le monde), ni ces merveilleux escaliers de terrasses de l’Asie des moussons. Ni non plus, cet aspect négatif de l’anthropisation qu’est le déboisement, très marqué en Chine. Les géographes japonais signalent des mises en culture intensive de la montagne, soit par culture classique, soit par exploitation complémentaire comme le ramassage d’engrais vert, de plantes comestibles, de bûcheronnage, de charbonnage. Controverse absurde ! Car les deux ont raison. La montagne est peu utilisée mais l’agriculture utilise beaucoup la montagne. Les deux propositions ne s’excluent pas. Il faut juste mettre la bonne échelle : 25 millions d’hectares de forêts au Japon contre 5 millions de terres cultivées. Ce qui est grand du point de vue de l’agriculture est petit du point de vue de la forêt, du fait de ce rapport de 1 à 5. Car l’agriculture a beaucoup utilisé la montagne. Moins de la moitié des champs secs sont en terrain plat, et un dixième utilisent des versants raides (plus de 20%). Les terrasses remontent un peu partout, les champs inclinés sont fréquents surtout pour les vergers (îles de la mer de Seto), des rizières existent en terrasse de la péninsule de Noto. D’autre part, les compléments agropastoraux des cultures permanentes (brûlis, pâture libre, ramassage d’engrais verts) ont touché dans le passé des surfaces pouvant atteindre 2 millions d’hectares. Soit la moitié des cultures permanentes. Mais rapportées à la forêt, ces cultures n’intéressent que 5 à 8 ha sur 100. Très peu donc. Il n’y a pas de village permanent au-dessus de 1 500 m alors qu’en Corée, on en compte 50. La montagne est, donc, peut utilisée même si l’écoumène compte une marge montagneuse non négligeable. Le problème est d’expliquer un sato (ou domaine habité) si restreint. Deux réponses traditionnelles : les conditions naturelles seraient répulsives (pentes raides, vallées étroites, glissements de terrain, enneigement exceptionnel) ; selon d’autres, ce qui aurait manqué, ce sont les techniques, du fait d’un manque de tradition pastorale, due à des facteurs bouddhiques frappant la consommation de viande, mais aussi des facteurs naturels comme le manque de couverture herbacée. On peut combiner ces deux explications. Mais ces raisons sont d’une portée toute relative.

Le rôle de l’irrigation Pour Tamaki, l’Asie, c’est l’irrigation. C’est un constat qu’il fait dans l’analyse économique du contept de fûdo. Le fûdo, c’est le milieu en tant que produit de l’histoire. Pour Tamaki et beaucoup d’autres, le moment est venu où le Japon doit retrouver ses racines asiatiques s’il veut pouvoir imaginer son avenir. L’être est passé du slogan Datsu A nyû 0 (« sortir d’Asie, entrer en Europe ») que lança au 19e siècle Fukuzawa Yukichi ; il faut sortir d’Europe et entrer en Asie ! Car l’Asie, c’est le monde de l’irrigation. Des aménagements collectifs et cumulatifs qui invalident les notions occidentales de rente et de propriété foncière privée. Il ne peut y avoir de propriété privée au sens strict quand la fertilité du sol dépend directement d’un bien géré collectivement (un capital social cumulatif), à savoir le système hydraulique. Le capital agricole est foncièrement duel : un capital foncier régional qui est public, un capital d’exploitation qui est individuel. Tous deux doivent s’entre-stimuler. Ce que n’est pas le cas lorsque la gestion du système hydraulique, affaire de l’Etat, échappe au contrôle des producteurs. Ce contrôle est faible en Asie, mais au Japon, la communauté rurale où le public et le privé se confondent a toujours eu un rôle de pointe en hydraulique. D’où l’exceptionnelle productivité de la terre japonaise : P a g e | 20 dès l’époque de Nara (8e siècle), les rizières rendaient en moyenne de 9 à près de 16 quintaux à l’ha. Et au 18e siècle, de 20 à plus de 27, des valeurs qui ont été atteintes récemment en Inde ou au Brésil. La rizière japonaise a construit son milieu. On utilise d’ailleurs le mot « fabriquer » pour le travail de la rizière et non « cultiver ». Dans ces conditions, la terre est moins un bien naturel qu’un capital fixe. D’incessantes bonifications réduisent la rente différentielle, car les différences de fertilité des sols s’effacent, car la fertilité est artificielle. De là, deux conséquences. La première est que dans l’histoire, le capital foncier n’a cessé d’accumuler de la richesse. Un canal peut servir pendant plusieurs siècles. Cela entraîne une socialisation des investissements qui sont de plus en plus hors de portée du privé. Il y a donc accumulation progressive de la propriété privée par le capital social. Cela entraîne d’ailleurs un effet pervers : si la demande croissante n’est pas satisfaite à grands renforts d’aménagements publics, les prix – donc la rente absolue – augmentent. Par conséquent, l’accumulation de capital foncier, en principe contraire à la rente, renforce la propriété foncière en augmentant la charge totale de la rente pour la société. La seconde conséquence est encore plus intéressante. L’élévation de la rente dans les terres aménagées entraîne une différence notable entre celles-ci et les terres non aménagées qui sont, de facto, exclues de l’espace agricoles car le niveau de rente est trop faible. En outre, défricher de nouvelles terres devient de plus en plus difficile, à l’échelle de l’entrepreneur individuel, car il faudrait pour que l’opération soit rentable y investir d’un seul coup l’équivalent du capital accumulé en plusieurs siècles dans les terres aménagées. Il en résulte un freinage de plus en plus sévère par l’extension des terres cultivées. Un goulet qui ne peut être enfreint par de considérables investissements publics comme la colonisation d’Hokkaido l’a démontré. Telle est la logique de la concentration de l’écoumène au Japon. Une logique qui peut être définie sur d’autres plans. L’agronome Iinuma Jirô montre que le système outillage+méthodes élaboré au cours des siècles constitue une synthèse originale de certains avantages comparatifs des premiers grands types d’agriculture traditionnels qu’on trouve dans le monde. Dans le premier type, le problème est de ménager l’eau et l’on utilise souvent l’araire ou la charrue ; dans le second type, c’est le désherbage et l’on utilise surtout la houe. Chacun de ces deux types comporte de la jachère selon la plus ou moins grande humidité. Appartenant au type 2, le Japon s’est à partir des Ve-VIe siècles doté de la technologie du type 1 venant de Chine du Nord et ayant peu à peu combiné les deux. Cette synthèse s’achève au début du 20e siècle avec l’adoption d’un nouveau type de charrue dans la région de Fukuoka. Dans ce système, c’est l’intensité du travail qui constitue le facteur déterminant du rendement. Le travail économisé par accroissement de la productivité est réinvesti sur place pour accroitre l’intensité, au lieu de servir à étendre les surfaces. Car le montre Iinuma, toute unité de travail supplémentaire donne un gain de productivité supérieur. Au-dessous d’une certaine quantité de travail, le système devient très peu efficace, ce qui est le cas sur les marges du finage. Tout est donc affaire de point critique. Le Japon a dépassé depuis longtemps ce point critique, car dès l’Antiquité, on voit que les rizières sont repiquées et non plus semées. L’agriculture japonaise concrétise de façon spectaculaire les principes ébauchés par le traité d’agronomie chinoise du Ve siècle, le Qimin Yaoshu et qui ont, sans cesse, été réaffirmés par la suite, tant en Chine qu’au Japon. Ces principes consistant à améliorer l’exploitation à l’intérieur de certaines limites, plutôt que de chercher à les dépasser. P a g e | 21

D’autres facteurs concourrent à la concentration de l’écoumène, et corrélativement la préservation du domaine forestier. Le fait que la civilisation japonaise a toujours consommé beaucoup de bois conduisit dès le VIIIe siècle les autorités à prendre des mesures pour protéger les forêts, tant à l’encontre de la coupe proprement dite que du ramassage et de la cueillette que l’on pratiquant dans le cadre de communaux. Sous les Tokugawa, ces mesures devinrent de plus en plus sévères. Car le besoin de bois croissait dans les villes qui, pour l’époque, étaient énormes (deux veilles de 3 à 500 000 habitants, Kyôto et Osaka, une de plus de 1 million, Edo). Les bois communaux, limités, donc surexploités ne pouvaient pas suffire aux besoins de l’agriculture. Celle-ci se tourna dès lors vers l’engrais artificiel, notamment la farine de poisson. L’urbanisation a joué, elle aussi, contre l’extension du terroir, compte tenu du système foncier de la féodalité. Cette dynamique s’accentua après 1868 dans un autre contexte : la privatisation, la municipalisation et l’étatisation d’une bonne partie des communaux. Pour expliquer le soin que les autorités ont toujours mis à protéger la forêt, il faut tenir compte du climat et du relief qui auraient fait du déboisement de la montagne créé des catastrophes comme l’érosion/accumulation dans les plaines rizicoles. Cela aussi, c’est le fudô, la société dans la nature, et la nature dans la société. Ces connaissances étant établies, il serait intéressant de citer maintenant comment cet espace matériel et technique est perçu dans la cosmogonie des Japonais, comment la forêt, la nature nourrissent la pensée des Japonais depuis des millénaires.

La mort en fusion Les exemples que je prends sont empruntés à Hisayasu Nakagawa, Introduction à la culture japonaise, coll. Libelles (centre Marcel Granet), PUF, 2005. L’auteur donne trois exemples d’acceptation de la mort chez trois écrivains dérivant d’une pensée commune qui est la suivante. L’idée est qu’après leur mort, les éléments qui composaient ces trois personnes continueraient d’exister indéfiniment. Aucun d’eux, bien sûr, n’accepte l’hypothèse d’un Dieu transcendant. Il cite Téru Miyamoto et sa nouvelle Le rougissement des feuilles d’automne. Une nouvelle composée d’échanges de lettres entre deux personnages quelques années après leur divorce. Un divorce qui avait suivi une tentative de double suicide : la maîtresse du mari, après avoir poignardé par surprise son amant, s’était tranché la gorge. L’épouse légitime avait été avertie par l’hôpital où son mari sans conscience avait été transporté. Une fois son mari rétabli, elle exigea de connaître le nom de la maîtresse qui avait tenté de le tuer et devant son mutisme, demanda le divorce. La nouvelle épistolaire commence après que le hasard les a fait se retrouver ensemble un automne, au pied d’une montagne de Honshui, quand les feuilles rouges des érables tapissent les versants. Au dire d’une lettre à son ex- femme, il pensait souvent après avoir repris connaissance : « si j’étais mort, moi, que serais-je devenu ? Peut-être, je serais devenu la vie elle-même, sans corps ni esprit, et cette vie elle-même se serait dissoute dans cet univers. » La même idée lui revient toujours : « Tout homme s’approchant de la mort regardera ce qu’il a fait jusque là. Pourtant, tout en portant les tourments et les repos causés par sa manière de vivre, il se changera en pure vie qui, elle ne cessera plus et se fondra dans l’espace infini qu’est l’univers, dans le temps-espace sans commencement ni fin ». On lut plus tard dans la presse les circonstances dans lesquelles Téru Miyamoto (Asahi, 15 janvier 1991) a rédigé cette nouvelle. Parti en voyage, peu après que le train ait quitté Tokyo, il se mit à P a g e | 22 cracher du sang et ne put s’empêcher de croire à sa fin prochaine. C’est alors que son regard rencontre le rougeoyant manteau de feuilles de la montagne qui se découpe sur le ciel étoilé. Il écrit : « la pensée qui surgit en moi soudainement était, en un mot, celle que, même après la mort, l’on continue à vivre. D’un coup, cette idée se développa et m’emplit d’une allégresse extraordinaire : nous prendrons tantôt une forme de mort, tantôt une forme de vie ; mais la vie elle-même qui est notre origine ne périra point ». Pour Miyamoto, c’est cette pensée et cette allégresse qui le poussèrent à publier sa nouvelle. Il ne serait pas inexact de dire que sa joie éprouvée devant la nature, au moment où il voyait sa mort prochaine, ressemble étrangement à l’état de joie « proche de l’extase » qui surprit le vieux soldat d’Ooka. Dans son roman Feu dans la plaine, Shokei Ooka donne un récit de guerre par un soldat de l’armée japonaise des Philippines. Où son régiment a été anéanti. Il marche des jours durant avec comme seul guide le cours d’une petite rivière qui l’amène un matin sur la berge d’un fleuve. Enlevant godillots et molletières, il fait quelques pas dans l’eau. Plongé dans ses rêves, il voit son corps éventré flotter au fil de l’eau. « De nouveau, j’ai regardé l’eau devant moi. Elle coulait avec ce bruit de chuchotement que j’écoutais souvent dans mon enfance. L’eau coule sans fin entre les pierres, les contourne, ressurgit et puis, prestement, s’enfuit. Tout me paraissait mouvement continu et sans fin. J’ai poussé un soupir. Quand je serai mort, ma conscience n’existera certainement plus mais mon corps ne cessera de subsister en se fondant dans la grande matière qu’est cet univers. Je vivrai pour toujours ». Cet épisode, on le retrouve dans une nouvelle autobiographique, Retrouvailles, on a le récit de cette expérience vécue par le soldat Tamura en fuite dans les Philippines et qui l’exprime dans les mêmes mots. Cette idée de fusion dans le mouvement naturel de l’univers et de continuer ainsi à vivre éternellement n’est pas la particularité des écrivains contemporains. En témoigne ce livre de Chomin Nakaé, qui fut le premier traducteur du Contrat social de Rousseau. L’auteur atteint d’un cancer dont les médecins pronostiquent l’issue à moins d’une année, décrit sa philosophie du matérialisme athée. Il réfute l’idéalisme importé d’Europe à cette époque. Et affirme non pas l’immortalité de l’âme, mais celle du corps. Il écrit, en effet : « Si j’ose avancer plus positivement ma thèse, l’esprit n’est point immortel mais le corps, origine et support de celui-ci, étant composé de certains éléments, ne sera pas détruit même après sa décomposition. Quand Napoléon ou Toyotomi Hidéyoshi (un général japonais du 16e siècle) qui mit fin aux guerres civiles et réunifie le pays) sont morts, il se peut que, de tous les éléments composant leurs corps, les éléments gazeux aient été absorbés par les oiseaux qui virevoltent dans les cieux, les éléments solides par l’eau qui passera dans les racines d’une carotte ou d’un radis noir qui passeront à leur tour dans l’intestin d’un homme. Il n’en est pas moins vrai que, tout en changeant toujours de lieux, ces éléments existent toujours ». Ici, Nakae ne parle pas de son expérience mais expose sa thèse. On voit chez ces trois écrivains que la mort acceptée dérive d’une pensée commune que même après la mort, les éléments qui les composaient continueraient d’exister indéfiniment. Aucun d’eux, bien sûr, n’accepte l’hypothèse européenne d’un Dieu transcendant. Mais ce qu’en Europe on nomme un atomisme athée, au Japon, est une pensée tout à fait partagée, naturelle. On trouve d’ailleurs des attitudes analogues chez les philosophes matérialistes du XVIIIe siècle. P a g e | 23

Ainsi, Diderot, dans le Rêve de d’Alembert, dit la même chose que Nakaé : le géomètre dit que « la vie est une suite d’actions et de réactions… Vivant, j’agis et je réagis en masse…. Mort, j’agis et je réagis en molécules… Je ne meurs donc point ? Non, sans doute, je ne meurs point en ce sens, ni moi, ni quoi que ce soit… Naître, vivre et penser, c’est changer de forme… Et qu’importe une forme ou une autre. Chaque forme a le bonheur et le malheur qui lui est propre ». Une idée communément partagée par les philosophes des Lumières. Ainsi, on retrouve la même affirmation dans un livre du Dr De Sèze, publié en 1786 : Recherches physiologiques et philosophiques sur la sensibilité ou la vie animale où il expose à peu près les mêmes idées que Diderot : « A parler strictement, il n’y a point de mort réelle dans la nature, même après la dissolution des corps, il reste dans leurs éléments l’action de la vie qui leur est propre : cette action ne s’éteint point, elle se développe même plus fortement : c’est une sorte de tendance à l’agrégation, à la combinaison dont jouit chaque molécule de matière qui, changeant sans cesse de forme, n’en reste pas moins imprégnée de cette force motrice dans quelque état où elle se trouve ». Pour terminer son chapitre, Hisayasu Nakagawa donne l’exemple de son père enraciné dans la tradition japonaise. Malgré son éducation universitaire dans un milieu protestant du nord des Etats-Unis et un séjour en Europe qui dura six ou sept ans, la culture européenne n’avait pas entamé son identité japonaise. Quand il était vieux, il disait de temps en temps : « quand je serai mort, je retournerai à la terre, heureux de revenir aux éléments. Ne faites pas de funérailles, mais fêtez mon retour à l’origine ». Si on devait conclure cette séquence sur la conquête de l’espace, on pourrait dire qu’on ne le conquiert pas au Japon, on s’y fond…

Chap. 5 – La rizière et le sauvage

Au centre de Hokkaido, le bassin de Kamikawa porte les plus belles rizières du Japon. Déposées avec la régularité des touches de piano dans un pays carroyé à l’orthogonale, ces rizières dégagent une impressionnante sensation de puissance. Au cœur de cette île restée si longtemps sauvage, elles imposent et manifestent la civilisation japonaise. De fait, quand on s’éloigne du fleuve Teschio et les rizières se raréfient, puis viennent à disparaître, le paysage devient triste et sauvage, nous préviennent les guides qui ne goûtent pas l’ambiance bucolique des lunzerniaires et des champs de maïs fourrager. Emblèmes de la terre et de la société japonaise, prisme du sentiment de la nature, étalon du territoire et des richesses qu’il porte, assise des structures économiques, la rizière (ta) est la marque de la japonité telle que l’ont faite deux millénaires d’histoire, voire plus. Elle qualifie l’espace nippon. Même aujourd’hui dans cette société ultra-industrielle et urbaine, la fixation du prix du riz (heika) au printemps occupe la une de tous les journaux, qui durant l’été vont détailler régulièrement l’état des moissons et l’automne rendre compte, pour chaque département, des quantités récoltées, des surfaces, des rendements, ainsi que de l’écart par rapport à la moyenne et par rapport aux objectifs pour terminer sur l’état des stocks. La presse régionale donne les mêmes précisions par cantons, la presse locale par municipalité. En France, pays agricole comme l’apprennent tous les écoliers du monde, il faut consulter les publications techniques pour en savoir autant sur le blé ! P a g e | 24

