ROEDËRER DU MÊME AUTEUR chez le même éditeur

LA MOSELLE ET NAPOLÉON (en collaboration avec Denis IMHOFF), 304 pages

© Editions Serpenoise BP 89 57014 -Cedex ISBN 2-87692-032-8 Thierry LENTZ

IQEBEREI

Préface de Jean Tulard Professeur à la Sorbonne Président de l'Institut Napoléon

Editions Serpenoise

Pour mes parents

PRÉFACE

ANS LA MARSEILLAISE, le célèbre film de Jean Renoir consacré à la naissance de notre hymne natio- D nal et à la prise des Tuileries, le 10 août 1792, Louis Jouvet tenait le rôle du procureur syndic du département de la Seine, Rœderer. Il lui donnait un étonnant relief et un ascendant particulier sur Louis XVI. Pour la première fois, le mystérieux Rœderer sortait - involontairement - de l'ombre où il s'était toujours complu. Se croyait-il plus apte à jouer les éminences grises que les pre- miers couteaux ? Etait-ce simple prudence en des temps troublés ? Rœderer n'aimait pas occuper le devant de la scène. S'il écrit beau- coup, il ne se livre jamais, même dans les notes prises sous le Con- sulat et l'Empire et publiées sous le titre de Journal en 1909. On le vit même, après le coup d'Etat de Brumaire, préférer le Conseil d'Etat, assemblée de techniciens, au Sénat, assemblée politique. On retrouve pourtant Rœderer dans tous les moments décisifs de l'histoire de la Révolution et du début du XIXe siècle. Elu aux Etats Généraux, il est de tous les débats importants de la Consti- tuante; on lui devrait même «l'instruction sur la manière de se servir de la guillotine». Au 10 août 1792, c'est lui qui engage Louis XVI à quitter les Tuileries pour trouver refuge à l'Assem- blée Législative. Le conseil était-il judicieux? On a parlé, à tort semble-t-il, de piège. Rœderer anime le Journal de puis, sous le Consulat, participe aux travaux du Conseil d'Etat. Il passe au Sénat, se retrouve à Naples au service de et administre le Grand-Duché de Berg. Préfet en 1814, Pair pendant les Cent Jours, puis, après une éclipse sous la Restauration, à nou- veau Pair sous la Monarchie de Juillet, il a traversé ainsi de nom- breux régimes en conservant toujours une ligne prudente. Mallet du Pan disait de lui : « Il a serpenté avec succès au travers des ora- ges et des partis, se réservant toujours des expédients, quel que fût l'événement». Cet homme du mystère sort une deuxième fois de l'ombre grâce au beau livre que lui consacre Thierry Lentz, servi par une érudi- tion sans faille et une solide connaissance de la période. Voici Rœderer tel qu'il fut. Jean TULARD Professeur à la Sorbonne Président de l'Institut Napoléon AVANT-PROPOS

