THESE DE DOCTORAT DE L‘UNIVERSITE PARIS VI

Spécialité : Ecologie

présentée par

Agnès GAULT

pour obtenir le titre de Docteur de l‘Université Paris VI

Prospection alimentaire et impact de la distribution spatiale et temporelle

des ressources trophiques chez le Vautour fauve ( Gyps fulvus )

Soutenue le 22 septembre 2006 devant le jury composé de :

Robert Barbault Professeur, Université Paris VI Président Anne-Caroline Julliard Maître de Conférences, IUFM Versailles Rapporteur William Sutherland Professeur, University of East Anglia, UK Rapporteur Luc-Alain Giraldeau Professeur, Université du Québec à Montréal Examinateur Vincent Bretagnolle CNRS - CEBC Examinateur Denis Couvet Professeur, MNHN Directeur de thèse François Sarrazin Maître de Conférences, Université Paris VI Codirecteur

REMERCIEMENTS

En premier lieu, je tiens à remercier François Sarrazin, mon directeur de thèse, de m‘avoir accordé sa confiance tout au long de ces années, et de m‘avoir permis, en me proposant ce sujet, de vivre des expériences rares et privilégiées dans ces deux extraordinaires régions que sont les Grands et la Vallée d‘Ossau.

Mes sincères remerciements vont à Robert Barbault, président de jury, ainsi qu‘à Anne-Caroline Julliard, Luc-Alain Giraldeau, William Sutherland et Vincent Bretagnolle qui m‘ont également fait l‘honneur d‘accepter de participer à mon jury de thèse.

Merci à Denis Couvet de m‘avoir accueillie au sein de cette nouvelle équipe au Muséum.

Mes plus chaleureux remerciements vont à Pascaline Le Gouar, ma collègue-vautour et très chère amie, dont la présence au laboratoire au cours de ces années a été salvatrice. Merci pour nos fous rires, pour ta gaieté, tes encouragements, ton aide spontanée, ta sincérité et ta droiture. En souvenir des séances de gym, des répétitions à l‘hôtel de Cordoue, des dangers de Salvador de Bahia, des chansons écoutées en simultané, des emails de Paul McCartney, des grimaces, des centaines de pauses déjeuners... merci encore... ta présence me manquera l‘an prochain.

Je tiens également à remercier Thierry Buronfosse pour la constance de son soutien, pour son humour, et pour les poses d‘émetteurs les mains gelées, le démontage de clôtures sous la neige et dans le vent, sans oublier l‘inestimable coaching psychologique pendant les longues périodes de terrain solitaire.

Merci à Alexandre Robert pour son efficacité, sa disponibilité, sa gentillesse et son humour. Pour la démographie, et pour les matchs de la Coupe du Monde.

Un très, très grand merci à mes stagiaires de terrain, Danielle Mersch, Marie Melin et Anthony Virondeau. Merci à Danielle pour sa fiabilité, sa grande autonomie, son insouciance, et pour le récit de ses rêves rocambolesques le matin, où venaient se mêler lapins, téléphones, carambars,

crapauds de la Jonte et Mafia (?!). Merci à Marie qui sait insuffler aux autres son bonheur de vivre. Merci à Anthony d‘avoir participé aux collectes quotidiennes à l‘abattoir de , d‘avoir assisté aux nombreuses relèves au nid sous la neige (une toutes les deux heures dans le meilleur des cas) et d‘avoir patienté dans l‘affût des journées entières pour ... rien. Heureusement, il y avait la Fauvette pitchou, les Pluviers guignards, la coupe du bois pour réchauffer les fantômes de Roquedols, et les entraînements de Volley de l‘équipe mixte de Meyrueis.

Un immense merci à Olivier Duriez pour son aide lors des premiers vols de télémétrie, pour les journées de terrain partagées, pour son enthousiasme forcené, sa fascination communicative pour les vautours, et aussi pour la découverte des coins de baignade dans la Dourbie... Merci aussi de m‘avoir encouragée à la toute fin, quand tout va mal ! Merci aussi à Sophie pour son accueil tellement chaleureux à Millau, et notamment pour cette soirée d‘anniversaire que je n‘oublie pas.

Une mention spéciale à tous ceux qui ont su affronter les regards en se promenant un leurre de mouton sous chaque bras : Danielle (« l‘espionne » du Causse Noir chassée par un éleveur suspicieux), David l‘auto-stoppeur, Olivier (dérangé par les bidochons), Marie, Anthony, Didier, et ma mère, venue pour l‘occasion affronter les hautes herbes des pentes de la Vallée d‘Aspe.

