Labbé Mathilde Laboratoire L’Antique, le Moderne

Université de Nantes

44 000

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Les monuments de la nation littéraire.

La littérature mise en scène dans l’espace public.

Résumé :

Mots clés : monuments littéraires, inauguration, commémoration, réception des œuvres, cérémonie publique, ancrage territorial

Mon objectif ici est de mettre en évidence la manière dont le discours sur les écrivains se confronte, se mêle à, voire tend à se confondre avec un discours sur les territoires à mesure que la figure auctoriale est identifiée comme un biais possible de valorisation des lieux. Il s’agit aussi de montrer comment s’organisent, dans l’économie de la figure auctoriale telle qu’elle apparaît dans l’espace public, les tendances à l’autonomie et à l’hétéronomie de la littérature au regard du champ politique. En effet, les monuments littéraires ne peuvent être érigés qu’à l’issue d’un processus collectif déterminant leur nature, leur emplacement et leur opportunité par rapport au reste de l’environnement urbain visé. Enfin, l’enjeu est aussi de montrer comment l’hommage à l’écrivain dans l’espace public s’est transformé, de la représentation (didactique) à l’évocation (esthétique). Je me suis attachée pour cela à l’étude d’environ deux cents monuments1 répartis sur un siècle, de l’époque de la « statuomanie » repérée par Maurice Agulhon à ce que l’on pourrait appeler à présent la plaquomanie et au renouvellement de la commande publique engagé par la politique culturelle de Jack Lang sous François Mitterrand. Le corpus envisagé est donc assez hétéroclite, car les sources pertinentes pour apprécier cette évolution sont multiples : discours porté par le monument lui-même (explicité par la scénographie d’une maison d’écrivain, illustré par l’apparence d’une statue, inscrit plus directement sur le monument), discours superposé au monument lors d’une inauguration (par un pair de l’écrivain ou par une personnalité locale), œuvres littéraires produites à l’occasion de l’inauguration pour les monuments de grande ampleur réclamant souscription, en particulier. Je privilégierai, sans m’y limiter, les documents relatifs à l’inauguration ou à la cérémonie publique, moment privilégié d’une explicitation du geste commémoratif, qui mêle développement d’une narration auctoriale ad hoc et explicitation (ou création) du lien entre l’écrivain et le territoire, et par conséquent entre la littérature et le champ politique. À travers cette étude, je souhaite montrer que l’évolution formelle de ces implantations territoriales de la littérature n’est pas seulement l’effet d’une transformation des représentations plastiques, mais plus profondément le signe d’une modification des rapports entre narrations auctoriales et valorisation des territoires, c’est à dire entre champ littéraire et champ politique. Je procéderai de manière chronologique, bien qu’il faille d’emblée souligner

1 Ces monuments sont présentés dans la base de données Monuments littéraires, constituée dans le cadre du projet de recherche La littérature dans l’espace public (RFI Tourisme, Région Pays de la Loire/L’AMo/LS2N, 2018-2020). Les discours d’inauguration des monuments, qu’ils soient édités en volumes ou en ligne (sur le site de l’Académie française, entre autres), sont référencés au sein des fiches consacrées aux monuments. ce qu’une telle perspective a d’insatisfaisant : cette progression n’est ni stricte ni exclusive d’autres logiques.

1870-1920 : La littérature mise au pas

Les années et décennies qui suivent la défaite de Sedan sont marquées par le souvenir de l’invasion allemande, bien sensible certes dans la production littéraire, mais aussi dans le regard que porte la société sur le fait littéraire. Il en résulte de multiples tentatives de mise au pas de la littérature dans le cadre d’une critique du romantisme comme affaiblissement moral. Par conséquent, la littérature est surtout célébrée dans une perspective utilitariste

Narration auctoriale et engagement patriotique

On note d’abord de la persistance d’un culte des héros nationaux, de la défaite de Sedan à la veille de la Première Guerre mondiale : les discours d’inauguration sont placés sous le signe du patriotisme, qui oriente aussi le choix des écrivains représentés. La littérature est d’abord célébrée en tant qu’instrument d’un combat idéologique et moral, c’est-à-dire selon une conception hétéronome de l’écriture et de la lecture. Chose étonnante, cette conception de la littérature est souvent portée par des orateurs appartenant aux écrivains que Gisèle Sapiro appelle les « notables2 », et qui se reconnaissent d’ordinaire dans un discours critique dépolitisé et non militant. De fait, en cette période marquée par la le souvenir de Sedan, le patriotisme ne constitue pas un élément de discours clivant. Cette conception de la littérature qui fait de l’écriture un moyen d’action politique récupère en priorité le XIXe siècle, à travers le souvenir de Chateaubriand et celui de Lamartine. Les hommages rendus à Victor Hugo, par comparaison, semblent faire plus de place à la dimension lyrique de l’œuvre qu’à la littérature de combat. Chateaubriand et Lamartine sont ainsi célébrés comme acteurs de l’histoire nationale : la « plume » de l’un « valut une armée3 », et l’autre est présenté comme un héros à qui la mort épargna de voir l’invasion allemande4 -- les deux inaugurations sont rapportées à une menace, ancienne et présente, celle des « pas de l’étranger » qui font trembler le sol où reposent les morts. La faveur est ensuite donnée à ceux qui ont fourni au répertoire national une œuvre à la gloire de la patrie. La recherche d’un canon littéraire de combat motive d’ailleurs quelques exhumations, comme celle de Henri de Bornier, prédécesseur d’Edmond Rostand à l’Académie française, qui en 1912 se voit honorer dans sa ville natale par une statue à la gloire de son unique succès, La Fille de Roland. Dans le discours d’inauguration prononcé par Jules Claretie, Henri de Bornier est pour ainsi dire fait chevalier : « écrivain sans peur et sans reproche », il est comparé à la fois à Bayard et à Roland pour avoir, par sa pièce, « sonn[é] la diane dans l’ombre des années funestes ». Mais le plus grand compliment que lui fait Claretie est une citation de Victor Hugo évoquant Casimir Delavigne :

« Et je me rappelle, en songeant au noble et puissant auteur de cette Fille de Roland qui fut comme un coup de clairon sonnant la diane dans l’ombre des années funestes, ce que le grand poète Hugo disait en parlant de l’auteur des Messéniennes à l’Académie française : — Heureux le poète qui a consolé sa patrie ! Béni soit le fils qui a consolé sa mère5 ! »

L’éloge patriotique, souvent malaisé, tourne parfois à vide et se réécrit, plutôt qu’il ne s’invente. C’est d’ailleurs aussi à un éloge de Victorien Sardou par Victor Hugo que

2 Gisèle Sapiro, « Formes de politisation dans le champ littéraire » dans Formes de l’engagement littéraire, dir. Jean Kaempfer, Sonya Florey et Jérôme Meizoz, Lausanne, Antipodes, 2006, p.118-130, 2006, en particulier p. 122 sqq. 3 Paul de Noailles, « Inauguration de la statue de Chateaubriand, à Saint-Malo », 1875, Académie française (en ligne). Accès : http://www.academie-francaise.fr/inauguration-de-la-statue-de-chateaubriand-saint-malo-0 4 Paul Deschanel, « Inauguration du monument élevé à la mémoire de Lamartine, à Bergues », 1913, Académie française (en ligne). Accès : http://www.academie-francaise.fr/inauguration-du-monument-eleve-la-memoire-de- lamartine-bergues-0. 5 Jules Claretie, « Inauguration du monument élevé à la mémoire de Bornier, à Lunel