OUS POUVEZ avoir peur, l'Histoire n'en parlera pas». Par une boutade, Bonaparte crut un jour assigner à V Pierre-Louis Rœderer sa place dans la postérité. Le Premier Consul ne s'est qu'à moitié trompé. Si, en ces temps de bicentenaire, ne pouvant tout acheter, vous vous contentez par- fois de feuilleter les nouveautés, vraies ou fausses, qui affluent sur les étalages des marchands de livres, arrêtez-vous à l'index des noms propres de chacune d'elles. Vous constaterez que Rœderer en est rarement absent. Et si vous préférez la période impériale, vous ferez la même constatation dans le rayon voisin. Pour le cher- cheur, pour le curieux, Rœderer est ainsi un point de passage obligé. Cela ne signifie pas que le personnage soit bien connu, et encore moins que sa biographie ait fait l'objet à ce jour de recherches définitives. Certes, des études existent, mais il s'agit d'hagiogra- phies rédigées par de bienveillants contemporains (1), de chroni- ques qui survolent seulement les étapes de sa vie (2) ou de travaux universitaires qui, hélas, n'ont pas été imprimés, et encore moins diffusés (3). Cette lacune est due au fait que Rœderer est un homme à facettes. Quelques-unes ont attiré l'attention, d'autres moins. Il fut à la fois un témoin, un penseur et un acteur de soixante années d'histoire de (4). Témoin, il l'est au premier chef, et des mieux placés. Il a fré- quenté des rois, de Louis XVI à Louis-Philippe, en passant par les Napoléonides, tels Joseph, Louis Bonaparte ou Murat. Il a tra- vaillé avec ou contre les ténors de la Révolution, de Bailly à Bar- ras, en passant par Barnave, La Fayette, Marat, Pétion, Danton et tant d'autres. Il fut l'ami de Sieyes, de Condorcet, de Mira- beau, de Talleyrand ou de Maret. Il a assisté (et participé) à tous les grands événements, de 1770 à 1835. Surtout, et c'est sans doute à ce titre qu'il est le mieux connu, il a conversé pendant des heu- res avec Napoléon, en tête à tête ou en cercle restreint. Rares sont les hommes de son temps qui en ont fait autant. Ces rencontres, par leur contenu, par leur ton, ne peuvent que retenir l'attention. De tout ce qu'il a vu et entendu, Rœderer a laissé le témoignage écrit. Pas vingt années plus tard, pour justifier ses choix ou se faire pardonner ses erreurs, mais dans les heures qui suivirent les grands moments de son existence. La valeur de ce témoignage, reconnue par toute la doctrine, est pratiquement unique. On s'émerveille sur la finalité du Mémorial de Sainte-Hélène ; on sourit à la lec- ture des Mémoires de Talleyrand; on sait ceux de Bourrienne apocryphes ; on déchiffre sans trop y croire ceux de Fouché. On se documente dans les Œuvres de Rœderer. Il n'avait d'ailleurs pas souhaité que ces notes «à chaud» soient publiées, c'est un des meilleurs gages de leur authenticité (de même que les Cahiers du grand maréchal Bertrand, découverts par hasard, montrent un Napoléon bien plus «vrai», bien plus humain que le trop travaillé Mémorial). C'est un des fils de Rœderer, Antoine-Marie, qui éplu- cha les papiers de son père, après sa mort, les expurgea sans doute, et en livra huit gros volumes destinés à quelques particuliers et bibliothèques publiques. Si on excepte une littérature ou des piè- ces de théâtre aujourd'hui démodées, ces Œuvres sont une mine dont on n'a pas encore fini d'exploiter les trésors (5). Depuis leur parution, de nombreuses éditions de morceaux choisis ont été pro- posées au public (6). Penseur, tous les débats ont passionné Rœderer: politique, éco- nomie, société. Ses travaux ont inspiré quelques universitaires ou historiens (7). Disciple des physiocrates, il a très tôt fait connaître son nom par quelques ouvrages allant dans le sens des idées de Turgot. Observateur, parfois acide, toujours critique, de la vie de son époque, il a publié des articles, des opuscules de réflexion sur les mœurs et les gens : ils nous font sourire à présent, mais furent très lus en leur temps. Philosophe politique, Rœderer a souvent été considéré comme un simple disciple de Sieyes. C'est assez injuste. Plusieurs mois avant l'abbé, il défendit une théorie de la souveraineté nationale dans De la députation aux Etats Généraux. Simplement, Rœderer eut le désavantage de n'arriver que tardi- vement à l'Assemblée Constituante. L'auteur de Qu'est-ce