Merci à Delphine Muzelle, pilote n° 1. Merci pour ta gaieté, tes cours de pilotage, pour le soin avec lequel tu as mené ces vols (« au Nord des installations »), et pour ton enthousiasme (« c‘est lui, je suis sûre, c‘est lui !! »). Merci aussi pour la démonstration privée de voltige aérienne du Fouga Magister, c‘est grâce à tes yeux ! Merci aussi de ton hospitalité.

Merci aussi au très professionnel Jean-Marc D., pilote n° 2. Je ne suis pas sûre d‘adorer les vols hyperboliques... mais merci pour ces nombreuses heures de vol, merci d‘avoir pris soin de Marie et Anthony, et d‘avoir géré les innombrables problèmes et contre-temps. Plus d‘une fois nous avons failli tout abandonner... merci de ta fiabilité. Merci aussi de nous avoir introduits à la vie de l‘aéroclub et à ses barbecues mémorables !

Merci à Gérard, du CEB de Chizé, et à Luc, le mécanicien de l‘aéroclub Millau-Larzac, pour le dispositif de fixation de l‘antenne sous la carlingue. Merci à Paul de la tour de contrôle de nous avoir toujours autorisés à atterrir ! Merci à Thierry, pompier de l‘aérodrome, pour sa participation à la résolution des problèmes, et pour ses histoires mimées inénarrables.

Merci à toute l‘équipe de bagueurs et équipeurs d‘émetteurs, et en particulier Jean-Louis Pinna, Jean Bonnet, Philippe Lecuyer, Bruno et Sandrine, ainsi qu‘aux preneurs de sang et arracheurs de plumes Paul Revelli et Thierry Buronfosse.

Merci à Jean-Louis Pinna pour son sourire affectueux, les histoires de la Dame Blanche, de la Roumèque ; merci aussi de m‘avoir dit dans quelle tour ne pas dormir. Merci à Edith pour son accueil maternel et ses tartes aux myrtilles.

Merci à Didier Peyrusqué de m‘avoir accompagnée sur le terrain et de m‘avoir fait participer au baguage. Merci surtout pour ce voyage à Riglos et la lumière magique après l‘orage, les fous rires, les marmottes, les Guêpiers et les Traquets oreillards forme stapazin ; merci pour le comptage Lagopède dans la neige au pied du Pic du Midi d‘Ossau, et pour les chansons béarnaises dans la voiture (avec la traduction simultanée).

Merci aux habitants de Castet pour leur accueil chaleureux, notamment à Jeanine, ainsi qu‘à Louise, qui laisse beaucoup trop de limaces dans sa salade.

Merci à l‘équipe mixte de Volley de Meyrueis ; quand même, on a battu Millau.

De très chaleureux remerciements à Elizabeth Nguyen-Van pour s‘être débattue avec l‘administration, pour que tout se passe dans les temps, malgré mes retards, mes oublis. Merci pour ton efficacité et ta très grande fiabilité. C‘est aussi grâce à toi que j‘ai pu mener à bien mon travail sur le terrain.

Merci à Aggeliki Doxa pour son travail colossal d‘extraction, amplification et génotypage souvent peu gratifiant. Quelle ténacité !

Je n‘oublie pas non plus mes amis du labo, François, Michela, Aggeliki, Coralie, Vincent, Nicolas, Solenn, Florian, Joanne et Ondine, pour leur présence drôle et réconfortante, ainsi que Guillaume Grech, pour son aide avec le SIG.

Une touche d‘admiration pour Michela, qui a réussi à mener à bien sa thèse tout en travaillant.

Merci à André et Raymonde Le Vot pour avoir tellement facilité ma vie à Paris.

Merci à Peter Vernon de s‘être plongé dans une autre littérature...

Je souhaite également remercier ma famille, et en particulier ma grand-mère pour ses encouragements et son affection. Une pensée également pour mes grands-parents...

Mes plus affectueuses pensées vont à Pierre et Martine, mes parents. Après ces vingt-six premières années, je tiens à vous exprimer, enfin, non seulement toute ma tendresse mais aussi toute ma reconnaissance pour votre soutien et votre amour inconditionnels.

Enfin, mon infinie tendresse va à Tristan, apparu miraculeusement il y a 2 ans. Une thèse, un bateau... deux projets solitaires qui s‘achèvent en même temps. Pour nous, la vie commence.

