Qui a volé la Joconde ?

Un récit de Béatrice Nicodème Illustré par Daniel Maja

Pour parler d'une chose impossible, on disait autrefois : «Autant décrocher La Joconde ou emporter les tours de Notre-Dame.» Pourtant, un matin de l'été 1911, le célèbre tableau de Léonard de Vinci a disparu du musée...

CHRONOLOGIE 1479: Naissance de Lisa Maria Gherardini, futur modèle de La. Joconde. 1495 : Lisa Gherardini épouse Francesco di Bartolomeo di Zanoli del Giocondo, un riche marchand de . 1503-1506 : Léonard de Vinci peint La. Joconde, probablement suite à une commande de Francesco del Giocondo. Le peintre ne livrera jamais le tableau... 1516 : Léonard part pour la , à l'invitation de François 1er, il emporte La Joconde dans ses bagages. 1519 : Mort de Léonard de Vinci. 1804 : La. Joconde prend sa place au , transformé en musée en 1793. 1881 : Naissance de Vincenzo Peruggia. 21 août 1911 : La Joconde est volée au Louvre par Vincenzo Peruggia. On ne découvre sa disparition que le lendemain. 1913 : La Joconde est retrouvée à Florence, chez son voleur. 1940-1944 : Pendant l'occupation de la France par les Allemands, La Joconde est cachée dans divers lieux, dont le château d'Amboise (ancienne résidence de François 1er). 1956 : Un touriste bolivien jette une pierre sur La Joconde. Depuis cet incident, une vitrine blindée protège le tableau.

Les personnages :

La Joconde Vincenzo Perrugia, le voleur Louis Béroud, le peintre

Je me présente…

Mon nom est Monna Lisa, mais on m'appelle aussi Joconde. Je suis née à Florence au début du XVIème siècle, sous le pinceau de Léonard de Vinci. J'ai toujours vécu au musée du Louvre, sauf pendant les quatre années que j'ai passées aux Tuileries, dans la chambre de Napoléon Bonaparte. Nous sommes maintenant en 1911. J'ai donc environ 400 ans... Autant dire que je suis une très vieille femme ! Pourtant, je n'ai pour ainsi dire pas vieilli. Peut-être mon teint s'est-il un peu terni, en même temps que mon vernis craquelait imperceptiblement... Mais mes yeux n'ont rien perdu de leur mystère, ni mon sourire de son charme. D'ailleurs, les regards admiratifs des visiteurs qui s'agglutinent chaque jour devant moi sont là pour me rassurer sur ma beauté... On tient tellement à moi qu'on a pris soin, l'an dernier, de me recouvrir d'une vitre pour me protéger des agressions possibles ! Pas de doute, je suis un des tableaux les plus célèbres du monde. Et, comme toute grande œuvre d'art, je suis éternelle. Que pourrait-il m'arriver?

Où est-elle donc passée ?

Bien qu'il soit encore tôt, en ce 22 août 1911, le soleil qui brille dans un ciel sans nuages annonce une journée aussi étouffante que les précédentes. Aussi M. Béroud songe-t-il avec plaisir à la fraîcheur qui l'attend derrière les murs épais du musée du Louvre. Il a hâte de s'installer derrière son chevalet et de l'attaquer au sujet qu'il a en tête : une Parisienne élégante en train de rajuster sa coiffure devant la vitre de La Joconde. Il franchit la grande porte d'un pas rapide, parcourt la galerie et pénètre dans le Salon Carré. C'est là que se trouvent les œuvres des plus grands noms de la peinture : Véronèse, Rubens, Raphaël, Titien et, bien sûr, Léonard de Vinci et sa Joconde, portrait de Monna Lisa. A l’entrée du Salon Carré, M. Béroud s'immobilise, stupéfait : sur le mur, à l'endroit où il aurait dû croiser le célèbre regard énigmatique, l'attendent quatre vilains clous de fer : elle est partie ! Quelle déception ! Le peintre se reprend vite. La belle Florentine se trouve sans doute en tête à tête avec le photographe des Musées nationaux, dans la pièce où celui-ci a l'habitude de transporter les toiles qu'il veut reproduire. En attendant que le tableau ait repris sa place, M. Béroud décide de crayonner une esquisse. Il a assez souvent admiré La Joconde pour pouvoir la croquer1 de mémoire ! Mais les minutes passent, et La Joconde ne revient pas. On envoie quelqu'un à l'atelier du photographe, sans succès. Peut-être le tableau est-il chez l'un des conservateurs ? On court, on frappe aux portes des bureaux...