que le tiers état? avait eu le temps de se faire une place. Notre person- nage et Sieyes sont proches, leurs pensées sont autonomes. Mais Rœderer a une supériorité : l'action. Dans l'époque qu'il a tra- versée, celle du mouvement, sans renier ses convictions, il a fait des choix, s'est engagé, a exercé le pouvoir et ne s'est pas con- tenté de «vivre». Malgré l'apparente diversité de ses dévouements, grâce au «système» qu'il s'est forgé, Rœderer n'est pas un «camé- léon politique». Acteur, enfin, Rœderer l'a été pendant près de soixante ans. C'est cette facette - difficile à dissocier des autres - qui a retenu l'attention pour cet ouvrage. D'abord, l'homme est né à Metz. C'est dire que l'intérêt que nous lui portons n'est pas dénué d'un chauvinisme que nous souhaitons raisonnable. Dans sa province des Trois-Evêchés, il fut le grand personnage de l'Ancien Régime finissant et l'animateur des événements de 1789. C'est là qu'il a commencé son chemin, au , à l'Académie de Metz, puis à la tête des comités patriotiques. A la Constituante où les Messins l'ont mandaté, il ne s'est pas contenté de figurer. Mais, n'y arrivant qu'après le fameux été 89, il est resté en retrait de Mirabeau, La Fayette, Barnave, qui occu- paient les places. Il n'a pu imprimer une marque personnelle à la tourmente révolutionnaire. Avec ses certitudes, ses ambitions, ses contradictions et ses compétences, il n'est jamais resté loin du sommet. Spécialiste de législation, il a surtout travaillé et pu ainsi imprégner de son esprit quelques grandes réformes. Politique modéré, aux , à la société de 1789 ou dans son Journal de Paris, il a joué, comme responsable de l'ordre public à Paris, un rôle de premier plan dans les journées de 1792, celles qui ont perdu la royauté. C'est à ce moment, au contact de certains excès de la Révolution, qu'il a mûri. Après l'exécution du roi, c'est l'Etat fort qu'il appela de ses vœux. Journaliste et enseignant (on pour- rait dire «donneur de leçons»), le Directoire le lut, le détesta sou- vent, mais le reçut dans ses meilleurs salons. De sa rencontre avec Bonaparte naquit un nouvel espoir. Il se lia sans hésiter au jeune général qu'il admirait (sentiment rare chez lui). Au 18 brumaire, il gagna le droit d'être son confident, pres- que son ami, et manqua de devenir consul. Une nouvelle vie com- mença pour lui, celle d'un grand commis de l'Etat: conseiller d'Etat, sénateur, ministre du roi de Naples, administrateur de haut rang, comte d'Empire, envoyé spécial de l'Empereur, Pair de France. Dans cette rigueur d'esprit traditionnellement reconnue aux Lorrains, et qui chez lui frisait la rigidité, il a connu tous les hommes et tous les honneurs, affronté de puissants adversaires, compromis son avenir en résistant à Napoléon. A la chute de celui- ci, il s'est retiré dans son intérieur. Là, le démon de l'écriture l'a repris. Vu son âge avancé, on le croyait assagi. Quinze ans plus tard, il faillit encore profiter de l'affection que lui portait Louis- Philippe pour revenir au pouvoir. La vie de Rœderer n'est pas un roman. C'est une carrière. Nous avons voulu la raconter. Nous ne pouvions le faire sans envisager le tout. Chez cet homme étonnant, témoigner, penser, agir procè- dent de la même volonté, de la même ambition d'être. Il a pour- tant fallu laisser de côté de larges pans de son œuvre philosophique, de ses observations sur les gens et les choses, pour privilégier les événements de sa vie. Que le lecteur nous pardonne aussi d'avoir parfois cédé à la tentation de défendre le personnage. Il est frap- pant de constater à quel point il fut détesté par bon nombre de ses contemporains, y compris ceux qu'on aurait pu croire ses amis. Mais il eut tant d'ennemis dans les allées du pouvoir, on a dit tant de mal de lui qu'il ne pouvait avoir tous les défauts, ni toujours tort (8). Quatre-vingts ans d'une vie si remplie ne peuvent être présen- tés définitivement dans un ouvrage de la taille de celui-ci. Il res- tera des ombres. Il manquera encore une étude exhaustive des inter- ventions de Rœderer à la Constituante, par exemple. Notre but était d'abord de rappeler qui fut ce Messin, de soumettre au juge- ment sa vie, sa carrière; puissions-nous y être parvenu et avoir un peu plus démenti la cruelle boutade de Bonaparte... NOTES