A Pierre et Martine, mes parents

A Tristan

TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION ...... 1

CHAPITRE I : MODELE BIOLOGIQUE ET SITES D‘ETUDE...... 10 A. Présentation du modèle biologique : le vautour fauve...... 10 1. Taxonomie...... 10 2. Morphologie...... 10 3. Répartition...... 11 4. Cycle de vie et phénologie...... 12 5. Régime alimentaire...... 13 6. Prospection et exploitation des ressources trophiques...... 14 6.1. Prospection alimentaire et « local enhancement »...... 14 6.2. Le déroulement de la curée...... 14 B. Sites d‘étude...... 15 1. Localisation et topographie...... 15 1.1. Le site d‘Ossau...... 15 1.2. Les Grands Causses...... 16 2. Programmes de conservation et effectifs...... 17 2.1. Population ossaloise...... 17 2.2. Population des Grands Causses...... 18 3. Nature et origine des ressources alimentaires...... 19 3.1. Contexte législatif général ...... 19 3.2. Ressources trophiques des vautours fauves en Ossau...... 20

CHAPITRE II : PROSPECTION ALIMENTAIRE...... 27 A. Approche de modélisation de la prospection alimentaire...... 27 1. Colonialité, distribution des ressources et approvisionnement social...... 27 2. Modélisation de la prospection alimentaire...... 33 2.1. Structure du modèle...... 34 2.2. Définition de l‘efficacité de prospection...... 35 3. Efficacité de recherche : résultats du modèle...... 36 4. Discussion...... 44

B. Prévisibilité et détection des ressources trophiques...... 45 1. Manipulation expérimentale de la distribution des ressources trophiques...... 46

2. Efficacité d‘équarrissage dans les populations d‘Ossau et des Causses 48 2.1. Validation de la méthode...... 48 2.2. Mesure de l‘efficacité de prospection...... 48 3. Taille des groupes de vautours en prospection et recrutement local...... 53 4. Discussion...... 54 C. Facteurs individuels, distribution des ressources et domaines vitaux...... 56 1. Caractéristiques individuelles et groupes d‘alimentation...... 56 2. La notion de domaine vital...... 58 3. Les estimateurs de domaines vitaux...... 59 4. Domaines vitaux des vautours fauves dans les Causses: points méthodologiques. 59 4.1. Acquisition des données...... 60 4.2. Analyse des données de radio-tracking...... 67 5. La distribution spatiale des vautours en prospection : résultats principaux...... 71 5.1. Estimation de la taille des domaines vitaux...... 71 5.2. Agrégation à proximité des sites d‘alimentation...... 72 5.3. Facteurs responsables de la distribution spatiale des vautours...... 75 6. Discussion...... 76 6.1. Aspects méthodologiques...... 76 6.2. Taille des domaines vitaux et effets de l‘âge...... 77 6.3. Les facteurs déterminants de la distribution spatiale des vautours...... 78 7. Composition des groupes d‘alimentation...... 79 7.1. Une méthode non-invasive pour étudier les groupes d‘alimentation...... 80 7.2. Résultats préliminaires...... 80 7.3. Discussion...... 81

CHAPITRE III : DENSITE-DEPENDANCE ET DYNAMIQUE DES POPULATIONS.... 82 1. Processus densité-dépendants et régulation des populations : généralités...... 82 2. Le cas des populations de vautours fauves en Ossau et dans les Causses...... 84 2.1. Méthodes d‘estimation des taux de survies dans les deux populations... 85 2.2. Estimation des taux de survie...... 88 2.3. Estimation des taux de pertes de bagues...... 91 2.4. Dynamique de la population des Causses...... 91 2.5. Discussion...... 92 2.6. Perspectives...... 97

CONCLUSION ET PERSPECTIVES...... 98 1. Comportement de prospection et densité-dépendance...... 99 2. Recommandations en matière de gestion...... 105

BIBLIOGRAPHIE...... 109

LISTE DES ANNEXES

Annexe I Mad Cow versus Vultures: how to combine biodiversity conservation and public health policy? A. Gault, F. Sarrazin, P. Orabi & T. Buronfosse Prêt à soumettre

Annexe II Impact of feeding station management on the search efficiency of social foragers: consequences for scavengers conservation C. Deygout, A. Gault, F. Sarrazin & C.Bessa-Gomes Manuscrit en préparation

