Connaissez-vous Suzanne Briet ? Textes fondateurs Textes Méconnue en France, graphies, catalogues, index, diction- célébrée aux États-Unis naires, encyclopédies, répertoires, etc.) jusque-là conservés dans des rayon- Dans son introduction à l’édition nages fermés. Suzanne Briet a même sur internet, en 2008, du manifeste étendu l’indexation à toutes les formes Sylvie Fayet-Scribe de Suzanne Briet (1894 – 1989), Qu’est- de documents, et développé un ser- [email protected] ce que la documentation ? 1, Laurent vice de questions-réponses pour les Martinet souligne d’emblée que « c’est lecteurs de la Bibliothèque nationale à Sylvie Fayet-Scribe est maître de de l’étranger qu’est venue la lumière » . conférences en histoire et en sciences pour la reconnaissance de cette émi- À titre de simples exemples de de l’information à l’université Paris 1 nente documentaliste, experte en cette influence contemporaine, deux Panthéon-Sorbonne. Docteur et habilitée sciences de l’information et pionnière ouvrages récents, Le document à la à diriger les recherches, codirectrice de la en bien des domaines liés à ces mé- lumière du numérique 2, et Dispositifs revue électronique Solaris, elle est l’auteur de l’Histoire de la documentation tiers. info-communicationnels, questions de 3 en France 1895-1937 (Éd. du CNRS, En effet, largement inconnue médiations documentaires , prennent 2000) ainsi que du roman La table des encore, dans les années 1990, de la en compte la conception du docu- matières (Éd. du Panama, 2007). Elle majorité des chercheurs français en ment développée par Suzanne Briet, est membre du Centre d’histoire du sciences de l’information, Suzanne c’est-à-dire une définition de cette xixe siècle/ISOR à l’université Paris 1 où Briet jouissait bien avant cela d’une notion élargie aux objets naturels, elle est spécialisée en histoire des sciences réputation considérable dans les pays dans la mesure où ils sont indexés et de l’information et en histoire des femmes anglo-saxons. Depuis environ vingt utilisés comme éléments de démons- et des associations. ans, elle est reconnue aux États-Unis tration. Contenue dans son ouvrage comme un chef de file de la moderni- manifeste, la définition n’a pas pris sation des bibliothèques en France, et une ride, car elle doit une part de sa une pionnière des sciences de l’infor- fortune au talent pédagogique de Su- mation. zanne Briet qui propose, s’il était be- Avec sa collègue Louise-Noëlle soin, de cataloguer une antilope. Malclès, Suzanne Briet a élaboré dès les années 1930 quelques outils em- blématiques de l’avancée française Quelques éléments sur en matière d’accès à la documenta- la vie de Suzanne Briet tion, la première en créant la salle de bibliographie de la bibliothèque de la Suzanne Briet est élevée dans Sorbonne en 1935, la seconde, à peu une famille catholique à Paris, dans près à la même époque, en mettant en le quartier du Marais, avec sa sœur place la salle des catalogues et biblio- Alice, de cinq ans son aînée, à laquelle graphies de la Bibliothèque nationale. elle sera toujours liée. La famille est Toutes deux, ambition anodine originaire de Charleville-Mézières et aujourd’hui, « moderne » à l’époque, son cousin – dont elle est proche – se ont voulu faciliter la consultation des nomme André Dhôtel, romancier, qui outils d’accès à l’information (biblio- obtient le prix Fémina en 1955 pour Le pays où l’on arrive jamais 4. Elle réussit­

1. Laurent Martinet, préface à Suzanne 2. C & F éditions, 2006. Briet, Qu’est-ce que la documentation ? : http://martinetl.free.fr/suzannebriet/ 3. Hermès-Lavoisier, 2009. questcequeladocumentation 4. Éditions Horay, nouvelle présentation, 2005.