1 Dessiner rapidement Non, personne n'a vu le tableau du grand Léonard. Et, après avoir parcouru couloirs, salles et escaliers, interrogé les gardiens, trotté de tous côtés dans un musée du Louvre qui commence à ressembler à une fourmilière, il faut bien se rendre à l'évidence: La Joconde n'est nulle part ! M. Bénédite, qui dirige le musée pendant que son directeur est en vacances, court à la Préfecture de police. La barbiche en bataille, il annonce la catastrophe au préfet de police Lépine, et tous deux reviennent tambour battant au Louvre. Ils y sont bientôt rejoints par M. Hamard, directeur de la Sûreté, et une soixantaine de policiers. - Il faut faire sortir tous les visiteurs ! décrète M. Hamard. Après les avoir fouillés un par un, bien entendu.

En même temps, on interdit l'accès au musée. Dans un Louvre désert, il sera plus facile de s'assurer que la belle disparue ne se cache pas dans quelque recoin... - Si quelqu'un était sorti avec le tableau sous le bras, on l’aurait vu, tout de même ! proteste un gardien. Pourtant, une fouille minutieuse - jusque sur le toit ! - reste sans résultat. Ou plutôt si, on trouve quelque chose... Mais quelque chose d'extrêmement inquiétant, qui prouve que la belle Monna Lisa s'est bel et bien envolée : dans un escalier, le cadre de La Joconde est appuyé de guingois contre le mur... et le cadre est vide ! - Comment diable... bafouille M. Bénédite. Il a raison d'être perplexe : si le tableau avait été peint sur une toile, le voleur aurait pu la rouler et la glisser sous sa redingote ; mais le panneau sur lequel Léonard de Vinci a fixé les traits de Monna Lisa est en bois, et il mesure 77centimètres sur 53... Comment diable le voleur s'y est-il pris pour quitter le Louvre sans être vu ?

Le sais-tu ?

Au-delà du génie hors normes de son créateur et des spéculations sur l’identité du modèle, la Joconde est avant tout une peinture exceptionnelle, tout simplement par ses qualités artistiques et techniques.

Le sourire Mystérieux, impénétrable, serein énigmatique : le sourire de la Joconde est peut-être tout simplement… indescriptible. Une chose est sûre, alors que les portraits de l’époque représentaient presque toujours leurs modèles accompagnés d’un symbole personnel (couronne ou branche de laurier, globe terrestre, hermine, lys…), le Joconde pose en toute modestie, sans bijou ni accessoire, juste parée de son si célèbre sourire. Léonard de Vinci a-t-il voulu faire allusion au patronyme de la belle « Giaconda », épouse de Francesco del Giocondo, giocondo en italien signifiant heureux, serein… La Gioconda serait-elle un portrait en guise de symbole du bonheur humain, miracle au cœur du monde mystérieux et parfois hostile ?

Le voile Aviez-vous remarqué le fin voile noir qui couvre la chevelure de Monna Lisa ? Il ne s’agit pas d’un signe de deuil mais d’une coiffure classique pour une jeune épouse au début du XVIè siècle en Italie ? La finesse du voile est tout simplement aérienne. Sa ligne noire, bien nette sur le front de la jeune femme, est l’une des rares du tableau qui ne soit pas estompée par la technique du « sfumato » chère à Léonard de Vinci.

Les mains Potelées, tendres, trop lisses et trop parfaites pour être réellement humaines, les mains de Monna Lisa au modelé pourtant si naturel et à la position croisée contribuent à faire de la Joconde… la Joconde. Détail étrange : bien que Léonard de Vinci, si perfectionniste, ait travaillé plusieurs années afin de peaufiner son œuvre, le contour de l’index de la main droite est toujours resté inachevé.

Le drapé La sobriété du costume de Monna Lisa aux tonalités brunes et ocres contrastent avec les bleus vifs et les ors des portraits de la Renaissance. La tunique de la Joconde a cependant offert au peintre une nouvelle occasion de démontrer sa passion et son talent pour le drapé. Pour Léonard de Vinci, un vêtement devait absolument avoir l’air « habité ». Il étudia et peignit souvent pendant des heures des étoffes mouillées et enduites de terre afin d’obtenir un effet aussi réaliste qui possible, créant des effets sculpturaux qui firent l’admiration de ses contemporains.