A moins d’être chassée par la ville ou par le froid (tout au nord), la rizière occupe souverainement les meilleures terres, ie les plus basses et les plus plates. La nature n’en a que parcimonieusement doté le Japon. Les plaines basses (beiya) couvrent 13% du territoire, les plans modérément élevés 12% et les piémonts divers 3%, soit un total de 28% dont les cultures occupent la moitié, et la rizière à elle seule plus du tiers. Neuf agriculteurs japonais sur dix font du riz, pour leurs besoins propres depuis les îles des mers tropicales jusqu’aux abords de la mer d’Okhotsk que la banquise bloque de décembre à avril. Il a fallu pour cela 3000 ans d’aménagements cumulatifs qui, aujourd’hui encore, se poursuivent. Arasant les collines à l’amont, comblant ou asséchant les baies en aval, la riziculture n’a cessé de s’étendre en des plaines si menues faisant que le Japon est l’un des rares pays où la superficie agricole augmente chaque année…. Aujourd’hui, les gains face à la mer se moins pour la rizière que pour la ville ou l’usine ; mais la tradition est la même. Le familier des travaux publics remarque que le Japon compte moins de polders que la Hollande qui fut son maître en la matière. Outre le polder classique (endiguement, puis asséchement par pompage), le Japon pratique pus couramment le comblement, soit endiguement, puis asséchement par remblayage. Il a des collines et des montagnes à revendre, des déchets de la mégalopole. Une grande partie des coteaux boisés de Chiba ont été engloutis par la baie de Tokyo où ils portent les plus importantes usines de la planète, toutes sortes d’activités urbaines dont un Disneyland. La baie d’Osaka porte un aéroport sur une île artificielle. Dans la plaine et sur les replats que couvre la rizière, les moindres dénivellations prennent de l’importance. Une variation de quelques centimètres suffit à modifier tout le système hydraulique, y engendrant des combinaisons nouvelles que reflète fidèlement la disposition des diguettes. Le langage répertorie tout l’éventail des possibles en partant de la distinction fondamentale entre les shitsuden (rizières humides) des kanden (rizières sèches, ou asséchables à volonté). On peut signaler aussi les champs de riz non irrigués qui ont toujours été très secondaires. Les appellations de la rizière dans ce cadre se comptent par dizaines, la plupart ayant un rapport direct avec le mode d’irrigation. La rizière japonaise est, en effet, par excellence la rizière irriguée. Nulle part ailleurs, la maîtrise de l’eau n’atteint une telle perfection. On a ici quatre grands types d’irrigation selon qu’ils utilisent A) l’élévation de l’eau par divers engins, B) des réservoirs, C) la dérivation d’un écoulement naturel, D) la nappe phréatique. Le type C domine largement comme on peut s’y attendre dans un pays montagneux. On peut comme le fait l’économiste Tamaki Akira distinguer les types d’irrigation utilisant le travail humain, pratiquement jamais le travail animal type A ou D, la capitalisation d’un travail ancien type B et C ou les équipements de capital fixe type A ou D. Les divers types d’irrigation traduisent assez fidèlement les étapes de la conquête de l’archipel par les rizières car suivant le niveau technique, celles-ci ont occupé sélectivement tel ou tel site. Cette conquête débute à Kuyshu environ 1000 ans avant notre ère avec l’occupation des deltas marécageux ou périodiquement ennoyés par les crues où le riz pousse sans aménagement hydraulique. De cette époque date le nom cérémoniel que les anciens Japonais donnent à leur territoire : Ashihara no Mizuho no Kuni, le pays des roselières aux jeunes épis de riz. Vers le début de notre ère, la riziculture atteint le nord de Honshu. Le détroit de Tsugaru reste une barrière pour un millénaire, les premiers essais de riziculture à Hokkaido remontant au 17e siècle. Entre temps, le Japon de l’Ouest a vu les rizières remonter dans les vallées. Les clans s’assurent les débouchés de vallée, aménagent leur « lieu de rizière » irrigués surtout par des réservoirs. Les uji rivalisent de puissance jusqu’au 6e siècle, où P a g e | 25 l’emporte définitivement l’uji destiné à unifier le Japon antique. Celui-ci, prenant exemple sur la Chine des Tang, étatise les rizières. Dès ce temps s’instaure une relation proche de l’identité entre la puissance de l’Etat et la fertilité des rizières (la dernière expression notable en a été la réforme de l’impôt foncier grâce à laquelle le pouvoir meijien lance l’industrialisation du pays). Aussi bien l’Etat antique doit –il lancer des travaux d’hydraulique dans e cadre du système de carroyage jôri, dont les traces dominent encore de nombreux paysages. Les rizières s’étendirent beaucoup. Après cette vague, la progression fut plus lente, par défrichements menus dans les vallées. Une nouvelle vague de grands travaux s’engagea durant les guerres civiles du XVe au XVIe siècle pour culminer durant la première moitié de l’ère Edo au 18e siècle. C’est alors que sont conquis les cônes fluviatiles déterminant la morphologie des petites plaines japonaises. La surface des rizières double en un siècle, et la perfection accrue de la maîtrise de l’eau fait doubler les rendements dans le même laps de temps. Les daimyos s’évertuent à promouvoir la riziculture (coercition, avantages). La dernière période d’extension des rizières commence à l’ère Meiji et dure jusqu’en 1970 à Hokkaïdo. Les rendements progressent aussi de manière spectaculaire, mais une crise historique survient : la surproduction du riz avec un déclin simultané des cultures sèches, oblige le gouvernement à lancer une politique de quotas. La consommation décline aussi, les enrizements diminuent. Dans le passé, la riziculture s’est faite au détriment des autres cultures sèches qui avaient occupé jusqu’à 50% des surfaces cultivées et avaient été rejetées sur les périphéries, en dehors des cultures commerciales de haut rapport. Mais la règle a été que le riz a toujours rapporté plus que toutes les autres cultures si bien qu’il a marginalisé les autres cultures (au sens géographique du terme, dans les marges). Puis ces marges ont rétréci par la friche et l’emboisement. La surface agricole tombe de 15% en quinze ans, la surface agricole nette (compte tenu des doubles-récoltes) d’un tiers. Les abandons de cultures sont dictés par les besoins en travail et en terre : par ex, depuis Meiji, les rizières ont pu monter jusqu’à leur limite actuelle de 1300 m d’altitude. La fraîcheur de l’eau pose problème, exigeant des bassins d’attiédissement, des rigoles d’amenée plus longues, une irrigation limitée dans le temps, d’où la nécessité d’imperméabiliser au maximum le sol de la rizière, une modulation des hauteurs d’eau, un échelonnement des rizières suivant la résistance des variétés de plants… Le temps ainsi exigé est récupéré des autres cultures, par abandon pur et simple ou par remplacement des plantes exigeantes en travail comme le sarrasin par d’autres plus frustres comme le millet. Dans ce cas, l’expansion de la rizière, loin de pousser de nouveaux défrichements a directement provoqué une déprise et une extensivisation des cultures marginales, la résultante des deux mouvements étant à l’évidence une concentration de l’emprise humaine. Or, à considérer l’écoumène japonaise dans ses grands traits géographiques et historiques, il semble que cette dynamique de la concentration en soit la dominante (voir chap 4).

Le construit et le sauvage, la métaphore territoriale Concentration humaine, préservation de la forêt et des hauteurs, la dynamique focalisante de l’écoumène japonais n’a pas manqué de se traduire à d’autres échelles dans l’organisation de l’espace, ni d’engendrer des difficultés propres. P a g e | 26

La première de ses difficultés tient aux aspects de surexploitation que nous avons signalés. La rizière a beau être construite et la fertilité y être artificielle, l’une et l’autre ne peuvent s’abstraire de l’environnement naturel (ou peu transformé par l’homme). A la limité des deux domaines (le construit et le sauvage), s’instaure une tension qui n’existerait pas au même degré si l’écoumène était moins intensément valorisée. Cette tension s’exprimait autrefois dans la surexploitation des droits communaux, proches des zones habitées par opposition aux forêts de fond, propriété du seigneur de l’Etat, donc protégées. Détruisant le couvert végétal, appauvrissant les sols, cette surexploitation provoque la diffusion du pin rouge, espèce de lumière et de terrain pauvre, dont l’omniprésence si typique des paysages nippons n’est, en fait, qu’un attribut de l’écoumène. Aussi bien les régulations permises par la technologie moderne favorisent-elles actuellement le retour des satoyama au climax, caractérisé par les cryptomères sugi, entre autres. Les ravages exercés par le parasite mangeur de pin sont l’une des expressions de ce processus. La surexploitation s’exprimait aussi par la déforestation et l’érosion des satoyama, lesquelles devinrent intenses vers la fin de l’époque Edo et au début de Meiji. La différenciation sociale et la privatisation forcèrent la petite paysannerie à exploiter davantage les communaux rétrécis. Les glissements de terrain catastrophiques qui se multiplièrent vers la fin du 19e sicle et furent à l’origine de l’émigration de villages entiers vers Hokkaido n’ont pas d’autres causes. Là aussi, les problèmes ont été réglés par la protection des satoyama. C’est la diffusion des techniques modernes et l’effacement des pratiques communautaires qui ont permis cette restauration. L’autre aspect de la surexploitation est la pénurie d’eau que ressentit précocement la riziculture. Sous les Tokugawa se multiplient les conflits d’eau (suiron). Chaque communauté rurale voulant s’assurer un bassin versant, la montagne pourtant déserte est l’objet de virulentes disputes frontalières entre les villages. Si l’emprise humaine avait été moins intensive, cela aurait-il mieux marché ? En étendant par exemple les cultures sèches sur les milliers d’hectares disponibles au lieu de créer de nouvelles rizières aurait, à coup sûr, réglé bon nombre de suiron. Mais la spatialité japonaise joue dans l’autres sens. Ce qui est vu d’Europe comme un insuffisante mise en valeur des ressources naturelles, contrairement au ressenti. On vérifie par là que la notion de ressource naturelle est purement relative. Si élevé que puisse être le cerveau des techniques – et si c’était le cas – cela ne change rien à l’affaire. La société tend à assimiler ses construits à la nature, qu’elle ne perçoit qu’à travers ce prisme. Ce principe vaut pour toute société mais principalement pour les sociétés qui, comme la japonaise, ont intensivement aménagé leur écoumène. Chaque génération tend à percevoir comme une donnée de la nature ce qui est, en réalité, l’œuvre des générations précédentes. Car les paysans japonais appellent fleuve, rivières ce qui n’est qu’un vieux canal. Tamaki montre comment les sociétés japonaises et européennes ont divergé, l’Europe dans le « prolongement la main aratoire par un outillage de plus en plus efficace ». Les Japonais ont prolongé la terre par des aménagements de plus en plus massifs. En Europe, on distingue les œuvres humaines de celles de la nature, au Japon les œuvres sont enchâssées dans le sol. On voit donc un rapport direct entre l’intensivité objective et la naturalité subjective de l’emprise humaine sur l’environnement ; le corollaire étant que le goût du naturel peut s’accommoder d’un très haut niveau d’artificialité. Grâce à ce médium qui est la territorialité, c’est-à-dire le rapport à la terre, les Japonais pratiquent une infinité de métaphores entre ses œuvres les plus élaborées et la nature telle qu’elle la perçoit. L’on voit que ces métaphores, loin de n’exprimer qu’une faiblesse objective de la P a g e | 27 distinction nature/culture supposent au contraire un haut degré de culturalité. Cette fusion de l’homme et de la nature est hautement culturelle et n’enlève rien au goût de la nature des Japonais. Mais ne nous leurrons pas ! Dans la mesure où il est culturel, ce goût de la nature (subjective) suppose une certaine forclusion de la nature (objective). Les métaphores impliquent une certaine limitation de ce qui est transféré. Quelle limitation ? Une analogie peut nous guider : entre d’une part ce qui vient d’être écrit à propos du degré d’artificialité de l’écoumène et de l’exclusion de ce domaine, d’une bonne partie de l’archipel (l’espace sauvage), d’autre part de la codification, c’est-à-dire l’humanisation par un système symbolique. Voici quelques exemples. Les fameux « jardins en boîte », hakoniwa ou bonsai, représentent un paysage en réduction. Paysage dont l’apparente liberté , tout comme celle d’un véritable jardin japonais, doit évoquer la nature. Que de fois n’a-t-on pas dit que ces jardins en taille réelle ou dans un plat sont la nature elle-même et qu’ils répondent, comme tels, à un besoin profond de l’âme japonaise… Or, il n’y a pas plus artificiel. Comme nous parlerons des jardins, concentrons-nous sur les bonsais. Ils sont les héritiers d’un art apparu vers la fin du 15e siècle dans la « culture du Higashiyama », période si féconde de l’histoire japonaise où s’épanouissent le nô, les arts du thé, les fleurs, le jardin. Sous ses premières formes dites bonseki ou bonsan, cet art consistait à représenter un paysage connu avec le plus d’adresse possible et en utilisant que des matériaux non travaillés. La provenance, la qualité et la disposition de ces matériaux en vinrent à être strictement répertoriés et codifiées. Il devint de bon ton de s’entre-offrir les bonseki qu’on avait réalisé soi-même. Plus tard, cet art se développe en plantation en pot, tel que nous le connaissons où la sélection des plants et le travail ajouté atteignent un niveau de de technicité incomparable. Le bonsai, c’est le cas de le dire, concentre et résume les procédés que nous avons décrits : artificialiser la nature par intensification du travail, haut niveau technique, lesquels sont prisés en tant que tels), codification (par les matières et formes sélectionnées, régies par des règles savantes et étiquette des échanges de cadeaux), exclusion (le bonsai est un fragment de paysage qui se suffit à lui-même), sélection des plants, taille et épilation de ces plants, miniaturisation et simplification. Ce sont les mêmes principes que dans le jardin véritable. Le bonsai est le jardin qui est le paysage. Non pas un don de la nature, mais par le travail de l’homme. Comme par d’autres voies la carte est le territoire. Ce travail métaphorique prolonge d’un côté l’aménagement de l’écoumène (et dérive des techniques de sélection des espèces et des soins que les paysans mettaient en œuvre dans les campagnes), d’un autre côté ce travail prolonge les techniques de symbolisation propres à l’esthétique japonaise : les paysages, les plantes, les pierres sont exactement les mêmes que ceux de la tradition iconographique ou poétique. Ni d’un côté, celui de l’écoumène, ni de l’autre, celui de l’esthétique, la nature n’est quelconque, c’est la nature que l’homme perçoit, donc celle qu’il construit. La métaphore territoriale ne s’effectue pas entre le jardin et la nature sauvage mais entre le jardin et la nature que l’homme s’est donnée en excluant le reste. « On voit l’arbre, pas la forêt » dit une maxime. Et les arbres que l’on voit , ce sont ceux que l’homme affectionne et répand : le pin rouge en premier lieu. La substitution analogique par laquelle on peut jouir de la nature devant un jardin japonais présente de grands avantages matériels par les économies qu’elle permet : une faible quantité de matière procure ici une jouissance considérable. Mais en vertu de mêmes principes, l’analogie s’exerce à l’occasion jusqu’à P a g e | 28 sa propre caricature : laquelle est de se soustraire à tout contact avec le réel. Bashô raillait déjà ces poètes précieux qui, pour chanter la nature, ne ressentent pas le besoin d’y aller voir. De nos jours, c’est la même tendance chez ces experts si nombreux, aménageurs et urbanistes, pour qui le territoire se réduit à la carte et la ville au schéma directeur (notamment pendant la Haute Croissance). Le Japon n’a pas le privilège des faiseurs de « plans sur table » mais on peut s’étonner que cette tendance se manifeste dans une société par ailleurs si attachée au concret, si peu portée aux abstractions. La contradiction n’est qu’apparente. La métaphore territoriale telle que les Japonais la pratiquent peut, en effet, par des opérations qui sont des formalisations progressives et non de véritables abstractions, en arriver à des résultats qui sont, de facto, des abstractions. Pourtant, celle-ci n’est pas ressentie comme telle. Le touriste occidental pensera que le jardin zen est abstrait, à quoi on répond que c’est faux, que l’abstraction est perçue comme un vice occidental et que le jardin naît d’un élagage des détails inutiles. Mais ce résultat s’éloigne tant de l’original (s’il y en eut jamais) que la relation entre les deux termes fuse en arborescences, que des chemins s’ouvrent aux associations d’idées, que la symoblisation perce dans l’iconisation. Le jardin devient ce qu’il n’est pas, une représentation abstraite ! Le destin est le même de toute métaphore, qu’elle procède par les voies concrètes de la forme ou par celles, abstraites, de la substance. Sans quitte le même, on arrive à l’autre… En d’autres termes, le Japon par son formalisme n’est pas plus à l’abri des travers de la technocratie que ne l’est l’Occident de par son conceptualisme. Et chacun régule comme il le peut, l’épreuve des faits, sa propre tendance à la magie. Car tout compte fait, la carte n’est pas le territoire ! L’art des jardins On peut désormais évoquer les jardins qui privilégient l’asymétrie et minimisent les perspectives où chaque aire avec sa logique intrinsèque l’emporte sur les lignes et leurs logiques intégratices et centralisatrices. Les Japonais ont conçu l’existence comme un flux perpétuellement changeant. Ce bas monde est celui de l’impermanence, - mujô – un monde flottant. Kamo no Chômei (en 1212) comparait la vie à un peu d’écume sur l’eau d’un fleuve, paraissant et disparaissant, venant d’on ne sait où et allant on ne sait où. L’existence n’étant qu’un moment éphémère entre deux infinis. La spatialité japonaise est liée à l’intériorité du mouvement. Dans l’art des jardins comme celui des châteaux où les enfilades créent de la dissymétrie pour ramener l’homme vers un intérieur qui se développe de manière organique. Même chose dans les jardins où l’on évite les perspectives générales, les vues statiques. La configuration du jardin suppose le mouvement. Elle oblige le promeneur à concentrer son attention sur des vues successives, discontinues, à apprécier chacune d’entre elles pour elle-même. Dans le chemin menant au pavillon de thé, les éléments du bâti sont disposés de manière à ne jamais être visibles ensemble : quand on aperçoit l’un, les autres sont cachés derrière les arbres. Le souci de créer la surprise, source d’émotion esthétique, va jusqu’à bannir les cheminements prévisibles. Le pavillon de thé n’est pas au bout du chemin mais d’un embranchement aléatoire. Voici donc un ordre qui se donne pour le désordre. La vertu de la spatialité japonaise, c’est d’économiser l’étendue brute (l’urbaniste et l’aménageur sont contents !) et offre à l’habitant ou au visiteur des irrégularités, des rugosités, des prises lui permettant d’être là, se situer dans le flux spatio- temporel en vivant chaque lieu à chaque instant. Le bonheur à flâner dans une rue minuscule de l’immense Tokyo n’a pas d’autre source : être là, « au lieu le lieu », c’est vivre. En Europe, on dit « au P a g e | 29 jour le jour », montrant que nous ne savons pas penser aux séquences temporelles, irréversibles et eschatologiques, aux déterminations causales et conséquentes – et vivons d’autant moins les lieux au présent. Baudelaire aurait dit que la beauté hait « le mouvement qui déplace les lignes », c’est impossible à penser au Japon. Prenons deux exemples. Si les Japonais construisent et détruisent leurs édifices, on est très loin de l’attitude conservatoire des Européens. Au Japon, le présent réassimile le passé, le passé redevient présent. Le sanctuaire est toujours neuf dans son architecture archaïque. Cela implique l’absence de perspective (la dimension temporelle subit de perpétuels recentrements) et le formalisme (la forme se perpétue à travers les siècles quand la substance ne cesse de changer). Le fait que l’architecture japonaise utilise plus volontiers le bois que la pierre n’est pas sans lien avec cette pratique du temps. La temporalité du Japonais n’est pas déterminée par un repère unique mettant toute l’action en perspective mais par des repères successifs alternant points de vue subjectifs et objectifs. Chaque lieu à chaque instant doit être vécu pour lui-même. Exactement comme dans ces rouleaux racontant une histoire, où la perspective change au fur et à mesure du déroulement, chaque scène se structurant elle- même. C’est le mouvement d’un lieu à l’autre qui le fait le liant de l’ensemble. D’où l’importance des lieux de jonction, dans l’habitation comme dans la ville. La spatialité japonaise est aréolaire, voire cellulaire, et accorde une importance aux seuils car chaque cellule existe pour elle-même et non en fonction de l’ensemble. Le seuil possède une valeur intrinsèque qu’on voit bien entre les tatamis de deux pièces contiguës, par exemple, le shikii, pièce de bois rainurée où coulissent les , portes, est un espace sacré qu’on ne doit pas fouler. Cette sacralité s’attache en propre au passage d’un espace dans un autre, à la liaison de l’un à l’autre.

Chap. 6 – Le refus de la perspective

« Je hais le mouvement qui déplace les lignes » Baudelaire

Commençons par une proposition qui est que l’espace au Japon est aréolaire, mot peu usité qualifiant ce qui a rapport aux aires, opposé à linéaire. Aréolaire s’oppose à ponctuel, une aire étant autre chose qu’un assemblage de points. Il faut juste comprendre que l’organisation des espaces habités privilégie le champ, le contexte, la juxtaposition par rapport à l’articulation, à la séquence hiérarchisée. Un espace linéaire privilégie la circulation, un espace aréolaire l’habitation. Dans nos sociétés, les questions relatives à la circulation automobile nous offrent des exemples de prédominance progressive, puis de remise en cause de la tendance linéaire. L’espace défini par une route nationale n’est pas le même que celui défini par une rue, un chemin vicinal. On penche à imaginer ces problèmes en termes d’évolution. Mais ils se posent aussi en termes de choix de sociétés, de différences culturelles.

Le refus de la perspective C’est un point essentiel pour comprendre pourquoi nous aimons en France les voies triomphales, et les trouvons dans la nature des choses. Les concepteurs du schéma directeur de la région parisienne trouvaient que la relation entre Louvre-Etoile-La Défense et la structure géologique était évidente ! P a g e | 30

