Marie-Renée MICHEL

SILLANS

DES ORIGINES A L'AUBE DU XXe SIECLE

Principales abréviations utilisées dans les notes :

ADI = Archives Départementales de l'Isère AMS = Archives Municipales de Sillans AMV = Archives familiales MICHEL-VILLAZ Arm. = Armorial de Dauphiné BMG = Bibliothèque Municipale de BMS = Registres paroissiaux : Baptêmes, Mariages, Sépultures

AVANT-PROPOS

De la généalogie d'une famille à l'histoire du coin de terre où elle vécut il n'y a qu'un pas. C'est en effet la recherche de mes racines qui m'a fait découvrir, en arrière-plan, la vie de mon village et, toujours en remontant le temps, approcher une histoire inscrite dans celle de la région environnante, au niveau du sol d'abord (1ère partie : Le décor), des habitants ensuite (2ème partie : Les gens).

Je remercie tous ceux qui m'ont aidée : la mairie de Sillans et son aimable secrétaire, Madame FRECHET, auxiliaire dévouée et efficace du présent travail ; mes cousins MICHEL-VILLAZ qui m'ont confié leurs abondantes archives familiales ; tous ceux qui, à Sillans, ont répondu de bonne grâce à mes questions sur le passé de notre village ; l'abbé Pierre MEYER enfin, qui a mis à ma disposition son inépuisable érudition et a bien voulu relire mon manuscrit qu'il a enrichi en maints endroits du fruit de ses propres recherches.

La Tronche Sillans

Mai 1993

INTRODUCTION

L'histoire de ce petit village de la plaine de Bièvre, fut tentée à deux reprises, à la fin du siècle dernier, puis au début du nôtre. Successivement, Octave CHENAVAS et Madame FAVRE compilèrent les matériaux pour l'écrire, comptant peut-être sur des loisirs futurs qui en permettraient la rédaction. Mais les loisirs firent sans doute défaut, puisque le projet en resta là.

Octave CHENAVAS (1855-1912) était fils d'Etienne, notaire,qui fut maire de St-Etienne-de-St-Geoirs de 1870 à 1889. Lui-même devint avocat en 1882 et fut attaché au cabinet du ministère du Commerce et de l'industrie. En 1888, il fut nommé conseiller de préfecture en Haute-Loire, puis dans la Creuse. De retour au pays, il fut élu conseiller général de l'Isère en 1889. Maire de St-Etienne-de-St-Geoirs de 1892 à 1895, ce fut pendant son mandat qu'en 1893 il épousa Marie-Louise AUBRY-NIGRON, de dix- huit ans plus jeune que lui. Il fut enfin député de l'Isère de 1895 à 1910. La brillante carrière politique de ce farouche anticlérical bien de son temps, ne saurait éclipser le fait que, par sa mère Zoé MARTIN, il était petit-neveu de l'abbé Pierre BIESSY (1708-1783), ancien curé de St-Etienne-de-St-Geoirs et neveu de l'abbé Joseph-Ennemond MARTIN (1822-1895) curé de Sablons. Il hérita certainement de la bibliothèque du premier, et peut-être de celle du second. A cette époque, nombre de monographies furent rédigées par des curés, qui se faisaient volontiers historiens de leurs paroisses. Il est fort possible qu'Octave ait recueilli, dans les papiers de l'abbé BIESSY, les éléments d'une documentation sur l'histoire de la région. A sa mort, il légua sa propre bibiothèque à la Bibliothèque Municipale de Grenoble, où elle constitue le Fonds CHENAVAS (sous la cote Ch). Il s'y trouve, dans un "Inventaire des archives de l'Isère", un répértoire intitulé "Cahier de notes et Notes historiques pour servir à l'histoire des communes de Sillans, , Saint-Etienne de Saint-Geoirs" qui n'est pas écrit de sa main. En outre, de nombreux extraits des minutes de notaires, des registres d'état-civil et des "Archives de M.MORIN-PONS", tous relatifs à l'histoire locale, écrits ou collationnés par Octave lui-même, montrent à quel point ce sujet l'intéressait.