Le pont Dans ce paysage austère, minéral et quasiment sauvage, un petit pont dénote pourtant une trace humaine. La ligne de cette construction rappelle celle du pont de Buriano, près d’Arezzo en Toscane, qui aurait servi de modèle au peintre. Détail amusant : à l’époque où il peignit la Joconde, Léonard de Vinci était largement plus connu et employé par les princes pour ses talents d’ingénieur hydraulique que pour son génie artistique.

Le chemin sinueux Partant du buste de la Joconde et poursuivant ensuite sa course dans le chaos des roches, ce petit chemin sinueux semble créer un lien entre sérénité un peu lisse du personnage et l’état sauvage du paysage. Léonard de Vinci relie ainsi Monna Lisa au monde qui l’entoure. Au-delà du portrait, était-ce un moyen pour le peintre de susciter une réflexion sur les mystères de l’univers et de la destinée humaine ?

La capitale en émoi

LE LOUVRE A PERDU LA JOCONDE ! Au matin du 23 août, ce titre incroyable court à la une de tous les journaux. Attroupés autour des kiosques, les Parisiens sont obligés de le relire plusieurs fois pour s’imprégner de l'effarante nouvelle. - C'est peut-être un canular ? hasarde un jeune homme élégant en tortillant sa moustache. - J'en doute ! bougonne un banquier à la mine rébarbative. D'ailleurs, cela devait arriver un jour... On entre au Louvre comme dans un moulin. J'ai toujours dit que les tableaux les plus précieux devraient être scellés dans le mur. Le jeune homme hausse les épaules. - Scellés ? Et comment les sauverait-on si un incendie se déclarait ? - Je sais ce que je dis ! s'obstine le banquier en brandissant son journal. Vous n'avez qu'à lire vous-même : les journalistes sont tous de mon avis. Le Louvre est une pétaudière2 ! C'est vrai, la presse est unanime : Le Temps, Paris-Journal, Le Figaro, Le Gaulois... tous les quotidiens incriminent la mauvaise organisation du grand musée parisien. « Où est-elle ? Qui l'a ravie ? lit-on dans L’Excelsior. Hier soir, on ne le savait pas encore. Il est un fait certain : c'est que le Louvre est insuffisamment gardé. La disparition de La Joconde en fournit une preuve lamentable. » - Si on se met à croire les journalistes... ricane le jeune homme. Ils ne savent pas quoi inventer pour augmenter leur tirage. C'est peut-être l’un d'entre eux qui a fait le coup : dans quelques jours, il publiera le récit de son exploit et son journal se vendra à des milliers d'exemplaires ! - Je crois plutôt que le voleur est un fou, intervient une ménagère. Un malade tombé amoureux de Monna Lisa, peut-être ? Dans ce cas, on ne la reverra jamais ! La théorie du banquier à barbiche, pour être différente, n'en est guère plus rassurante. - Si vous voulez mon avis, il s'agit d'un collectionneur, quelque riche Américain qui est déjà en train de voguer sur l'Atlantique... - Impossible ! réplique le jeune élégant. Il aurait été pris au moment d'embarquer. Vous pensez bien que la police a donné des consignes à tous les services de douane. - Les policiers ! maugrée le banquier. Tous des fainéants ! Si on compte sur eux, on n'est pas près de retrouver La Joconde...

Enquête

Contrairement à ce que prétend le banquier, les hommes de la Sûreté se démènent de tous côtés, interrogeant sans relâche les membres du personnel. Ils disposent maintenant d'un indice capital : sur la vitre qui protégeait le tableau, et qu'on a retrouvée dans son cadre, figurent plusieurs empreintes digitales. L'une d'elles, celle d'un pouce, est particulièrement nette. Le chef du service anthropométrique3 de la police, M. Bertillon, se frotte les mains.