1. A.-V. Arnault, Notice biographique concernant M. Rœderer, Paris, 1825 ; E.-A. Bégin, Vie politique du comte Rœderer, Metz, 1831 ; A. Mignet, «Rœderer sa vie, ses travaux», Revue des Deux Mondes, 1838, pp. 78-100; Notice biographique de Rœde- rer, manuscrit anonyme, Arch. dép. du Calvados, F 6073, 36 pages; etc. 2. Sainte-Beuve, «Rœderer», Causeries du Lundi, Paris, éd. 1927, t. VIII, pp. 325-393 (à certains égards, cet article aurait pu être classé dans la catégorie précédente); J.-C. Marie-Vigeur, «Introduction au journal de Rœderer» Napoléon Bonaparte, l'œuvre et l'histoire, Paris, 1969, t. VIII, pp. 3-15; T. Lentz, «Pierre-Louis Rœderer», Souvenir napoléonien, sept. 1982, pp. 2-20; C. Durand, «Un grand Messin: Pierre- Louis Rœderer», Le Pays Lorrain, 1955, pp. 25-29; R. Jouanne, «Pierre-Louis Rœde- rer, sénateur de Basse-Normandie», Le Pays Bas-Normand, 1966, n° 1, pp. 33-43; A. Cabanis, «Rœderer», Dictionnaire Napoléon, Paris, 1987, pp. 1471-1472; etc. 3. A.-W. Allen, Pierre-Louis Rœderer, sa vie, son œuvre, thèse, Paris, 1958; F. Vil- laret, Rœderer et la Révolution française, mémoire, Paris, 1962; etc. 4. Au cinéma, Rœderer apparaît parfois dans la distribution. Dans Austerlitz, Abel Gance en a donné une image très approximative sur le plan physique et pour le moins contestable sur celui des dialogues. C'est finalement l'éternel Louis Jouvet qui, dans La Marseillaise de Renoir, nous en livre le portrait physique le plus acceptable. 5. Œuvres du comte P.-L. Rœderer, Pair de France, Membre de l'Institut, etc., etc., etc., publiées par son fils le baron A.-M. Rœderer, ancien Pair de France, tant sur les manuscrits inédits de l'auteur, que sur les éditions partielles de ceux de ses ouvrages qui ont déjà été publiés, avec les corrections et les changements qu'il a faits postérieu- rement, Paris (Firmin-Didot), 1853-1859, 8 volumes. 6. Journal du comte Rœderer, Paris, 1909; Pierre-Louis Rœderer, notes, mémoires de la Révolution, le Consulat et l'Empire, Paris, 1942 (présentés par O. Aubry) ; « Journal de Rœderer», Napoléon Bonaparte, l'œuvre et l'histoire, Paris, 1969, t. VIII, pp. 17-251 ; Entretiens avec Napoléon, Paris, 1969, pp. 41-51 et 87-105 (présentés par E. Pautré); etc. 7. J. Roels, La notion de représentation chez Rœderer, Heule, 1968 ; A. Cabanis « Un idéologue bonapartiste: Rœderer», Revue de l'Institut Napoléon, 1977, pp. 3-19. 8. Rœderer n'est pas aimé jusque dans sa famille où, par exemple, on le considère, bien à tort, comme régicide. C'est ce qui ressort des contacts que nous avons eu avec la descendance colatérale de notre personnage.

