VICTORÀ HUGO HAUTEVILLE HOUSE

JEAN DELALANDE Ministre plénipotentiaire A HAUTE VILLE HOUSE

1 ÉDITIONS ALBIN MICHEL 22, Rue Huyghens Droits de traduction et reproduction réservés pour tous pays Copyright 1947, by Albin Michel A la Ville de Paris J. D.

Planche 1 VICTOR HUGO VERS 1856 Collection de la , 6, place des Vosges à Paris.

* Planche III

(1) Mme Negreponte, la « petite Jeanne» des vers de « l'Art d'être grand-père n, décédée en 1941, et les enfants de Georges, mort en 1925 : Mlle Marguerite, MM. Jean et François Hugo.

HAUTEVILLE HOUSE

Saint-Pierre-Port, capitale de Guemesey : « Caudebec sur les épaules d'Honfleur ». D'innombrables petites maisons, aux façades peintes de couleurs claires, grimpant les unes sur les autres comme si elles voulaient toutes voir la mer. La « Grande-rue », qui selon l'expression guerne- siaise s'est « anglicée » et est devenue « High-Street ». La rue du Marché, qu'on appelle maintenant « Market-Street ».. Le Bordage, « Bordage-Street », où s'imprimait la Gazette de Guernesey. « Tower-Hill steps », une envolée de marches. Nous continuons notre route, nous tournons à droite et montons la rue de Hauteville, qu'on nomme « Hauteville » tout court, étroite, abrupte, où règne un calme provincial. Il semble qu'il n'y passe jamais personne. Une suite de petites maisons tristes, une pompe sur un trottoir: un long mur. Et à mi-côte, sur la gauche, une construction cubique, massive, sans caractère, qu'on prendrait en France pour quelque gendarmerie de sous-préfecture. La façade grise et morne est traversée de bandes d'humidité rougeâtres. Deux grands chênes verts s'ef- forcent de cacher l'aride symétrie de quatorze fenêtres à guillotine. Une petite grille. Quelques marches. La porte d'entrée, surmontée d'une inscription : Hauteville House. C'est ici que le plus grand poète français a vécu quatorze années d'exil.

Victor Hugo ne savait pas l'anglais et ne fit aucun- effort pour l'apprendre (1) ; il est vrai qu'à cette époque on (1) 11 laissa ce soin à. son fils, François-Victor, qui traduisit, de façon excellente l'oeuvre entière de Shakespeare. parlait surtout français aux Iles de la Manche. « Quand l'Angleterre voudra causer avec moi, disait-il, elle apprendra ma langue. » Paul Stapfer (1) prétend, avec une pointe d'exagération, qu'il ne connaissait qu'un mot : Christmas (Noël), qu'il prononçait, paraît-il, Christmus. Ce fut cependant un nom anglais, Hauteville House, qu'il choisit pour sa maison ; les Guernesiais manifestèrent quelque surprise et la Gazette de Guernesey déclara que le grand poète avait sacrifié à cette anglophilie linguis- tique dont les Français sont parfois atteints. Hauteville House faillit être baptisée Liberty House. « La maison, écrivait Hugo à George Sand le 30 juin 1856, aura ce nom : Liberté ; elle s'appellera Liberty House. » Pour une raison inconnue le poète ne donna pas suite à son idée. Pourtant le nom était évocateur et constituait une protestation contre le Deux-Décembre.

Nous avons monté les cinq marches qui précèdent l'entrée et laissé retomber le vieux marteau de fer à tête de lion. La porte s'ouvre et nous sommes saisis de surprise. Devant nous, dans un demi-jour, se dresse, romantique et imprévu, un vaste porche sculpté que soutient une colonne corinthienne. Cette demeure, qui paraissait banale, est extraordinaire. C'est une maison hors série. Nous sommes chez Hugo et ne pouvons être que chez lui. Plus loin, au fond d'un couloir dont les murs et le plafond sont tapissés de plats et d'assiettes, nous apercevons la riante verdure d'un jardin. A notre gauche, une porte s'entr'ouvre sur le décor accueillant d'une salle à manger. Cette maison n'est pas un musée. On y sent une pré- sence ; elle est restée comme imprégnée de la personnalité de Hugo et au cours de notre visite, au milieu de ces meubles et de ces tapisseries qui semblent vivre d'une vie mysté-