Annexe III Impact of feeding stations on griffon vultures‘ foraging behavior A. Gault, V. Bretagnolle & F. Sarrazin Manuscrit soumis

Annexe IV Home range of a central place forager, the Griffon vulture Gyps fulvus , in response to food management A. Gault, F. Jiguet, M. Melin, A. Virondeau & F. Sarrazin Manuscrit soumis

Annexe V Long-term survival estimates in native and reintroduced populations of Griffon vultures A. Gault, A. Robert, M. Bosè, P. Lecuyer, J.-L. Pinna, C. Arthur & F.Sarrazin Manuscrit en préparation

Annexe VI Prey distribution and patchiness : factors in foraging success and efficiency of wandering albatrosses H. Weimerskirch, A. Gault & Y. Cherel Ecology , vol. 86 (10), p. 2611-2622, 2005

Introduction

Introduction

La restauration d‘un écosystème pré-existant ou la mise en place de nouveaux écosystèmes ne peuvent être entrepris sans tenir compte de nombreux paramètres. Ces paramètres, liés au contexte social, vont d‘une appréciation globale des besoins à la nécessaire prise en considération des principes de la politique de l‘environnement en passant par les volontés parfois contradictoires de ceux qui sont directement partie prenante dans les décisions. L‘écologie de la restauration a pour objectif ultime de mettre en place des écosystèmes et des systèmes socio-écologiques durables, résilients, c‘est-à-dire capables de revenir à un état stable après une perturbation ponctuelle, et inter-connectés (non isolés les uns des autres), qui fournissent des biens et des services tout en préservant également la viabilité des espèces animales et végétales. Son but consiste également à intervenir auprès des décideurs afin qu‘ils prennent en compte les apports de disciplines telles que les sciences écologiques et les sciences humaines dans un dialogue avec écologues et sociologues. Cette collaboration implique une approche incluant à la fois la recherche fondamentale en écologie et ses applications, à toute échelle géographique, qu‘elle soit locale ou internationale. L‘impact soutenu des sociétés humaines sur l‘écologie de la planète a conduit certains à suggérer le terme « anthropocène » pour désigner les deux cents dernières années de l‘holocène (Barbault 2006). Notre futur, ainsi que celui des autres espèces, dépend désormais de la volonté de préservation de l‘intégrité de la planète. La notion de développement durable est apparue pour la première fois à l‘ordre du jour des politiques en 1987 dans le rapport Brundtland (WCED 1987). C‘est lors des conférences de Rio de Janeiro (1992) et de Johannesburg (2002) que cette notion de développement durable a été définitivement acceptée et considérée comme un enjeu politique majeur. L‘idée de la notion même de développement durable stipule qu‘il est essentiel d‘adopter des lignes directrices guidant une pensée à long terme assurant le maintien d‘un milieu de vie approprié pour les générations futures, maintien dépendant des contraintes liées à la société et à l‘économie. Le développement durable a donc trois composantes : environnementale, sociale et économique. La notion de durabilité économique repose sur l‘idée d‘une maximisation du