1 L'HÉRITAGE DU SUBSTITUT

février 1754. Il fait sans doute froid à Metz. L'hiver de l'Est est 15 souvent rude à cette époque de l'année. «Dans la maison à grande porte cochère, rue Chévremont, vis-à-vis le gre- nier de la ville», madame Rœderer met au monde son onzième enfant. L'habitude des naissances aidant, l'heureux événement est accueilli avec sérénité. Ce garçon de plus prendra sa place dans l'imposante famille. Malgré son jeune âge - environ trente-cinq ans - , madame Rœderer a déjà connu beaucoup d'épreuves. Née Gravelotte, mariée en 1739 à un homme de près de dix ans son aîné, elle s'est révélée être une épouse féconde. On peut même dire que son union avec Pierre-Louis Rœderer n'a été qu'une suite quasi ininterrompue de grossesses. Au rythme d'un enfant tous les treize ou quatorze mois, elle a successivement donné la vie à François- Nicolas (5 décembre 1740), François-Hubert (3 novembre 1741), Marie-Marguerite (24 décembre 1742), Anne (29 janvier 1744), Louis (28 janvier 1745), Simon-Pierre (9 septembre 1746), Agathe- Louise (7 février 1748), Jean-Louis (2 février 1749), encore un Jean- Louis (24 août 1751), Louis-Philippe (5 octobre 1752). L'impor- tante mortalité infantile qui sévit à l'époque n'a pas épargné les Rœderer : Louis est mort en mai 1746, Agathe-Louise en mars 1748 et Louis-Philippe en juillet 1753. Pour nous résumer, alors qu'un nouveau garçon paraît, madame Rœderer gère déjà une maison- née peuplée de sept enfants, dont deux filles (1). En ce milieu du XVIIIe siècle, les familles nombreuses sont légion. L'imagerie et les historiens nous ont appris à quel point leur vie est difficile, suspendue chaque jour au problème des sub- sistances. Mais chez les Rœderer, ce souci quotidien n'existe pas. Le père, Pierre-Louis, est un homme aisé, un notable qui compte dans la bonne ville de Metz. Né en 1711, il descend d'une famille bourgeoise de Strasbourg. On en retrouve la trace au début du XIe siècle. Christmann Rœderer, né en 1547, est un marchand de cuir dont les affaires sont continuées par son fils Sébastien, puis son petit-fils Christmann II, né en 1596, qui aura dix-sept enfants de trois épouses ! Christmann III, fils de la deuxième, deviendra sénateur de Strasbourg. Quant à Jean-George, le père de Pierre- Louis, il abjure le protestantisme en 1701 et devient, deux ans plus tard, maître des Eaux et Forêts de Vic (2). Dans la droite ligne de cette ascension familiale, Pierre-Louis bâtit une carrière exemplaire. Son cursus est brillant. Licencié en droit à Strasbourg, il est reçu au barreau de Metz, ville où son père a fini par s'installer, en mai 1731. Plusieurs fois bâtonnier, estimé de ses confrères, il sait s'imposer comme point de passage obligé pour toutes les gran- des affaires de la cité. Le 22 septembre 1740, il devient substitut du procureur général près le Parlement de Metz. «Distingué au barreau comme profond jurisconsulte, dans la magistrature comme un ennemi du pouvoir arbitraire et dans la société comme homme aimable» (3), il est aussi un habile négociateur. Rien ne se fait dès lors d'important dans les Trois-Evêchés sans qu'apparaisse, à l'un ou l'autre moment, le «label» Rœderer. Qu'on ne soit donc pas inquiet pour cet enfant qui vient de naî- tre, le 15 février 1754. Pour sacrifier à une tradition familiale de complexité, on lui donne le prénom de Pierre-Louis, comme son père. Voilà les généalogistes de la famille Rœderer prévenus: il leur faudra faire preuve d'attention et de courage ! Non seulement le substitut a une descendance nombreuse, mais le choix des pré- noms de son abondante progéniture brouille encore les pistes. Com- ment ne pas confondre parfois François-Nicolas et François-Hubert, Louis, Jean-Louis I, Jean-Louis II, Louis- Philippe, sans parler de Pierre-Louis père et fils? Malheureuse- ment, pour ses enfants suivants, notre homme ne fera pas œuvre plus originale: Marie (le 24 juillet 1755), Jeanne-Marguerite (le 14 janvier 1757), Joseph-François (le 23 juillet 1759) et un Jean- Louis supplémentaire (le 23 octobre 1760) viendront compléter la liste des quinze rejetons de celui que nous appellerons désormais Rœderer-père (4). Nous le verrons, on sait peu de choses de l'enfance et de l'ado- lescence du jeune Pierre-Louis. Mais peu importent ici les détails. Avant de prendre son destin en mains, il est d'abord un héritier. Dans tous les cas, avec ou sans la Révolution, il aurait coulé l'exis- tence paisible d'un notable aisé et estimé, tant le travail de son père a permis de faire de son patronyme un des plus respectés de la province. Plus que les événements domestiques, c'est le contexte de l'éducation de Pierre-Louis qui est fondamental, à tous égards. On n'entame en rien les mérites de notre personnage