(1) Paul Stapfer : « Victor Hugo à Guernesey . », p. 191. rieuse, nous aurons l'impression indéfinissable d'être accompagnés par une ombre familière. La maison est dans l'état où le poète l'a laissée (1). Sur les rayons les livres sont à la même place et portent encore les morceaux d'enveloppes ou de journaux dont il se servait pour marquer les pages. A chaque étage les hor' loges continuent à carillonner les heures et remplissent de leur tic tac régulier un silence qui surprend. « Omnes vulnerant, ultima necat... »

Le 16 mai 1856, Hugo acheta « Hauteville House » à un M. William Ozanne « pour le prix et somme de 51 quar- tiers 4 denerels et 3 quints de froment de rente », soit 24.000 francs ; il paya comptant 13.920 francs. Pour la première fois de sa vie le poète devenait propriétaire, mais c'était en exil. « Le Seize Mai Mil Huit Cent Cinquante-six, devant Monsieur le Lieutenant-Baillif et Messieurs les Jurés de la Cour Royale de cette île de Guernesey... ont comparu personnellement Monsieur William Ozanne... et Dame Rosalie Torode, sa femme, lesquels, de leur libre et franche volonté, ont reconnu et confessé avoir fieffé et baillé à rente, d'eux et des hoirs du survivant des deux, en fin et perpétuité d'héritage, à Monsieur Victor-Marie Hugo, fils du Lieutenant-Général Comte Joseph-Léopold-Sigisbert Hugo, natif de Besançon, Département du Doubs, en France, et présentement demeurant en la dite Paroisse de Saint-Pierre-Port, présent et acceptant pour lui et ses hoirs à jamais ; Savoir est une Maison, Edifices et Jardin, situés à Hauteville, en ladite Paroisse de Saint-Pierre-Port, sur le Fief le Roi... » (2). Venant de Jersey, d'où il avait été expulsé ainsi

(1) Lorsqu'il la quitta pour là dernière fois le 9 novembre 1878. Après 1870, Hugo revint trois fois à Guernesey : en 1872 (il y séjourna presque un an), en 1875 (une semaine), en'1878 (quatre mois). (2) Acte de vente ou « Contrat signé de Justice » portant le sceau du Bailliage de . l'île de Guernesey, « enregistré pour la date du 16 mai 1856 » (Collection J. Delalande). qu'une trentaine de Proscrits pour avoir signé une « Décla- ration)) (1) qui se terminait par ces mots : «le peuple français a pour bourreau, et le gouvernement anglais a pour allié, le crime-empereur », Victor Hugo avait débarqué à Guernesey le 31 octobre 1855. « Toutes les têtes, écrit-il sur un de ses carnets — où il marquait les principaux événements de la journée ainsi que ses dépenses — se sont découvertes quand j'ai traversé la foule » et, au cours d'une lettre à sa femme, il ajoute ce détail : « Le Consul en cravate blanche assistait à mon débarquement. Quelqu'un m'a dit qu'il avait salué comme les autres à mon passage. »