2 Endroit où règne le désordre 3 L’anthropométrie est l’étude des proportions du corps humain - Nous allons relever les empreintes de tous les employés du Louvre, décide-t-il. Ainsi que celles des ouvriers qui y ont récemment travaillé. Et tout le monde, y compris le directeur et les conservateurs4, de tremper ses doigts dans l'encre et de les appliquer sur les petits cartons de M. Bertillon. Hélas ! aucune empreinte ne correspond à celles qui ont été trouvées sur la vitre... Tandis que M. Bertillon scrute ses fiches une à une en s'arrachant les cheveux, les interrogatoires se poursuivent. Et il faut bien admettre que ce qu'ils apprennent aux enquêteurs apporte de l'eau au moulin5 des journalistes. Le matin du vol, la plupart des gardiens n'étaient pas à leur poste : ils s'occupaient du nettoyage ou du transport des tableaux... La clé de la salle où se trouvait La Joconde est placée en permanence dans une boîte à la portée de toutes les mains... Enfin, le matin du vol, la porte du musée donnant sur le quai du Louvre est restée longtemps grande ouverte, pendant que le portier s'affairait à nettoyer le trottoir... Tant de négligences transforment le musée du Louvre en un paradis pour les voleurs. S'emparer de La Joconde était à peine plus risqué que de chaparder une pomme sur un étal de marché ! On pense maintenant savoir comment le voleur a procédé. On a remarqué, en effet, que quelqu'un avait commencé à dévisser la serrure de la porte du Sphinx. Or cette porte donne sur l'escalier dans lequel a été retrouvé le cadre. La Joconde sous le bras, le voleur est probablement allé se réfugier dans cet escalier peu fréquenté. Après avoir retiré le tableau de son cadre, il s'est attaqué à la porte. Puis, comme la serrure lui résistait, il a décidé de trouver une autre sortie : la porte Jean-Goujon, par exemple, qui se trouve tout près de l'atelier de moulage. Le portier, habitué à voir défiler des clients, a pu laisser passer l'individu en négligeant de lui demander ce qu'il portait dans son grand paquet. - Ce qui signifie que notre homme connaît bien les habitudes du musée, conclut M. Hamard. Je donnerais ma tête à couper qu'il y a travaillé ! Plus blafard que jamais, le visage maigre de M. Bertillon s'allonge encore. - Si c'était le cas, ses empreintes l'auraient trahi.

4 Ils administrent et organisent le musée 5 « Apporter de l’eau au moulin de… » : expression qui signifie « donner raison ».

Le sais-tu ?

La Joconde est-elle un portrait ? Sans aucun doute. Et le tableau figure même parmi les premiers portraits non religieux de la Renaissance italienne. Comme le voulait la tradition, le modèle de Léonard de Vinci ne pose pas devant un fond neutre, mais devant un vaste paysage. A priori simple, la construction de ce tableau est pourtant plus subtile qu’il n’y paraît et transgresse un certain nombre de codes, faisant de l’œuvre de Léonard un portrait pas tout à fait comme les autres.

Le fauteuil Les mains de Monna Lisa reposent sur un accoudoir de bois qui occupent le premier plan du tableau. Discrètement mais sûrement, le fauteuil arrondi sur lequel elle est assise marque une frontière entre le modèle et le spectateur. Ce support judicieusement placé permet également au peintre de positionner les mains de la Joconde et d’offrir un appui stable à son buste, campé bien droit au centre du tableau.

La loggia Monna Lisa est installée devant un parapet encadré de deux colonnettes dont on distingue les prémices à gauche et à droite de sa poitrine. L’ensemble forme une sorte de petit balcon ou de loggia. Contrairement aux habitudes de l’époque, Léonard de Vinci a choisi de placer son modèle devant et non derrière le parapet. Monna Lisa semble ainsi très proche du spectateur, comme prête à jaillir de la toile.

Le paysage La loggia surplombe un paysage chaotique, étrangement cadré en vue aérienne. A droite du visage de la Joconde, une ligne arrive à hauteur de ses pommettes. Il semble s’agir d’un lac d’altitude dont la surface est bizarrement inclinée vers la droite. A gauche de la jeune femme, un très court segment gris-bleu placé parmi les pics rocheux vient rappeler la ligne du lac. Observez le tableau à bonne distance : ces deux éléments ne suggèrent-ils pas un horizon qui joue avec le regard du modèle et donne toute sa profondeur au paysage ?

Que vais-je devenir ?