en disant qu'il doit une bonne part de sa facilité de manœuvre à son père. Sa pre- mière leçon, il la reçoit en observant le substitut, travailleur aus- tère et inlassable qui, malgré de fréquentes absences, inonde sa famille des bienfaits et des retombées de sa popularité grandissante. A cette époque, Metz compte environ 32 000 habitants, aux- quels il convient d'ajouter 10 000 soldats stationnés dans une des toutes premières places fortes d'Europe. La ville traverse une période d'expansion démographique et économique. Même si la proportion des gens peu aisés a tendance à croître, la «bonne» société est nombreuse. Composée du clergé, de la basoche, de la noblesse, des militaires et des administrateurs, c'est elle qui mono- polise le jeu politique et se dispute parfois la réalité du pouvoir. Les gens de robe représentent un groupe de pression non négli- geable : 400 chefs de famille, environ 2 000 personnes regroupées autour du Parlement. Leur ambition est de supplanter les autres groupes dans le contrôle de la cité. A l'aube des grands affronte- ments qui, sur fond d'idées nouvelles, aboutiront à un transfert définitif du pouvoir politique aux «notables», la branche la plus avancée de cette basoche fourbit ses armes et s'apprête à manœu- vrer (5). Habilement, elle recherche une alliance avec ceux qui pro- fitent de la prospérité économique factice dans laquelle baignent Metz et ses environs. Car l'essor - réel - est fondé sur la mane militaire. Les industries traditionnelles vivent grâce aux commandes de l'armée. Celle-ci stimule aussi la consommation vinicole et agri- cole, profite aux métiers urbains au sein desquels les cabaretiers ne sont pas les moindres bénéficiaires de la demande des troupes. Dans ce contexte favorable, dû à la «guerre au ralenti», selon l'expression reprise par Yves Le Moigne et Gérard Michaux, la bonne société peut se laisser aller aux délices des combinaisons politiques. Le terrain est libre: malgré l'optimisme des philoso- phes, la plus grande partie de la population s'en désintéresse. Sur l'échiquier messin - où la basoche veut bien faire une petite place aux bourgeois - , le mouvement est permanent. Le Parle- ment se pose en défenseur de l'autonomie locale face à la volonté centralisatrice de Paris. Il est une force économique et intellec- tuelle soudée. N'y entre pas qui veut, sauf à consentir l'achat coû- teux de charges en elles-mêmes peu rémunératrices. Depuis la fin du XVIIe siècle, le Parlement de Metz s'est refermé sur lui-même, réservant ses plus belles charges aux familles du cru. L'ensemble est verrouillé par une judicieuse politique d'alliances et garanti par une lourde procédure de cooptation: interrogatoires, harangues, vérification de provisions sont de règle avant d'attester qu'un can- didat est «suffisant et capable». En soi, une charge parlementaire n'est pas rentable. Emmanuel Michel, dans son Histoire du Parlement de Metz, l'a montré. Quel- ques «épices», «bougies», «jetons» et «papiers», la répartition des différents droits perçus n'augmentent pas les fortunes. Peu importe: les parlementaires sont tous riches de biens fonciers. Le véritable bénéfice de leur charge est à rechercher dans le renfor- cement de leur position sociale. Il se concrétise notamment par les privilèges nobiliaires dont jouit le Parlement de Metz depuis 1658. Celui qui détient un office est noble par définition et son privilège devient héréditaire après vingt années d'exercice (6). Ainsi Rœderer-père est-il de plein droit seigneur d'Escouvier, Sancy, Trouville, Broville, Woël et autres lieux, du nom des terres qu'il possède. Dans la société d'Ancien Régime où seuls les nobles peu- vent embrasser les grandes carrières, une telle prérogative ne sau- rait être négligée. Dans le monde judiciaire messin, Rœderer-père est un homme de premier plan. Sa marche a commencé au barreau, lorsqu'il a été élu - et reconduit plusieurs fois - à la fonction de bâtonnier de l'ordre des avocats. Sa première réussite, il l'a connue en obtenant de ses collègues l'ouverture d'une grande bibliothèque. Créée en 1761, elle se développera jusqu'à compter environ 20 000 volumes, «chif- fre extraordinaire pour l'époque» (7), au début des années 1780. Toujours en 1761, Rœderer-père est mêlé de très près à un procès retentissant qui oppose des jésuites du noviciat de Nancy aux avo- cats messins et parisiens. Le recteur du noviciat ayant publié un factum offensant pour le barreau, les bons maîtres, emmenés par Rœderer, engagent une procédure qui, avec la complicité du Par- lement, aboutit à l'expulsion des jésuites de Metz, en 1762. La réussite de cette opération, dont le factum litigieux n'est que le prétexte, permet aux hommes de loi de prendre le contrôle du col- lège