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très bien dans ses études et pense Mary Maack dans les années 1980, dans un premier temps à exercer le L’accueil de Suzanne Briet Suzanne Briet a beaucoup de mal à se professorat. Elle obtient une licence aux États-Unis livrer, y compris sur sa condition fémi- d’histoire et d’anglais puis le certificat nine : son éducation lui avait appris la d’aptitude aux fonctions de professeur Suzanne Briet rencontra, lors de son réserve et la modestie. L’intellectuelle, de lettres. Elle enseigne trois ans à voyage aux USA en 1951-1952, un grand femme d’action, n’est pas encore Annaba en Algérie (1917 – 1920), puis nombre de professionnels américains, no- admise dans les années 1920-1930 : change d’orientation en se tournant tamment dans le milieu des organisations « Suzanne Briet n’avait pas peur d’agir, vers les bibliothèques. Elle est reçue internationales (FID, Ifla, Unesco). Dans mais avait peur d’être ensuite mal jugée première au certificat d’aptitude aux un premier temps, les idées très avancées pour avoir osé faire, elle, une femme, fonctions de bibliothécaires (CAFB) de Suzanne Briet sur la documentation et vis-à-vis des hommes qui n’avaient pas en 1924 et est la même année l’une sur le document, « objet qui informe quelle su entreprendre 5. » En 1954, à 60 ans, des trois premières femmes biblio- que soit sa forme matérielle », furent mal elle prend sa retraite et entame une thécaires de profession à accéder à la comprises des spécialistes américains. seconde carrière en tant qu’histo- Bibliothèque nationale. En 1925, elle L’influent Jesse H. Shera résume même rienne spécialiste de Rimbaud et des épouse Ferdinand Dupuy, agrégé de faussement ses théories en écrivant, en Ardennes françaises. lettres, professeur à Toulouse. Leur di- 1952, que la théorie de Suzanne Briet était Quand, en 1976, à 80 ans, Su- vorce sera prononcé huit ans plus tard. « matérialiste plutôt que fonctionnelle ». zanne Briet fait paraître – classés par Les principales réalisations pro- Cette déclaration, ainsi que des com- ordre alphabétique et par mots-clés – fessionnelles de Suzanne Briet à la mentaires un peu condescendants, firent ses mémoires à la Société des écrivains Bibliothèque nationale sont très repré- que l’influence de Suzanne Briet resta ardennais dont elle est membre, ceux- sentatives de l’intérêt qu’elle portait incertaine jusqu’aux années 1980. Grâce à ci peuvent apparaître au premier re- aux notions de service et de moder- Mary Maack (textes de 1983 et de 2004) et gard comme anecdotiques, excluant de nisation. Elle conçoit, met en place Michael Buckland (texte de 1995), elle fut façon singulière toute la richesse intel- et dirige, de 1934 à 1954, la salle des enfin reconnue comme un chef de file de la lectuelle vécue dans le domaine de la catalogues et bibliographies installée modernisation de la bibliothéconomie en documentation. Elle ne mentionne ni dans un sous-sol réaménagé. C’est France, et comme l’une des rares femmes ses lectures, ni ses contacts prestigieux dans ce lieu que, durant le terrible pionnières en sciences de l’information. aux États-Unis ou en France. Pourtant, et glacial hiver de 1940, Aline Payen Cette reconnaissance coïncida avec un in- la lecture de Qu’est-ce que la documenta- née Puget (1901 – 1994) s’est rendue térêt nouveau, dans les années 1990, pour tion ? montre l’esprit novateur et fon- tous les samedis afin d’établir avec l’histoire et la théorie des sciences de l’in- dateur de son auteur. Suzanne Briet un fichier des règles formation, notamment avec les activités Ne faut-il pas alors reconstruire de catalogage étrangères. Aline Puget, du « Special Interest Group in History and par une seconde lecture l’univers formée à la « Paris American School » Foundations of » de culturel qui fut en réalité le sien ? par Margaret Mann, les connaissait l’American Society for Information Science Certaines vies, plus que d’autres, de- bien. Ce travail patient et peu visible and . Deux articles reprenant mandent à être décryptées, et Suzanne de normalisation initié par les deux les idées de Suzanne Briet furent large- Briet, très discrète, n’a peut-être pas femmes sera poursuivi sans relâche ment lus par les étudiants dans les