Quel prétentieux, ce M. Bertillon ! Moi, Monna Lisa, je sais bien qu'il se trompe... L'homme qui m’a enlevée a en effet travaillé au Louvre. Seulement, voilà : bien qu'il ait été convoqué par deux fois au service de l’identité judiciaire, il n'a pas trempé ses doigts dans l’encre de M. Bertillon. Comment l'œil de lynx de M. Hamard a-t-il pu laisser échapper ce détail ? Il aurait d'ailleurs suffi que M. Bertillon compare les empreintes de la vitre avec celles qu'il a dans ses dossiers. Comme mon kidnappeur a déjà été condamné en France, ses empreintes figurent dans le fichier de l'identité judiciaire. On l'aurait retrouvé en quelques heures et je ne serais pas, aujourd'hui, enfermée dans une caisse, au fond d'un réduit sombre et humide... Je me demande comment finira cette aventure, mais ce qui est sûr, c'est que je ne suis pas près de l'oublier... Il était très tôt, le matin du 21 août, quand un homme bien portant moustache est entré dans le Salon Carré. Il s'est dirigé droit sur moi et m'a décrochée du mur, avant de m'emporter vers un petit escalier désert. Là, il a essayé de dévisser la serrure, sans succès. Alors il a démonté mon cadre, m'a recouverte avec une blouse, et a gagné le grand escalier d'un air dégagé. Puis, sans que personne ne lui pose la moindre question, il est sorti par la porte qui donne sur le quai, ni vu ni connu. Quelle audace ! Une fois arrivé chez lui, il m'a enfermée dans une caisse... Il avait sans doute peur que l'humidité ne m'abîme le teint. Il était bien temps de se soucier de ma santé ! Bien entendu, j'ignore totalement ce que cette crapule compte faire de moi. Il n'espère tout de même pas me revendre à l'étranger, alors que je suis connue dans le monde entier ! Aucun amateur d'art ne prendrait le risque d'acheter un tableau volé ! Cet homme est sûrement fou. Je me demande si on me retrouvera un jour... Ce n’est pourtant pas faute de mettre tout le monde à contribution. On a promis des récompenses mirifiques6 à toute personne qui donnerait un renseignement intéressant. Même les voyantes et les tireuses de cartes se sont mises de la partie. Mais elles disent toutes n’importe quoi... Sur les boulevards, dans les cafés, dans les salons, on ne parle plus que de moi. Et le 29 août, quand on a rouvert le Louvre, une foule innombrable est allée se recueillir devant les quatre clous qui ont porté mon auguste7 personne. Ce succès incroyable ne me console pas vraiment d'être enfermée dans un réduit, pendant que la police piétine lamentablement...

Une lettre

Les pistes sont si nombreuses que M. Hamard ne sait plus où donner de la tête. A la gare d'Orsay, on a repéré un individu à barbe noire qui portait un paquet de la taille du tableau volé... A Bordeaux, deux Anglais ont été vus, eux aussi, avec un grand paquet plat... En Gironde, toujours, deux Allemands au comportement étrange ont déposé une malle dans une consigne... Tous les porteurs de paquets plats deviennent suspects ! On croit avoir vu le voleur à Saint-