royal. C'est Rœderer qui est désormais en charge de recruter les enseignants, même si l'évêque de Metz conserve, pour la forme, la présidence du conseil d'administration. Au départ, Pierre-Louis n'hésite pas à engager des professeurs parisiens. Mais quelque temps plus tard, cette pratique ayant été jugée trop coûteuse, il se tourne vers les vannistes de Saint-Symphorien. On verra que ce choix n'est pas sans conséquence sur l'éducation des fils de nota- bles messins, ceux qui atteindront l'âge adulte au moment de la Révolution (8). Avec l'affaire des jésuites, la notoriété de Rœderer-père est encore mieux assise. La bonne société - et même la population - reconnaît son efficacité et l'importance de son pouvoir quant à l'avenir des jeunes générations messines. Le voici bientôt con- seiller du roi et écuyer. Il entre à l'Académie royale de Metz. Mais c'est de la dégradation des relations entre les et le pou- voir royal que va venir la gloire. Dans les Trois-Evêchés, le conflit s'emballe en 1765. On mur- mure que la cour messine est sur le point d'être réunie à celle de Nancy. La basoche s'affole : une telle fusion entraînerait inévita- blement la suppression de nombreuses charges. Sans attendre, Metz mandate le conseiller Nicolas Bertrand pour plaider sa cause à Paris. Après quinze mois de négociation, le gouvernement se laisse fléchir, non sans imposer une sensible contraction du ressort géo- graphique du Parlement. En représailles, ce dernier multiplie les remontrances. Devenu substitut du procureur général, Rœderer- père n'est pas parmi les plus timorés pour encourager l'offensive. L'épilogue de ces escarmouches le propulse en première ligne. En 1770, le Parlement de Metz passe à l'attaque. Sous prétexte qu'ils avaient eu jadis maille à partir avec la cour de Rennes, l'intendant Calonne et son substitut, de Flesselles, se voient inter- dire l'accès de la salle des séances «pour tout le temps qu'ils ne se (seront) point justifiés de tout soupçon contre leur honneur et leur probité ». Point culminant de la crise qui couve depuis des années, cette déclaration de guerre, datée du 14 août, a été soi- gneusement mûrie. Depuis des mois, les parlementaires cultivent leur popularité en luttant contre la famine. Une intense spécula- tion a entraîné une hausse artificielle du cours des grains. Le Par- lement a décrété une série de mesures visant, d'une part, à interdire toute sortie de vivres de la province et, d'autre part, à acheter en Allemagne et en Hollande assez de froment et de riz pour amorcer une baisse des prix. Ayant gagné le soutien du peuple, il s'est estimé en position avantageuse pour engager le fer avec Paris. La réplique du gouvernement ne se fait pas attendre. Dès le 23 août, le maréchal d'Armentières, commandant en chef dans les Trois-Evêchés, provoque une réunion du Parlement. Il fait encercler le palais par la troupe et présente à la délégation qu'on lui dépêche deux documents. Le premier est une lettre de cachet obligeant la cour à poursuivre ses débats. Le second est un arrêté du conseil du roi annulant l'acte du 14 août et enjoignant au Par- lement de recevoir Calonne. Le Parlement refuse d'enregistrer l'arrêt. Mais le gouvernement a tout prévu. Conformément aux principes de procédure de l'époque, d'Armentières exhibe un ordre de Louis XV et ordonne au greffier de radier des registres l'inter- diction de paraître faite à l'Intendant. L'affaire n'en reste pas là. Les magistrats ne veulent pas plier. A peine le maréchal a-t-il tourné les talons qu'ils rédigent une protestation et confirment leur déci- sion du 14 août, au motif que leurs fonctions ne peuvent «s'exer- cer au milieu des armes» et qu'ils ne peuvent «reconnaître la volonté du roi dans des ordres aussi illégaux que précipités ». Le 21 octobre 1770, c'est le «coup de tonnerre» (Le Moigne et Michaux). Calonne signifie aux parlementaires que, par un édit du 10, le roi a prononcé la suppression de la cour messine, sa réu- nion à celle de Nancy et l'exil des magistrats. Dix-huit conseillers sur cent trente-quatre pourront reprendre du service dans la ville ducale. Les autres offices seront éteints et leurs titulaires priés de s'éloigner de Metz. On imagine l'immense émotion suscitée par ces mesures, tant dans la basoche qu'en ville. Au-delà des privilèges perdus - encore que cet aspect du problème ne soit pas à négliger - , c'est «l'hon- neur» de Metz qui est atteint. L'évêque, Mgr de Montmorency- Laval, le cardinal Giraud, le maréchal de Broglie et même... Calonne implorent Louis XV de revenir sur son édit. Rien n'y fait. La suppression du Parlement de Metz semble définitive. Certains, en tout cas, se font vite à cette idée, car si des magistrats ne déses- pèrent pas et conçoivent de