(1) La « Déclaration » était l'œuvre de Hugo. Elle portait les signatures de trente- six proscrits. En la faisant afficher sur les murs de Saint-Hélier, ceux-ci avaient voulu protester contre l'expulsion par les autorités jersiaises, le 15 octobre 1855, de trois des leurs, qui dirigeaient à Jersey l'hebdomadaire républicain « L'Homme, organe de la Démocratie universelle ». La raison de cette expulsion avait été la suivante : Deux mois plus tôt, en août 1855, la reine Victoria avait rendu visite à Paris à Napoléon III, « l'homme du Deux-Décembre ». Indignés par ce voyage officiel, trois proscrits français réfugiés à Londres, Félix Pyat qui devint en 1871 membre de la Com. mune et fit abattre la Colonne Vendôme, Rougée et Jourdain rédigèrent une «Lettre à la Reine d'Angleterre » qui fut lue au tours d'un meeting organisé à Londres par le (c Comité international et la Commune révolutionnaire » ; quelques journaux anglais en publièrent la traduction. Le 10 octobre 1855, «L'Homme H, le petit" journal de Jersey, reproduisit" la « Lettre ». Les auteurs de celle-ci, Pyat, Rougée et Jourdain, qui habitaient Londres, ne furent jamais inquiétés par les autorités britanniques ; elles jugèrent sans doute que l'affaire n'en valait pas la peine : la « Lettre » n'avait ,pas eu le moindre retentissement en Angleterre. Il n'en alla pas de même à jersey et en l'occurrence les Jersiais se montrèrent plus royalistes que la reine. Cette lettre était fort irrespectueuse, il est vrai, et rédigée avec un manque de tact bien singulier de la part dç réfugiés politiques jouissant de l'hospitalité britannique. En voici quelques passages : « Vous avez été baisée au genou par trente chefs arabes, au-dessous de la jarretière, dit le Times. Honni soit... et à la main par l'empereur. God save the Queen I... Vous avez mis Canrobert au Bain, bu le champagne et embrassé Jérpme !... Qu'êtes- vous allée faire chez cet homme? assurément vous n'êtes pas allée voir un Bonaparte, vous, fille de Pitt et femme de Cobourg. Vous n'êtes pas allée voir le Ruffian d'Hay* market, vous honnête femme autant que reine peut l'être... Oui, vous avez tout sacrifié, dignité de reine, scrupules de femme, orgueil d'aristocrate, sentiment'd'Anglaise, le rang, la race, le sexe, tout jusqu'à la pudeur, pour l'amour de cet allié... » Les Jersiais, loyaux sujets, éclatèrent d'indignation. L'île se couvrit d'affiches de protestation. Un « meeting monstre » fut organisé, au cours duquel « L'Homme » fut solennellement brûlé. L'imprimerie du journal, dirigée par des proscrits, fut assiégée et finalement le lieutenant-gouverneur de Jersey expulsa les trois rédacteurs de « L'Homme ». Hugo et les Proscrits répondirent à cette expulsion par la « Déclaration » — qui débutait ainsi : « Trois proscrits... viennent d'être expulsés de Jersey. L'acte est sérieux. Qu'y a-t-il à la surface ? Le gouvernement anglais. Qu'y a-t-il au fond t La police française. La main de Fouché peut mettre le gant de Castlereagh... Le Coup d'État vient de faire son entrée dans les libertés anglaises, l'Angleterre en est arrivée à ce point t proscrire Il logea d'abord à l'Hôtel de l'Europe (1) pour le prix de « 5 francs par personne par jour, tout compris ». Il se trouvait alors dans une situation pécuniaire très diffi- cile. L'exil n'enrichit pas, l'avenir était de plus en plus incertain, aussi note-t-il sur son carnet : « J'engage Victor (2) à ne pas faire d'extra. Il y aura cependant, pour le premier jour, café et billard à payer. » Il quitta bientôt l'hôtel et alla habiter avec toute sa famille — sa femme, ses deux grands fils Charles et François- Victor, sa fille Adèle (3) — dans une petite maison, au n° 20 de la rue Hauteville. « Je demeure, écrit-il à Paul Meurice le 11 novembre 1855 (4), à Saint-Pierre, capitale de l'île, dans une sorte de nid de goélands que j'ai nommé des Proscrits. Encore un pas, et l'Angleterre sera une annexe de l'Empire français, et Jersey sera un canton de l'arrondissement de Coutances... » Cette « Déclaration » provoqua à son tour l'expulsion des trente-six signataires, dont Hugo. Il est donc tout à fait inexact, comme on le prétend souvent à Jersey, que Victor Hugo "ait été « chassé de l'île pour avoir manqué de respect à la Reine Victoria ». La vérité est qu'il fut expulsé pour avoir protesté contre une expulsion qu'il considérait comme injuste : « L'Homme » en effet n'avait fait que reproduire une lettre lue à un meeting de Londres et ayant déjà paru dans la presse anglaise. Le poète était tout à fait étranger à la rédaction de ce document, dont il désapprouvait les violences. « Félix Pyat a fait une grosse maladresse », écrit-il à Noël Parfait, et à Paul Meurice : « Pyat a fait une lettre fort maladroite... charivarique... Ribeyrolles, à regret et mis en demeure, a publié cette gaminerie dans « L'Homme ». Hugo d'ailleurs fut toujours d'une extrême courtoisie à l'égard des femmes — fussent-elles reines — et je citerai l'incident suivant qui marqua la visite à de la reine Victoria le 14 août 1859 : « Nous ne pouvons nous empêcher, écrit le rédacteur de « la Gazette de Guernesey », de faire ici la remarque que, à côté de l'enthousiasme et du profond respect qui accueillit Sa Majesté partout où elle passa, quelques individus — en petit nombre heureusement — se conduisirent d'une manière fort inconvenante. Ainsi, par exemple, lorsque la Reine redescendit la Grand'rue, une vingtaine de personnes environ se trouvaient au bas de la rue. Trois individus, dont nous en étions un (sic), furent les seuls qui se découvrirent.... Il en fut de même près du quai. Deux hommes sur quinze ou vingt ôtèrent leur chapeau et saluèrent la Reine. Sa Majesté leur rendit leur salut avec un de ses plus gracieux sourires, se doutant peu sans doute, qu'un de ces hommes était Victor Hugo. » (1) L'Hôtel de l'Europe n'existe plus. L'immeuble, d'où l'on avait une belle vue sur le port et la mer, est actuellement occupé par les magasins Woolworth (High-Street). Une entrée de l'hôtel, aujourd'hui condamnée, mais qui est encore visible (elle est encadrée de deux colonnes prises dans la muraille), donnait sur une rue répondant au nom de « Rue du Pilori »... (actuellement Quay-Street). (2) Son fils cadet, François-Victor. (3) En 1855, Charles avait 29 ans; François-Victor, 27 ans; Adèle, 25; Victor Hugo, 53 ans et sa femme, 52. (4) Correspondance entre Victor Hugo et Paul Meurice, éditée par Fasquelle, p. 50. — Paul Meurice, né enl820, mort en 1905, auteur dramatique et journaliste, fut un des amis les. plus dévoués de Victor Hugo. Il s'occupait à Paris de toutes les questions d'ordre matériel et financier qui intéressaient le poète exilé. Hauteville'Terrctce » (1). Il payait au propriétaire, M. Do.. maille, un loyer annuel de trente-deux livres guerne- siaises (2), soit 768 francs. L'expérience jersiaise l'avait rendu prudent : « Je m'engage, écrit-il, sur son carnet, à occuper la maison au moins un an, à moins d'expioul- cheune... » Pour la somme de 90 francs par trimestre il loua à un M. Masters, « encanteur », des meubles d'occasion qui, s'il faut en croire le contrat de location, étaient assez fatigués : « ... plusieurs sont tachés, comme le grand fauteuil rouge, ou usés jusqu'à être troués comme l'étoffe des chaises d'acajou recouvertes de crin noir ; la paille de plusieurs chaises est usée... » La petite maison cependant plaisait à Mme Hugo ; le 25 novembre 1855, elle écrit à Mme Paul Meurice : « Notre maison est belle, la pleine mer est au bas... Nous voyons de nos fenêtres toutes les îles de la Manche et le port qui est à nos pieds. C'est une vue splendide. Le soir, au clair de lune, cela tient du rêve. Tout juste un jardin, à peine un prétexte à fleurs. Nous avons une serre, mais elle n'est pas de plain-pied avec le jardin. Il faut aller la chercher ;... elle est bien entendue du reste, il y a des gradins pour les fleurs et beaucoup de raisin. Il y a un salon très grand avec trois fenêtres à la française et à balcon. C'est là où nous nous tenons. « La ville est française, une vieille ville normande avec des circuits, des rues en escalier, des ruelles. La popu- lation est beaucoup moins nombreuse qu'à Jersey, mais plus