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revenu tout en maintenant, au moins, le capital. La composante sociale s‘attache, pour ce qui la concerne, à préserver la capacité de résilience des systèmes sociaux et culturels (Van Andel & Aronson 2006). Enfin, la dimension environnementale concerne les capacités de résilience des systèmes biologiques et physiques. Cependant, la notion de développement durable, pourtant ancrée dans le discours politique depuis quelques années dans de nombreux pays, en reste très souvent au stade théorique, et ses réalisations pratiques sont rares (McMichael, 2003). Pourtant, l‘écologie de la restauration permet potentiellement de ralentir, stopper et inverser l‘impact de l‘activité humaine sur l‘écosystème terrestre. Elle implique un engagement actif et des interventions dans le cours des affaires sociales et environnementales. En effet, l‘écologie de la restauration se définit comme « l‘ensemble des moyens d‘assistance à la réhabilitation d‘un écosystème qui a été dégradé, endommagé ou détruit » (SER International ; SER 2002, UICN, 1998). Light & Higgs (1996) et Swart et al. (2001) ont montré que des conflits peuvent naître lorsque les programmes de restauration ont un impact sur les populations locales. Le dialogue avec les populations locales est donc primordial lors de la mise en place d‘un programme de restauration. Lors d‘un tel programme, il convient de définir précisément ce que l‘on souhaite restaurer. Ensuite, il faut choisir le système de référence (Donadieu 2002). Est-ce un système « naturel » ? Doit-on tenir compte de ce qu‘était le système à restaurer avant la perturbation, ou doit-on envisager sa restauration en fonction de ce que le système serait devenu sans cette perturbation, mais dans un environnement changeant ? Avant tout, comment définit-on ce qui est « naturel » ? La difficulté de définir ce qu‘est un paysage naturel, une population naturelle ou un écosystème naturel est liée à la confusion possible entre les notions de « non-naturel » et d‘ « intentionnel ». Katz (1992) et Elliot (1997) ont défini comme étant naturel tout ce qui est préservé de toute intervention humaine. Cette définition rigoriste associe la notion de non- naturel à celle d‘intentionnel, et implique donc que l‘Homme œ l‘humanité œ ne fasse pas partie de la nature. Callicott et al. (1999) ont identifié deux écoles de pensée concernant la notion de nature : le compositionalisme d‘une part, le fonctionnalisme de l‘autre. Dans le premier cas, l‘Homme est envisagé en dehors du système nature. Dans le second, il en fait partie. Swart et al. (2002) ont, quant à eux, identifié trois archétypes de la nature : le concept de nature sauvage (« wilderness concept »), le concept arcadien (« arcadian concept ») et le concept fonctionnel (« functional concept »). L‘idée centrale du concept de nature sauvage est que la nature s‘auto-régule (Foreman et al. 1995), et que le rôle de l‘Homme n‘y est qu‘insignifiant, excepté dans certaines décisions pratiques comme la mise en place d‘une réserve ou le contrôle du braconnage. Les discussions classiques qui en découlent concernent

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par exemple le bien-fondé de l‘introduction de grands prédateurs dans une zone restaurée (e.g., Fritts et al., 1997) ou le nombre de grands herbivores à introduire afin de préserver la zone dans l‘état désiré. Le concept arcadien, très utilisé en Europe, est quant à lui fondé sur la longue tradition d‘interférence de l‘Homme avec la nature. La nature arcadienne est celle qui résulte de l‘impact des activités humaines, comme par exemple la fauche, la taille des haies ou le drainage de prairies, le pâturage par les animaux domestiques. Enfin, le concept fonctionnel, anthropo-centré, considère la nature comme devant être exploitée par l‘Homme. C‘est la vision de la nature la plus largement adoptée dans le monde. L‘agriculture, l‘exploitation forestière, la pêche sont autant de domaines d‘exploitation de la nature. Plus récemment se sont par exemple ajoutées les fonctions de dépollution ou de prévention des inondations associées à la notion d‘ingénierie écologique. La définition que l‘on donne de la nature influence le choix de l‘objectif de restauration, et détermine les actions à mener et leur échelle spatiale. Un adepte du concept fonctionnel verra dans la régénération d‘une plaine inondable un moyen de réduire les risques d‘inondations, alors qu‘un adepte du concept de nature sauvage appréciera la régénération d‘un écosystème auto-suffisant. Dans ce contexte, il apparaît indispensable de se demander quelles sont les composantes du système que nous voulons restaurer, et dans quel but. La biodiversité peut être considérée à trois niveaux : la diversité génétique, la diversité des espèces, c‘est-à-dire la richesse spécifique et la diversité des écosystèmes. La définition la plus utilisée est celle de « richesse spécifique ». Notre connaissance de la richesse spécifique terrestre est encore très limitée. 1,75 million d‘espèces ont été décrites à ce jour, alors que le nombre total d‘espèces est estimé entre 7 et 20 millions (Groombridge & Jenkins, 2000). En pratique, nos actions de conservation passent souvent par le choix d‘une espèce cible donnée, ou par le choix d‘organismes indicateurs de biodiversité, c‘est-à-dire des organismes dont l‘étude permette l‘évaluation de l‘état de la biodiversité et des changements subis dans une aire géographique donnée. S‘ajoute au choix de l‘espèce l‘importance du système de référence. Avant de choisir une « cible » de restauration, il est nécessaire de définir précisément ce à quoi nous aspirons. Ehrenfeld (2000) met en évidence trois grands types de cibles pouvant faire l‘objet d‘un programme de restauration : les espèces, les fonctions de l‘écosystème et les services fournis par l‘écosystème. Le choix de la cible dépend du niveau d‘ambition du projet de restauration. Si l‘on souhaite aboutir à une restauration complète plutôt qu‘à une réhabilitation ou une remise en état, une connaissance aboutie du système de référence est indispensable. En effet, pour restaurer un écosystème et revenir à un état initial stable « pré-perturbation », des informations historiques sur l‘écosystème altéré et la