lutter, d'autres se lancent à la recher- che d'offices de remplacement. Rœderer-père est le porte-parole de ceux qui ne renoncent pas. Avec l'aide de l'avocat Jean-Louis- Claude Emmery (9), il plaide et replaide son affaire, partageant sa vie entre Paris et Metz, multipliant mémoires, adresses, sup- pliques et interventions. Il refuse les compensations qu'on lui pro- pose et poursuit inlassablement la manœuvre. Le 10 mai 1774, Louis XV meurt. Rœderer sent qu'une belle opportunité se présente avec l'accession au trône d'un nouveau monarque. Il se rend à Paris et obtient une audience. Au jeune Louis XVI, il démontre à quel point un geste de sa part serait accueilli à Metz comme la promesse d'un grand règne. Il avance que le peuple réclame le rétablissement du Parlement, ce qui est sans doute exagéré. Il présente cette cour comme un rempart con- tre la spéculation, comme le régulateur de l'activité économique et du marché des grains. Le 26 septembre 1775, Louis XVI signe les lettres patentes qui rétablissent le Parlement de Metz. Par ce geste d'apaisement, il rétablit dans leurs droits les tenants des particularismes et privilèges locaux et - sans le vouloir - tue dans l'œuf les volontés réformatrices d'un Turgot. Aucun changement profond de l'organisation sociale ne pourra plus dès lors avoir lieu. La Révolution est (déjà) en marche. Pour le moment, Rœderer-père n'y pense pas. Il a gagné son combat. A ce titre, il participe à la réaction. A Metz, le maréchal de Broglie, commandant de la place, tresse les premiers lauriers pour le substitut et Emmery. Aux Trois-Ordres, la municipalité de la ville, composée à la fois de représentants du clergé, de la noblesse et du tiers état, il écrit: «Monsieur Rœderer, votre député, a répondu parfaitement à votre confiance et a contribué infini- ment au succès de vos représentations par la manière dont il a exposé vos titres et vos besoins. Son travail a été immense et il n'a cessé de s'y livrer avec l'ardeur la plus infatigable et souvent aux dépens de sa santé. M. Emmery l'a secondé avec le même zèle, et ces deux citoyens ont bien mérité de leur patrie pour l'emploi qu'ils ont fait de leurs talents» (10). Le jour de gloire est arrivé pour Rœderer-père. Le 30 septem- bre, son retour de Paris est annoncé. Mgr de Montmorency-Laval l'accueille en son château de Frescaty. C'est ensuite l'entrée triom- phale à Metz. Tout ce que la ville compte de notabilités vient ren- dre hommage au héros. On illumine les rues, on tire un grand feu d'artifices, et, bien sûr, on passe à table pour un grand banquet. Le substitut se voit offrir un service d'argent d'une valeur de 6 000 livres. On lui alloue, dans un élan de générosité, la somme nécessaire à l'achat d'une charge d'avocat général. Il décline ce cadeau, attitude qu'on rencontrera plus tard chez le jeune Pierre- Louis. Qu'à cela ne tienne, les Trois-Ordres lui décerneront, quel- ques jours plus tard, un tableau gravé sur lequel on pourra lire: «P. Ludivico Rœderer civi optimo nec non senatus supremi in pris- tinum statum restituti jmo felicitatis publicae dignissimo cooperatori amantissimi gratulantur cives metenses. Anno M DCC L XXV» (11). Mais alors que le peuple célèbre Rœderer-père comme un sau- veur, sans même imaginer que son succès est d'abord à porter au crédit de ceux à qui il profite vraiment, alors que la bonne société se livre aux mondanités d'usage en pareilles circonstances, le souci immédiat de ceux qui, à Metz, luttent pour le pouvoir est de neu- traliser cet homme dont la popularité perturbe les équilibres nou- Peut-on avoir été conseiller au Parlement de Metz, leader du comité patriotique de cette ville, député à la Constituante, procureur général-syn- dic de la Seine, directeur du Journal de Paris, conspirateur, conseiller d'Etat, sénateur, comte d'Empire, ministre napolitain, secrétaire d'Etat d'un grand-duché allemand, commissaire extraordinaire, pair de France, peut-on avoir fréquenté Louis XVI, Robespierre, Mirabeau, Sieyès, Talley- rand, Bonaparte, Napoléon, Fouché, Louis-Philippe et Joseph Bonaparte sans pour autant figurer dans le célèbre Dictionnaire des girouettes ? Pierre-Louis ROEDERER (1754-1835) est un de ces rares hommes qui, de l'Ancien Régime à la monarchie de Juillet, ont été au sommet du pouvoir sans jamais se renier. En compagnie de ce Lorrain étonnant, c'est à une promenade dans quatre-vingts années de l'histoire de la France et de l'Europe, de Metz à Paris, de la Normandie à Strasbourg, de Naples à Dusseldorf que vous convie Thierry LENTZ, au fil des pages de ce passionnant ouvrage.

Préface de Jean TULARD Professeur à la Sorbonne Président de l'Institut Napoléon

ISBN 2-87692-032-8 130 F

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