écoles livré tous ses secrets. par Suzanne Briet seule, et utilisé plus de bibliothécaires et de sciences de l’in- tard par l’Afnor. formation. L’idée qu’une antilope placée Dès la fin des années 1920, elle dans un zoo puisse devenir un document Un manifeste, Qu’est-ce prend une part très active tant au plan stimulait l’imagination des étudiants ! Les que la documentation ? national qu’international à ce qu’on tee-shirts montrant l’antilope de Suzanne nomme alors « documentation ». Elle Briet devinrent populaires à l’université… Un manifeste participe à la création en 1931, et plus Michael Buckland tard à la direction, de l’Union fran- Le livre de Suzanne Briet, Qu’est-ce çaise des organismes de documenta- que la documentation ?, édité en 1951, tion (Ufod), et elle sera aussi vice-pré- stagiaire Paul Poindron (1912 – 1980), est un court texte de 48 pages – une sidente de la Fédération internationale chartiste qui deviendra son continua- prise de position, un manifeste. Il de documentation (FID). Avant la teur à l’Afnor, à la FID et à l’INTD. traverse plus d’un demi-siècle et vise guerre, elle jette les bases d’un ensei- En 1951-1952, elle effectue un voyage à faire connaître des idées nouvelles gnement professionnel dans ce do- aux États-Unis, où elle s’intéresse aux dans un domaine mal connu dans la maine, et, en 1950, lorsque l’Institut « bibliothèques spécialisées » (nom France de l’après-guerre : la documen- national des techniques documen- de la documentation aux USA), et de tation. taires (INTD) est créé, elle en devient retour en France publie un manifeste, la première directrice des études. Qu’est-ce que la documentation ? Elle Enfin, toujours dans cette fameuse sera en outre nommée présidente de 5. Lettre envoyée par Renée Lemaître à Sylvie salle des catalogues, où elle voit pas- l’Union des femmes européennes. Fayet-Scribe, le 14 juillet 1994, commentaires ser toute la profession, elle a pour Interviewée par Renée Lemaître et de l’interview de Suzanne Briet.

bbf : 2012 41 t. 57, no 1 Le titre, Qu’est-ce que la documen- documents iconographiques, métalliques, pense que la plupart des intuitions tation ?, en rappelle un autre resté cé- monumentaux, mégalithes, photogra- de Suzanne Briet se voient confir- lèbre, Qu’est-ce que le tiers état ?, pam- phiques, radiotélévisés. » mées par l’essor du web. Ce dernier phlet de l’abbé Sieyès de janvier 1789 • Multiplication des lieux docu- pourrait devenir ce « service public de publié en prélude à la convocation des mentaires. l’information » dont elle annonce la états généraux. Le but était pragma- • Élargissement de la lecture pu- mise en place. Ronald E. Day 6 quant tique et révolutionnaire tout à la fois : blique. à lui montre combien Suzanne Briet définir le tiers état en fonction de son Le document devient une des attribue à la documentation un rôle utilité sociale. S’agit-il pour Suzanne conditions indispensables à « l’ou- de leader culturel ayant à la fois pour Briet d’un clin d’œil bibliographique tillage du travail mental » et « les outils tâche de diffuser ses propres contenus au passé où l’opinion d’un peuple ré- du travail intellectuel ont profondément et une idéologie : celle de la science Textes fondateurs Textes clamait une place dans la société ? transformé le comportement de l’homme triomphante couplée à l’industrie capi- Ce texte se décompose en trois […] la main a servi l’esprit, l’outil a déve- taliste mondiale. parties à peu près égales : « une tech- loppé le cerveau. Le cerveau en retour a Il dénonce la vision internationa- nique du travail intellectuel », « une guidé la main. Telle est l’omniprésence liste de Suzanne Briet qui, après la profession distincte » et « une néces- de l’intelligence ». Suzanne Briet cite Seconde Guerre mondiale, « consiste sité de notre temps ». Le style est clair, Robert Pagès (1919 – 2005), qui dirigea à amener le soi-disant “premier monde” les paragraphes sont numérotés, per- le laboratoire de psychologie sociale au soi-disant “tiers-monde” […] et à élever mettant une argumentation métho- de la Sorbonne de 1951 à 1985 : « La ce dernier au niveau du développement dique. Il mène au terme de la lecture documentation est à la culture ce que la industriel du premier ». Cette représen- vers