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connaissance d‘écosystèmes similaires intacts sont nécessaires. Il est toutefois important de prendre en compte ce que Harris & van Diggelen (2006) appellent le « syndrome de la cible mouvante ». Les systèmes naturels sont soumis à une variabilité spatiale et temporelle, même si certaines caractéristiques sont durables. Il est possible que la cible, même non altérée, ait subi des modifications en réponse à des pressions environnementales. Se pose alors la question de savoir si les mesures de conservation doivent aboutir à la restauration du système tel qu‘il était avant la perturbation, ou à celle du système tel qu‘il aurait été s‘il avait évolué sans que cette perturbation ait eu lieu. L‘écologie de la restauration a longtemps été envisagée à l‘échelle de l‘écosystème uniquement, conformément à la définition donnée par la Société pour l‘Ecologie de la Restauration (SER, 2002). L‘introduction d‘espèces s‘est longtemps développée indépendamment de questions de restauration à l‘échelle d‘un écosystème, avant de devenir un outil commun de la restauration de la biodiversité. Les réintroductions sont désormais des outils de conservation à part entière en écologie de la restauration (Falk et al. 1996, UICN 1998 ; Maehr et al. 2001, McClafferty & Parkhust 2001). Les objectifs d‘une ré-introduction peuvent inclure : l‘amélioration des chances de survie à long terme de l‘espèce, le rétablissement d‘une espèce caractéristique (au sens écologique ou culturel) dans un écosystème, le maintien et/ou la restauration de la biodiversité, la recherche d‘avantages économiques à long terme pour les activité locales et/ou nationales, la sensibilisation à la protection de la nature, ou l‘ensemble de ces objectifs. En réponse à l‘augmentation des projets de réintroductions dans le monde, et pour assurer et optimiser leur réalisation, l‘Union Mondiale pour la Nature (UICN, 1998) a édicté une charte des recommandations générales pour optimiser l‘organisation de ces programmes. Selon l‘UICN, une réintroduction consiste en un « essai d‘implanter une espèce dans une zone qu‘elle occupait autrefois, mais d‘où elle a été éliminée ou d‘où elle a disparu ». Les causes d‘extinction locale de l‘espèce doivent avoir été clairement identifiées et éliminées et l‘habitat originel de l‘espèce doit être restauré avant que le lâcher d‘individus puisse être envisagé. L‘espèce réintroduite dans la nature doit être viable en liberté et ne doit nécessiter qu‘une gestion minimale à long terme impliquant une bonne compréhension de la démographie de cette espèce. A cela peuvent s‘ajouter la nécessité de restaurer les comportements qui influencent cette démographie ainsi que les interactions avec les milieux susceptibles de rétablir un service écologique. Dans ce contexte, L‘UICN recommande non seulement le suivi à long terme des individus réintroduits (ou d‘un échantillon), l‘étude de leur démographie, mais aussi celle de leur éthologie et de leur écologie. Enfin, la réalisation du programme de restauration doit s‘accompagner d‘une