Madame FAVRE (1876-1958), née Marie-Louise BERGERAND, de Sillans, fut longtemps Directrice de l'Ecole de filles de . Elle prit sa retraite en 1930 et dès lors fréquenta assidûment la Bibliothèque Municipale de Grenoble. Elle avait sans doute son idée puisqu'elle centralisa ses recherches sur le "Cahier de notes" d'Octave. Elle y recopia patiemment tout ce qui touchait à l'histoire de Sillans et en remplit, de sa belle écriture régulière, un cahier d'écolier d'une trentaine de pages. Pour des raisons connues d'elle seule, elle n'exploita pas ses notes, mais prêta son cahier à ma mère, également institutrice, qui en comprit tout l'intérêt. Comme les photocopieurs n'existaient pas dans les années 30, cette dernière utilisa le plus traditionnel des moyens de reproduction : durant les vacances d'été 1931, elle me fit recopier, avec une amie de mon âge, le précieux cahier. Devoir de vacances-pensum pour des gamines de dix ans! Ecrit à la plume, à l'encre violette, il en sortit un nouveau cahier, non point calligraphié celui-là, mais qui fut orné, par Monsieur DUMAS, peintre amateur en villégiature à Sillans, d'un croquis à la plume du château tel qu'il l'imaginait - et qu'il n'a probablement jamais existé - : avec fossés, tours, pont-levis, donjon. Quelque vingt ans plus tard, cette nouvelle "édition" fut prêtée à l'instituteur en poste à Sillans et... disparut lors de la mutation de l'emprunteur. Seul subsiste donc l'original, que j'ai pu consulter grâce à l'amabilité de Monsieur Louis FAVRE qui a bien voulu me le prêter. Il contient principalement la description des monnaies romaines trouvées à Sillans et des notices sur les seigneurs qui présidèrent aux destinées du village.

Tel fut le travail de ces deux "pionniers". Restait à y puiser et à y mettre un peu d'ordre, en rétablissant parfois la chronologie et en complétant par les données - parfois incertaines hélas! - de l'Armoriai de Dauphiné de RI VOIRE de la BATIE. Puis il fallut déborder : en amont, pour remonter aux origines lointaines ; en aval, pour arriver à l'époque moderne. Pour cette dernière période - de 1641 à 1905 -, les registres paroissiaux et d'état-civil consultés à la Mairie de Sillans et aux Archives Départementales de l'Isère apportèrent sur la vie du village des renseignements inédits. Mais la source la plus riche vint des archives familiales d'Antoine MICHEL-VILLAZ (1771-1849), mon trisaïeul maternel qui, avec un soin extrême, collectionna tous les papiers de sa famille et de sa belle-famille JOLLANS, en remontant parfois d'une ou deux générations, jusqu'à la moitié du XVIIe siècle. Il y ajouta ses papiers personnels, car il ne jetait rien. Quittances, pièces de procès, actes notariés (ventes, échanges, contrats de mariage, testaments), listes diverses et lettres en grand nombre. Une mine dont le seul inventaire pourrait servir de base à une histoire très vivante de sa famille et de son village. Mais, pour l'exploiter comme elle le mériterait, il faudrait encore quelques années de travail et... le temps devant moi se fait court.

Un choix s'imposait, et aussi une limite : "l'aube du XXe siècle", qui laisse la porte ouverte à d'éventuels prolongements.

I. LE DECOR

1. Le Site.

En Bas-Dauphiné, la plaine de Bièvre-Valloire, limitée au nord par les Terres Froides et au sud par le plateau de Chambarand, s'étend d'ouest en est de la vallée du Rhône au seuil de Rives. Au niveau de , un étranglement formé par les moraines de au nord et de Beaufort au sud la sépare en deux plaines distinctes : la Valloire à l'ouest et la Bièvre à l'est. Bien que formant une unité géographique, les deux plaines diffèrent par la nature du sol ; celui de la Valloire est de loin le plus riche, c'est "l'une des meilleures terres à blé du Bas-Dauphiné" (1), parce que moins ravinée dès leur commune et lointaine origine.

Sillans est situé dans la partie la plus plate et la plus étroite de la plaine de Bièvre : 8 km seulement entre le replat du Banchet au nord et les premiers contreforts du plateau de Chambarand au sud. En cet endroit, l'altitude oscille autour de 400 mètres : entre 392 et 402 au village, de 411 à 430 sur les terrasses du nord (le Mollard) et jusqu'à 507 mètres dans les bois en direction de Plan.

2. Le sol et son histoire.

Le relief du sol porte les marques des forces extérieures qui l'ont façonné au cours des ères géologiques dont la durée couvre plusieurs millions d'années et défie l'imagination.