6 Très importantes 7 majestueuse Nazaire, il est passé au Havre, il s'est embarqué à Dunkerque... C'est à se demander si des dizaines de Joconde ne sillonnent pas les routes de France ! Certaines pistes conduisent même à l'étranger. Ainsi, un détective privé hollandais a écrit au préfet de Paris pour lui annoncer qu'il sait où se trouve le tableau disparu. Deux inspecteurs ont aussitôt été dépêchés à Gand8... Ils sont revenus bredouilles. De Londres à Berlin, en passant par la Belgique et la Hollande, les inspecteurs de police voyagent beaucoup au cours de l'année 1911. Mais La Joconde reste introuvable. A Paris, il ne se passe pas de jour sans qu'on croie être sur le point de mettre la main sur le voleur. On va même jusqu'à suspecter - et arrêter - le poète Guillaume Apollinaire9, sous prétexte qu'il a assez bien connu un homme qui a, un jour, dérobé des statuettes au Louvre. Bien entendu, ce n'est là qu'une fausse piste de plus... Et les mois passent. Deux ans après le vol, le mystère n'a toujours pas été résolu. M. Hamard commence à penser que seul un miracle pourrait mettre fin à ce cauchemar. Par un ironique coup du sort, c'est à Florence, la ville natale de La Joconde, que se produit finalement le miracle... L'antiquaire Alfredo Geri a en effet passé une petite annonce dans laquelle il proposait d'acheter des objets d'art à bon prix. Quelle n'est pas sa surprise lorsqu'il reçoit, en décembre 1913, une lettre d'un certain Vincenzo Leonardi, annonçant qu'il détient La Joconde et qu'il est prêt à la vendre 500 000 lires10 ! Perplexe, M. Geri court montrer la lettre au directeur du musée des Offices11, qui est justement un de ses amis. - C’est sûrement un canular, déclare l’antiquaire. Si cet homme s’appelle Vincenzo Leonardi, moi, je suis le pape ! Et s’il a volé La Joconde, j’ai volé la tour de Pise ! Mais si cet homme disait la vérité ? On ne peut pas laisser passer pareille occasion. Rendez- vous est donc pris entre M. Geri et « M. Leonardi ». Celui-ci s’appelle en réalité Vincenzo Peruggia. C’est un homme assez quelconque, dont la seule particularité est peut-être d’avoir travaillé au Louvre comme vitrier… - Ce tableau a été peint par un de nos plus grands artistes, déclare-t-il. Je trouvais révoltant qu’il se trouve à Paris au lieu d’être à Florence, là où il a été peint ! Le directeur du musée des Offices n’en croit pas ses oreilles… et encore moins ses yeux, lorsque, s’étant rendu chez Vincenzo Peruggia, il se trouve effectivement face à Monna Lisa... La Joconde, la vraie, l'unique, et non une vulgaire copie comme il l'avait redouté ! Comment Peruggia a-t-il pu s'imaginer un instant qu'on lui rachèterait La Joconde, et qu'ensuite on le laisserait disparaître dans la nature ? On n'a jamais vu un voleur aussi naïf. Bien entendu, le directeur du musée des Offices s'empresse d'alerter la police italienne. Celle-ci fait une descente chez Peruggia, qui se laisse arrêter sans résistance. Décidément, cet homme n'est pas un voleur comme les autres... Jugé le 5 juin 1914 à Florence, il sera condamné à un an et quinze jours de réclusion. Quant à La Joconde...

8 Ville de Belgique 9 Ce poète français (1880-1918) a eu une grande influence sur le milieu artistique de l’époque. 10 Monnaie italienne, à l’époque 11 Grand musée de Florence La Joconde et d’autres femmes en peinture

D’où sort donc cette Joconde, brune jeune femme au sourire de Madone posée devant un paysage de début du monde ? A l’époque où Léonard de Vinci réalise ce tableau, l’art du portrait n’en est qu’à ses débuts. La peinture este majoritairement religieuse, et lorsqu’une femme est cadrée en gros plan, il s’agit plutôt de la Vierge Marie que de l’épouse d’un commerçant. Pour cette œuvre, Léonard de Vinci synthétise et s’approprie à sa façon la tradition artistique italienne, faisant de sa Joconde une petite révolution. Presque un siècle avant ka Joconde, le modèle de la beauté et de la pureté féminine est la Vierge Marie, ici, représentée sur un fond neutre. Notez la position du buste et de la tête, et surtout, l’orientation du regard : elles rappellent un peu celles de la Joconde. Petit à petit, le portrait féminin se dégagera de l’univers religieux pour offrir de magnifiques portraits laïques12.

Vierge à l’enfant, Giovanni de Modena Observez cette vierge à l’enfant. A sa gauche, un petit chemin sinueux comme à la gauche de le Joconde. A sa droite, un cours d’eau serpente, rappelant l’emplacement du pont placé par Léonard de Vinci dans son tableau. Autre similitude : les montagnes, bien que la perspective soit moins plongeante et l’échelle du paysage moins en décalage avec celle du personnage. En revanche, selon un procédé très classique de mise en scène, la vierge est placée derrière un parapet, alors que Monna Lisa est assise devant. Ce choix procure l’impression que la Vierge est assise sur un balcon flottant dans les airs, alors

La Vierge et l’enfant que la Joconde semble paisiblement installée dans une loggia surplombant la Alessio Baldovinetti campagne. Botticelli, plus âgé que Léonard de Vinci, travailla avec lui pendant un temps, dans l’atelier d’un peintre légendaire : Andrea del Verrochio. Bien que leurs manières de peindre ne soient pas vraiment comparables entre elles, ils s’inscrivent tous deux dans la tradition de la peinture italienne renaissante. Voyez le voile transparents qui coiffe la Vierge, ne rappelle-t-il pas le voile délicat de la Joconde ? Il s’agit d’une coiffure classique pour les jeunes femmes, mais également d’un défi à la technique des peintres.