(1) Victor Hugo avait probablement choisi le nom dé HautèviZle-Terrace par ana- logie avec celui de la maison qu'il avait occupée à Jersey, Marine-Terrace, mais cette appellation n'eut qu'une existence éphémère ; quelqu'un sans doute fit remarquer que le logis guernesiais n'avait pas de terrace et Hugo s'empressa de modifier le nom de son « nid de goélands » : le 24 novembre 1855, il date de Hauteville House une nouvelle lettre qu'il adresse à Paul Meurice. Il donna également ce nom, auquel ses îiffiis et lui- même étaient habitués, à l'im-euble, situé dans la même rue, qu'il acheta l'année sui. vante. Il y eut ainsi deux Hauteville House, mais l'histoire n'en connaît qu'une s la vaste demeure, au n° 38 de Hauteville, où il s'installa en octobre 1856 et qui fut la véritable maison de l'exil. (2) La livre guernesiaise valait 24 francs, la livre anglaise (livre sterling) 25 francs. La monnaie française d'or et d'argent avait cours à Guernesey, et les gens la préféraient à la monnaie anglaise (les pièces françaises furent utilisées jusqu'en 1921). La monnaie de billon était anglaise (penny et demi-penny) et surtout guernesiaise ; cette dernière se composait de pièces de « 8 doubles » (correspondànt à un penny et de même dimen. sion) , de 4 doubles (un demi-penny), de 2 doubles et de 1 double. De nos jours, Guer- nesey continue à frapper sa monnaie de bronze. Planche V LA PORTE D'ENTRÉE DE HAUTEVILLE HOUSE Cliché Léon Gimpel et l'Illustration. Planche" VI LE PORCHE DE L'ENTRÉE l'hoto N. Grut, Gueriiesey. resserrée ; le mouvement est plus grand qu'à Jersey à cause de cela. « Je crois que je m'habituerai ici (1). )) Auguste Vacquerie (2), l'ami et admirateur passionné, qui avait suivi le poète dans son exil, continuait, comme à Marine-Terrace (3), à vivre avec la famille Hugo. Il était le frère de ce malheureux Charles Vacquerie, qui, en 1843, se noya près dé Villequier, en essayant vainement de sauver sa jeune femme Léopoldine, « Didine », la fille du poète. Les fonds étaient bas, et Vacquerie payait sa quote' part du loyer et de la location des meubles. « Auguste pour sa part donnera 240 francs par an. » Puis soudain la roue de la fortune tourna. La poésie opéra ce miracle — elle .le devait bien à Hugo — et ce fut l'éclatant succès remporté par , qui parurent simultanément à Paris et à Bruxelles le 23 avril 1856. « Voilà un succès foudroyant, écrivait le 24 avril Paul Meurice à Victor Hugo. Hier matin, Pagnerre recevait les 1.000 exemplaires qui lui revenaient,... à 5 heures il n'en avait plus un seul. Michel Lévy qui a, lui, 1.700 exem- plaires et qui a plutôt affaire aux libraires en détail, peut encore avoir, à l'heure qu'il est, 4 ou 500 exemplaires, mais il ne lui en restera plus demain. Et les départements sont à peine servis. Des villes comme Lyon et Bordeaux en auront si peu reçu que le livre y pourra passer pour inédit... Lévy et Pagnerre vous proposent d'acheter la deuxième édition, tirée à 3.000 exemplaires.... Ils vous demandent en outre, dès à présent, d'acheter la troisième édition, à 3.000 exemplaires d'abord, avec faculté de faire un second tirage à 3.000 autres... » Du jour au lendemain le poète devint presque riche. Il put alors acheter la maison, au n° 38 de Hauteville,