Durant l'ère quaternaire - entre le 3000e et le 30e millénaire avant Jésus-Christ, la plaine de Bièvre, relativement proche de la cluse de Grenoble, subit les caprices de l'Isère, torrent indompté soumis aux avatars des climats extrêmes, tour à tour cours d'eau (périodes interglaciaires de plusieurs milliers d'années) et glacier (périodes glaciaires, les plus longues).

(1) B.BLIGNY, "Histoire du Dauphiné", p. 170. Son glacier débordait largement son lit et ses langues de glace s'étendaient jusqu'à la plaine. Comme de gigantesques rabots, elles en nivelaient le fond et déposaient à l'entour, en se retirant, les moraines, ces tas de sédiments et de cailloux qui ont donné au seuil de Rives son relief mouvementé. Au dégel, l'eau déposait ses alluvions, bientôt recouverts d'une végétation neuve. Puis, au retour du froid intense, tout se figeait à nouveau et la glace nouvelle reprenait le laminage interrompu.

A l'ouest, du côté de la Valloire, le Rhône travaillait à peu près de la même manière et ce manège multi-millénaire aboutit à la formation de "la plus belle vallée morte du Bas-Dauphiné", où "se sont rencontrées glaces et eaux du Rhône et de l'Isère" (1).

Le sol de la Bièvre est caillouteux et sablonneux. Il s'y trouve juste ce qu'il faut d'argile pour que les bois actuels abritent quelques étangs et que la "Ravageuse" - la "Rivière" comme on l'appelle avec un peu d'emphase -, ruisseau venu de St-Paul-d'Izeaux et qui coule le long des bois, se perde un moment dans des marécages, au sud de Sillans puis, à l'ouest, aux abords de St-Etienne-de-St-Geoirs.

3. Le climat.

Le climat est tempéré, avec une tendance au froid et à l'humidité. Les pluies viennent par l'ouest, quant au froid, il est apporté par le vent du nord, la "bise", qui souffle sans obstacle depuis les Terres Froides.

4. La forêt.

Sol pauvre et climat humide, la Bièvre fut longtemps couverte de forêts. Faite de hêtres, de chênes et surtout de châtaigniers, la forêt de Bièvre s'étendait depuis la baronnie de Clermont (près de ) jusqu'à La Côte-St-André et comprenait , Izeaux, Sillans et le Grand-Lemps.

(1) Y.BRAVARD, "Le Bas-Dauphiné", p.414. Toute une faune y grouillait. Les bois étaient peuplés de chevreuils, de cerfs et de loups. Les cours d'eau : la Fure, la Ravageuse, le Rival, les étangs, ceux du rebord du Chambaran en direction de Plan, comme ceux qui ont donné son nom à "Lemps" (le Grand-Lemps = "Le grand étang"), les nombreux marais, toute cette eau foisonnait de vie : poissons, gibier d'eau et surtout les castors dont le nom latin "fiber, bievre" d'après PLINE, est devenu celui de la plaine (1).

Plus accessible que les forêts des montagnes ou des plateaux, celle de Bièvre était depuis toujours un terrain idéal pour les plaisirs de la chasse. Au début du IXe siècle - vers 839 -, ayant reçu de son père Louis le Pieux cette partie de la Bourgogne, Charles le Chauve l'occupa militairement. Il décida de "garder cette chasse pour le plaisir de l'une de ses maisons royales" et promulgua en 877 un édit qui en interdisait le défrichement. Peine perdue. Les habitants continuaient à y couper du bois pour leurs constructions, leur chauffage et la fabrication du charbon de bois qu'ils vendaient aux forgerons de Rives et de Fures. De l'immense forêt il ne resta bientôt plus que "des terres cultivées, des bois taillis ou des bruyères".

La forêt survivait néanmoins à ces dévastations périodiques et bien vite reprenait ses droits. Au milieu du XVIe siècle, elle était suffisamment importante pour mériter la sollicitude de François 1er lorsque, le 29 Décembre 1530, il ordonna par lettres patentes "la réunion au domaine de différentes terres en Dauphiné, entre autres St-Etienne-de-St-Geoirs, Sillans, Izeaux"

L'année suivante, le 5 Avril 1531, eut lieu une procédure de vérification concernant ces terres, par Joffrey CARLES, maître des requêtes : "Il est constaté [...] que la forêt de Bièvre contenait deux grandes lieues de longueur et une de largeur ; qu'elle était journellement dévastée [...] que le dommage était d'autant plus grand, qu'en laissant croître ces bois, Bièvres (sic) formerait dans dix ou douze ans, une forêt de haute futaye ; que le roi

(1) En anglais, il a gardé sa consonance : "beaver".