L’Etat d’Ancien régime aimait les belles routes. La France n’est pas un cas isolé dans le monde. Et d’ailleurs, Versailles était déjà en germe à Rome où les grands axes, ponctués de points forts, convergeaient généralement vers un foyer. Imaginons un amateur assis sur l’axe du Carrousel-Etoile feuilletant les estampes des 53 étapes du Tokaidô. On sait que cet itinéraire est devenu avec le Shinkansen l’autoroute « Tomei – Meishin » de la mégalopole. A l’époque d’Hokusai, le Tokaidô, « la Voie de la mer de l’Est » était un axe vital. Or, que nous montrent les estampes ? Des gens à pied sur des chemins de campagne étroits, dans des petites rues. Partout des détours, des coins, des gués, des cols, des escaliers… En profondeur, aucune percée, en largeur aucun dégagement. Pourtant le Japon était déjà un pays moderne, à l’économie active, les mouvements de circulations y atteignaient une masse peut-être unique au monde. Certes, le relief est difficile, il a toujours recours à la voie d’eau, au cabotage, excepté dans le cas de certains chars à bœufs qui transportaient dans l’Antiquité des nobles à l’échelon local (de Kyoto au lac Biwa). SI ces chars n’ont pas eu de descendance sur les grands itinéraires si animés des Tokugawa, c’est pour des raisons culturelles, c’est parce que le Japon n’a pas choisi de devenir une « culture de la roue » mais une culture du piéton selon le jardinier Yoshimura Tomoo. Cette propension globale s’est exprimée parfois très directement dans de nombreuses « villes sous château », capitales de daïmyos où se lit la volonté de ralentir la progression d’un envahisseur, en multipliant les angles, les décrochements et les culs-de-sac dans le tracé des rues. La ville de Kawagoe est connue pour son plan volontairement labyrinthique de ses voies en T. A Tokyo, les deux tiers des intersections ne sont pas des carrefours mais des T. Les rues comme les routes étant conçues essentiellement pour les piétons, coudes et détours n’avaient pas grande importance. Dans les rues de l’époque d’Edo, on utilisait principalement des charrettes à bras. Le trait à cheval ne se répand qu’à la fin du shôgunat. Un penchant pour la traction humaine qui prospéra entre 1870 et 1923 par l’invention du pousse-pousse. Après le séisme, les rues plus larges d’un Tokyo reconstruit ont permis la diffusion de l’automobile. Le tracé des voies ne répond pas seulement à la fonction de la circulation. Il exprime une conception du monde. De ce point de vue, l’urbanisme orthogonal qui commande le plan de Nara et de Kyoto a échoué à se diffuser. Les capitales antiques n’appliquaient qu’un modèle étranger, celui de Chang’an, la capitale des Tang. Dans le même courant se place le système de carroyage jôri qui, lui, fut appliqué aux campagnes. Le jôri comme le jôbô, système voyer initial de Kyoto sont orthogonaux. A part des exemples locaux (polders, défrichements), l’orthogonalité sera appliquée en grand au Japon que mille ans plus tard dans le carroyage en plan de go de Hokkaido. Ici aussi, l’orthogonalité s’applique à la ville comme à la campagne, avec parfois la variante d’une diagonale comme à Washington. Ici encore, l’orthogonalité n’a pas résisté à l’évolution historique. En effet, le jôri et même le jôbô ont subi toutes sortes de déformation mineures qui y réintroduisent la courbe. Le plan est ceux d’espaces vécus, soumis aux contingences de la topographie et de l’histoire. C’est cette tendance qui régulièrement l’emporte au Japon, hors des périodes d’injection de culture étrangère à haute dose. Le domaine architectural a connu la même évolution. Inoue Mitsuo, historien de l’architecture, montre combien on dédaigne l’ordre géométrique et la symétrie. Davantage même : elle les combat. Ce n’est pas que l’ordre géométrique soit seulement d’importation : les cercles de pierre préhistoriques du Tôhoku et de Hokkaido, les habitations circulaires, les tumulus protohistoriques montrent qu’il existait P a g e | 31 une certaine tradition autochtone. Mais l’évolution s’est faite dans un autre sens, à mesure que se définit la civilisation japonaise. Après les palais de la période de sinisation très géométrique, il faut attendre un millénaire et l’acculturation à l’Occident pour retrouver un château à plan symétrique, le Goryôkaku (pentagone) de Hakodate. Le penchant nippon à l’asymétrie se déclare dans l’évolution du plan des bâtiments religieux. Vers les débuts du bouddhisme japonais, le tô ou pagodes dérivées des stupas sont bâties sur un plan symétrique, en largeur et en profondeur. Puis, cette symétrie se défait peu à peu, d’abord dans le sens de la profondeur. L’emplacement de la statue recule vers le fond , il ne reste qu’une symétrie en largeur. La disposition des bâtiments des monastères se modifie. Un nouvel influx de modèles continentaux avec le zen réintroduit une tendance à la symétrie. Une troisième fois encore, au 17e siècle, la disposition orthogonale échoue. L’architecture japonaise en revient obstinément à la symétrie faible, telle que la symétrie gauche-droite dans un bâtiment unique et ses abords (disposition des lanternes de pierre, des féroces gardant l’entrée). Le rapport des bâtiments entre eux est, lui, franchement asymétrique. L’évolution est voisine dans l’architecture shintoïque. On en voit un bel exemple dans le Tôshôgu de Nikkô, ou à l’intérieur de son enceinte, le sanctuaire semble semer bâtiments et arbres comme au hasard. Cette disposition n’est toutefois pas un désordre : c’est un ordre contingent qui n’est pas celui qu’attendrait un œil distrait devant une feuille blanche. Il est dicté par des critères comme le relief du sol, la convenance du moment, laquelle répond à des besoins qui évoluent. Mais le refus des perspectives n’a pas été inconscient, on recommandait dans certains traités d’architecture des jardins de ne pas s’aligner sur l’axe du perron, il faut qu’il y ait un détachement. On imagine Le Nôtre devant une telle obligation… Les cartes de géographie présentent ces apparences de désordre, il faut les tourner pour les lires car les orientations sont multiples… Les grandes cartes étaient posées sur des tatamis, non apposées au mur. Une personne ne peut pas lire une carte d’un seul tenant, elle doit procéder par parties. La care peut être même dessinée de manière à ce que plusieurs personnes situées d’un côté différent puissent la regarder en même temps. Les vieilles cartes représentent plutôt des cellules, le dessin des routes y est secondaire, l’ensemble du pays donnant l’impression d’une agrégation de cellules à la surface desquelles serpentent quelques cordons ombilicaux qui sont les grands itinéraires, tout le contraire de nos tables peutingériennes… La cartographie refuse tous les points cardinaux, prédéterminés, les articulations linéaires, les perspectives d’ensemble. Les repères à Tokyo ne se prennent pas dans l’ordre cosmique comme à Paris ou Pékin, ou politique comme à Versailles ou Washington, mais dans le paysage tel qu’il se donne au gré du relief local. C’est le cas des rues orientées vers le mont Fuji (on dit « mire Fuji »). C’est l’espace contingent des gens qui sont là, non celui d’un observateur abstrait des lieux dont le regard unique et transcendant ordonnerait l’ensemble. Dans cette culture, point de Paolo Ucello pour s’écrier : « Qu’elle est douce, la perspective ! » Ce sont les mêmes caractéristiques qu’on retrouve dans le système d’adressage. Notamment à Tokyo. Ce qu’on indique, ce n’est pas le nom de la rue, les rues n’ayant souvent pas de nom, ni le numéro dans le fil de la rue, mais le nom du quartier (machi ou chô) suivi de trois numéros qui se rapportent successivement à la section de quartier, à l’îlot et à la parcelle. Les deux derniers numéros correspondant à un ordre pratique, celui dans lequel le terrain a été bâti. Ils apparaissent donc P a g e | 32 totalement désordonnés à l’observateur ignorant cette histoire. D’où l’embarras d’un visiteur attendu à qui on donne souvent un schéma de l’itinéraire à suivre (voir ce que dit Barthes) sinon, il devra chercher longtemps à moins de tomber sur un poste de police où l’adresse sera repérée sur un plan à très grande échelle. La logique de cet espace n’est pas celle de l’observateur, mais celle de l’habitant. Ce n’est pas la rue, espace venant d’ailleurs et menant ailleurs qui impose aux lieux habités son nom et son ordre numérique : le nom comme le numéro se rapportent aux lieux habités, dans l’ordre où ils ont été habités. L’habitant y vit en tant que tel, non pour qu’un regard extérieur l’y trouve, et encore moins pour qu’un ordre abstrait l’en déloge.

L’habitant annexe la rue Ce qui vient d’être dit fera écho à ce que nous avons vécu au 18e siècle lorsque notre adressage a changé. Car nos adresses sont liées à la transformation générale de la société. Les premières plaques à Paris ont fait leur apparition en 1729, dans un temps où l’Etat avec Vauban, puis Turgot commencent à quantifier la société pour mieux compter les richesses. Le numérotage des maisons a été mis au point au temps de Napoléon par un général d’artillerie, Choderlos de Laclos… Les systèmes d’adresse font partie de la régulation sociale. Ils varient avec les priorités dans le temps et l’espace. Cela dit, dans la plupart des villes des pays en développement, on localise une collectivité, non pas un individu : le système est aréolaire ou cellulaire, l’individu est introuvable si on ne se concilie pas avec le groupe. Cela dit, chez nous, ce système se défait et dans certains quartiers comme à la défense, le système n’est lisible que sur plan et non sur place. Au Japon, c’est l’ordre de l’habitant collectif qui règne. Cet ordre infléchit les systèmes allogènes qui auraient tenté leur intrusion. Ainsi en 1945, les Américains ont tenté d’imposer les noms de rue à Tokyo. A Sapporo, l’Etat meijien a imposé les rues car l’espace était vierge et il y avait une volonté délibérée. Les rues y sont orthogonales, on dit Kita 11 Nishi 5 pour N 11 W 5, mais le numéro de la maison ne correspond pas à un ordre dans la rue. A Kyoto, c’est encore plus parlant. L’Etat antique a suivi le modèle cadastral chinois fondé sur une grille. Le machi (quartier) était un îlot de 120 m de côté, les îlots se peuplant après que le planificateur les ait dessinés. L’espace était totalement déterminé, mais à partir du 12e siècle, les machi cessèrent d’être désignés par leur emplacement, on leur donna des noms renvoyant aux activités locales, et au centre de chaque îlot subsiste des espaces non bâtis, des champs. Au 16e siècle, on a tracé des rues méridiennes, donnant des îlots de 60 par 120 m, les toponymes restèrent ceux des quartiers, les rues prenant le nom de ceux qu’elle traversait. Renversement total ! A une toponymie linéaire s’est substituée une toponymie aréolaire. Le quartier a fini par annexer et définir la rue, l’adresse en revenant au principe de l’habitant tel qu’il domine ailleurs au Japon. Le sens à chercher est dans l’usage que les habitants font de la ville en général, et de la rue en particulier. Nous avons, en Europe, privilégié ce qui peut être lu par des visiteurs, privilégié la monumentalité (et ses origines proche-orientales jusqu’à ses expressions révolutionnaires) parce qu’on a pensé qu’un monument était un « condensateur social », ce qui était l’avis des Russes dans les années 1920. P a g e | 33

Toutes les civilisations ont leurs monuments, « miroirs collectifs où le répressif se métamorphose en exaltation » (H. Lefebvre). Mais on est intrigué par la faible monumentalité de la ville japonaise. En Espagne, dans le moindre village, l’église est monumentale, visible de loin, dominant le plan voyer, concentrant les cheminements. Dans la ville arabe, la mosquée attire les cheminements. A Pékin, Tien An Men borde la Cité interdite. A Tokyo ? Le palais impérial se cache si bien que Barthes a pu écrire que cette ville n’avait pas de centre… A Kyoto, le palais, les monastères sont dissimulés par une enceinte. Les villes sous le château étaient dominées par la citadelle du seigneur, mais justement, l’espace ainsi défini n’est pas celui de la ville, c’est celui d’une stratégie qui les transcende. A Sendaï, le château n’est pas fait pour exalter la collectivité, il est fait pour asseoir la puissance du seigneur. Les monastères qu’on visite aujourd’hui n’étaient pas là pour rappeler la propre existence de la ville mais au contraire de s’en détacher pour mieux pratiquer un culte… Les beaux monuments de Kyoto ne sont donc pas dans la ville, mais à sa périphérie, voire dans la montagne en pleine solitude. Même les monastères shintoïques dont la vocation est de célébrer une divinité locale se cachent derrière leurs arbres. La collectivité japonaise n’a pas besoin de s’affirmer dans un monument, elle existe, là où elle se trouve. Dans la ville japonaise, les activités dévolues aux places chez nous, le marché, la politique, le culte, sont assurés par la rue. Des auteurs parlent de « culture du chemin » par opposition à la culture de la place. La fête japonaise ne tient pas sur une place, elle a lieu dans l’enceinte d’un tera bouddhique ou du jinja shintoïque ou dans la rue, auquel cas elle est mobile. L’image de la fête dans la ville, c’est la procession On aura relevé une contradiction quand on montre que la ligne-rue est surbordonnée à l’aire-quartier. Ce n’est là qu’apparence, car la fête est celle du quartier, les activités de la rue sont celles du quartier, relevant plus de la fonction d’habiter que de circuler. On ne parle pas ici des grandes artères , ni des autoroutes sur pilotis, ces voies étant étrangères à l’ordre de l’habitant. Elles sont les seules à porter un nom qui renvoie aux grands itinéraires. L’annexion de la rue par l’habitant signalent des comportements : les riverains balaient la rue, la décorent, les étalages s’y avancent, les enfants y jouent, on y marche plus qu’on y roule, l’absence de trottoirs signifiant le règne du piéton. On s’y installe les soirs d’été pour jouer au go en buvant de la bière entre voisins, le stationnement des véhicules dans la rue étant systématiquement proscrit, on s’y promène en habits de bain le soir pour y prendre le frais. L’espace domestique empiète sur la rue, se l’approprie. Les services de quartier le complémentent : le restaurateur et le commerçant livrent à domicile sans majoration de prix…

Chap. 7 – Habiter la maison

Dans son ouvrage classique, Fûdo, Watsuji Testsuro donnait de la maison japonaise la définition suivante : un espace intérieurement peu différencié, mais fortement distinct de l’extérieur. En effet, la faible différenciation interne de la maison japonaise traditionnelle saute aux yeux : les pièces n’en sont point séparées par des murs, mais des cloisons amovibles et coulissant latéralement, lesquelles sont en papier fort, les fusuma, ou en papier translucide, les shôji. Les fusuma séparent entre elles différentes pièces que les shôji séparent de la plate-forme ou la véranda latérale, l’. C’est plutôt par le type de sol que les pièces se distinguent les unes des autres. Certaines, comme l’entrée et une partie de la P a g e | 34 cuisine, sont à niveau de terre ; le sol étant traditionnellement de terre battue, d’où leur nom : doma (pièce à terre). Les autres sont surélevées mais on y distingue les parties planchéiées comme l’engawa des pièces proprement dites qui sont revêtues de tatamis. Quant à la discrimination par rapport à l’extérieur, divers traits la soulignent : il faut se déchausser pour franchir l’emmarchement et fouler les parties surélevées, l’engawa est clos la nuit ou par temps de typhon, par de lourds panneaux de bois. Le jardin est séparé de l’espace environnant par une baie, parfois des épineux (sakamogi), voire un fossé. Soulignant que, par contre, la ville japonaise est faiblement distincte de la campagne. Watsuji analyse les comportements et structures mentales correspondants. Il oppose ces caractéristiques au cas européen et conclut : la maison japonaise est analogue à la pièce de la maison occidentale. Japon Occident 1. Pièce Ouverture Fermeture 2. Maison Fermeture Ouverture 3. Villes Ouverture Fermeture

Commentaire pour le niveau 1: les familles modestes en Occident connaissent un espace domestique si peu différencié qu’il s’agit d’une pièce unique. Mais le fait est que, pour peu qu’on en ait les moyens, les pièces y sont encloses de murs, munies de portes consistantes, lesquelles peuvent fermer au verrou dans le cas des chambres à coucher individuelles. Dans la maison traditionnelle japonaise, la possibilité matérielle et le besoin mental d’isoler véritablement une chambre n’existent pas. Ce trait renvoie à la faible définition de l’individu (voir chapitres précédents). Le niveau 2, par contre, paraît défier le sens commun. La maison japonaise étant ouverte, sur la nature, elle-même représentée par le jardin mais aussi la collectivité. Pezeu-Massabuau parle de la « conception ouverte de l’espace matériel » dont cette maison témoigne et il ajoute : « La maison japonaise se fond dans la totalité de l’espace occupé par la collectivité ». Watsuji confond la fermeture de la maison sur le jardin et celle du jardin sur le voisinage. Mais en fait, pour Berque, cette situation renvoie au problème fondamental de la société japonaise : la coexistence de la cellularité avec l’homogénéité (dont on parle au chapitre 9). Constatons ici que, matériellement, la maison japonaise est peu fermée, vis-à-vis du jardin, que celui-ci est mieux fermé qu’en Occident vis-à-vis du voisinage. Nos murs de tessons n’ont certes rien à envier aux haies d’épineux dont parle Watsuji… La rareté relative de ces haies à Hokkaido, du moins, dans les premiers temps de la colonisation était notée par des visiteurs venant de Honshu comme un trait d’étrangeté. Mais on penche avec Berque pour le fait que l’espace domestique n’est pas mieux protégé au Japon qu’en Europe, la différence étant que la fermeture se fait au Japon en deux étapes : maison sur jardin (fermeture faible), jardin sur voisinage (fermeture moyenne ou forte). Pour le niveau 3 de l’analogie, il évoque les contrastes entre villes sans remparts qu’on trouve au Japon et en Angleterre, pays insulaires, et les villes continentales avec remparts. Watsuji pense à la différence essentielle entre la ville européenne idéal-typique, commune jurée dont les remparts symbolisent l’autonomie par rapport au pouvoir féodal et l’opposent aux campagnes d’une part, et d’autre part, la ville japonaise faisant partie d’un espace, comme les campagnes, dominé par le seigneur, une sorte de grand village. P a g e | 35

Mais les idéaux-types ont leur limite. Kyôto sous Toyotomi était entourée d’un talus et d’un fossé. A Tokyo, d’énormes douves en spirale entourent le château du shôgun, rejoignant le cours de la Sumida. En règle générale, les fortifications sont celles du château et non de la ville. Le peuplement et les bâtiments ont une densité basse, même de nos jours, et cela malgré les tours et les ensembles des années 1950. En général, la maison urbaine japonaise n’a pas d’architecture propre, les principes architectoniques sont les mêmes que pour ceux de la maison rurale, y compris pour la hauteur. La maison basse type est entourée d’un jardin. D’où une tendance à l’étalement qui a pris dans le Japon actuel des proportions incomparables, compte tenu de l’étroitesse de l’écoumène. C’est dans ce contexte qu’il faut penser la ville japonaise. Les campagnes sont si densément peuplées, tellement construites par l’homme que le contraste en est amoindri. De ce point de vue, on est fondé à considérer que les murs de la ville nipponne, ce sont les… montagnes qui entourent la petite plaine où elle se trouve. Cette assimilation du relief à l’architecture est plus qu’une simple image… Il faut insister sur l’horizontalité traditionnelle de la ville japonaise. L’étalement est lié au compartimentage défini. L’usage du bois, la crainte des séismes, des incendies s’ajoutent aux contraintes. L’urbanisme traditionnel japonais préfère isoler ce qui doit l’être par des zones intermédiaires plutôt que par un contraste en hauteur. Les lieux de culte sont entourés d’une ceinture verte dont les frondaisons les protègent des regards extérieurs. Rien de comparable à nos cathédrales, dressées au contact immédiat de la ville. On préfère l’horizontalité qui disperse les regards à la verticalité qui le concentre. Cette préférence pour les zones intermédiaires plutôt que pour les coupures verticales s’exprime de deux façons. Dans le premier cas, l’espace intermédiaire constitue un passage évident et obligé, un sas ou un tampon destiné à amortir le contact entre deux espaces, l’intérieur et l’extérieur. C’est le cas du vestibule, genikan, vestibule de niveau de terre où l’on est encore chaussé. Une fois dans le genikan, on se trouve dans le bâtiment mais pas encore dans la maison. Il est facile d’entrer dans le genikan à partir de l’extérieur (inutile de frapper, le bruit de la porte prévient). Mais tout le monde ne peut pas monter la marche qui, là, fait pénétrer dans l’espace domestique. Les livreurs, les gêneurs n’iront pas plus loin. Autre espace médiateur : l’engawa où on est, ni dedans, ni dehors. Cette plate-forme ourle la maison sur un à trois côtés. Le jour, on l’ouvre totalement sur l’extérieur, les panneaux de bois sont enlevés, les sont repoussés. Pour bavarder entre voisins, on pourra s’asseoir sur l’engawa, mais on n’entrera pas dans la pièce à tatamis qui se trouve pourtant à portée de main, ouverte. A une autre échelle, la campagne forme l’engawa ou le de la ville. Un espace construit comme la ville est construite, et qui isole celle-ci des espaces sauvages de la forêt profonde. En Europe et notamment en Angleterre, la forêt comme la montagne ont été plus humanisées tandis que la campagne restait plus naturelle avec ses prairies. De sorte que le sauvage et le construit s’opposent moins que la ville ne s’oppose à la campagne. La ville européenne existe donc davantage en tant que telle. Aussi bien, la dualité marxienne ville/campagne est-elle d’abord européenne. Elle vaut peu pour un pays comme le Japon qui ne voit là que des figures de style. Il suffit de comparer en détail les densités vers 1850 à Paris et dans les campagnes du Bassin parisien et celles de Edo dans le Kanto. On est dans un rapport de 500 à 1 dans le premier cas, de 15 à 1 dans le second (ce qui, dit en passant, montre que le Japon préfigure ce qui est devenu aujourd’hui l’urbain diffus, ou ex-urbanisation, P a g e | 36 sachant qu’il vaudrait mieux parler de ville-campagne, pour Berque, l’urbain étant vécu sous les espèces de la campagne. Une autre manière existe pour mettre à profit les espaces intermédiaires. Celle-ci consiste dans le shakkei (emprunt de paysage) à utiliser un troisième plan paysager mettant en valeur le premier, dissimulant le second. Beaucoup de jardins empruntent un fonds de montagnes boisées, tout en cachant avec leurs arbres le paysage intermédiaire. Celui-ci pouvant être fort laid… Une autoroute, par exemple. Mais du fait de sa présence, il rehausse et produit en tant que tels le premier et le troisième plan, procurant une sensation d’espace que le jardin en lui-même n’offre pas. Cette technique de juxtaposition renvoie au ma (voir premiers chapitres), elle est étrangère à nos mises en perspective comme celles des jardins de Vaux-le-Vicomte, lesquelles embrochent, articulent, raccourcissent l’étendue au lieu de la dilater, stratifier, segmenter. La fonction primordiale des espaces-tampons est d’allonger les distances, au sens propre comme au figuré, qu’on les parcoure à pied ou seulement des yeux, voire en pensée. A propos de « ma », Kenmochi Tkehiko évoque avec justesse aussi bien les formules de politesse que le genkan, les techniques d’empaquetage et le vêtement : en tout cela, il s’agit d’envelopper les choses, de les définir réciproquement, même dans dans l’étendue mesurable, elles se touchent étroitement. L’enveloppement limite et préserve les intérieurs bien mieux qu’un contraste brutal, car il oblige à des détours par les discontinuités qu’il introduit. Cette complexification des cheminements peut être considérée comme un des traits fondamentaux de la topogenèse particulière au Japon déjà vus précédemment.