La Vierge et l’enfant Sandro Botticelli Changement radical de point de vue mais dispositif identique : comme la Joconde, la Vierge est ici installée sur un fauteuil, devant les deux colonnettes d’une loggia qui donne sur la campagne. Mais cette fois, le spectateur distingue à peine le paysage et toute la scène se passe à l’intérieur de la maison. Remarquez la synthèse subtile que Léonard de Vinci a apporté à toutes ces mises en scènes classiques : Monna Lisa est bien assise entre des colonnettes à l’intérieur d’une loggia, mais le peintre ne fait que les suggérer, juste ce qu’il

La Vierge et l’enfant faut pour créer un espace concret où poser son modèle. Francesco Marmitta

12 Non-religieux Voyage triomphal

Quant à moi, après avoir passé plus de deux ans au fond d'une caisse, je n'ai pas été mécontente de revoir la lumière du jour. Et surtout, je suis bien heureuse d'être enfin à nouveau chez moi, dans le calme du musée du Louvre. Car, bien entendu, les Italiens étaient trop fiers que j'aie été retrouvée à Florence pour me laisser rentrer tout de suite à Paris. Un petit séjour au musée des Offices s'imposait ! Je dois dire que j'y ai obtenu un succès triomphal. Entourée de quatre carabiniers montant la garde, j'ai vu défiler des milliers et des milliers de personnes, prêtes à foire la queue pendant des heures pour croiser mon regard durant quelques minutes... De Florence, on m'a emmenée à Milan, puis à Rome. Quelle expédition ! Enfin, le 31 décembre 1913, je suis rentrée à Paris où, comme en Italie, je continue à faire salle comble. Toute modestie mise à part, je suis sans doute le seul tableau à avoir jamais vécu pareille aventure. Prendre l'omnibus, caché sous une vilaine blouse, séjourner dans une chambre misérable et prendre le train en troisième classe, voilà qui n'arrive pas à toutes les œuvres d'art ! A part quelques éraflures dans les cheveux et sur ma robe, je trouve que je m'en suis plutôt bien tirée. Même dans les pires moments, je n'ai jamais vraiment perdu mon calme... ni surtout mon sourire mystérieux, qui est sans doute le secret de ma célébrité.

Note de la rédaction Chers lecteurs, Tout est vrai dans le récit que vous venez de lire. Il y a cent un ans cette année - le 21 août 1911 -, La Joconde disparaissait du Louvre. Sitôt connue - le 22 août -, la nouvelle provoqua l'incrédulité13, puis un énorme scandale. Le Louvre, le plus prestigieux musée du monde, incapable d'assurer la sécurité de ses œuvres d'art ? Quelle honte ! Après la colère, vint la tristesse et la crainte de ne jamais retrouver le chef d'œuvre de Léonard de Vinci, que le roi François 1er avait acheté 4 000 louis d'or. Une somme astronomique à l'époque ! On imagina le pire : le voleur est un fou qui va détruire le tableau ; ou bien un escroc d'une bande organisée internationale... Les humoristes s'emparèrent de l'affaire, en écrivant des chansons ou en montant des pièces de théâtre avec pour héroïne La Joconde. Heureusement, l'affaire se termina dans les rires ! Vincenzo Peruggia fut arrêté à Florence le 12 décembre 1913. Avait-il agi seul ou pour le compte d'un trafiquant d'art ? On ne le saura jamais.

13 Le fait de ne pas croire à quelque chose Drôles de dames…

L’idolâtrie14 provoquée par ce chef d’œuvre flirterait-elle avec la provocation ? C’est ce que semblent penser les artistes modernes et contemporains qui se sont attaqués au mythe, à l’icône de la Joconde. Ornée de graffitis, rhabillée, décoiffée, voire, carrément évacuée du tableau, Monna Lisa et son insubmersible sourire ont prêté le flanc à toutes les irrévérences15.