(1) G. Simon, « La Vie d'une femme », p. 314-315. (2) Né en 1819, mort en 1895. Poète original, journaliste et auteur dramatique. Cuvilier-Fleury l'appelait « le dernier romantique ». Victor Hugo le choisit, avec Paul Meurice et Ernest Lefèvre, comme exécuteur testamentaire. (3) Maison que Victor Hugo habita à Jersey de 1852 à 1855. qui devait devenir célèbre sous le nom de Hauteville House, « temple de la poésie française exilée ». « Je viens d'acheter une masure, écrit-il à George Sand le 30 juin 1856, avec les deux premières éditions des Contemplations », et le 16 août à Jules Janin : « Figurez- vous qu'en ce moment je fais bâtir presque une maison ; n'ayant plus la patrie, je veux avoir le toit. L'Angleterre n'est pourtant guère meilleure gardienne de mon foyer que la France. Ce pauvre foyer, la France l'a brisé, la Bel- gique Pa brisé (1) ; je le rebâtis avec une patience de fourmi. Cette fois, si l'on me rechasse encore, je veux forcer l'honnête et prude Albion à faire une grosse chose ; je veux la forcer à fouler aux pieds un « at home » (2), la fameuse citadelle anglaise, le sanctuaire inviolable du citoyen... A Marine-Terrace, j'étais à l'auberge, l'Angleterre s'en est fait une excuse pour sa couardise. Le curieux, c'est que c'est la littérature qui m'a fourni les frais de cette expérience politique. La maison de Guernesey avec ses trois étages, son toit, son jardin, son perron, sa crypte, sa basse-cour, son look-out et sa plate-forme, sort tout entière des Contemplations. Depuis la dernière poutre jusqu'à la dernière tuile, les Contemplations paieront tout. « Ce livre m'a donné un toit... » Mme Hugo ne partage pas l'enthousiasme de son mari : elle craint que celui-ci, devenu propriétaire, ne se fixe défini- tivement à Guernesey. Le 17 octobre 1856, elle écrit avec tristesse à Mme Paul Meurice : « Voilà que nous entrons dans notre maison ; c'est pour moi comme la constatation de l'exil. L'espérance de vivre près de vous est comme envolée. J'y mourrai, dans cette maison... Ce n'est pas que je croie à une très longue durée de ce qui est en France ; mais mon mari va prendre vie ici. Il va arranger sa maison suivant ses goûts, la meubler comme un logement de Paris,