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évaluation objective de la rentabilité et de la réussite des techniques de réintroduction pour éventuellement corriger ce qui était fait et en tirer des leçons pour les programmes à venir. La réintroduction d‘une espèce animale nécessite une phase préalable d‘étude de faisabilité, puis une phase préparatoire pour constituer le stock d‘individus à lâcher ou à réintroduire ou qui produiront en captivité les individus lâchés. Elle est également l‘occasion de mettre en place toutes les mesures de protection assurant le maintien de la population réintroduite. Parmi ces mesures il faut souligner le rôle primordial de l‘information et de l‘éducation dispensées aux populations humaines locales, lesquelles ont souvent participé dans le passé au processus d‘extinction des espèces faisant l‘objet du programme de conservation (Stanley-Price, 1989a,b ; Gigliotti & Decker, 1992 ; Maguire & Servheen, 1992 ; Reading & Kellert, 1993 ; Kleiman et al., 1994). Enfin, une fois ces lâchers effectués, une phase de suivi à long terme doit être assurée afin de tirer le maximum d‘informations de cette expérience à grande échelle sur les pratiques de gestion adoptées ainsi que sur l‘écologie de l‘espèce, et s‘assurer de la durabilité du système restauré (Sarrazin & Barbault 1996). La mise en application de ces principes lors des programmes de réintroduction n‘est cependant pas encore systématique et les échecs de ces programmes sont nombreux (Griffith et al. 1989 ; Cade & Temple 1995 ; Wolf et al. 1996 ; Pullin et al. 2004). Les facteurs de réussite d‘une réintroduction sont pour l‘instant mal établis et varient en fonction des traits d‘histoire de vie de l‘espèce concernée (Seddon 1999). Les critères utilisés doivent être faciles à mesurer, leurs altérations facilement détectables et rapidement modifiables par des interventions de gestion. Le choix de ces indicateurs de succès nécessite donc une très bonne connaissance de l‘écologie du système et de l‘espèce à laquelle on s‘intéresse, et notamment de son comportement (May 1991). La fin des années 1990 a vu l‘émergence d‘une nouvelle discipline, appelée « Conservation behavior », l‘écologie comportementale pour la conservation (Caro 1998 ; Sutherland 1998). Ce champ d‘études englobe plusieurs niveaux et inclut des disciplines telles que la génétique, la physiologie, l‘écologie comportementale et l‘évolution. Dans un contexte de gestion, évaluer les conséquences de réponses comportementales sur la fitness peut fournir un aperçu de l‘impact de certaines activités humaines sur la faune sauvage, mais c‘est davantage la compréhension mécaniste du comportement qui augmentera le pouvoir prédictif de modèles conceptuels ou mathématiques. En effet, l‘exploration des mécanismes implique une connaissance plus approfondie des réponses adaptatives des animaux, et peut fournir des informations précieuses permettant de mieux gérer une espèce. Les études comportementales dans un cadre de conservation sont encore rares et le lien entre l‘écologie comportementale et

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la biologie de la conservation est souvent jugé trop indirect (Blumstein & Fernandez-Juricic, 2004). Pourtant, il ne fait pas de doute que des questions concernant par exemple les mécanismes comportementaux sous-jacents à la vulnérabilité d‘une espèce soumise à des perturbations anthropiques, la persistance du comportement anti-prédateur après un long séjour en captivité avant réintroduction, ou encore la persistance du comportement « naturel » de prospection alimentaire dans un système de gestion de la nourriture, font appel à des concepts théoriques précis. Un des obstacles au succès de certains programmes de conservation est le manque de coopération entre les responsables de la conservation et les biologistes du comportement. Certaines décisions sont prises en fonction de sources anecdotiques, sans preuve ou démonstration de succès (Sutherland et al. 2004). L‘expérience d‘actions de conservation n‘est pas transmise et demeure uniquement dans la mémoire des gestionnaires et agents de terrain. Le passage à une science de la conservation fondée sur l‘expérience passée serait plus efficace. Même si l‘écologie comportementale pour la conservation ne fournit évidemment pas la réponse à toutes les questions de conservation, elle est indéniablement utile pour améliorer les décisions de gestion. Il est nécessaire pour cela que les modèles développés soient accessibles aux gestionnaires et permettent d‘identifier des mécanismes comportementaux spécifiques, précis, tels que par exemple les déplacements, la distribution spatiale des individus, l‘utilisation de l‘habitat, et le comportement d‘approvisionnement. La compréhension des mécanismes comportementaux susceptibles d‘affecter les paramètres démographiques de la population réintroduite peut permettre en outre d‘améliorer les projections sur la dynamique future de la population (Sutherland & Norris 2002). Dans ce contexte, l‘étude des modalités de prospection alimentaire peut relever d‘un double objectif fondamental et appliqué. Les ressources trophiques sont en général en quantité limitée, plus ou moins renouvelables, plus ou moins accessibles, et leur répartition plus ou moins variable, homogène ou prévisible selon l‘échelle spatiale considérée. En effet, dans la nature, les ressources sont souvent agrégées localement, délimitant ainsi des parcelles riches en nourriture (agrégats, ou « patches ») dispersées dans un milieu plus pauvre (par exemple, un banc de poissons ou de krill, une forte concentration de plancton au niveau d‘un upwelling, mais aussi un arbre fruitier, une fleur composée, un essaim de moustiques…). Lors de l‘acquisition de ressources alimentaires nécessaires à sa survie, un animal doit contrebalancer les dépenses énergétiques liées à la recherche puis à l‘exploitation de ces ressources, en fonction de ses besoins énergétiques. Il doit en quelque sorte optimiser son investissement, de manière à ce que son gain en énergie dépasse les coûts que représentent la recherche et