le but poursuivi : montrer que, en machine est à l’industrie. » Nous dirions tation du monde manque selon lui de dehors des bibliothèques – mais aussi aujourd’hui « intellec- recul critique, elle perpétue dans son dans les bibliothèques – existe tout un tuelles et cognitives » ou « technolo- éthique professionnelle l’affirmation secteur nouveau, celui d’une infor- gies de l’intelligence » : ces concepts d’une modernité positive du capita- mation spécialisée, scientifique, tech- font écho aux travaux ­d’André Leroy- lisme industriel mondial sans interve- nique, administrative, qui s’exprime Gouhran et des cogniticiens actuels… nir sur les bases conservatrices proje- dans des périmètres limités (entre- Le rapport entre l’homme et la ma- tées par ce modèle de société. prises, associations, pouvoirs publics, chine est évoqué sans complexe, Toutefois, reste à étudier plus parapublics…) et dont la forme est non avec un réel humanisme, qui pose le avant, à l’aide d’archives et sans ana- encyclopédique. principe de la machine au service de chronisme, quelles relations trans- Ces secteurs sont en dehors de l’homme et non l’inverse. C’est pour- nationales sont à l’œuvre : interna- la bibliothéconomie traditionnelle et quoi, lorsque Suzanne Briet parle tionalisme du progrès social et de méritent un traitement documentaire des savoir-faire à acquérir, à la fois la démocratisation de la culture ou différencié, sans cela ils ne peuvent techniques et organisationnels, elle mondialisation du profit et de la glo- progresser dans leurs activités : « Le n’oublie pas les savoir-être humains : balisation financière ? Suzanne Briet professeur américain Burchard [John Ely « Sens social, affabilité, serviabilité, zèle a sans doute vécu de plain-pied l’héri- Burchard (1898 – 1975), professeur au dans la recherche, […] comportement tage oublié de la « première mondia- Massachusetts Institute of Technology], extraverti, […] dynamisme du documen- lisation 7 », et celle-ci nous interroge tout en reconnaissant le dynamisme et taliste. » Elle appelle de ses vœux une vigoureusement aujourd’hui, ce n’est l’efficience des bibliothèques de son pays, formation pour tous : « L’instruction pas là un mince mérite. Son second estime que la science trouve son Water- obligatoire et gratuite devra s’annexer les mérite est de nous avoir légué une loo dans les bibliothèques », écrit-elle. Ce éléments de la recherche documentaire » ; conception renouvelée du document, traitement documentaire s’applique sur et elle évoque à plusieurs reprises « la une opportunité à saisir face aux in- des supports hétérogènes : estampes, tâche de la “collectivisation” des connais- terrogations et aux doutes devant les photographies, journaux, périodiques, sances » qui n’épargne ni les cher- formes actuelles et à venir du docu- films, etc., ce qui entraîne aussi de cheurs, ni finalement les simples usa- ment numérique. nouvelles obligations de fonction et de gers-citoyens. gestion au sein des bibliothèques. La dernière partie de son opus- Suzanne Briet synthétise l’évolu- cule insiste sur le développement ins- tion de trois phénomènes concomi- titutionnel de la documentation, au tants en ce milieu du xxe siècle : niveau social, national et surtout in- 6. Ronald E. Day, Tropes, histoire et éthique • Collecte et traitement de tous ternational. Elle se situe à l’échelle de dans le discours professionnel et la science de les types de supports qui ont de plus la production mondiale des connais- l’information, séminaire de l’Institut national en plus tendance à se miniaturiser : sances – comme son père spirituel des techniques de la documentation au Cnam, « Un épais dossier se glisse microfilmé Paul Otlet, qu’elle qualifie dans ses Paris, le 4 décembre 1998, [traduit par Laurent Martinet] : http://martinetl.free.fr/suzannebriet/ dans une poche de veston […], une biblio- écrits de « mage » – mais ne détruit-on questcequeladocumentation thèque entière est enfermée dans un sac à pas symboliquement ses maîtres ? 7. Suzanne Berger, La première mondialisation, main. La quête scientifique s’étend aux Dans son introduction en ligne leçons d’un échec oublié, Paris, Éditions du unités documentaires de toute espèce, à ce manifeste, Laurent Martinet Seuil, 2003.