(1) Après le Coup d'État du 2 décembre 1851, Victor Hugo s'était réfugié à Bruxelles. A la demande du gouvernement belge, il dut, le 1er août 1852, quitter la Belgique et, via Londres, gagna Jersey. (2) Il est très rare de trouver un terme anglais sous la plume de Hugo. Cet « at home » est d'ailleurs incorrect, il faudrait : « home ». cela n'aura nullement la physionomie d'une maison de campagne, d'une de ces maisons qui sont des accidents... Nous dépensons beaucoup d'argent et si le moment venait de rentrer, nous n'en aurions plus pour un autre ameuble- ment. Avec cela mon mari aime l'île, il prend des bains de mer à profusion. Ils lui sont très favorables, il est rajeuni et superbe. Il n'est pas détaché, de la France, mais il a de l'éloignement pour la génération actuelle. Il disait hier : « Il paraît qu'on s'inquiète à Paris, mais seulement pour la cherté dès loyers et du pain. On s'agite pour la bedaine (je répète son mot), et pas un mot pour la liberté. » Ah ! voyez-vous, on n'est pas impunément éloigné cinq ans de son pays sans qu'un écartèlement se produise. Ne me cherchez plus de logement... (1). » La maison, qui avait été bâtie vers 1800 « par un corsaire anglais », était vide lorsque Hugo l'acheta. Il la transforma, abattit des cloisons, fit construire sur le toit le look'out, ce belvédère vitré qui devait devenir son cabinet de travail ; il la meubla entièrement, la décora, la façonna suivant les caprices de son étonnante imagination, « mar- quant tout de son empreinte, soignant chaque détail conime il soignait chacun de ses vers, donnant à chaque pièce l'éclat d'une Ode ». Tout y est l'œuvre de ce millionnaire d'idées « depuis les caissons des plafonds jusqu'aux lambris des parois, depuis les chambranles des portes jusqu'aux frises des cheminées ». « J'ai manqué ma vocation, disait-il à Jules Claretie, j'étais né pour être décorateur ! » « Le feu de l'installation » dura de 1856 à 1859. Pendant ces trois années il passa des après-midi entières à courir les vieilles maisons de Saint-Pierre-Port, les bro- canteurs, les fermes des « paroisses », à la recherche de meubles anciens, de boiseries, de porcelaines, de soieries, de tableaux. Dans cette île qui fut longtemps un centre de course et de contrebande, et où l'industrie du meuble