L’avant, l’arrière, le quotidien et le grand jour En géographie, on utilise souvent le terme de façade (la « façade maritime » de la France qui fait penser à une maison tournée vers la mer comme les nôtres le sont vers la rue ou le jardin). Ce qui manque dans les deux cas, ce sont les arrières : les frontières continentales de la France ne sont pas un « dos », elles sont une autre façade, ou dans certains cas des culs-de-sac (Sud-Ouest, Bretagne) mais ces métaphores restent le propre de spécialistes, l’usage ne les enregistrant pas. Au Japon, l’usage distingue clairement le Japon de l’Endroit (Omote Nihon) de celui de l’Envers (Ura Nihon). Cette distinction repose sur des facteurs physiques, l’Envers très neigeux l’hiver étant exposé aux vents sibériens, l’Endroit étant calme et ensoleillé, mais aussi des facteurs humains, avec une façade pacifique (Endroit) plus active, avec la mégalopole. C’est une métaphore géographique récente. Qui n’aurait pu connaître un tel succès si elle ne s’était pas calquée sur un couple oppositionnel qui empreint toute la spatialité japonaise, le couple ura / umote. Certes, partout on trouve avant /arrière, pile/face mais seule la pratique sociale qualifie ces oppositions en les élevant au niveau symbolique. Le parvis et la façade de Notre-Dame ne sont pas que l’envers du chevet. Ura et omote ne sont pas réversibles. Frontalité et dorsalité sont des notions purement relatives dont aucune culture et aucune époque ne fait les mêmes combinaisons que les autres. Notre-Dame ou les immeubles haussmanniens ont une façade et un opposé (chevet, cour), le Panthéon n’a qu’une façade, les HLM sont quasi réversibles, la Tour Montparnasse l’est parfaitement car il n’y ni devant, ni derrière. Des variations qui ne sont pas découplées des valeurs qu’admet la société, du désir, de la façon que l’on a d’y montrer ou de cacher certaines choses. Les babouins marchant à quatre pattes parant leur derrière de couleurs splendides ont une autre conception que la nôtre du couple avant /arrière. P a g e | 37

Omote, c’est ce qui est du côté du visage (omo). Mais le mot est plus riche : c’est l’aspect, la surface, le côté externe, l’orientation au soleil, la soulane ou l’adret. La façade est la partie de la maison où l’on reçoit, où l’on traite les affaires politiques ou commerciales, s’opposant au fonds équivalent à « mise », magasin, terme issu de « miseru » (montrer). Omote signifie encore l’avant du navire, le revêtement du , l’officiel, le public, le manifeste. Ura, c’est le côté caché des choses, l’intérieur, l’ombrée et l’ubac, le revers du vêtement, le côté pile. Ce qui diffère de la norme. On est frappé par les connotations morales, omote paraissant positif, ura négatif. Il y a des interférences avec la formulation du beau temps, quelque chose qui se rapporte aux grands jours (haregi) que nous appellerions les habits du dimanche. En allant un peu vite, on rappellera que l’histoire de la maison, grâce à Mitsuo, est celle, d’abord, d’un abri pour dormir, « le palais à dormir » (selon les types d’architecture de l’époque de Heian). A l’intérieur, les activités sont les réceptions qui se tenaient dehors à l’origine. En séparant le quotidien du faste, l’intime de l’ostensible, on arrive à cette idée que le lieu du quotidien, ce sont les arrières, le côté nord si l’entrée est au sud, ce qui est plus compliqué si l’entrée est à l’ouest ou à l’est. Le plus souvent l’entrée est au sud où il y a le jardin. Ainsi l’espace domestique compte quatre quartiers. Si l’entrée est à l’est, on fera le quartier ouvert vers le sud-est, et donc au nord-ouest , ce sera le fond, où par exemple, la femme accouche (qui devient okusan, « madame » en japonais, la personne du fond). Dans les maisons de ville, les maisons bourgeoises des marchands de l’époque d’Edo, sur une parcelle rectangulaire orientée du nord au sud avec façade sur la rue au sud, la devanture du magasin occupe les deux tiers orientaux de la façade, le tiers oriental étant une ruelle menant à la cour. L’avant est ce qu’on montre, l’arrière les entrepôts après les appartements. L’histoire contemporaine de la maison montre une autonomisation par rapport à l’extérieur. La frontalité s’affirme de manière croissante depuis l’Antiquité. A partir du 8e siècle, dans les bâtiments religieux les plus anciens, l’entrée principale qui était fort peu accentuée voit les rebords des toits de la façade se relever, un auvent se projeter, de plus en plus massif, orné. Vers le 13e siècle, apparaissent les hafu, petits faîtages perpendiculaires au principal qui en façade dans le pan du toit produisent une sinusoïde, ou un petit pignon supplémentaire (style chidori). Ensuite, les vestibules apparaissent des excroissances de la façade. Les genkan sont les barrières (gardant les arcanes) qui touchent l’architecture populaire dans les dernières années du shogunat. . La fonction ostentatoire y est seconde par rapport à la fonction introductive. Le genkan est fait pour accentuer l’impression d’accéder à l’intérieur, mais aussi il isole du voisinage, il assouplit la transition.

En progressant vers le fond Comme on l’a vu, la société japonaise dispose de procédés lui permettant d’économiser l’étendue brute, alors que d’autres pratiques les gaspillent. Comment concilier ces deux tendances, à plus forte raison lorsqu’elles coexistent à l’intérieur d’un même procédé chorogénétique, tel que l’espace médiateur ? Il faut considérer l’espace dans sa polyvalence foncière. L’étendue mesurable n’en est qu’un aspect parmi d’autres espèces d’espaces… Pour se convaincre de la polyvalence foncière, comparons la sensation d’espace procurée par un écran de cinéma où se passe un western avec la surface brute de cet écran tel qu’il apparait à la fin du film. La technique modifie aussi sans cesse les modes P a g e | 38 d’articulation du mesurable et du non-mesurable. Les télécoms raccourcissent l’étendue brute, la TV apporte l’infini dans les HLM. La technique raccourcit ou accroît le sens de l’espace. Une notion, celle d’oku, est importante, car elle désigne un lieu situé profondément dans l’intérieur des choses, loin de son aspect externe. Ce qui est secret, difficile à connaître. On retrouve cela dans l’organisation des villages où les sanctuaires occupent les éperons, mais sans faire oublier le sanctuaire du fond, le okumiya, dont l’accès se fait par un chemin tortueux et ardu. Au Japon, le sacré habite en des lieux cachés contrairement à l’Europe dont les églises sont visibles et accessibles de partout. Le bois sacré est l’attribut du temple qui s’y cache. L’Europe, elle, a dégagé les abords des cathédrales pour les mettre en valeur. Ces traits renvoient au procédé d’enveloppement qui caractérise (avec l’empaquetage) la culture matérielle des Japonais. Un enveloppement qui est plus souple que la démarcation, dans le sens où il relie plus qu’il n’oppose, il invite aux translations plus qu’il ne met un terme aux choses. De même, la topogenèse nippone affectionne les coudes, les détours, l’impression kinesthétique (du mouvement).

Ordre et désordre dans la maison japonaise J.-R. Pitte dont l’épouse est japonaise a écrit un petit texte sur le peu de soin que les Japonais accordent à l’arrangement interne de leur maison alors qu’ils sont si méticuleux dans les espaces publics, commerciaux, les gares. Pas de déterminisme sur le peu d’espace qui serait la conséquence du fouillis dans une société devenue avide de consommation des objets. Les objets inanimés au Japon ont une âme, y compris les pots de fleurs fanées qui, coupées, pourront peut-être refleurir l’année suivante, ce qui est hautement improbable. Comme toute destruction est symbole de mort au Japon, sauf si on rachète ou on rebâtit si possible, en mieux, en plus beau, en plus grand nombre. Ce rapport entre la permanence et l’éphémère est l’un des aspects de la mentalité japonaise les plus spécifiques et donc étrangers aux Occidentaux et, sans doute, aux Chinois. Le mot « uchi » qui désigne la maison aussi bien que la famille renvoie à la notion d’intérieur et aussi de groupe social lié par des liens affectifs puissants. Dans l’espace domestique, les espaces individuels sont instables, on ne dort pas toujours dans la même pièce, ni surtout au même endroit dans les maisons où le lit n’a pas été installé et où on déroule les le soir. L’apparent désordre tient au fait qu’on ne cache rien entre membres de l’uchi, on ne considère pas comme indignes et ignobles les objets de la vie quotidienne qui ont été créés et seront utilisables par les uns et les autres. Dans les bureaux, c’est la même chose : le lieu est pensé comme un cocon même s’il est collectif car il est organisé comme la maison individuelle et aussi encombré que celles-ci, à l’exception des étages des responsables, presque vides. On peut utiliser l’analogie entre la Cité interdite et son parcours initiatique. Retenons donc que la maison est un espace collectif mais avec des simplicités de comportement qui font écrire à Watsuji que l’espace domestique est un tissu de « rapports immédiats », où l’individu est dissous mais où son exclusion est une vraie épreuve (on met dehors un enfant au Japon pour le punir, alors qu’aux Etats-Unis ou en France, on lui interdit de sortir). Le fait que l’enfant a un moi qui s’identifie à l’uchi expliquerait le faible sur-moi de l’enfant qui, de fait, adopte un comportement plus collectif qu’individuel. Et s’identifie à un rôle. Les rôles sont plus importants que les individus. (Si un jeune commet un meurtre, la presse divulgue le nom des parents et de la famille qui se fait insulter sur le lieu de travail, dans le quartier, poussant les parents à faire des excuses pour « le tort qu’ils causent à tout le monde », et la vie devenant impossible, la famille déménage).

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Chap. 8 – Dans l’espace domestique

Revenons à la société japonaise avant de la voir vivre dans sa maison. En citant le livre qui a eu le plus d’influence à la fin du XXe siècle : Les rapports humains dans la société verticale, de Nakane Chie (trad. fr. La société japonaise, Armand Colin, 1964). L’idée de base est que chaque groupe humain forme un intérieur (uchi) fortement clos sur lui-même, de telle sorte que les rapports égalitaires entre les individus appartenant à des groupes différents comptent moins que les rapports des individus à l’intérieur des groupes. Chaque individu est assigné à un lieu social (ba) et c’est le rapport des différents ba entre eux qui déterminent les rôles des individus. A l’intérieur de chaque groupe, on occupe des ba hiérarchisés, et vis-à-vis de l’extérieur, on représente le ba que constitue le groupe dans la hiérarchie sociale. On se présentera moins comme électricien que comme salarié de la société Toshiba. Les attributs individuels (profession, lignage, genre) comptent moins que le ba auquel on appartient. D’où une puissante conscience de groupe. Les relations entre les membres du groupe ont le pas sur les relations avec d’autres personnes. C’est ainsi, dans la maison, au sens social, où les femmes intégrées par le mariage prévalaient par rapport aux sœurs ou les filles qui ont quitté la maison après leur mariage. C’est le contraire en Inde où les relations de parenté, par le sang, restent privilégiées. Ce modèle familial se retrouve dans d’autres groupes, comme l’entreprise ou le syndicat. Dans la famille ou l’entreprise, les problèmes sont résolus entre soi dans le groupe. Les discussions de salaire, par exemple, se font dans l’entreprise. Les rapports à l’intérieur du groupe ont pour objet principal d’y maintenir l’harmonie, wa. Le bon chef n’est pas tant celui qui sait imposer son autorité que celui qui sait comprendre ses enfants comme un père. Dans ses ouvrages ultérieurs, Nakane a précisé sa pensée. Le groupe type est le petit groupe de cinq ou six personnes, lequel présenterait des caractéristiques analogues à celles de l’individu occidental. En outre, son interprétation « verticale » de la société ayant été critiquée, elle semble avoir donné moins d’importance que les notions de conscience de groupe et de « ba ». Les deux aspects d’identité collective et de fermeture sur l’extérieur qui ressortent de la pensée de Nakane semblent très appuyés dans le groupe japonais. Cela renvoie à l’uchi, qui est à l’origine l’espace dont on est le centre et qu’on approprie. S’opposant en cela au soto (dehors). Dans la langue actuelle, uchi a pris d’autres sens dérivés comme le « sein des seins », dairi, c’est-à-dire le palais royal, la Cour, le roi (Tennô). Uchi désigne des gens qui sont du côté dont on dépend soi-même, qui font partie du même groupe que le sujet, comme la « maisonnée » d’où ce qui contient cet intérieur, à savoir la maison en tant que bâtiment mais aussi les composants de cet intérieur, spécialement l’épouse, le mari. Un autre sens encore s’applique au-dedans intime des choses, ce qui ne se voit pas, qui n’est pas officiel, ce qui se livre sans retenue. Enfin, uchi s’emploie dans le sens de notre « je » ou « nous », pouvant ainsi s’appliquer à de nombreux « moi » collectifs comme la classe, l’entreprise. Cette dérivation sémantique est typique de la langue japonaise, qui affectionne les métonymies. En chinois, le mot « nei » dont le caractère a été adopté pour transcrire uchi n’a engendré qu’une série métonymique, autour de l’idée d’épouse (neiren, personne du dedans). Cela dit, le fait pour nous, capital sera l’assimilation qui se produit entre un sujet singulier ou collectif et l’intérieur auquel il P a g e | 40 appartient, telle qu’on peut la lire ans l’identité verbale des trois concepts : moi/nous, maison, intérieur. Cette identité renvoie à la faible définition du sujet (voir chapitres précédents) et l’assortit d’une étroite correspondance entre le lieu social (le groupe) et le lieu physique (la maison) qui situent le sujet. En 1974, le linguiste Ono Susumu a analysé la conception du monde ressortant de mots japonais anciens, montant que les Japonais d’autrefois ont sans doute attaché plus d’importance à la notion dedans/dehors qu’aux orientations classiques. Cela en les rapportant à quelques faits matériels comme la configuration des tumulus protohistoriques, dépendant moins de repères cosmiques que de la topographie locale. Ce qui comptait pour les Japonais anciens, c’était le territoire du groupe traité comme intérieur (uchi), celui du groupe familial dans lequel on se trouve et sa démarcation vis-à-vis de l’extérieur. Il y aurait dichotomie horizontale entre l’espace interne et l’espace externe. Dans le second, on a peu conscience de l’indépendance des individus. Au plan des comportements, l’uchi est le lieu de l’informel ; on y est entre soi, les rapports entre individus s’établissent sur un mode immédiat, sans les tampons nécessaires dans le dehors. Vis-à-vis de l’extérieur, chacun représente son uchi. La société se charge de le rappeler. Inversement, il est mal vu de porter sur la scène extérieure ses rapports privés, entre employeur-employés, propriétaire- locataire… Ayons bien conscience qu’on ne peut appliquer les concepts de la sociologie occidentale au Japon, l’individu moderne occidental étant un phénomène unique dans l’histoire humaine. Quoi qu’il en soit, les gens du dedans s’opposent à ceux du dehors. Issu du chinois « taren » (autrui, un autre), tanin a en japonais la connotation de non-parent, une altérité très accentuée équivalente aux « autres » en français, ou à « autrui ». Se faire traiter comme un tanin, c’est être tenu à distance. Au tanin, on ne doit rien, même pas les convenances. Expliquant qu’un homme jeune peut rester confortablement assis dans le métro qui laissera devant lui une vieille dame ou un vieil homme, même s’il est lesté de paquets ou de ses petits enfants). Si cette personne n’était pas tanin, on l’aiderait, car ce n’est pas la hiérarchie homme/femme qui intervient, mais la hiérarchie dedans/dehors. Ces comportements sont codifiés par la morale et s’inscrivent, selon Doi, en trois auréoles, le premier cercle étant celui de l’informel et de l’amae, les relations étant réglées par le principe du ninjo, des sentiments humains. Dans la seconde auréole, l’amae n’est plus possible, une certaine discrétion s’impose, le principe dominant est le giri (devoir, obligation). Au-delà, le monde est peuplé de tanin auquel ne s’applique ni le giri, ni le ninjo. Attention au fait que ces distinctions sont tendancielles, non point catégoriques. L’usage pourrait valoir qu’un étranger « près de soi vaut mieux qu’un parent au loin » et les frères sont souvent le début des tanin. A un père méprisé peuvent s’appliquer les tournures linguistiques réservées aux gens du dehors. Même si elles sont consciemment exprimées, ces structures prouvent que la culture occidentale est impropre à comprendre le Japon.

La cellule domestique A la fête du Setsubun, le 4 février, veille du jour de l’an dans le calendrier lunaire, les petits enfants éparpillent des grains de soja dans la maison en criant « Dedans le bonheur ! Dehors les démons ! ». Ce dedans exposé au dehors comme nous opposerions le paradis à l’enfer, c’est la maison. Ici, le terme d’uchi est ambivalent. La maison en tant que uchi est le dedans. Mais plus encore, l’uchi des Japonais semble aussi posséder les attributs de la personne occidentale moderne. Pour désigner sa maison, la P a g e | 41 petite fille d’Osaka dira : uchi’n toko ; ce qui signifierait le my place, le chez moi des Américains. Triple assimilation donc entre la maison, ceux qui y habitent et le dedans. Dira-t-on que l’individualité de l’espace domestique se renforce (vis-à-vis de l’extérieur) de ce que perd l’individualité du sujet à l’intérieur de cet espace ? Dit autrement : la maison, lieu social concret, accumule, substantifie, hypostasie les attributs de la personne et du groupe. La maison est un espace collectif relativement indifférencié, comme les comportements le suggèrent. Parents et enfants dorment volontiers côte-à-côte dans les futons (matelas et édredons) étendus le soir sur les tatamis, quand bien même il y a assez de pièces pour dormir séparément dans des lits individuels. Des personnes de deux ou trois générations différentes, comme la grand-mère avec le petit-fils prendront le bain ensemble. Commode pour se savonner le dos, le bain à deux étant courant (pas à plusieurs, car la place manque, sauf dans les bains publics ou les stations thermales. Dans la maison, entre-soi, les manières de table chères aux Occidentaux sont réduites au minimum. L’enfant ou l’adulte tend son bol en disant « encore » (o-kawari) sans le moindre « s’il te plaît » ou « merci ». Watsuji qui commente ces différences qualifie l’espace domestique de tissu de rapports immédiats, sans distanciation. L’individu s’y dissolvant. Le terme uchi représentant indifféremment les occupants e cet espace, non seulement comme « nous » ou « moi » mais en tant que « lui » ou « elle », « eux », « les gens de la maison », les parents, la domesticité. C’est spécialement à l’épouse que s’adresse l’expression « la personne de la maison », expression que le mari peut utiliser. La maison EST ceux qui l’habitent – bel exemple de logique du lieu, chère à Nishida. Matérialisation et matrice d’un moi collectif, la maison s’oppose comme telle à l’extérieur. Et comme telle, elle empiète sur le moi individuel de chacun de ses occupants. En être exclu est une épreuve, comme on l’a vu pour l’enfant qu’on met dehors si on veut le punir. Le bannissement est une punition pénible. D’autant que la relative indifférenciation mentale et comportementale de l’espace domestique entraîne chez l’enfant un faible développement du sur-moi. Le priver d’uchi, c’est porter atteinte à ses motivations profondes. Une même logique gouverne la moralité des Japonais quand ils sont adultes : le comportement est toujours le fruit d’une dominante collective et situationnelle. D’où les rôles endossés dans la famille où on est « père » avant d’être soi. Signifiant qu’hors du groupe familial on en est le délégué, comme on l’a montré dans une histoire de meurtre raconté par la presse locale poussant la famille à déménager. Aujourd’hui, Jean Bel (L’espace dans la société urbaine japonaise, 1980) montre que la maison s’accommode aujourd’hui de l’éclatement des groupes familiaux, car les conflits imposent que chacun y assume son rôle et représente sa maison par délégation. Mais si un conflit éclate entre la famille et l’école ou l’entreprise, il est toujours réglé au détriment de la maison. Il est admis qu’un écolier ne fasse rien à la maison rien, que le mari rentre tard comme on l’a déjà dit.

La question délicate de la climatisation dans la maison L’été tropical de la zone pacifique s’ajoute aux rudesses des autres saisons avec des vents violents qui furent combattues il y a plus de mille ans. Non qu’on ait rien fait pour se protéger des touffeurs de l’été, car les volets coulissants témoignent de solutions. Pour l’hiver, faute de pouvoir chauffer correctement leurs maisons avant l’électricité abondante, les Japonais chauffaient leurs corps. Notamment par le bain brûlant pris au furo (paragraphe suivant) le soir mais aussi par l’ tenant lieu de coin de l’âtre pour la maisonnée. Un lieu complété par des pots à braises, hibachi, une chaufferette de table, , recouverte d’un molleton et des chauffe-lits pour les futons. Dans P a g e | 42 les foyers aisés, le pot à braises était un meuble en bois laqué sur lequel trônaient une bouilloire et toutes sortes d’accessoires dont un plateau servant de guéridon. Dès Meiji, le chauffage central est introduit dans les bâtiments collectifs, mais quasiment jamais dans l’habitat privé. La fabrication de poêles comment à partir de 1870 pour le poêle à charbon, puis au bois, au gaz, au kérosène, l’ensemble étant confinée à l’élite. Dans les années 1960, on passe du chauffage du corps à celui de l’atmosphère. Bien que nauséabond et dangereux en cas de séisme, le poêle est supplanté dans les années 1970 par le tapis de sol électrique, puis le climatiseur électrique réversible été/hiver. Il était apprécié comme un des trois « joyaux divins » de l’industrie avec la voiture et la télé couleur. Présent dans les trois quarts des foyers aujourd’hui, il n’est concurrencé que par le ventilateur, version électrique de l’éventail pliant ou rigide (ushiva). Depuis Fukushima, les énergies durables ont le vent en poupe, les politiques publiques l’encouragent et prospectent du côté de l’énergie géothermique.