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Qu’est-ce qu’un document ? sur pièces : « [un document est] tout large part à la vie et à l’action de Su- indice concret ou symbolique, conservé zanne Briet, cette dernière (comme « Une étoile est-elle un document ? ou enregistré, aux fins de représenter, de beaucoup d’autres professionnels, Un galet roulé par un torrent est-il un reconstituer ou de prouver un phénomène bien sûr…) ne répond en rien à ces document ? Un animal vivant est-il un ou physique ou intellectuel ». préjugés et à cette vision réductrice. document ? Non. Mais sont des docu- Cette définition est-elle encore per- Elle a su au contraire développer son ments les photographies et les catalogues tinente aujourd’hui pour le document action dans bien des voies différentes, d’étoiles, les pierres d’un musée de miné- numérique ? Sans nul doute, car elle ne certaines liées à la documentation, ralogie, les animaux catalogués et expo- construit pas des systèmes de classifica- d’autres non, mais dans un ensemble sés dans un zoo. » tion fixes mais se meut sur un terrain cohérent, celui d’une vie vouée à la En donnant une définition du en constant mouvement et qui change construction de notre société de la document à travers des exemples selon la variabilité des lieux de récep- connaissance, et cela dans de mul- concrets et vivants, Suzanne Briet tion. Elle ne classe plus, elle désigne et tiples directions, qu’on peut, grossière- cherche à rejeter la vision tradition- assigne un contexte ; c’est une indexa- ment, schématiser comme suit. nelle où le document est assimilé à tion qui crée une permanence docu- Tout d’abord, l’engagement de un texte et à une preuve à l’appui d’un mentaire. Or, même à l’heure actuelle, Suzanne Briet dans les groupes asso- fait. Elle abandonne l’hypothèse positi- avec une structure hypertextuelle, le ciatifs constitue l’ossature de son par- viste où le document, matière valide et document numérique ne change pas cours, tant dans les associations créées vive de la science, sert de cadre de ré- de contenu informationnel, c’est son pour constituer et défendre la docu- férence pour une construction ordon- contexte de réception qui migre. mentation, telles l’Ufod (Union fran- née et arrêtée à un moment donné. L’exemple de l’antilope dans un çaise des organismes de documenta- Elle laisse derrière elle le document zoo n’est pas anecdotique, il inaugure tion), que dans des associations luttant qui établit la vérité définitive selon la une rupture et questionne d’anciennes pour la reconnaissance du droit des méthode la plus rigoureuse possible. confusions qui pouvaient sceller le femmes. Ainsi, elle s’investit beau- À la place, elle substitue des ob- médium, le message et la significa- coup dans la cause de la profession- jets, des matériaux – comme une an- tion. Les frontières du document nu- nalisation des femmes. Elle crée un thropologue – et des êtres qui ouvrent mérique sont plus que jamais d’actua- « Rotary Club » féminin, qui compte des contextes d’utilisation diversifiés lité. Et sans doute, l’indice de citations jusqu’à 8 000 adhérentes. Cette asso- ne se situant pas dans des biblio- important de la définition de Suzanne ciation et d’autres sont les germes thèques mais, par exemple, dans des Briet sur internet s’explique-t-il par le d’une construction collective de la musées ou des zoos. besoin de retourner à un texte fonda- connaissance. Dans cette perspective, c’est la per- mental pour éclairer les interrogations L’action de Suzanne Briet peut- ception de l’objet (et cette interpréta- actuelles sur le document numérique. elle être perçue comme désuète, ces tion est totalement compatible avec deux causes sont-elles aujourd’hui la sémiotique moderne où l’objet est gagnées ? Hélas, l’indéniable fémi- pris en tant que signe) qui va trans- Une vie passionnée nisation de nos métiers prouve au former le document en une forme de contraire l’actualité des combats substitut du réel dans des médiations Si Suzanne Briet est essentielle­ menés. Le fameux « plafond de verre », multiples. Il est alors possible à tra- ment connue par Qu’est-ce que la docu- métaphore de nos carrières bloquées vers un même exemple (et Suzanne mentation ?, texte concis et qui se lit en bas de