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l‘exploitation de la nourriture. Cette notion d‘optimisation a été introduite dans l‘étude des comportements d‘approvisionnement (prospection et exploitation) par MacArthur & Pianka (1966) et Emlen (1966, 1968). Schoener (1971) a établi par la suite les premières bases d‘une théorie cohérente prédisant quelles stratégies permettent à un animal de maximiser l‘efficacité de son comportement d‘approvisionnement compte tenu des contraintes énergétiques et temporelles auxquelles il est soumis. En 1986, Stephens et Krebs ont défini le concept d‘approvisionnement optimal (« Optimal Foraging Theory »). L‘hypothèse centrale qui sous- tend cette théorie est que la valeur sélective augmente avec le gain net d‘énergie par unité de temps. Les espèces qui s‘alimen tent à partir d‘un lieu central (un nid, une colonie, un terrier…) sont contraintes de se déplacer depuis leur zone de reproduction ou de leur abri pour se nourrir dans une autre zone, dont les caractéristiques physiques et géographiques peuvent être parfois très différentes. Les principes théoriques d‘optimisation de l‘approvisionnement prévoient que les individus vont maximiser leur gain net d‘énergie en dosant les gains liés à l‘acquisition de la nourriture et les coûts liés à la distance parcourue pour l‘atteindre et pour revenir (« central place foraging » ; Horn 1968). En effet, une contrainte spécifique des animaux qui s‘approvisionnent à partir d‘un lieu central exige qu‘ils incluent dans leurs activités un trajet aller, une période de recherche de nourriture, et un trajet retour. Les modèles développés par Anderson (1978), Morrison (1978), Orians & Pearson (1979) et Schoener (1979) ont tenté de déterminer les règles de décision permettant à un prédateur de maximiser le gain net d‘énergie obtenu par cycle d‘approvisionnement (aller plus retour) ou, lorsqu‘il s‘agit d‘un parent nourrissant ses petits, le gain net d‘énergie apportée au nid (c‘est-à-dire l‘énergie obtenue grâce à l‘apport de nourriture moins celle nécessaire au maintien et à l‘activité de l‘adulte). Les théories de l‘approvisionnement à partir d‘un lieu central s‘appliquent tout particulièrement aux espèces d‘oiseaux coloniales. Lorsque les ressources alimentaires sont imprévisibles, la vie en colonie est susceptible de permettre aux individus d‘échanger des informations sur la localisation des ressources trophiques et d‘augmenter ainsi leurs chances de découvrir de la nourriture. Ces échanges peuvent consister en un transfert d‘information du découvreur aux autres individus. Ce transfert d‘information pourrait être passif (« local enhancement », Hinde 1961 ; transfert d‘information aux dortoirs ; « information publique ») ou actif (recrutement de congénères à la colonie ou aux dortoirs). Ces mécanismes sont encore mal compris et l‘objet de nombreuses controverses (Ward & Zahavi 1972 ; Brown 1988 ; Richner & Heeb 1995 ; Buckley 1996 ; Marzluff et al. 1996 ; Danchin & Richner 2001 ; Danchin et al. 2005).

7 Introduction

Les théories de l‘approvisionnement optimal et social sont sous-tendues par la distribution agrégée et imprévisible des ressources trophiques dans l‘environnement. Dans la perspective d‘une compréhension des stratégies d‘approvisionnement des espèces animales, il apparaît donc utile d‘explorer les conséquences, sur le comportement de prospection alimentaire d‘une espèce coloniale et s‘approvisionnant en groupe, de la présence de sites de nourriture prévisibles spatialement. Ce lien entre approvisionnement, comportement et démographie est difficile à étudier dans la nature alors qu‘il peut avoir d‘importantes incidences en gestion. Comme nous l‘avons vu, la situation particulière des populations réintroduites peut fournir un cadre quasi expérimental permettant d‘aborder ce type de question. L‘étude qui va suivre est consacrée au cas de la restauration de populations d‘un rapace colonial et nécrophage, le Vautour fauve ( Gyps fulvus ), dont la gestion repose sur la mise en place de sites d‘alimentation où sont déposées des ressources trophiques issues de la mortalité naturelle dans les élevages environnants, en réponse aux législations sanitaires sur l‘équarrissage. Cette étude a été menée au sein d‘un programme plurid