Sur les marges de la maison, le furo et la onsen Cette approche de la maison n’est sans doute pas étrangère à ce que les corps peuvent y faire, notamment pour la toilette. Il y a aujourd’hui quasiment toujours un espace privé distinct dans lequel on entre avec des socques spéciaux qui ne sont pas les mules d’intérieur. L’obsession des Japonais pour la propreté corporelle (et, par extension, domestique et urbaine) a sans doute pour origine les préceptes de pureté du dogme shinto. Le bain, furo, a été l’expression de cette hygiène et a été, s’il l’est toujours aussi, une passion nationale. Le caractère sacré du bain est à peu près équivalent à celui de la sieste dans les pays méditerranéens. Les salles de bain étaient parfois équipées de baignoires en bois, en hinoki, espèce de cèdre odorant et très agréable au contact de la peau, ces salles de bain conçues pour qu’on puisse s’asperger et se laver hors de la baignoire. Ce n’est que propre qu’on s’y plonge dans une eau chaude, très chaude, de 40° à 45°C pour se détendre. Il faut dire que les maisons étaient mal chauffées, voire par chauffées du tout, donnant ainsi au bain l’occasion d’emmagasiner de la chaleur avant de se coucher. Si la baignoire le permet, le bain se prend en famille, la nudité des parents ne portant aucun de nos tabous. Si on l’utilise successivement en commençant par le père, on ne change pas l’eau. Hommes ou femmes, les Japonais aiment aller au furo de leur quartier. On les croisait encore parfois le soir dans les rues, vêtus d’un yukata, vêtement de coton imprimé en forme de kimono et chaussés de geta (socques de bois), allant et revenant avec leur petite cuvette, savon et serviette. Le sento (bain public) a perdu sa mixité au début du XXe siècle pour satisfaire les tabous de l’Occident. A la campagne, les bains des stations thermales (onsen) sont encore communs, seuls les vestiaires sont séparés. Le bain public est un lieu de conversation, de détente, où on se rase, on se brosse les dents avant de plonger dans la grande baignoire commune pouvant contenir une vingtaine de personnes, bavarder avec les autres occupants. Lieu de rencontre et de discussions, le sento, toutes proportions gardées a la même fonction qu’autrefois le café du village. Cette expérience du bain public peut être transférée dans les montagnes (ou des imitations) dans les onsen. Elles ne sont pas ce qu’ont été en Occident des lieux de breuvages tristes dans les villes d’eau. Les vertus curatives des onsen ne sont pas oubliées, surtout dans le monde paysan où le plaisir n’a rien à voir avec l’idée d’une cure. Pays volcanique, le Japon compte plus de 2000 stations thermales des montagnes jusqu’aux plages. Les sources chaudes des onsen sont souvent naturelles. Tout n’est pas parfait, le plastique peut y être utilisé pour aménager des lieux à forte fréquentation et bruyante mais la P a g e | 43 plupart gardent du charme et de la simplicité. Ces sources étaient il y a plus de mille ans des lieux sacrés, les bains étant installés là où sourd l’eau bouillonnante, le plus souvent dans des rochers. On peut y jouir du paysage en buvant du saké dans une eau trop chaude pour nos épidermes. Et quand la neige tourbillonne… La chaleur emmagasinée par le corps évite les congestions pulmonaires en sortant. Certains bains sont spectaculaires comme celui de Noboribetsu, le « bain des mille » à Hokkaido. La vapeur dilue la forme des corps et surtout l’atmosphère de ces thermes. Rien d’érotique ni de grivois. Simplicité d’une époque antérieure à Meiji qui a imposé les codes victoriens, stigmatisé la nudité et interdit les bains mixtes, décision incompréhensible qui a parfois fait tendre une ficelle au milieu des bassins, séparant hommes et femmes... Les Japonais vont une fois par an dans une onsen, entre amis. Généralement, on y arrive en fin d’après-midi, on dine à l’hôtel, on profite d’un grand bain, le lendemain étant réservé à des promenades en ville. Dans les campagnes paysannes, les travailleurs physiques vont s’y ressourcer aussi. Les vieux cherchent à rendre leur corps résistant. Mondes sans contraintes, ni préjugés, ils marquent la possibilité d’un vivre ensemble où la mixité sociale est poussée loin. Aujourd’hui, la ville thermale est victime du tourisme de masse et de la concurrence des établissements des années 1980. Les hôtels vendent tout ce que les villes apportaient, les crises ayant aussi diminué les fréquentations. Le Centre de recherche sur le développement des villes thermales propose des pistes d’amélioration sur la gestion raisonnée de la ressource environnementale, sur une « éthique piétonne » comportant une meilleure restauration. On retrouve ici deux fonctions symboliques ancrées historiquement sur la détente procurée par la nature et le plaisir du palais.

Le quotidien, le faste et la souillure (Ke-hare-kegare) Pour clore cette séquence, je propose un article du remarquable « Vocabulaire de la spatialité japonaise » : Ke-hare-kegare qu’on peut traduire par « Le quotidien, le faste et la souillure ». Pourquoi ? Car il est question souvent de propreté au Japon et il nous faut la confronter aux espaces domestiques. Le « ke » est le revers intérieur d’un vêtement et par extension, ce qui relève du privé, du quotidien. Le « hare » est un mot très intéressant désignant à la fois le ciel sans nuage, le plein jour, mais aussi l’habit d’apparat, le kimono de fête. Cette notion de festif se retrouve dans l’architecture des habitations de la Cour impériale avec ses lieux dédiés comme les salons. Pas d’opposition durkheimienne entre profane et sacré, mais plutôt un lien à une autre notion, celle, celle de kegare (souillure, impureté qu’on traduit aussi par pollution, terme impliquant la diffusion d’un état, la contamination des êtres…). Pour l’ethnologue Namihira Emiko qui analyse les croyances populaires japonaises, kegare, l’état de souillure, résulte de la déperdition d’énergie contenue dans le quotidien, se transformant par les rites pour devenir l’état de pureté (hare). Les rites dans le shinto donnent l’énergie vitale et enlèvent la souillure, d’où ces rites de purification au temple pour être mis en contact avec les divinités. Le quotidien contient le pur et l’impur qu’on retrouve dans les croyances populaires (impureté organique/corporel, social (groupe d’individus/crime) et naturel (inondations, tsunamis). Dans les maisons anciennes, il existait une hutte des menstrues et pour l’accouchement avec un feu distinct de la maison principale). Pour le social, on retrouve les burakumin et leurs quartiers et professions dédiées. Pour le naturel, les périmètres de discrimination après les séismes.

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Chap. 9 – La communauté rurale

Dans une formule demeurée célèbre, Nakamura Kichiji définit la communauté rurale japonaise (mura) comme une « association de maisons » (ie rengo), le terme possédant le sens à la fois de matériel et de social. Il veut dire que cette communauté n’est pas tant composée d’individus que de divers groupes domestiques auxquels ces individus appartiennent. Pareil caractère n’a rien que de banal dans les sociétés rurales. Mais il est ici accentué par la tendance à l’indifférenciation de la famille japonaise. De ce fait, le « mura » est doublement anti-individualiste, en tant que communauté et en tant que composé de telles familles. On pourrait ajouter : en tant que composé d’individus dont le comportement comme la personnalité dépendent probablement du « mura » parangon des caractères attribués aux communautés rurales. Notons que l’habitat peut être aussi dispersé car mura est un mot qui a la même étymologie que les mots coréen maul et muri, le premier désignant le hameau, la campagne, le second le groupe, le troupeau. P. Pelletier montre que dans la haute Antiquité, le mura est probablement une subdivision de l’agata, elle-même subdvision du kuni (l’équivalent du « pays » en France). Et avant la première réforme Taika de 645, il est remplacé par d’autres entités regroupant des « foyers ». Sous la féodalité, il devient une partie des manoirs (en comprenant environ 20 foyers). Après la création du cadastre entamée en 1580, ses limites sont tracées et sous les Tokugawa, il devient la première unité administrative et fiscale. L’association est fondée sur les liens généalogiques, ie, désignant à la fois la maison et la famille. Il faut toutefois rappeler que sous Meiji et dans les dernières décennies particulièrement, on a affaibli les mura, du fait de la modernisation du Japon. Depuis Meiji, l’administration a procédé à d’énergiques regroupements qui ont fait bouger les lignes (les mura sont rassemblés dans des entités communales plus vastes, les terrains communaux sont privatisés. En 1994, le Japon compte 3235 communes). Mais les nouvelles municipalités groupées ne cessent pas d’utiliser les mura comme organes complémentaires. Notamment pendant les campagnes électorales. Le mura continue de peupler l’imaginaire traditionnel du Japon. Dans la vie collective, les habitants ne distinguaient pas les affaires publiques (réunion, fête) et les affaires privées (mariage, funérailles). La base du mura est physique. Ce sont les multiples pratiques communautaires qui structuraient l’activité agricole et sociale du village. Notamment l’usage de l’eau qui repose sur l’écoulement par gravité. Il entraîne comme on l’a vu des travaux collectifs et une organisation sociale stricte. Il cristallise de fait les rapports de force dans les communautés. Des rapports de force qui ne sont pas perçus comme tels car ils reposent sur une nécessité vitale et un héritage historique, et parait ainsi enraciné dans la nature. Ces liens existent dans la plupart des sociétés hydrauliques de l’Asie, comme à Bali ou Taiwan. Et il faut rappeler que les administrations centrales (thèse de Wittfogel sur le despotisme oriental) jouent un grand rôle. Les mura au Japon auront été des communautés de l’eau où le public et le privé se trouvent indissolublement liés : sans l’eau commune, la rizière ne vaut rien. Aucune exploitation viable seule, aucune n’ayant la liberté du choix des cultures, de l’écoulement de l’eau, des assolements. Les syndicats d’irrigation englobaient les mura d’un bassin versant, chaque communauté jouant le rôle d’un individu. Ce qui exige à l’intérieur de chacune l’adhésion totale des maisons qui la P a g e | 45 composent comme celle des individus à l’intérieur de chaque maison. La riziculture atteint une telle efficacité grâce au bon fonctionnement de ce système qui affirme à tous les étages la négation de l’individu et son identification à une cellule d’échelon supérieur. Le mura japonais est donc contraignant car unanimiaire et coercitif. L’intégration, pour Araki Hiroyuki, y commence dès avant la naissance avec les coutumes nombreuses entourant la grossesse. Dès l’âge de 7 ans, on entre dans l’équipe ou le groupe des enfants. On y reste jusque vers 15 ans, pour entrer parmi les jeunes. Chaque maison fait partie d’un groupe de voisinage. La coutume (okite), souvent écrite, règle minutieusement les activités et les comportements. Araki détaille au passage de la coutume de Tosa où sont énumérés les défauts les plus méprisants et les qualités les plus souhaitables : être beau parleur, disputailleur, buveur, ambitieux, récrimineur, débauché, menteur, envieux, spéculateur, oisif, profiteur et comme intermédiaire, trop habile. Un cortège de punitions est prévu pour celui qui ne se plie pas à l’okite. Mais est prévue aussi la rémission des fautes, moyennant diverses formes de repentance, par exemple, payer à boire, faire des excuses orales et écrites, etc. Le mura est aussi très fermé sur l’extérieur. Dans certaines régions, la communauté s’appelle shima, le même terme que pour « île ». Miyamoto Tsuneichi montre que beaucoup de mura organisent dans divers domaines une compétition amicale entre deux ou plusieurs de leurs subdivisions, les kumi ou ko, entretenant par là en leur sein une source de progrès qui augmentait d’autant leur autonomie. Araki dépeint de nombreux usages dont la fonction semble bien d’affirmer la coupure entre le territoire du mur et le monde environnant. A la fête locale, on dresse encore aujourd’hui à la frontières des bannières et des sabaki, qu’on traduit par des « arbres des limites », plantés autour des sanctuaires, qui défendent ce territoire contre des génies malfaisants du dehors, et en proclament la sacralité. On jette au-dehors des poupées de paille enflammées, représentant divers maux que l’on expulse hors du mura. Avant la diffusion de l’automobile, quand quelqu’un partait en voyage, ses parents et amis l’accompagnaient jusqu’à la frontière du mura, et là, lui offraient un « présent de départ », le senhetsu, sous des formes analogues aux rites de la mort. On révère toujours, à cette frontière, les statues des jizô et des dôsojin, lesquels à l’origine sont (ou ont été assimilées à) des kami, gardiens de la limite entre le monde des vivants et celui des morts. La frontière se situe d’ailleurs généralement sur un col, tôge, terme qui vient de tamuke, « tendre les mains », c’est-à-dire faire une offrande aux kami. Du temps où on gravissait les cols à pied, on pouvait trouver une maison de thé, chaya, où l’on se restaurait de gâteaux de riz (mochi) ; à l’origine, ces mochis étaient offerts aux kami du col. L’au-delà de la frontière était un autre monde, peuplé d’êtres malfaisants, de démons, de sorcières, etc, mais d’où pouvait aussi venir « l’homme rare », c’est-à-dire le visiteur, revêtu d’un caractère sacré. Araki note à ce sujet que de nombreux kami portent un pardessus de paille du voyageur, signifiant qu’ils sont venus des fonds lointains de la montagne ou de la mer (oki, oku), en apportant, pour certains, les présents de la civilisation. Corrélativement à cette fermeture sélective, la punition la plus dure qui pût être infligée en cas de manquement à l’okite était l’exclusion hors de la communauté. Cet ostracisme était généralement plus social que physique : appelé mura hachibu, il consistait à excommunier de presque toute pratique communautaire la famille du fautif, excepté dans deux cas, l’entraide pour funérailles et l’entraide pour sinistre. Il pouvait être physique : dans ce cas, le banni était chassé dans l’au-delà , hors des frontières P a g e | 46 du mura. A Kyushu, on le munissait parfois symboliquement, pour l’aider à survivre, d’une bouilloire à réchauffer le saké. Dans certains cas, le départ hors du mura pouvait représenter une libération pour l’individu. L’essor des voyages d’agrément sous prétexte de pèlerinage à Edo compense sans doute une oppression accrue. En effet le régime Tokugawa utilise systématiquement le mura pour mieux asseoir son autorité. La morale situationnelle des Japonais (voir plus loin) les prédispose, du reste, à ces échappées compensatoires. Comme dit le proverbe, « en voyage, la honte est jetable », au milieu d’étrangers, pas besoin de se gêner. Il est probable que, par effet de retour, ces migrations sont à l’origine de la transformation du mura, de l’entité semi-familiale, qu’il était au début de l’ère d’Edo, en cette « association de maisons » qu’il est devenu sous Meiji. Le rapport entre la famille et la communauté changerait de nature et avec lui les vieux repères de la conduite individuelle. Pour Ph. Pelletier, il demeure au Japon une mythologie d’une sorte de communisme agraire ou la nostalgie d’un Japon rural bienveillant et harmonieux qui ne doit pas occulter les dures conditionsd e travail, les inégalités, les hiérarchies, les pesanteurs et le conservatisme. Toute une rhétorique fait du mura l’archétype et l’incarnation de la société japonaise, jusque dans son fonctionnement plus ou moins fermé, en groupes, clans. L’idée de faire du Japon un grand village, ou de le concevoir ainsi, s’est brisée avec l’exode rural. Même si se dessine un retour à la campagne, un réveil des villages (mura okoshi). C’est là que le vieil habitat, furusato (pays natal) des Japonais d’aujourd’hui, correspond à certains égards au mura. Araki note encore que l’on perçoit le furusato comme une matrice dont on dépend pour son existence même. Aussi, les déracinements massifs qu’a entraînés l’urbanisation contemporaine semblent-ils avoir plongé la société japonaise dans une lancinante nostalgie comme le prouverait, selon Araki, l’analyse sérielle que cet auteur a fait des chansons à succès depuis 1912. L’on y pleure dans 80% des cas. Le thème de ces chansons est le hôkyô, une nostalgie, une Sehnsucht nach der Heimat d’un sombre sentimentalisme, qui s’exprime souvent de manière métaphorique par la pluie, le vent, la solitude, le bateau (qui part), le brouillard, etc. La première chanson de ce genre apparaît en 1888, à peu près au moment où se déclenche la grande vague d’exode rural. Dans un premier temps, c’est nommément le pays natal que l’on pleure ; puis, à mesure que les attitudes s’imprègnent de la morale occidentale, le thème devient la séparation, l’adieu à la personne aimée que l’on doit quitter – ce deuxième genre apparaît vers 1915. Pour Berque, sans contester l’interprétation d’Araki qui est fine et savoureuse, on pourrait voir dans cette sentimentalité larmoyante l’indice d’un caractère plus général : la répugnance qu’éprouve l’individu japonais à quitter son milieu, dans la mesure où son moi dépend de son milieu.

Comment le voisin préside le for intérieur Pour comprendre un autre aspect de la vie collective des Japonais, à la campagne comme en ville, d’ailleurs, et peut-être pour faire la transition avec elle, étudions la qualité de la relation des Japonais entre eux. On pourrait partir du théâtre nô dont Zeami, l’acteur et le théoricien (1364-1443) dit qu’il fonctionne sur la métamorphose. Un changement qui doit s’effectuer sous le contrôle de ce que Zeami appelle, mot à mot, « le regard du regard éloigné ». Il explique que l’acteur véritable voit toujours sa propre figure de loin et même dans son propre dos. Le gaken, ce regard de soi, se distingue du riken, P a g e | 47 le regard éloigné, qui est celui du public. Par cette rencontre, l’acteur et le public fondent leurs points de vue par une même sensibilité. Cette théorie qu’on pourrait trouver sur le théâtre moderne (la mise en abyme, par ex.), date du début du 15e siècle ! Zeami, en parlant du nô, définit en réalité une tendance que déjà trahissent clairement les comportements et les structures mentales des Japonais : c’est dans sa relation à autrui que le sujet se définit, avons-nous déjà dit dans les premiers chapitres. Cette relation n’est pas abstraite, elle se manifeste sensiblement dans le regard. C’est la conscience du regard d’autrui qui façonne l’identité du sujet. Le psychologue Inoue Tadashi dégage cette importance du regard d’autrui : être regardé, mirareru koto, serait l’un des mobiles fonciers des comportements japonais. Les travaux du philosophe Sakabe Megumi sur le masque (men) se rapportent à ce thème. Ce que l’on voit des gens, c’est effet d’abord et essentiellement la face, le visage, le masque, la surface, l’aspect. Mentsu vient du chinois mianzi : la « face », celle qu’on ne doit pas perdre. La face s’expose perpétuellement au regard d’autrui. L’anthropologue Yoneyama Toshinao cite une enquête d’opinion dans laquelle on demande aux gens ce qui leur importe le plus dans la liste suivante : ce qu’éprouve votre supérieur, ce qu’éprouvent les autres, ce que font les autres, ce que racontent les autres, ce que gagnent les autres, ce qu’éprouve votre mari, votre épouse, votre amant(e), les anomalies de la nature, la marche du monde, etc. Pour les enquêteurs, la marche du monde devait concentrer les choix les plus nombreux. Elle recueillit 43% des réponses. En totalisant « ce qu’éprouvent les autres » et « ce que racontent les autres », on arrive à la moitié des réponses, c’est-à-dire un point de seuil conventionnellement retenu par les psychosociologues pour définir la personnalité modale. L’extrême sensibilité des Japonais à l’opinion d’autrui fait d’eux, par excellence, ce que David Riesman a appelé les « allo-déterminés ». Comme il se doit, les auteurs japonais ont pris plaisir à souligner la coïncidence entre de leur tradition nationale avec une tendance qui, pour le sociologue américain, caractérise les sociétés modernes. On peut interpréter cette coïncidence de deux façons : soit qu’elle conforte la critique principale qui fut adressée au schéma de Riesman (à savoir que l’allo-détermination donnée comme le 3e stade de l’évolution des rapports sociaux) caractérise aussi bien le premier stade de cette évolution (baptisé « traditionnaliste ») et, dans ce cas, les rapports sociaux seraient encore pré-modernes au Japon ; soit, au contraire, que ces rapports seraient depuis longtemps modernes, la société japonaise étant entrée dans la phase de l’extro-détermination, celle du radar, sans passer par la phase intermédiaire de l’introdétermination (ou du gyroscope intérieur). La seconde interprétation a la faveur des Japonais. On peut s’y ranger mais en ôtant au schéma riesmanien son caractère rectiligne : plusieurs types d’évolution sont possibles comme le montre le cas japonais (et l’évolution d’une même société qui peut faire des boucles) comme le montre la critique que nous venons de rapporter. Un fait est certain : l’allo-détermination semble bien gouverner les comportements nippons. Des expériences ont été faites à ce sujet, entre celles de Bell dont nous avons déjà parlé, montrant que les étudiants japonais sont bien plus allo-déterminés que les américains. Pour Hayasaka Tajiro, cela témoigne tout autant du traditionalisme des Japonais, selon lequel les Japonais règlent leur comportement d’après le seken, c’est-à-dire les « gens », mais pas n’importe lesquels, ceux qui d’une façon ou d’une autre ont avec le sujet un rapport localisé dans l’espace et le temps. Selon Inoué, l’espace psycho-social des Japonais se structure en trois zones concentriques, où le seken occupe une P a g e | 48 position intermédiaire entre les proches et les gens totalement extérieurs. Du coup, on retrouve ce que Doi Takeo avait déjà exprimé : dans le cercle central, pas besoin de se gêner, on est entre soi. Mais dans la zone du seken, s’impose la plus grande réserve : c’est là qu’on peut perdre la face, que se jouent les réputations, que se définissent les apparences, que le crédit peut être ruiné. C’est l’espace de la respectabilité, gaibun, ce qu’on entend dehors. Cela dit, Inoue reconnaît que la validité de ce schéma est aujourd’hui mise en question par le chevauchement progressif de la deuxième et de la troisième auréole, la société actuelle multipliant les contacts avec des inconnus. En outre, les médias répandent et imposent dans chaque seken les opinions des personnages qui, en termes objectifs, sont pourtant totalement du dehors. Les moyens de communication ayant changé, le seken qui se fonde sur la communication, se transforme aussi. Corrélativement, l’usage délaisse petit à petit une expression naguère fort à l’honneur, sekentei, le corps du seken, c’est-à-dire les apparences, la réputation. Cette relative obsolescence du terme de sekentei traduit, sans doute, une restructuration des rapports sociaux composant l’altérité : autrui aujourd’hui n’est plus le même qu’autrefois qu’on l’introduit tous les soirs sur l’écran du téléviseur… Néanmoins, il ne semble pas que cette évolution ait changé grand- chose au fait que le sujet détermine sa conduite en fonction de son rapport à autrui plus que de repères fixes et intérieurs. On ne peut pas ne pas évoquer la définition de Ruth Benedict dans The Chrysanthemum and the Sword telle qu’il la donne de la morale nippone : une morale de la honte, non point de la faute comme celle des Occidentaux. Cette théorie a donné lieu à beaucoup de commentaires au Japon, souvent très acerbes. Sur le fond, il en ressort que Benedict n’a pas tort mais qu’il est fallacieux d’assimiler la honte des Japonais à la conception occidentale de la honte. George de Vos, à partir de tests, montre que les Japonais sont très guilt conscious, quoique cette conscience soit moins liée qu’en Occident à la répression des pulsions sexuelles, ce qui nous la rend moins perceptible. Pour Sakuta Keiichi, la notion de haji (honte) implique une intériorisation, non pas la simple sanction externe qu’on y voit banalement. La honte implique un sujet fortement conscient du regard d’autrui. Reprenant et précisant les vues de Sakuta, Inoue juge qu’éprouver de la honte, c’est « être possédé par le regard d’autrui ». La conscience du regard d’autrui, pour intériorisée qu’elle puisse être, diffère de la conscience chrétienne sur un point décisif : c’est qu’au lieu de se référer à une norme universelle et « transcendant » le respect humain, elle se donne pour repère un contexte social et local. C’est ce contexte qui aide le sujet à déterminer sa conduite à prendre, d’où une adaptabilité, une souplesse tout à fait contraires aux principes de la morale chrétienne. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, cette adaptabilité apparut au grand jour dans le comportement des prisonniers de guerre japonais. Au grand étonnement des Américains, les Japonais se montrèrent très coopératifs, demandant parfois à être enrôlés dans l’armée américaine. Des gens qui s’étaient battus jusqu’à la mort avant que le destin les fasse tomber vivants aux mains de l’ennemi… Où est leur conception de l’honneur ? Etudiant la question, l’anthropologue Clyde Kluckhohn comprit que celle-ci obéissait à une logique situationnelle. Alors qu’ils eussent pu mourir pour le Tennô, ils avaient été pris… Ils se considéraient comme morts socialement et, de ce fait, n’envisageaient pas de revenir dans leur pays, mais comme ils étaient en vie malgré tout, leur restait la solution de s’adapter à leur nouvelle situation. Lors de la défaite et de l’occupation, on a vu des phénomènes comparables à l’échelle de la P a g e | 49 nation entière. Les Japonais âpres au combat cessèrent du jour au lendemain toute résistance, se muèrent en amis de l’occupant, ne manquant pas de provoquer la stupéfaction et le mépris des Occidentaux qui ne pouvaient pas comprendre le message du Tennô le 8 août 1945 que la guerre était finie, qu’elle avait suffi pour placer ses sujets dans une situation nouvelle : une situation de paix. Et a contrario, pour les isolés qui n’entendirent pas ce message, on sait qu’ils poursuivirent la guerre dix, vingt, trente ans plus tard dans les jungles d’Asie du Sud-Est, excédant en cela aussi les critères de l’honneur occidental. La morale situationnelle des Japonais pourrait faire l’objet d’une étude de topologie. C’est du reste qu’a fait Nakane Chie dans l’un de ses ouvrages où elle montre le comportement des petits groupes obéissant à une détermination à courte portée : c’est le milieu qui compte, plutôt que les principes. Dans l’ensemble, toutefois, cette question est souvent traitée sur le mode négatif, ce qui ne veut pas dire péjorativement, mais en contrepied du paradigme occidental. On peut dire comme Nakane que la société japonaise est « invertébrée », ou comme Aida Yûji qu’elle n’a « ni morale publique ni ordre », ce qui est aller un peu vite en besogne. Ordre et morale sont bien là, il faut les définir autrement qu’en niant l’éthique européenne. Pas plus qu’il ne suffit de définir l’architectonique japonaise pour la liberté, il ne suffit de définir les comportements japonais par l’image de Nakane du mollusque ou comme le fait Aida, par le génie de l’accommodement (yûzû) : ce ne sont pas des explications mais des descriptions. Et encore, ces descriptions ne s’attachent-elles qu’à certains aspects des choses. Une société où les chômeurs et les vieux se suicident assez fréquemment, où les adultes acceptaient la mort comme naguère n’est pas accommodante sur tous les plans. Admettre certaines choses, c’est en exclure d’autres. Comme on le dit souvent , les Japonais se refusent à juger et condamner autrui catégoriquement et définitivement ; ils ont le sens de la faiblesse humaine. Mais cette mansuétude ne s’applique que dans un contexte reconnu. Quand on refuse de percevoir le contexte (ainsi les burakumin), ou qu’on le perçoit comme inférieur (les civils chinois massacrés pendant la guerre), la dureté des Japonais ne le cède à personne. Bref, la moralité japonaise obéit à une logique qui, comme toute logique, a sa propre rigueur. Tout le problème est celui du référent. Ici, le référent est voisin et concret, plutôt qu’universel et transcendantal.