l’échelle, existe toujours. Briet nous donne l’exemple d’une rapidement, elle a publié un grand Quant à la culture de l’information et antilope dans un zoo) de l’adapter à nombre d’articles à l’étranger, auprès de la documentation pour tous, elle des institutions sociales bien diffé- d’organismes internationaux, mais est loin d’être une réalité pédagogique rentes : journaux, radio, communi- aussi auprès d’associations militantes acquise de l’école à l’université. cation scientifique dans un congrès, de la documentation, voire de critique Tout au long de sa carrière, Su- encyclopédie, cinéma, disque… Ainsi, littéraire. zanne Briet a manifesté sa volonté écrit-elle, « l’antilope cataloguée est un Selon l’opinion, la vie des bibliothé- d’être, dans le service public, à l’écoute document initial et les autres documents caires et autres documentalistes, dans des « desiderata » des usagers, ce qui sont des documents seconds ou dérivés ». leur travail mais aussi en dehors de signifie « besoins » dans le langage De ce fait, le document a pris sa valeur leur travail, n’aurait rien de passionné, de l’époque. Son but était de former documentaire (c’est-à-dire son catalo- sinon de passionnant, et se déroule les « usagers », ainsi que les futurs gage, qui est une forme d’indexation) sans heurts ni investissements person- professionnels, à ce que l’on nomme par son contexte de réception. nels. Aujourd’hui encore, beaucoup aujourd’hui la « culture de l’informa- Pourquoi Suzanne Briet raconte retiennent cette image traditionnelle. tion ». Là encore, inutile de souligner -t-elle l’histoire d’une indexation ? Au contraire, comme je l’ai mon- combien de telles intuitions étaient, Parce qu’elle trouve que la définition tré dans mon roman 8, qui fait une dans les années trente, prémonitoires. du document des philosophes et des Pour Suzanne Briet hier, comme pour linguistes est « … la plus abstraite et nombre de praticiens aujourd’hui, il partant la moins accessible ». Jugeons 8. La table des matières, Panama, 2007. s’agit de démocratiser pour chaque

bbf : 2012 43 t. 57, no 1 citoyen l’apprentissage des outils d’in- volonté républicaine du progrès scien- d’Ardennes, située à Charleville-Mé- formation et leur maniement : elle voit tifique et industriel pour tous, et des zières, ville d’où étaient originaires les la documentation et son utilisation espoirs militants de l’éducation popu- ancêtres de Suzanne Briet, a retrouvé à la fois comme des méthodologies laire. Suzanne Briet possède aussi une un legs de Suzanne Briet contenant, individuelles du travail intellectuel et, culture profondément chrétienne, où outre sa bibliothèque personnelle, un aussi, comme une organisation collec- la foi, si elle reste du domaine privé, mystérieux carton d’archives à l’aver- tive de la gestion de l’information. s’exprime dans l’action journalière : tissement intriguant : « À n’ouvrir que Par ailleurs, elle a travaillé pen- « Je suis catholique et française et le mot 50 ans après le décès de Julien Caïn. » dant plus de trente ans à la Biblio- de documentation est dans mes prières Nul doute que ces archives, conve- thèque nationale et a fait preuve tout comme dans ma profession », écrit-elle nablement exploitées, permettront au long de sa carrière de sa capacité à dans ses souvenirs. d’aborder la « seconde carrière » de Textes fondateurs Textes vivre simultanément dans différentes cette spécialiste de Rimbaud, histo- formes de culture, afin d’en tirer tous rienne des Ardennes françaises, cri- les bénéfices possibles, et notam- Conclusion tique littéraire, qui aura marqué l’his- ment la culture de l’entreprise, où toire de la documentation, mais reste, elle affirme sans cesse la croissance L’œuvre de Suzanne Briet reste aujourd’hui encore, et notamment et le rôle d’une gestion scientifique et pour une large part à découvrir, et un dans son pays natal, à dévoiler et à technique de la documentation dans évènement en fournira peut-être aux célébrer. • les entreprises françaises. En même chercheurs l’occasion. En effet, suite Décembre 2011 temps, cette culture du privé se mêle à un déménagement, la médiathèque à celle du service public, héritière de la « Voyelles » de l’agglomération Cœur

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