(1) G. Simon, « La Vie d'une femme », p. 320-21-22. connut au dix-huitième siècle une véritable prospérité (1), Hugo trouva des trésors. On le voyait, écrit son fils Charles, revenir le soir « suivi de voitures chargées de coffres, d'ar- moires, de bahuts... » (2). Visiter « Hauteville House » c'est parcourir une de ses œuvres. Si l'extérieur de la maison, la reliure, est quel- conque, l'intérieur — création de Hugo — est unique. Hauteville House avait à Guernesey la réputation, d'un Palais des Mille et Une Nuits. Peut-être, par cette création somptueuse, extraordinaire, inattendue, Hugo pensait-il ajouter encore un rayon à sa gloire. Il trouvait en tout cas dans ce travail nouveau, en grande partie phy- sique, un aliment à sa dévorante activité et un dérivatif à ce lancinant « mal de l'exil », qu'entretenait la vue quoti- dienne de « la rive qui nous tente », de cette France si proche et si lointaine. En 1856, Hugo avait cinquante-quatre ans. Il avait conservé un mauvais souvenir de son installation en camp volant à Jersey (3). Il voulait une maison à lui, digne de lui, qui fût à la fois une manifestation de poésie et de puis- sance, et comme l'écho du romantisme de sa jeunesse, également une demeure confortable, où il finirait ses jours. Napoléon III avait eu un fils, l'avenir de la dynastie était assuré ; l'amitié de l'Angleterre, les succès militaires,

(1) Au XVIIIe siècle, les Anglais frappèrent les bois servant à l'ameublement de droits d'entrée élevés. Guernesey, petit pays autonome, avait alors une flotte marchande importante et jouissait — et jouit encore — en vertu d'une charte concédée par Richard II en 1394 du privilège de faire entrer librement ses produits en Angleterre. Les Guerne- siais, gens pratiques, se mirent à importer des bois coloniaux. Sous la direction de spécia- listes venus d'Angleterre — notamment un ébéniste envoyé par un des Chippendale - ils fabriquèrent des meubles, qui étaient ensuite transportés en Angleterre où ils entraient en franchise. (2) Extrait d'un manuscrit inédit, conservé à la « Maison de Victor Hugo », place des Vosges à Paris. Ce manuscrit est signé « Alfred Dauverney », qui était un des pseu- donymes de Charles Hugo ; il est intitulé « Chez Victor Hugo » (le titre primitif, qui a été rayé, était « La maison de Victor Hugo à Guernesey »). En 1864 parut à Paris, sans nom d'auteur, un petit livre « Chez Victor Hugo par un passant », illustré de douze eaux-fortes par Maxime Lalanne. Cet ouvrage, qui est attribué à un avocat, A. Lecanu, est en réalité de Charles Hugo : il est en effet la repro- duction presque littérale de ce manuscrit d'« Alfred Dauverney ». (3) On trouve dans des lettres de Victor Hugo à Jules Janin les détails suivants sur le séjour à Marine-Terrace : (C Notre ameublement est simplifié à ce point que les malles nous servent de sièges et les cheminées de bibliothèques » (22 août 1854)... « cette espèce de cave que ces dames ont la bonté d'appeler leur salon » (26 décembre 1854)... « à Marine-Terrace, j'étais à l'auberge » (16 août 1856). Extrait du Catalogue OUVRAGES SUR VICTOR HUGO Edmond BENOIT-LÉVY LA JEUNESSE DE VICTOR HUGO. Léon DAUDET de l'Académie Goncourt LA TRAGIQUE EXISTENCE DE VICTOR HUGO. Léo LARGUIER VICTOR HUGO EN VINGT IMAGES. Gustave SIMON LA VIE D'UNE FEMME : MADAME VICTOR HUGO. LE ROMAN DE SAINTE-BEUVE. Paul SOUCHON AUTOUR DE « ». Lettres Iné- dites de Juliette Drouet à Victor Hugo. OLYMPIO ET JULIETTE. Lettres inédites de Juliette Drouet à Victor Hugo. LA PLUS AIMANTE, ou Victor Hugo entre Juliette et Madame Biard. Avec des Let- tres inédites. LA SERVITUDE AMOUREUSE de Juliette Drouet à Victor Hugo. Avec des Lettres inédites. A paraître ; Cécile DAUBRAY VICTOR HUGO ET SES CORRESPONDANTS. Jean SERGENT et Paul SOUCHON LES DESSINS DE VICTOR HUGO. Éditions Albin Michel PRINTED IN FRANCE. — Imp. Aulard, Paris. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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