Chap. 10 – Du quartier à la métropole

Mal distincte des campagnes au plan matériel, la ville japonaise l’est toute aussi sur au plan social et au plan mental. Comme on l’a vu, les références des citadins restent encore largement rurales. Nombre des structures sociales de la ville reflètent celles des campagnes. Ce qu’illustre l’existence des chônaikai, les associations de quartier (appelées aussi associations autonomes ou, d’autonomie locale). C’est une désignation moderne, entrée dans l’usage après la restauration Meiji. Le caractère « nai » est le même que celui de « uchi ». Il n’y a pas d’institutions comparables dans les villes occidentales. Mais les villes des pays en développement présentent des cas analogues, les uns autochtones comme les mohalla de Calcultta ou les gaifenghui de Hongkong. Les autres s’étant inspirés du modèle japonais, comme les harangay des Philippines ou les pansanghoe de Corée. P a g e | 50

Ces chônaikai présentent de grandes analogies avec les mura. Ils apparaissent comme une métaphore de la campagne dans la ville. Pour cette raison, les sociologues les classent comme des groupes sociaux de type pré-modernes, pan-fonctionnels, communautaires, fondés non point sur la libre association d’individus égaux, visant un but précis, mais sur un collectivisme diffus niant l’individu. C’est fondamentalement pour cette même raison et pour une autre plus précise – on va le voir – que les chônaikai furent condamnés après la défaite de 1945 par les forces d’occupation. Ils subsistent de nos jours dans les villes japonaises quoique sous des formes mois coercitives que dans le passé. On en trouve dans les quartiers traditionnels mais aussi dans les banlieues et les grands ensembles les plus récents. Ce qui existe en pareil cas dans les villes occidentale – par ex, dans une ville nouvelle comme St-Quentin-en-Yvelines -, ce sont de multiples associations, toutes distinctes les unes des autres et fondées chacune sur l’intérêt d’individus pour une activité définie ; bref ce que la sociologie considère comme des organisations modernes. La persistance et la reproductibilité des chônaikai dans le Japon d’aujourd’hui indiquent en elles-mêmes qu’il ne s’agit point d’organisation d’un type désuet. L’analyse historique le confirme : comme l’a bien montré Nakamura Hachiro, le chônaikai est une institution née spécifiquement des besoins de régulation d’une société urbaine en expansion rapide, parallèlement à l’industrialisation et la modernisation du Japon après 1868. Il n’y a pas d’origine féodale, mais un certain nombre de ces chônaikai descendent d’organisations pré-meijiennes. A Tokyo, la reconstruction de la ville en 1923 a été l’occasion de satisfaire un besoin de structuration sociale, entraîné par l’urbanisation, auquel ne parvenaient pas à répondre les associations de type traditionnel. Celles-ci étaient trop élitistes comme les associations de propriétaires… Comment expliquer leur condamnation par les Américains et le relent de passéisme qu’on leur attache, sinon par une méconnaissance de leur histoire et, surtout, un embrigadement de ces associations dans la politique totalitaire et militariste des années 1935-1945. Pendant la guerre, après 1942, elles furent un instrument de mobilisation des habitants du fait de leur pan-fonctionnalité. Mais comme le juge Nakamura, cette période fut brève, et il y eut d’autres institutions à servir l’effort de guerre. En somme, si les chônaikai existent de nos jours, ce n’est pas pour la tradition qu’elles ont été conservées, mais elles montrent la tendance collectiviste de toute vie locale au Japon. Le sociologue Matsubara Haruo définit ainsi leur caractère : elles aident à la vie sociale, l’ordre public, la défense de l’environnement, à l’administration ; elles complémentent l’administration en fournissant des collaborateurs bénévoles ou subventionnés dans le domaine de l’hygiène, du nettoyage, de l’éclairage, de la perception de l’impôt, des cotisations sociales, de la diffusion de l’information ; ils jouent efficacement le rôle d’intermédiaire entre la population et l’administration pour la mise en œuvre de politiques dans l’urbanisme, le bien être, la police, l’éducation ; enfin, ils exercent des pressions politiques, notamment pendant les campagnes électorales et assoient généralement l’autorité d’un petit chef. Fait social sinon juridique, le chônaikai n’existe pas partout et n’est pas, tant s’en faut, la seule organisation de la société locale. Même si elles ont perdu le droit de coercition après la guerre, et bien que les habitants puissent contester leurs activités, le chônakai est là pour montrer que la société japonaise de l’an 2000 continue à privilégier le collectif au dépens de l’individuel, ainsi que le contextuel, le local, le concret aux dépens des normes générales, abstraites de la démocratie à l’occidentale. Bien qu’ils apparaissent conservateurs, leurs mouvements remirent en cause dans les P a g e | 51 années 1960 la politique de haute croissance, et furent souvent le tremplin de ces mouvements de contestation et d’affirmation du droit des habitants face aux appareils centraux. C’est justement parce qu’ils sont à l’origine de la société locale que les chônaikai peuvent aussi bien contrecarrer que prolonger les courants nationaux : ils sont particularistes par essence. De même que le mouvement Habitant s’enrochait sur les bases concrètes de la défense de l’environnement, de même elles ne procèdent pas d’une idéologie déterminée, ne reconnaissent pas de cause supérieure. Leur seule fin est le bon fonctionnement des rapports sociaux dans leur cadre limité. D’où leur côté cellulaire, leur tendance à l’égoïsme local.

De la famille à la nation : la question du travail Mis à part les lexicologues, on sent peu en français la parenté des deux termes de patron et père, pourtant de la même racine. Bien au contraire, l’opinion voit dans le paternalisme une déformation vicieuse du patron, un empiètement de l’entreprise sur la vie privée des employés. Cette vue procède d’une idéologie définie. En français, on classe patron et père dans la famille de « protecteur ». Une analogie très courante dans la tradition japonaise. L’usage désigne couramment le patron ou le chef du terme même pouvant désigner le père, oyabun. Mais encore l’enfant et le subordonné sont confondus dans le même mot kobun. Plus exactement, les deux termes oyabun et kobun montrent que le chef et son subordonné jouent le rôle (bun) de père (oya) et d’enfant (ko), l’un à l’égard de l’autre. Les sociologues ont souvent souligné l’analogie existant entre le groupe familial et les autres groupes. Ils parlent du familialisme de cette société, de sa composition familiale (Kawashima Takeyoshi). Cette analogie est particulièrement poussée chez les truands (yakuza), du fait même que le groupe ou la bande s’y trouvent définis. Elle ne l’est guère moins dans les relations de travail des milieux artisanaux, comme l’a montré John Pelzel pour les artisans fondeurs de Kawaguchi. Le système d’apprentissage d’avant-guerre y a été aboli, mais l’usage a conservé des mots comme oyakata (du côté du père, c’est- à-dire du patron), kokata (du côté de l’enfant, c’est-à-dire des ouvriers), voire des mots comme grand-frère pour un ouvrier plus ancien que soi. Généralement, l’élève ou l’apprenti d’un maître quelconque sera dit deshi (petit frère, enfant). Les truands appellent leur chefs oyabun, les subordonnés sont dits kobun, le successeur désigné « vrai fils ». On est loin des grades pseudo-militaires qui ont cours dans la mafia, où la bande s’appelle famille et on trouve, comme on le sait, des parrains. L’analogie ne s’arrête pas au vocabulaire. Les comportements témoignent aussi de la parenté fictive qui lie entre eux les membres du groupe japonais. Le patron-père doit protéger, étendre son égide sur ses enfants-subordonnés, lesquels en retour lui doivent dévouement (hôkô), terme riche d’une longue histoire, car il remonte à la féodalité du vassal envers son suzerain dans le Japon féodal, et plus loin encore, au dévouement des sujets pour l’Etat de l’Antiquité. Le même rapport existait dans les campagnes entre propriétaires et tenanciers. Nakane Chie montre les obligations des patrons envers leurs employés, une attention bienveillante payée d’une soumission. Nulle part, on ne voit une telle attitude aussi nette que dans le monde du sumo. Les lutteurs vivent chez leur patron (oyakata) comme des enfants chez leur père. La femme du patron se comporte avec eux comme une mère, d’autant que les jeunes souffrent d’être séparés de leur famille. Ces comportements semi-familiaux sont à relier avec ce qu’on a déjà dit de la famille japonaise. Le groupe japonais, familial ou non, est un milieu où l’individu est moins valorisé que la collectivité, où P a g e | 52 l’individu se distingue mal de son entourage. En revanche, la cellule groupale s’individualise clairement par rapport au milieu environnant. Cette tendance a été mise en lumière par Hazama Hirochi qui a lancé le mot de groupisme. Le groupisme diffère du grégaire en ce que chacun, consciemment ou non s’efforce avant tout de servir l’intérêt du groupe, au lieu de simplement y chercher refuge. Longtemps, depuis l’Occident, cette pseudo-familialité a été vue comme un archaïsme, un reste de féodalité. Puis, on a vu les choses autrement. Le marasme du Japon a mis un bémol sur la gestion à la japonaise mais il est apparu que le groupisme, tout comme le chônaikai, n’est pas un héritage, mais une réponse aux problèmes sociaux posés par la mondialisation, notamment dans les grandes entreprises. Les dégraissages consécutifs aux crises n’ont pas effacé le modèle japonais dont la principale qualité est d’être adaptatif, dont les changements appellent tout simplement la régulation. Ce modèle ne peut pas disparaître en quelques années, quelle que soit l’attraction du modèle américain. Cette métaphore fait l’objet d’une étude classique dont les auteurs visent à montrer qu’un motif déterminé traverse l’histoire du Japon : celui de l’ie, la maison-famille, apparu au Moyen-Age dans les clans féodaux de l’Est, et peu à peu étendu dans tout le pays à de multiples aspects du fonctionnement de la société. Ce modèle, bien que né pendant le féodalisme, est autre chose que féodal. Les Japonais parlent de « système » de l’ie (ie seido), exactement là où d’autres ont parlé de « système féodal » (hoken seido). Simple substitution des termes ? Toujours est-il que ce modèle, réaménagé, a été appliqué par le grand patronat japonais, dans les années 1910-1920 pour faire face à une situation sociale, provoquée par 40 ans d’industrialisation, présentant plus de ressemblance qu’aujourd’hui avec les relations de travail à l’européenne. D’une part, l’ouvrier japonais traditionnel était relativement mobile, indépendant, en dehors des relations familiales évoquées plus haut. Il accomplissait pour se perfectionner une sorte de « tour du Japon » (henreki) comme on dit le tour de France, son expérience était reconnue à la mesure du nombre d’emplois qu’il avait exercés. Mais aussi le développement de la grande industrie avait désintégré le système de motivations de l’ouvrier traditionnel. Il en découlait une instabilité, une irresponsabilité préjudiciables. Pour y faire pièce, ces entreprises introduisent dans la gestion de leur personnel des principes que l’on attribue ensuite, doublement, à tort, à la tradition et à l’ensemble des entreprises japonaises : à savoir, essentiellement, l’emploi garanti jusqu’à la retraite et l’avancement à l’ancienneté. Ces principes dont le but est d’obtenir le dévouement du personnel envers l’entreprise (comme jadis celui des vassaux envers l’ie féodale) ont été étudiés par Ronald Dore auquel on emprunte ce qui suit. Les relations de travail au Japon sont centrées sur l’entreprise (type A) ; alors qu’elles sont en Angleterre centrées sur le marché (type B). Cependant au Japon même, les relations sont aussi centrées sur le marché du travail dans le cas des petites entreprises. Il y a donc dans ce pays un dualisme qu’on ne trouve pas en Angleterre. Le type A se traduit ainsi : emploi jusqu’à la retraite, salaire à l’ancienneté (signifiant que la personne prime sur la fonction, la classe sociale, la région) ; motivation par la cause commune plutôt que par les avantages individuels (le montant des bonus en dépend).

Un des lieux privilégiés de la métropole japonaise : la ville basse Ce terme de ville basse à Tokyo, shitamachi, désignait autrefois la ville tout court, et le reste était ce qu’on appelle encore aujourd’hui yamanote, le côté des collines. Aujourd’hui, shitamachi disparaît P a g e | 53 lentement tant que yamanote tend à se confondre avec l’ensemble du Tokyo moderne. Même si la ville basse a toujours été vaguement délimitée géographiquement, elle a dans l’esprit des Japonais des frontières précises : c’est le cœur de la ville. Dans le Tokyo moderne, shitamashi, est une sorte d’archipel autour de la Sumida et au-delà, derrière la verticalité bétonnée du Tokyo moderne. Shitamachi est un piège pour les étrangers qui s’y aventurent car ils cherchent ce qui n’est plus. Matériellement, shitamachi a été détruite par le grand séisme de 1923, puis les bombardements de 1945. Ce que la guerre avait épargné, la spéculation foncière en vient à bout. Le vieux décor, ce ne sont que quelques bribes qu’on retrouve au fil de vagabondages, entre Ueno et Asakusa, dans Negishi, ou vers Ebisu. Negishi était pendant Meiji une sorte de repères d’intellectuels et de maisons de femmes. De ses ruelles où comme ailleurs on peut encore aérer les , on peut se laisser aller jusqu’aux temples. On peut enjamber des ponts sur des canaux où flottent des troncs d’arbres à Kiba, le quartier des charpentiers dont on garde l’odeur de la résine. Fréquenter shitamachi, c’est s’apercevoir que la mémoire de la ville dans le cas de Tokyo réside plus dans des mœurs que des monuments. On trouve derrière les des bistrots bon marché annoncés par des lanternes rouges, un menu peuple qui se grise de bonnes histoires et de plaisanteries grivoises, accoudé au comptoir ou accroupi sur des tatami. Shitamashi, c’est un rapport au temps différent de celui qui règne dans le reste de la ville. Le temps est ici moins scandé par la montre que les activités humaines. Il existe par exemple une confusion entre la durée du travail et le temps imparti à la vie familiale. Le voisinage, ses contraintes, la structure ouverte de la maison sur l’extérieur, les bruits de l’atelier, tout cela vit dans des horaires flottants, des petites boutiques avec logement attenant, fermant tard. Les soirs d’été, il n’est pas rare que les habitants jouissent de la rue en yukata. Mais shitamashi est devenue une carte brisée, un archipel qui demeure comme un état d’esprit. Autour des temples comme le Senso-ji à Asakusa,il fleure bien une forme de vie provinciale avec galeries marchandes, boutiques, restaurants, beaucoup d’animation. Les promeneurs entrent dans le périmètre du temple, s’envoient de la main sur les parties douloureuses de leur corps la fumée qui s’échappe du grand encensoir. Les jours de fête, les marchands ambulants laissent passer des effluves un peu lourds de pieuvres, de seiches grillées tandis que le brouhaha de la foule paraît scandé par les cymbales des montreurs de singe. Lors de la fête de Kannon le 17 mai, certains habitants montrent leurs tatouages. A la fête des morts, en août, tout se termine par la mise à l’eau sur le bord de la Sumida de minuscules radeaux portant une bougie, symbolisant le retour des âmes des morts vers leurs demeures.

Un spectacle du Japon populaire, le sumo Ce combat entre deux colosses de chair et de muscles, au crâne planté d’un chignon est un sport et une institution nationale. Les 6 tournois de 15 jours qui ont lieu chaque année dans plusieurs villes drainent des foules considérables et la télévision fait le relais abondamment. Car le sumo est plus qu’un sport, ses origines se confondant avec la mythologie qui évoque la lutte entre deux divinités pour la possession de l’actuelle préfecture de Shimane (Honshu central). De ce combat sort vainqueur le dieu Takeminakuta, fils du dieu du sanctuaire d’Izumo qui engendra la lignée impériale. La force passait, dans le Japon des origines, pour indiquer la volonté des dieux. Sinon, le sumo est lié au culte shinto, s’apparentant aux formes de lutte venant de Chine et Corée. La cour patronnait les combats à Nara. Au temps des guerres civiles (XVe siècle), le sumo est un art martial à partir duquel se développe P a g e | 54 sans doute le judo. Il devint ensuite professionnel et populaire, avait été pratiqué dans les fêtes de villages pendant des cérémonies shinto autour de la fertilité. Aujourd’hui encore, il peut exister et se pratique au coin des rues. A Tokyo, le spectacle est ésotérique A Tokyo, le spectacle est ésotérique et se déroule dans une enceinte de 13 000 places à Rygoku. Les spectateurs restent des heures entières dans de minuscules loges en tatami, mangeant, buvant, les femmes passionnées par le combat aussi. Les rituels sont liés au shintoïsme et évoquent un temple, un prêtre shinto venant sanctifier l’arène. Le sel, lancé par les sumotori, est aussi shinto, rite de purification. Les arbitres viennent de deux lignées, agitent l’éventail pour diriger l’empoignade, poussent ce qu’on perçoit comme des ululements qui désignent en fait l’évolution du corps à corps. Le contraste entre les lents rituels d’approche et l’empoignade, les sumotori étant simplement vêtus de mawashi, voilant la nudité et servant d’appui. Ils se sont rincé la bouche avec de l’eau sacré. Je passe sur les approches qui sont longues, destinées à stimuler le spectateur, avant le choc, fulgurant, le film au ralenti donnant de voir deux masses de chair s’aplatissant l’une contre l’autre, se déformant, se pétrissant, s’agrippant, se claquant pour expulser l’adversaire hors de l’aire de combat. Avec leurs 120 kg, les sumotori sont moins des obèses que des athlètes, leur poids étant concentré sur l’estomac et les hanches où réside la force de poussoir et de résistance. Ils se nourrissent d’un brouet de viandes, de riz, de sucre et de soja arrosé de saké et de bière, soit 10 000 kcal par jour. Invités par des industriels qui leur font honneur et donnent de copieuses enveloppes, ils sont appréciés par tous, y compris les femmes. Il existe deux écuries principales (Est et Ouest du Japon), mais une cinquantaine de groupes à Tokyo menés de main de maître par d’anciens champions se révélant être de vrais féodaux…. 15 ans d’entraînement sont nécessaires : « tout ce que tu désires est dans l’arène » dit-on aux jeunes.