Marcel DUCHAMP lance les hostilités. Sur une simple carte postale reproduisant la Joconde, il affuble la jeune femme d’une barbichette, d’une paire de moustaches et rebaptise le tableau « LHOOQ ». Grand coup de pied dans le mythe, en même temps que dans le musée et l’institution qui décrètent seuls de ce qui est bien et beau. Destinée à être diffusée dans une revue, l’image fera grand bruit. Elle deviendra si célèbre qu’en 1960, Marcel DUCHAMP créé un tableau intitulé « LHOOQ shaved » (LHOOQ rasée) qui n’est autre… qu’une simple reproduction de

L.H.O.O.Q la Joconde, sans moustaches ! Marcel DUCHAMP 1919 Dans la continuité de Marcel Duchamp, Robert FILLIOU propose de figurer le modèle par un objet. Du balai ! Cette fois, pas de moustaches ou d’accessoires comiques, mais tout simplement plus de Joconde. Evacuée, circulez y’a rien à voir… La Joconde est dans les escaliers. La cérémonie d’adoration de Monna Lisa a assez duré, la fête est finie, reste à faire un grand ménage, comme le suggèrent le seau, le balai et la serpillère. L’artiste nous propose d’oublier la fascination pour la beauté plastique et de poser un regard différent sur le monde, très concret, qui

La Joconde est dans nous entoure, manière pour lui de nous pousser à nous interroger sur la les escaliers. nature de l’art. Robert FILLIOU 1969 Sérigraphiée en noir et blanc, à la façon d’un pochoir monochrome, la Monna Lisa d’Andy Warhol perd son statut d’œuvre pour devenir une simple image reproductible à l’infini. Pour l’artiste, l’image de la Joconde peut subir le même traitement qu’une photo de Marilyn Monroe ou l’étiquette d’une marque de soupe célèbre aux Etats-Unis. L’image de la Joconde est déconnectée de l’histoire de l’art et devient un simple produit, cousin des images publicitaires diffusées en série sur les murs, les magazines, les écrans de télévision. C’est sa célébrité mondiale

Monna Lisa plus que l’œuvre elle-même qui fascine Warhol. Andy Warhol 1963

14 adoration pour quelqu'un ou pour quelque chose 15 manque de respect Le photographe brésilien Vik Muniz s’approprie la Joconde telle que l’a sérigraphiée Andy Warhol dans les années 1960. Sa technique est très particulière. Observez bien cette double Monna Lisa. Les deux images ont tout d’abord été « sculptées » avec de la confiture et du beurre de cacahuète, avant d’être photographiées et agrandies en très grand format. Tout en rendant hommage à Andy Warhol et probablement à Léonard de Vinci, l’artiste joue sur l’image relique. Il fait le choix humoristique d’opposer un portrait considéré comme « immortel » à des matières banales et périssables. Son approche fait travailler notre mémoire des images et leur histoire, et nous rappelle qu’un tableau ou une sérigraphie sont à l’origine d’un assemblage de matériaux.

Double Monna Lisa Vik Muniz 1999 Revêtue du costume de Mao Tse Tung, homme d’état chinois, et sortie de son paysage d’origine, Monna Lisa semble plus mince, moins figée, presque inquiétante. Roman CIESLEWICZ, un graphiste et affichiste polonais travaillant en France, joue sur les notions de propagande, de publicité et de notoriété pour livrer une Joconde franchement insolite. Adepte du collage, il substitue à la mine ronde de Mao le visage de Monna Lisa. En mêlant à la fin des années 1970 deux portraits ayant acquis un statut

Mona Tse Tung d’icône, CIESLEWICZ se moque probablement autant de la célébrité de Roman CIESLEWICZ la Joconde que des admirateurs inconditionnels de la politique du dictateur chinois.

Artiste engagé ou enragé, contre le vedettariat et le sort réservé aux artistes noirs, l’américain Jean-Michel BASQUIAT s’empare de la Joconde pour en faire un simple billet de banque de 1 $. En haut à gauche, il indique : « Ce billet est légal pour toutes les dettes publiques et privées. » L’œuvre se réduit à sa valeur marchande, en l’occurrence, pour Monna Lisa, il s’agit d’une valeur que sa célébrité à rendu littéralement inestimable. BASQUIAT était pourtant un fervent

Monna Lisa admirateur de Léonard de Vinci dont il explora à travers sa propre Jean-Michel BASQUIAT peinture tous les croquis anatomiques. Mais pour lui, la Joconde n’est 1983 plus un tableau, juste une effigie d’argent… L’argent qu’elle vaut, et surtout, l’argent qu’elle rapporte à ceux qui exploitent son image.