Chap. 11 – Vivre après Fukushima

Rappel d’un séisme qui a lieu le 11 mars 2011 à 5h40 du matin, suivi d’un tsunami à 6h10, donnant une vague montant parfois jusqu’à 30 m de haut et pénétrant jusqu’à 10 km dans les terres. Trois réacteurs à Daiishi-Fukushima fonctionnaient ce matin-là, les autres en entretien. Dès les secousses sismiques, les 3 réacteurs sont arrêtés. Les effets du séisme sont surtout le rejet du Xénon 138 et ceux du tsunami l’inondation de la centrale, la fusion des cœurs, l’explosion des réacteurs, et les rejets massifs de césium. 50 employés restent sur le site à tenter de maîtriser la situation.

Que font les travailleurs qui oeuvrent chaque jour à la centrale? Depuis trois ans, quelque 3000 travailleurs s'activent quotidiennement à la centrale de Fukushima Daiichi, pour déblayer et évacuer les débris radioactifs, installer des équipements de protection, maintenir les coeurs de réacteur à froid, retirer le combustible usé des piscines d'entreposage, ou encore construire un mur souterrain pour éviter l'écoulement de l'eau contaminée dans l'océan... Et «si beaucoup a été accompli, il reste encore énormément à faire», reconnaît Thierry Charles, directeur général adjoint de l'IRSN (Institut de radioprotection et de sureté nucléaire français), chargé de la sureté. L'expert rappelle que la priorité était de refroidir les cœurs des réacteurs endommagés le 11 mars 2011: les numéros 1, 2 et 3 sont désormais maintenus à une température comprise entre 20 et 50°C par injection permanente d'eau, et des sortes de cloches recouvrent les bâtiments les plus dégradés. Depuis novembre 2013, le gros du travail consiste à vider les combustibles usés stockés dans la piscine du réacteur 4, car c'est celle qui en contient le plus. Ce combustible est acheminé via un pont roulant ultra-sécurisé «vers une piscine plus grande, située au niveau du sol (contrairement aux autres) P a g e | 55 donc moins vulnérable en cas de nouveau séisme», explique Thierry Charles. Les autres piscines devront ensuite être vidées, puis les réacteurs démantelés. Le calendrier de démantèlement de Tepco, l'exploitant de la centrale, court sur une quarantaine d'année au moins, dans un contexte où de nombreux points du site, trop endommagés, restent impossibles d'accès.

La situation est-elle sous contrôle à la centrale? Il ne se passe pas un mois sans la découverte de problèmes plus ou moins graves à la centrale. L'un des plus grands défis de Tepco est de gérer la quantité phénoménale (430.000 mètres cube) d'eau contaminée qui s'accumule sur le site. Car en 2011, le refroidissement s'est fait dans l'urgence après la fusion des cœurs des réacteurs 1, 2 et 3. Les combustibles ont traversé la cuve pour se déposer dans l'enceinte de confinement. Or aujourd'hui, comme l'indique Thierry Charles, «pour maintenir les réacteurs à froid, on injecte de l'eau en permanence, et du fait de l'inétanchéité des bâtiments, elle s'écoule dans les sous-sols». D’où les fuites à répétition. Pour éviter qu’elle ne contamine les nappes phréatiques, on pompe l'eau contaminée mais aussi celle des nappes, et seule une partie de tout cela est ensuite réinjectée dans le circuit de refroidissement. Le reste s'accumule sur le site car Tepco n'est pas autorisé à rejeter l'eau dans l'océan. Outre cet encombrant problème, d'autres éventualités inquiètent les autorités, à commencer par de possibles catastrophes naturelles à venir. «Nous avons vérifié que les bâtiments pouvaient résister à un séisme de grande ampleur, mais ce qui nous inquiète le plus ce sont les risques de tsunami et de tornade, nous devons prendre des mesures et nous préparer au pire pour l'éviter» a ainsi reconnu lundi le directeur de la centrale, Akira Ono. Pour Thierry Charles, «il y aura inévitablement des accidents dans les décennies à venir, car tout le processus est très compliqué».

Les gens sont-ils revenus vivre dans les zones contaminées? À la suite de la catastrophe, quelque 210.000 personnes ont été évacuées. Aujourd'hui, les zones contaminées se divisent en trois couleurs: les zones vertes (dose d'exposition située entre 1 et 20 millisieverts/an), jaunes (entre 20 et 50 mSV/an), et orange - ou rouges - (plus de 50 mSV/an)*. Jusqu'à présent, personne n'est revenue vivre dans ces zones, mais une première vague de retour d'environ 30.000 personnes potentielles doit avoir lieu dans les deux ans à venir, précise Jean-René Jourdain, adjoint à la direction de la protection de l'homme à l'IRSN. Dès le mois prochain, 300 personnes pourront rentrer chez elles dans la ville de Tamura. Selon l'expert toutefois, «ce retour se fait sur la base d'un consentement éclairé», c'est-à-dire que les personnes en font le choix après avoir été informées des risques auxquels elles s'exposent et des précautions qu'elles doivent prendre (éviter les séjours prolongés en forêt, ne pas consommer de champignons, de baies, ou de gibier et tout ce qui peut être cultivé dans leur potager). Elles doivent également accepter d'être soumises à un suivi médical à long terme. Dans ces zones vertes, le territoire a été décontaminé: on a enlevé une couche d'environ 5 cm de terre où le césium s'est déposé, déchets ensuite stockés dans de grands sacs visibles le long des routes. On a aussi nettoyé les bâtiments au kärcher. Les zones jaunes sont en cours de décontamination, processus qui pourrait prendre plusieurs décennies, et coûte des dizaines de milliards d'euros. On y autorise pour l'instant des retours ponctuels, en journée, pour venir récupérer des affaires par exemple. Quand aux P a g e | 56 zones les plus contaminées, elles ne seront sans doute pas habitables avant des centaines d'années, selon Jean-René Jourdain.

Nettoyer les terres Les autorités ont lancé une grande opération de nettoyage des zones entourant la centrale accidentée en 2011. Lorsque l'on traverse les zones évacuées près de la centrale de Fukushima, l'attention est d'abord attirée par les villages abandonnés. Par des maisons vides aux rideaux tirés, des supérettes désertées avec leurs parkings où percent quelques herbes folles. Ce premier choc passé, on ne peut s'empêcher de remarquer un peu partout de gros sacs de plastique noirs de plus d'un mètre cube, entassés les uns contre les autres le long des champs, aux abords des jardins. Jusqu'à être, parfois, rassemblés par centaines et recouverts de grandes bâches vertes là où prospéraient d'anciennes rizières. Ces entreposages, dans les paysages ruraux qui entourent la centrale, sont la conséquence très visible des efforts colossaux engagés par l'État japonais pour décontaminer et reconquérir le plus rapidement possible la plus grande partie des territoires souillés par des rejets de matières radioactives après la catastrophe du 11 mars 2011, lorsqu'un séisme puis un tsunami avaient gravement endommagé la centrale nucléaire de Fukushima. « Quand on décontamine un territoire, on ne se débarrasse pas de la radioactivité, on ne fait que la déplacer ailleurs » (Jean-Christophe Gariel). Sur les cartes fournies par les autorités, le paysage autour du site de l'accident est découpé comme un puzzle dont les pièces n'auraient que trois couleurs. Vert, jaune et orange. Les zones oranges, les plus gravement contaminées, sont perdues et resteront interdites au public pour au moins quelques dizaines d'années. Le temps que le Césium 137 qui les empoisonne finisse par se désintégrer naturellement. Ce composé perd la moitié de sa radioactivité tous les trente ans.

Comment obtenir la vérité ? Officiellement, aucun décès n'a été enregistré suite aux conséquences directes des émissions radioactives, notamment chez les personnes travaillant à la centrale, les plus exposées. Al (Ukraine) 28 personnes travaillant à la centrale avaient péri à cause des radiations. La prudence est de mise, à plus long terme, «de cancers de la thyroïde, mais aussi de leucémie, de cataracte». Par ailleurs, selon des statistiques officielles 1656 personnes sont mortes dans la préfecture de Fukushima de stress ou d'autres causes liées à la catastrophe. «Le plus gros problème est le fait que des gens ont vécu tellement de temps dans des habitats provisoires. Pour ces personnes, ce sont des changements dramatiques de leur environnement. Et ceux qui, normalement, n'auraient pas dû mourir, sont malgré tout décédés.».

L'océan Pacifique est-il contaminé? Trois ans après, cette peur n'a visiblement pas disparu: celle de voir l'eau contaminée de la centrale empoisonner l'océan Pacifique qui se trouve juste à côté… et par extension les côtes américaines. Pourtant, Jean-Christophe Gariel, directeur de l'environnement à l'IRSN, l'assure: «si on regarde ce qui se passe autour de Fukushima, les niveaux de radioactivité se rapprochent de ceux d'avant. Et les courants très puissants du Pacifique ont entrainé la dilution du césium dans l'océan». Donc pas de risque pour le Canada et les États-Unis. Concernant la pêche, elle reste fermée dans un rayon de P a g e | 57 plusieurs dizaines de kilomètres, et contrôlée au-delà de cette zone. Comme l'indique Jean-Christophe Gariel, la contamination est assez faible chez les poissons vivant dans les colonnes d'eau, mais elle reste plus élevée pour des espèces vivant près des fonds de l'océan et qui sont au contact des sédiments contaminés.

25.000 réfugiés relogés Les habitants des zones jaunes ne peuvent revenir chercher des affaires dans leurs maisons que quelques heures tous les trois mois, en raison d'une radioactivité encore trop élevée, mais le gouvernement promet qu'ils pourront de nouveau y vivre dans moins de dix ans. Les zones vertes, qui bordent la zone d'évacuation forcée, ne sont accessibles qu'en journée, mais devraient être rouvertes au public dès 2015. Si tout se passe bien, 25.000 réfugiés relogés dans des préfabriqués sommaires pourraient alors revenir chez eux. C'est ce qu'espère de tout son cœur Norio Kanno, le maire du village d'Iitate, qui avait «6000 habitants avant la catastrophe, et zéro depuis ». Il est persuadé que ses concitoyens, dispersés aux quatre coins de la préfecture et parfois même en dehors, ne pourront renouer avec une vie normale qu'en retrouvant leur maison à Iitate, malgré des niveaux de radiations encore élevés en certains endroits de cette petite commune rurale. «Les travaux de décontamination ont pris du retard, mais je pense qu'on peut d'abord commencer par nettoyer autour des maisons et revenir y vivre avant de finir tout le reste », estime le maire. Malgré les efforts considérables déployés par le ministère de l'Environnement, qui finance pour le moment ces travaux qui auraient dû être payés par Tepco, la décontamination reste un travail extrêmement lourd en temps et en main d'œuvre. Le coût total de ce nettoyage est estimé à plusieurs dizaines de milliards d'euros, ce qui explique pourquoi ce genre d'opérations de grande ampleur n'a jamais été tenté par l'Ukraine ou la Biélorussie, dans les territoires interdits autour de Tchernobyl. En ville, l'opération est relativement facile, car un lavage à grandes eaux suffit souvent à retirer la majeure partie des particules radioactives. Mais à la campagne, une fois les maisons nettoyées et les gouttières curées, il faut s'attaquer à la terre et à la végétation. Sur les champs, les rizières et les jardins, des dizaines de milliers d'ouvriers en combinaisons blanches et masques respiratoires s'activent avec des tracteurs et des pelleteuses pour soigneusement retirer les 5 à 10 premiers centimètres du sol. «Sur les sols agricoles, le césium reste dans les premiers centimètres car il est rapidement piégé par l'argile, dans lequel il ne migre que très lentement », précise Jean-Christophe Gariel, directeur de l'environnement à l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). En nettoyant, raclant et grattant les sols, on arrive à réduire la radioactivité ambiante de 25 à 50%. La décroissance radioactive naturelle ainsi que le lessivage des sols par les pluies peuvent accélérer le phénomène, mais ils ne réduisent en rien la quantité astronomique de déchets radioactifs que produisent les opérations de décontamination, comme le rappellent en permanence les milliers de grands sacs en plastique noir qui parsèment le paysage. Leur stockage durable est un casse-tête qui empoisonne le débat local, car aucune commune ne veut voir ce genre de déchets sur ses terres. «Quand on décontamine un territoire, on ne se débarrasse pas de la radioactivité, on ne fait que la déplacer ailleurs ».

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Visite aux réfugiés dans la ville de Aizuwakamatsu Le 29 décembre 2014 la « Société de la ville de Maebashi visant à la suppression de tous les réacteurs nucléaires du Japon » a organisé une visite aux réfugiés qui habitent la ville d’Aizuwakamatsu, dans le département de Fukushima. La centrale nucléaire n°1 de Fukushima est située sur le rivage de l'Océan Pacifique. Les gens qui logeaient autour de cette centrale ont dû chercher refuge en d'autres lieux. Nous avons visité le quartier des réfugiés venus de la ville d’Okuma. Ce quartier se trouve dans Aizuwakamatsu, ville située dans la montagne, dans le département de Fukushima. Dans la ville d’Okuma se trouvent quatre réacteurs de la centrale nucléaire n°1 de Fukushima endommagés par le tsunami. La ville avait environ dix mille habitants. Presque 60% d'entre eux travaillaient dans les centrales nucléaires de Fukushima. Il y avait de vingt à trente compagnies liées aux centrales. Le budget municipal dépend donc principalement de la subvention gouvernementale pour la centrale et des impôts versés par TEPCO, ces compagnies et les employés. Suite à l'accident, les 11 000 habitants se sont réfugiés dans d'autres villes. À présent 4 211 d'entre eux logent dans la ville d'Iwaki, 2 071 dans Aizuwakamatsu, 1 133 dans d'autres villes du département de Fukushima, et les autres hors du département : il y en a par exemple 402 dans le département de Saitama, 408 dans celui de Ibaraki et 308 dans celui de Tokyo. Le plan de restauration de la ville de Ōkuma est le suivant : 1. Retour des habitants dans la ville quand les conditions le permettront. 2. Entre-temps, l'administration municipale – actuellement réfugiée dans la ville de Aizuwakamatsu – veillera aux conditions de vie des habitants. 3. La ville future comprendra trois districts : une zone naturelle, une zone commerciale et une zone de logement. 4. On dépolluera d'abord deux districts, Okawara et Shimo-Ono, qui serviront de base au renouvellement à partir desquels seront ouverts de nouveaux espaces logeables. 5. Calendrier de réalisation du plan : 2018 : ouverture de ces deux districts de base. 2023 : ouverture du bureau municipal et des hôpitaux autour de la gare. Réoccu-pation des logements dans les districts de base. 2028 : aménagement de nouveaux quartiers d'habitation. Ouverture de bureaux et de compagnies. 2033 : mise en place d'une information sur l'accident de la centrale nucléaire. 2053 : déclaration du démantèlement complet des réacteurs endommagés. Préparation de la fondation du musée de la restauration de la ville d’Okuma. 6. Prévisions par la ville de la réduction de la radioactivité dans les districts suivants (en millisieverts/an. Le maximum prévu par la norme gouvernementale pour le logement est de 1 millisievert/an):

2014 2018 2023 2O28 2033 2038 Okawara 5,7 3,2 2,1 1,7 1,4 0,7 Kuma 22,9 5,4 3,7 2,9 2,4 1,1 Kumagawa 53,6 12,6 8,6 6,8 5,6 2,6 Otosawa 118,6 65,1 19,0 15,1 12,4 5,8 Que peut-on penser du plan ? 1. Jusqu'à présent, la loi sur la radioactivité stipulait, et stipule encore, que l'on n'a pas le droit d'habiter un lieu dont la pollution est supérieure à 1 millisievert/an. Ce chiffre est officiellement considéré comme principe intangible, or s'il est interdit aux gens de loger dans de tels lieux, il leur sera impossible de revenir chez eux quasiment pour l'éternité, ce qui signifie que le gouvernement et TEPCO devront les prendre éternellement en charge par des subventions ou par d'autres moyens. C'est pourquoi le gouvernement tente à présent d'obliger les habitants à revenir dans les logements qu'ils ont quittés, si ceux-ci n'ont pas une pollution supérieure à vingt millisieverts. Ceci est absolument contraire à la loi, mais l'État impose aux habitants cette illégalité. P a g e | 59

2. Certaines personnes âgées veulent revenir chez elles, même dans cette situation, mais cela signifie qu'alors elles ne recevront plus d'indemnités. Il leur sera difficile de gagner de l'argent par l'agriculture. Pourront-elles vivre avec seulement une petite retraite ? 3. Les jeunes couples ne reviendront pas, car ils craignent pour la santé de leurs enfants. Sans attendre le moment où leur foyer redeviendra suffisamment dépollué, ils vont chercher à gagner leur vie dans d'autres villes et ils ne retourneront pas dans leur district d'origine. Selon une enquête menée dans la ville en février 2014, presque la moitié des habitants ont déjà décidé qu'ils ne reviendraient pas : Question : Voulez-vous emménager dans les districts de base ? 11,2% : Oui 13,3% : J'examinerai la situation et si c'est possible je veux revenir à Ōkuma. 45,8% : Je n'ai pas l'intention de revenir. 22,4% : Je ne peux pas prendre de décision.

Visite du quartier où sont les réfugiés d’Okuma « L'endroit auparavant était un parc, dans lequel on a construit 80 maisons provisoires comportant chacune deux petites pièces, un wc, une salle de bains et une cuisine Nous avions préparé du matériel d'aide pour 80 familles, mais 35 d'entre elles avaient déjà quitté le quartier. La plupart logent maintenant dans la ville de Iwaki, afin que les maris puissent travailler dans les centrales nucléaires de Fukushima. Une trentaine de personnes âgées et deux jeunes étaient venus dans la salle commune. Le chef du district, un ancien employé de la centrale, était fier d'être en excellente santé, bien qu'il ait travaillé là-bas pendant quarante années et qu'il ait été fortement exposé aux irradiations. Il avait parfois avalé ou inspiré des matières radioactives et on lui avait alors recommandé de boire beaucoup de bière pour les éliminer de son corps. Il soulignait que dans le manga « Oishinbo » on voit des hommes souffrir de saignements de nez consécutifs à l'explosion des réacteurs, or d'après lui la chose est complètement fausse, car beaucoup de ses collègues n'ont jamais saigné du nez. Je lui ai opposé avec un peu d'hésitation que d'après certains rapports, des mères réfugiées avaient témoigné que leurs enfants avaient des saignements de nez, mais cet homme insistait, disant que ces rapports étaient mensongers. Un autre homme a fait rire les gens présents en racontant sa vie future : « Lorsque je reviens provisoirement chez moi, j'y vois souvent des sangliers avec des petits très mignons. Les chiens viverrins et les faisans s'y multiplient. La ville dispose pour sa restauration d'un plan sur vingt ans. J'ai soixante-dix ans, mais je pourrai revenir à la maison … sous forme de cendres. J'ai exigé de la ville qu'elle construise en priorité une maison de retraite car presque tous les habitants ici sont vieux, et c'est donc la construction la plus nécessaire. Nous pourrons ainsi revenir chez nous, d'abord à la maison de retraite dans le district de base, ensuite dans notre tombe sous forme de cendres. » Sa prévision se vérifiera, car ils sont originaires d'Otozawa et d'autres districts, qui sont situés près de la centrale nucléaire. La radioactivité y est très forte, exemple dans le n°1 d'Otozawa, elle était de 184,4 millisieverts/an en 2012, et même en 2053 elle sera de 5,8 millisieverts/an. Ensuite j'ai donné un concert avec des instruments de musique insolites, originaires du monde entier, et j'ai beaucoup fait rire les spectateurs. Ce fut le seul moment où leurs visages ont rayonné de joie comme jadis, mais le concert fini, leurs mines se sont de nouveau rembrunies. Il m'a semblé qu'ils n'avaient ni colère ni animosité à l'égard de TEPCO, seulement de la résignation. Avant la construction des centrales nucléaires, la ville était pauvre, et donc ses habitants l'étaient aussi. Pour subvenir aux besoins de leur famille, les hommes travaillaient dans Tokyo l'hiver. Mais, grâce aux centrales, leur niveau de vie s'est élevé de plus en plus. C'est ainsi que leur existence est devenue très dépendante de TEPCO, et ils acceptent donc leur situation et leur sort en silence. Les gens ordinaires, surtout les personnes âgées, ont une existence banale, sans dessein précis. Ils sont contents s'ils peuvent vivre sans soucis, voir grandir leurs enfants et leurs petits-enfants, avoir des amis autour d'eux et s'impliquer un peu dans la société. C'est ainsi que vivaient ces réfugiés et ils pensaient mourir chez eux, mais l'accident nucléaire P a g e | 60 leur a fait perdre leur vie tranquille et ils doivent désormais vivre difficilement et d'une façon qui ne leur est pas coutumière. Ils ne savent pas comment affronter cette nouvelle situation. Le gouvernement et TEPCO ont précipité les habitants dans l'abîme, cependant ils ne font nullement leur auto-critique, ni ne demandent pardon, et ils essaient de payer le moins possible d'indemnités aux victimes dont ils attendent sûrement la mort prochaine.»

Chap. 12 – Le Japon qui nous fascine

1. Le chrysanthème, la plénitude de l’être Au Japon, en novembre, resplendissent des chrysanthèmes. Exposés en pots, dans des compositions d’art floral (ikebana) ou encore en bonsaïs, ils sont d’une étonnante variété par la forme de leurs pétales et par leur teinte – blanc, jaune, rouge sang, violacé, vert d’eau… Cette richesse est le résultat d’une tradition horticole plusieurs fois séculaire.Les premiers week-ends de novembre, les Japonais se pressent en famille pour admirer les milliers de chrysanthèmes présentés dans les grands parcs et dans les temples : leur floraison donne souvent lieu à des fêtes avec des marchands forains. Les personnages grandeur nature en chrysanthèmes de différentes couleurs (les « poupées de chrysanthèmes ») sont une grande attraction. En automne, les pétales de cette plante ornent aussi les mets traditionnels. Fleur mortuaire associée en France à la Toussaint, elle est au Japon, comme en Chine ou en Corée, un symbole de sérénité et de longévité. Le chrysanthème (dont l’idéogramme représente symboliquement des grains de riz dans la paume d’une main) fait partie en Chine des quatre plantes nobles : il est le symbole de l’automne comme le prunier est celui de l’hiver, l’orchidée celui du printemps, le bambou celui de l’été. Arrivé du continent dans l’Archipel au VIIIe siècle et connu alors pour ses vertus médicinales, il est devenu au Japon plus qu’une fleur de saison : il a été choisi, au XIIe siècle, par l’empereur Go-Toba comme l’emblème de la famille impériale, dont le sceau représente un chrysanthème à seize pétales doubles. L’utilisation de cet emblème fut strictement réglementée à partir de 1871. Depuis la défaite de 1945, bien qu’il n’ait aucun statut officiel, le chrysanthème est resté le symbole national et figure par exemple sur les passeports nippons. Depuis le XVIIe siècle, le chrysanthème est l’une des principales fleurs de l’arrangement floral. Sa vogue s’est progressivement étendue de l’aristocratie au petit peuple : avec la pivoine, il est d’ailleurs la fleur préférée de l’art, plébéien à l’époque, du tatouage. On trouve le terme kiku – le nom japonais du chrysanthème – dans des noms propres et des prénoms féminins. O-Kiku-san était ainsi le prénom de l’éphémère « épouse » de Pierre Loti (Madame Chrysanthème). Et l’ordre du Chrysanthème est la plus haute distinction nippone. Le nom de la fleur a été choisi, en 1946, par l’anthropologue américaine Ruth Benedict pour le titre de son ouvrage Le Chrysanthème et le Sabre (Philippe Picquier, 1998). Ce manuel destiné aux forces d’occupation américaines est aujourd’hui devenu une clé incontournable pour faire comprendre la mentalité japonaise aux étrangers, même s’il est aussi une inépuisable source des clichés sur ce pays. P a g e | 61

Connu en Europe au XVIIIe siècle, le chrysanthème n’avait alors guère enthousiasmé : c’est surtout au siècle suivant, avec l’arrivée des variétés nippones, qu’il a séduit par sa finesse. Jusqu’à l’armistice du 11 novembre 1918 du moins… L’année suivante, le président de la République, Raymond Poincaré, exige que les monuments aux morts soient fleuris. Et le pauvre chrysanthème, qui s’épanouit en automne, devient la « fleur des veuves »… puis celle des tombes, à la Toussaint. Une connotation funèbre qui n’incite guère à s’attarder sur sa beauté mélancolique, que cultivent, au contraire, les Japonais : alors que l’on célèbre la fleur de cerisier parce qu’elle symbolise la beauté éphémère, on célèbre le chrysanthème parce qu’il incarne la plénitude de l’être.

2 Le manga Une autre manière d’être au monde, c’est de le restituer par le dessin. Le maîtriser par le trait. Le mot manga signifie « image dérisoire » ou « dessin non abouti » (ga, dessin, man, divertissant, sans but). On peut aller jusqu’à l’idée d’une image malhabile, voire grotesque (Vinci). Le terme est courant à la fin du 18e siècle ; même Hokusai a donné le qualificatif de grotesque à ses estampes. Au 20e siècle, il prend le sens de BD alors qu’elle arrive au Japon et devient un genre à part pour les Européens qui la dissocient du reste du monde après la guerre. Le dessinateur de mangas est appelé mangaka. Il est soumis à des rythmes de parution très rapides, et ne bénéficie pas toujours d'une liberté totale sur son œuvre, selon la réception auprès du public. Si le manga connaît un fort succès, l'auteur devra prolonger son histoire, même s'il voulait la terminer. À l'inverse, certaines œuvres peu connues ne verront pas leurs suites et fin publiées. Ici, la BD est un marché non de niche, mais de masse (60% des Japonais lisaient au moins un manga par semaine avant l’arrivée des smartphones, dans un format peu coûteux (environ 5 euros). On trouve les prémices des mangas dès l’époque de Nara sur des rouleaux peints, associés à des peintures, textes calligraphiés créant une histoire qui se déroulait… avec le rouleau. Sous l’ère Meiji, la presse japonaise se transforme ainsi que toute la société, adoptant le modèle des dessins d’humour de type américain, avec des caricatures à la mode. Des Français comme Ferdinand Bigot viennent apprendre le dessin occidental aux Japonais à Yokohama dès 1882. Après la guerre, des influences comme celles de Walt Disney sont réelles, y compris grâce à la TV. Pour l’Europe, le manga fait partie des BD qu’elle peut lire. Les mangas sont constamment récompensés aux festivals comme celui d’Angoulême qui vient de récompenser (2015) Katshiro Otomo. Notons que les mangas ne sont pas des dessins de bisounours et peuvent être parfois très violents, autant que certains dessins de Charlie Hebdo.

3 Le Kabuki Le Kabuki est une forme de théâtre traditionnel japonais très prisé des citadins qui a vu le jour à l’époque Edo, au début du dix-septième siècle. A l’origine les hommes et des femmes jouaient dans les pièces de Kabuki, mais plus tard seuls les hommes participaient. Cette tradition a perduré jusqu’à nos jours et tous les rôles sont donc tenus par des hommes. Les acteurs spécialisés dans les rôles féminins sont appelés onnagata. Les deux autres grands types de rôle sont l’aragoto (style de jeu violent) et le wagoto (style de jeu doux). P a g e | 62

Les pièces de Kabuki évoquent des événements historiques et le conflit moral lié aux relations affectives. Les acteurs déclament sur un ton monotone et sont accompagnés d’instruments traditionnels japonais. La scène est équipée de plusieurs dispositifs, notamment des décors rotatifs et des trappes par lesquelles les acteurs peuvent apparaître et disparaître. Une autre spécificité de la scène du Kabuki est une passerelle (hanamichi) qui s’avance au milieu du public. Les principales caractéristiques du théâtre Kabuki sont sa musique propre, ses costumes, les équipements scénographiques et les accessoires, ainsi que des répertoires spécifiques, un style de langue et de jeu, comme le mie, où l’acteur se fige dans une prend une position particulière pour camper son personnage. Le Keshô, ou maquillage, offre un élément de style facilement reconnaissable, même pour ceux qui ne sont pas très ferrés sur cette forme d’art. Après 1868, quand le Japon s’est ouvert aux influences occidentales, les acteurs se sont attachés à améliorer la réputation du Kabuki au sein des classes supérieures et à adapter les styles traditionnels aux goûts modernes. Aujourd’hui, le Kabuki est la forme de théâtre japonais traditionnel la plus appréciée.

4 Le jardin japonais Le jardin japonais (日本庭園, nihon teien), issu de la tradition antique japonaise, se trouve aussi bien dans les demeures privées, dans les parcs des villes comme dans les lieux historiques : temple bouddhistes, tombeaux shintoïstes, châteaux. Au Japon, l’aménagement de jardins est un art important et respecté, partageant des codes esthétiques avec la calligraphie et le lavis. Le jardin japonais cherche à interpréter et idéaliser la nature en limitant les artifices. Certains des jardins les plus connus en Occident comme au Japon sont des jardins secs ou « jardins zen », composés de rochers, mousses et graviers. Les rochers jouent un rôle essentiel dans les jardins, issu de leur rôle d'abri des esprits (kami) dans le passé animiste de la spiritualité japonaise. Ainsi, le Sakuteiki s'ouvre sur le titre : Ishi wo taten koto (L'Art de disposer les pierres). Les rochers apportent une forte note « organique » au dessein d'ensemble. Ils sont regroupés, à la manière de sculptures, à des fins d'illustration et de transition (entre une maison et son jardin, par exemple). Les compositions comportent souvent 2, 3, 5 ou 7 éléments. - Les roches sédimentaires (suisei-gan) sont lisses et arrondies ; elles sont placées au bord des plans d'eau, ou servent de pierres de gué. -Les roches magmatiques (kasei-gan) sont d'aspect plus brut ; elles servent elles aussi de pierres de gué, mais surtout d'accents forts. Elles symbolisent souvent des montagnes. -Les roches métamorphiques sont les plus dures et les plus résistantes ; on les trouve près des chutes d'eau et des torrents. Pendant des siècles, les rochers étaient sélectionnés en fonction de leur forme et de leur texture, et transportés dans leur état d'origine (leur position naturelle était même conservée dans le jardin). Plus récemment, des pierres sont taillées (kiriishi), puis utilisées comme tabliers de pont, comme bassins d'eau, ou comme lanternes. Il s'agit le plus souvent de roches sédimentaires, les plus simples à tailler.

L'utilisation de sable (砂, suna) et de gravier (jari) pour marquer des lieux sacrés remonte à l'Antiquité. Des motifs y sont dessinés à l'aide de râteaux ; initialement le kaolin était ratissé en lignes droites en partant du levant au couchant, elles représentaient des vagues et des courants, puis circulaires autour P a g e | 63 des rochers ou des îlots; plus récemment, des formes abstraites sont aussi dessinées. Les motifs ondulants tracés sur le sable donnent une impression de mouvement, et offrent un contraste net avec les rochers, statiques. Tsukiyama-niwa (築山庭), le « jardin avec colline artificielle » s’oppose à hiraniwa (平庭), le « jardin plat ». Ces jardins comprennent au moins une colline de quelques mètres de haut, ainsi qu’un plan d’eau, des arbustes, arbres et autres plantes ; le plus souvent, on y trouve aussi des îles, des ruisseaux, et des ponts. Ces jardins reproduisent ou évoquent en miniature un ou plusieurs paysages célèbres de Chine ou du Japon. Ils peuvent être vus depuis un point fixe, en particulier la véranda d’un bâtiment, ou depuis un chemin qui met en valeur plusieurs compositions successives. Un kaiyushiki teien est un jardin de promenade, organisé autour d’un lac, à découvrir le long d’un sentier qui en fait le tour. Il utilise le principe de miegakure (dissimulation) pour dévoiler différentes scènes à partir du sentier, et fait souvent appel au shakkei pour intégrer les panoramas distants à ces scènes. Ce type de jardin était très recherché à l’époque d’Edo. Les jardins « grue et tortue » utilisent une représentation de ces animaux (souvent sous la forme de deux îles, tsurujima et kamejima), symboles de longévité et de félicité. Les « trois grands jardins » (三名園, sanmeien?) du Japon sont dans ce style : Korakuen à Okayama, Kenrokuen à Kanazawa, Kairakuen à Mito

Karesansui, le jardin sec Beaucoup de temples zen possèdent un jardin représentant un paysage sec (枯山水, karesansui). Dans ces jardins, l’eau est absente, mais elle est évoquée par l’utilisation de gravier. Les rochers choisis pour leur forme intrigante, les mousses et les petits arbustes caractérisent ces jardins. D’autres jardins utilisent des rochers similaires pour la décoration. Ces rochers peuvent venir de différentes parties éloignées du Japon. En outre, les bambous, les persistants tel que le Pin noir japonais ou des caducs tel que l’érable, poussent sur un tapis de fougères et de mousses. Exemples de jardins secs :  jardin du temple Ryoan-ji, à Kyoto, particulièrement renommé (« site au panorama exceptionnel » japonais, liste du patrimoine mondial),  jardin du bâtiment Seiryo-den, dans le temple Nanzen-ji à Kyoto, ou jardin du bâtiment Daisenin, dans le temple Daitoku-ji à Kyoto.

5 Kyoto et l’automne à Kyoto La petite feuille étoilée, légère, sans épaisseur semble être une figure de l’apesanteur. Son rougeoiement jusqu’à l’écarlate en fait le point d’orgue de cette grande symphonie de tonalités qu’est l’automne japonais. Le feuillage rouge des érables (momiji) est éclatant. Il est la note dominante des camaïeux fauves et rouille des autres feuillages. Seul, le jaune vif et lumineux des gingko dont les feuilles en forme d’éventails tombent en pluie légère, pigmentent le vert sombre des conifères en toile de fond, leur ravit une instant la suprématie. Mais comme si cette féérie d’or n’était qu’une impudence inopinée, le rouge flamboyant des momiji reprend un peu plus loin, authentique leitmotiv de l’automne nippon. L’automne sied à Kyoto. Il est si présent qu’il aimante l’œil et aide le visiteur à se dégager de la tentation de tout voir, le conviant plutôt à sentir. Dans ce quadrilatère urbain, où chacun a la rose des P a g e | 64 vents dans la tête, on vous indique la direction en fonction des points cardinaux, auxquels autrefois la géomancie attachait tant d’importance, on devine que l’automne japonais, en dépit de ses splendeurs chromatiques, un paysage mental. De même qu’au printemps, on suit la progression, à partir du sud de l’archipel, du front des cerisiers, en automne, on suit la descente du front des érables qui touche Kyoto début novembre. Le long de la route de Kitayama, en montant vers le temple Jingoji, à Takao, puis plus haut, à Makino, puis encore au Kozanji où dominent les verts feuillages d cryptomères. Sur les bords de la rivière Kiyotaki, la montagne tombe abrupte, les arbres se dressent verticaux, dans un alignement idéal. On décèle le soin attentif que requièrent ces arbres fameux. Il existe dans la culture japonaise des correspondances étroites, minutieusement codifiées entre les paysages, les phénomènes cycliques, les éléments et les états d’âme. Les brumes, les érables, le fleurissement des susuki, leur dessèchement, trois grands motifs de l’automne sont depuis des siècles des thèmes littéraires : de la tristesse, de la mélancolie, du départ, des espoirs déçus. Des thèmes que l’on retrouve aussi bien dans la poétique ancienne, très élaborée des michiyukibun (le « parcours du parchemin ») que de manière beaucoup plus sommaire aujourd’hui dans ce genre de chanson populaire qu’est l’enka. L’automne vibre de résonances symboliques. Après l’été, lourd, humide, vrillé du cri des cigales, ébranlé par le déchaînement des typhons, c’est le moment où la nature s’apaise, où l’on admire la lune. C’est l’époque où la nature lance ses derniers feux, aussi splendides que fragiles avant de s’assoupir, exacerbant le sentiment d’impermanence, de la fuite du temps : tout passe, se dessèche, se flétrit, pourrit. L’âme frissonne.

6. Le Mont Fuji, ou Fujisan (富士山) Tel qu'il se prononce en japonais (et non Fujiyama qui est une erreur de lecteur du kanji de la montagne 山), est avec ses 3776 mètres le point culminant du Japon. Le 22 juin 2013, le Mont Fuji est inscrit au Patrimoine Mondial de l'Unesco sous le titre "Fujisan, lieu sacré et source d'inspiration artistique". Entre 150.000 et 200.000 personnes réalisent l'ascension du Fujisan. Toutes les générations s'y croisent, et même les personnes âgées y sont bien représentées. On compte également environ 30% d'étrangers qui prennent part à l'aventure chaque été. En réalité, lorsque l'on parle d'ouverture de la saison en juillet et en août, il est surtout question de période la plus propice à l'ascension, puisque le temps y est généralement clément (bien que rapidement changeant et imprévisible), des bus permettent de rallier facilement la 5ème station Yoshida Subaru Line (à 2305 mètres, c'est la plus haute accessible par la route), les magasins et restaurants qui s'y trouvent sont ouverts, ainsi que tous les refuges que l'on trouve sur le chemin vers le sommet. Dans ces derniers, il est possible d'acheter à manger et à boire ainsi que des bouteilles d'oxygène par exemple, mais à un prix plus élevé (3-5x plus cher en fonction de l'altitude). L'ascension prend en moyenne 6 heures. Les plus rapides, les grands grimpeurs, les habitués peuvent la boucler en 3 petites heures. Les plus lents mettront 8 heures, voire plus. Le lever du soleil est à 4h40-4h50 environ Partir à 22 heures donne suffisamment de temps pour arriver au sommet avant le grand spectacle. Vers l’aube, l'horizon commence progressivement à s'illuminer, puis le ciel prend des couleurs de plus en plus fortes. Le soleil pointe alors le bout de son nez et nous éblouit de ses puissants rayons. C'est à ce moment-là que tous les japonais hurlent de bonheur le mot "Banzai" plusieurs fois, P a g e | 65 avec l'hymne national qui retentit en fond sonore. La tentation est grande, mais il est déconseillé d'emmener une roche volcanique du Mont Fuji avec vous, cela porte malheur ! Après si vous n'êtes pas superstitieux, à vous de voir !

7 Gastronomie : La guerre des étoiles au bout des baguettes ? Au panthéon de la gastronomie mondiale, Tokyo est devenue la capitale la plus étoilée par le guide Michelin : 15 restaurants loin devant Paris et ses 10 établissements. La faute à la démographie ? 13 millions de Tokyoïtes contre 2,3 millions de Parisiens. Sans doute. L’habitude de manger hors de chez soi plus ancrée qu’en France ? Egalement. La formation des chefs japonais en France chez les grands cuisiniers avant de rentrer au pays ? Exact. Mais pour les cuisiniers japonais, l’excellence serait liée au niveau technique dans un pays où l’on a une vraie science du raffinement. Plus encore, dans un Japon industriel attaché à ses rizières comme la France l’est à ses résidences secondaires, le bon produit est sacré. L’agriculture biologique a conservé des produits de si grande qualité que même les potagers alimentant les grandes tables parisiennes peuvent être tenus par des Japonais. Thierry Marx, cuisinier au Mandarin oriental à Paris, vante quant à lui une exceptionnelle qualité du service. Ce n’est pas tout. « La cuisine japonaise a l’image d’une cuisine saine » pour le géographe Nicolas Baumert, professeur à l’université de Nagoya, avec une passion pour le cru, très peu cuit et les produits de saison. Le sashimi n’est pas un produit banal mais procède d’un art du découpage et de la préparation nécessitant une longue pratique. Le riz a ici une puissance symbolique inégalée dans le monde, « cohésif et détachable » jugeait Barthes. Le shinto rend un culte à la vie animale, le bouddhisme prête un art savant aux légumes, le confucianisme organise la vie à table. Le Japon partage avec la France un art culinaire issu du théâtre : le nô et le kabuki dans l’Archipel, Versailles et les tables aristocratiques dans l’Hexagone. Sans oublier les racines populaires des échoppes d’Edo comme des bistrots de Paris. Imbriqués par la mondialisation, les traditions gastronomiques japonaises et françaises se nourrissent sans s’opposer. Et dans la géopolitique des étoiles, le Japon semble, pour l’instant, avoir gagné.

8 Quand les cerisiers annoncent le printemps Nos pratiques de l’espace sont toujours changeantes et imposées par nos calendriers saisonniers. Mais si nous sommes sûrs du retour du printemps, nous n’en connaissons pas la date. Ainsi, au Japon, le Hanami (花見, littéralement, « regarder les fleurs ») est une coutume donnant lieu à des cartes de géographie pour annoncer la belle saison qui met plus d’un mois à s’installer. Pays longiligne comme l’Italie, le Vietnam ou le Chili, le Japon déroule une longue palette de climats, des latitudes subtropicales de Kuyshu aux régions neigeuses de Hokkaido au nord. Sa ligne côtière pacifique très découpée borde une dorsale centrale volcanique pointant au mont Fuji à près de 3800 mètres. Vents et courants océaniques froids ou chauds quand ils sont liés à la mousson multiplient les facettes végétales. Les quatre saisons, bien tranchées, nourrissent l’imaginaire des Japonais qui ont une grande affinité avec la nature. Dans certaines campagnes, les cerisiers servent d’emblèmes aux rites de printemps depuis au moins quinze siècles. L’empereur en a planté à partir du IXe siècle dans les jardins de Heian-kyô à Kyôto, alors capitale. Depuis, la passion ne s’est jamais éteinte. P a g e | 66

La géographie du front des cerisiers en fleurs (sakurazensen) révèle l’extraordinaire privilège de Tokyo. Les 37 millions d’habitants de l’agglomération jouissent quasiment du même état de floraison des cerisiers qu’au sud du Japon alors qu’au nord du pays la neige n’a pas encore fondu. Entre les premières et les dernières fleurs, la saison de sakura dure un mois, avec un pic de floraison (mankai) les deux semaines centrales. Pour faire durer la magie, les Japonais plantent différentes variétés : le cerisier Yoshino est présent partout, mais à Tokyo dans les parcs, y compris celui du palais impérial, fleurissent le Higan venant du sud ou le Cerisier de Sargent originaire du nord. L’agence météo du Japon donne chaque jour des bulletins sur l’avancement du front des cerisiers relayés par tous les médias, y compris par SMS. Annonçant la plantation du riz, les cerisiers en fleurs étaient vus comme les demeures des dieux. On leur offrait des mets en chantant des poèmes et en buvant du saké. Une coutume démocratisée depuis trois siècles et qui voit se presser sous les arbres, des millions de jeunes, familles, employés et patrons heureux de célébrer la nature. En attendant le front de l’érable qui couvre le Japon de son manteau flamboyant à l’automne. ______Annexe Pour une liste de romans japonais : http://www.senscritique.com/liste/Romans_japonais/20256 Pour les films : http://www.senscritique.com/liste/Films_Japonais/267335